PROBLÈMES DE DÉFINITIONS

1Malgré les multiples avancées réalisées dans le Pacifique Sud-Ouest au cours du dernier demi-siècle dans l’étude du phénomène Lapita, la seule signature archéologique indiscutable de l’expansion austronésienne, à partir de l’archipel Bismarck, est constituée par les céramiques décorées (pointillées, incisées etc.) et non décorées de la tradition Lapita (Green, 2003 : 110). En Nouvelle-Calédonie, la définition des limites typologiques de cette tradition a longtemps posé problème. L’imprécision de la chronologie ainsi que les associations incorrectes de différentes traditions céramiques au sein d’une même période ont longtemps contribué à brouiller l’image de l’ensemble céramique Lapita pour l’archipel. L’hypothèse de l’implantation simultanée de groupes culturels porteurs de la tradition pointillée pour les uns et de la tradition au battoir pour les autres (Green et Mitchell, 1983) ou l’affirmation de l’arrivée de fabricants de la poterie au battoir quelques siècles avant le peuplement Lapita (Galipaud, 1992c, 1999), tout comme l’association de traditions incisées post-Lapita dans les études typologiques ont, au cours de la dernière décennie, été progressivement invalidées par des études sur des sites mieux préservés.

2L’analyse de matériel issu de nombreux sites a montré l’existence d’une grande diversité des évolutions et des spécificités locales observables pour chaque grande région de l’archipel, au cours des premiers siècles de peuplement austronésien. Cette apparente diversité ne permet pas de proposer une image monolithique de la tradition Lapita calédonienne. Elle est, de plus, accentuée par la petite taille de la majorité des fouilles archéologiques menées sur les sites, augmentant la marge d’erreur statistique. Ceci est tout particulièrement vrai dans le traitement des données céramiques. Afin d’illustrer ce point par un exemple, la figure 33 présente une synthèse du pourcentage de tessons décorés dans les principaux sites Lapita calédoniens. Une comparaison rapide permet d’identifier des sites où les sondages ont été implantés dans un espace renfermant probablement presque exclusivement des poteries décorées, avec des proportions pouvant dépasser 50 % de tessons décorés. Sur d’autres sites, la proportion tombe à moins de 20 %. Cependant, ces chiffres bruts ne peuvent pas être analysés sans prendre en compte l’environnement spécifique à chaque site. Ainsi, les 32 % de tessons décorés (10/31) dans le sondage E du site LWT054 de Keny à Lifou (Sand, 1995b : 34) n’ont en termes culturels rien de commun avec les 16,8 % de tessons décorés (143/851) identifiés dans le sondage A du site WBR001 de Nessadiou (Sand, 1996a : 95), dans une stratigraphie profondément remaniée. Pour ce site de la côte Ouest comportant de multiples bouleversements post-Lapita, seules les données issues des fosses de base de stratigraphie en place, donnant une concentration de tessons décorés d’environ 50 % (Siorat, 1999 : 114), peuvent servir de réfèrent significatif.

3Il apparaît ainsi que les données archéologiques livrées par certains sites comportant des remplissages mélangés, ne peuvent être appréhendées que de façon globale. Cette limitation avait amené par le passé à conclure qu’il n’existait dans la tradition céramique Lapita « aucune évolution notable dans la forme, le décor et le matériau » (Galipaud, 1992b : 189). Or, la cohérence stratigraphique identifiable dans différents sites fouillés au cours de la dernière décennie rend aujourd’hui obsolète cette image figée et permet de définir, dans ses grandes lignes, les caractéristiques des évolutions typologiques et stylistiques au cours de la chronologie Lapita en Nouvelle-Calédonie. L’intégration d’une dimension temporelle, que les études précédentes n’avaient pas réellement mise en lumière, vient complexifier la définition de la tradition. L’individualisation de cette complexité nécessite de replacer chaque élément dans son cadre spécifique local. Ceci rend, du même coup, plus aléatoire toute définition trop stéréotypée de la tradition céramique Lapita sur l’ensemble de son aire d’expansion.

4La grande majorité des travaux sur le Lapita a porté sur les poteries décorées de motifs pointillés. Au vu de l’importance quantitative des données et de la place centrale de cet ensemble céramique dans les analyses régionales, une synthèse détaillée sur cette catégorie de vestiges fait l’objet du chapitre suivant. Les données générales sur la céramique ainsi que les ensembles typologiques ne comprenant pas de décors pointillés sont traités dans les paragraphes qui suivent.

TECHNIQUES DE FABRICATION ET COMPOSANTS MINÉRALOGIQUES : DONNÉÉS GÉNÉRALES

5Les poteries produites durant la phase de premier peuplement austronésien il y a trois mille ans comportaient toute une série de spécificités de fabrication, qui permettent de les différencier de la majorité des ensembles céramiques produits au cours des millénaires suivants. Dès les premières observations sur les poteries Lapita, les archéologues ont ainsi noté par exemple des constantes du mode de façonnage. Celui-ci comprend la présence d’une pâte principalement de couleur rouge-brique, souvent fortement dégraissée avec du sable corallien, aboutissant à des épaisseurs de parois plus larges que la moyenne des autres poteries océaniennes. Au cours des dernières décennies, la multiplication des études pétrographiques a permis de mieux circonscrire les caractéristiques minéralogiques des poteries Lapita dans différentes régions (Dickinson, 2006). En parallèle, la découverte de gros tessons et de pots entiers a permis de préciser les techniques de fabrication. L’objet de cette partie est de synthétiser les principales données liées au mode de réalisation des poteries de la période Lapita de Nouvelle-Calédonie.

Argiles et dégraissants

6Les quelques études menées sur l’identification des argiles (Galipaud, 1992b ; Chiu, 2003) ont conclu que les potiers Lapita avaient principalement utilisé, pour préparer leur pâte, des argiles de marécage, probablement de bord de mangrove aux estuaires des principales rivières sur la Grande Terre. Ces argiles, ayant l’avantage d’être naturellement présentes dans les îles hautes, sont le plus souvent de couleur vert foncé et comportent généralement peu de dégraissant lithique. Elles ont le désavantage d’avoir une plasticité très variable d’une source à une autre, nécessitant de localiser les poches comportant les sédiments les plus appropriés. Ce type d’argile devait probablement également être trouvé dans la zone marécageuse à l’arrière du site Lapita de Saint-Maurice-Vatcha à l’île des Pins. Aux îles Loyauté, de formation karstique, les sources sont naturellement beaucoup moins nombreuses. La relative homogénéité de texture et de couleur des poteries Lapita découvertes dans les sites de cette partie de l’archipel s’explique probablement par l’utilisation commune, par l’ensemble des potiers Lapita des Loyauté, de quelques points de collecte de qualité. Si la présence de sel (Rye, 1976) a été identifiée dans les tessons Lapita analysés chimiquement, il n’a pas été clairement défini (Ambrose, 1997 : 530) si cette présence était due à l’existence naturelle de sel dans la pâte argileuse, à un ajout volontaire du potier afin de permettre une cuisson à plus haute température (Galipaud, 1988 : 149) ou simplement à un apport naturel après enfouissement (Coote et Sand, 1999).

7Les premiers auteurs ont souligné l’importance quantitative de dégraissant corallien dans les tessons Lapita (Dickinson et Shutler, 2000). L’avantage du sable corallien, comme celui de l’argile de mangrove, est d’être abondant dans la grande majorité des archipels tropicaux. Cette présence, parfois massive, donne à la tranche des tessons une texture granuleuse et un contraste fort entre la pâte le plus souvent couleur brique et un remplissage blanc-crème (photo 26). Dans ce contexte, il faut souligner l’existence d’autres couleurs de pâte, en particulier claires (Frimigacci, 1974 : 40). Dans certains cas extrêmes, la poterie est composée à plus de 30 % de dégraissant, entraînant une fragilité significative du récipient. Les études plus poussées menées au cours des deux dernières décennies, ont permis de relativiser l’importance statistique du dégraissant uniquement corallien dans les collections Lapita de Nouvelle-Calédonie. Si, sans surprise, le sable marin est l’élément prépondérant utilisé dans les poteries des îles Loyauté (d’origine karstique), sur la Grande Terre, il est presque toujours mélangé à différents types de sable d’origine terrestre (Galipaud, 1990 ; Dickinson, 2002) (photo 27). Les principaux types de dégraissants lithiques identifiés sont :

« Des silicates et oxydes noirs, des quartz et feldspaths transparents [et] des fragments de spinelle chromifère rouge* » (Chiu, 2003a : table 4-10) (cf. photo 28)

8Il n’est pas utile ici de décrire les différentes combinaisons de compositions identifiées, qui ont été publiées par ailleurs (Galipaud, 1988, 1990 ; Chiu, 2003a : chap. 4-5, 2003b). Il est par contre important de souligner que les études statistiques ont montré, suivant les sites et les époques, une variabilité dans la proportion et la composition de ces différents dégraissants. À la fin de chronologie Lapita peut être identifiée, sur la Grande Terre, une disparition quasi-complète de l’utilisation du dégraissant corallien, qui caractérisait pourtant la technique standard de préparation de l’argile apportée par les premiers découvreurs austronésiens. Cette évolution est certainement en partie due à la diversité géologique de la Grande Terre, qui a permis aux potiers d’expérimenter rapidement toute une série de nouvelles matières premières et d’adapter leur technique « passe-partout » aux spécificités locales offertes par les sables lithiques charriés dans les lits de rivières.

9Malgré la présence d’un élément géographiquement relativement peu répandu comme le glaucophane (Galipaud, 1990 : 138), la diversité réduite des composants minéralogiques utilisés dans les dégraissants Lapita ne permet pas pour autant de différencier facilement des sites de production les uns des autres. En effet, comme l’a montré William Dickinson :

« Les grandes similarités géologiques, qui caractérisent une bonne partie de la Nouvelle-Calédonie, [...] rendent difficile toute distinction pétrographique aisée entre les dégraissants néo-calédoniens provenant de différentes zones de la Grande Terre* » (Dickinson, 2002 : 169)

Techniques de fabrication

10Durant longtemps, le mode de fabrication des poteries Lapita a été l’objet de spéculations. La découverte de poteries entières et l’observation attentive de gros tessons ont permis, au cours de la dernière décennie, de définir sans hésitation, que la technique principale employée par les potiers Lapita était le montage par plaques d’argile. Cette technique relativement spécifique, en « plaques ou bandes en anneaux avec utilisation de la batte et de la contre-batte » (Pétrequin et Pétrequin, 1999 : fig. 17. A), devait au départ être adaptée à des argiles de qualité moyenne, qui pouvaient être découvertes sans trop de difficulté sur des îles nouvellement occupées. Cependant, elle avait le désavantage de nécessiter une longue période d’apprentissage et ne pouvait donc pas être transmise par simple imitation immédiate, car :

« Il faut une longue confrontation entre non potiers [...] et de vrais spécialistes de la poterie montée à la batte et à la contre-batte, pour que le transfert [de technologie] ait quelque chance d’être intégré et de perdurer. » (Pétrequin et Pétrequin, 1999 : 97)

11En effet, après une série d’expérimentations ethnoarchéologiques en Nouvelle-Guinée occidentale, Anne-Marie et Pierre Pétrequin ont classé la technique du montage par plaques comme la plus complexe présente dans la région. Cette conclusion rend difficilement acceptable l’hypothèse proposée par Wallace Ambrose, qui considère que :

« La poterie présente dans les sites Lapita n’est ni particulièrement bien faite ni solide.* » (1997 : 529)

12Si, effectivement, certains sites de l’arc mélanésien, comme le site d’Ambitle (Ambrose, 1997) ou le site SZ-8 de Nanggu aux îles Santa Cruz (Green, 1976 ; Best, 2002), se caractérisent par la présence de poteries Lapita de réalisation fruste, ceci est probablement avant tout dû (d’après mes observations) à l’utilisation d’argiles de basse qualité, aboutissant à des pots eux-mêmes de « mauvaise qualité » (Ambrose, 1997 : 529). Toutefois, la majorité des collections Lapita qu’il m’a été possible d’étudier comportent principalement des tessons de relative bonne texture (parfois même de très bonne qualité), surtout fragilisés par l’environnement dans lequel ils ont été enfouis ou par des phénomènes chimiques post-fouilles (Coote et Sand, 1999).

13La particularité du montage par plaques d’argile, nécessitant un apprentissage long et donc un investissement sur plusieurs années, incite à poser la question de la position sociale des potiers dans les groupes austronésiens il y a trois millénaires. Si l’hypothèse de Wallace Ambrose (1997), identifiant les fabricants des pots Lapita comme des hommes en s’appuyant sur le postulat que les poteries étaient faites par des personnes non expérimentées, peut être abandonnée, il n’en reste pas moins que l’identité des potiers est encore sujet à débat. Dans un article traitant de la poterie Lapita en tentant des comparatismes ethnographiques, Yvonne Marshall a énuméré un certain nombre de traits (sites de villages côtiers, sociétés d’échanges dans le cadre de réseaux maritimes, etc.) pouvant montrer que la fabrication de la poterie Lapita avait été l’apanage des femmes (1985 : 221-222). Plus récemment, Patrick Kirch a imaginé une organisation duale avec, d’un côté, les femmes potières fabriquant les pots et, de l’autre, les hommes décorant la surface (Kirch, 1997a : 150-153).

14Quel qu’ait été le genre des potiers Lapita, la capacité à réaliser des pots pouvant comporter un diamètre à la carène dépassant 75 cm, est témoin d’une parfaite maîtrise des techniques de production. Sur le principe, l’assemblage par plaques avait pour objectif, soit de faire partiellement se recouvrir des rectangles d’argile préalablement aplatis, soit d’assembler deux joints en vis-à-vis, maintenus par une plaque plus fine venant servir de liant couvrant. Sans surprise, les points de cassure les plus courants se trouvaient aux zones de jointure entre deux plaques (photo 29). À l’observation, il apparaît qu’une partie des spécificités des formes céramiques Lapita est directement liée au montage par plaques. Ceci est en particulier le cas pour la forme de l’encolure (qui prend une orientation naturelle relativement verticale) et du bandeau surmodelé présent dans certains cas à la base de l’encolure. La complexité de la technique de montage par plaques est surtout observable au niveau de la carène, qui supportait et compensait les forces de poussée des différentes parties du pot. L’observation des sections de certaines grosses poteries a permis d’identifier la présence de trois et même quatre plaques superposées, aboutissant parfois à une épaisseur d’argile de plus de 30 mm (fig. 34). Il apparaît que dans certains cas extrêmes, le potier a utilisé deux types d’argiles aux spécificités différentes pour monter son pot, semblant favoriser une argile peut-être plus résistante (bien que moins colorée) pour la partie inférieure non décorée. Ceci est tout particulièrement observable sur un des pots complets découverts à Foué, dont la moitié supérieure est formée d’une pâte de couleur rouge-ocre comportant l’ensemble du décor pointillé, alors que la partie inférieure sous la carène, non décorée, est d’une couleur brun clair (photo 30). Il doit néanmoins être souligné que ce phénomène, sur une poterie de grande taille, peut également être lié aux différentes phases de montage des récipients, interrompues par des phases de séchage, comme cela peut encore être observé dans certaines communautés potières austronésiennes. Cette observation faite sur des pots entiers, permettant ainsi de donner une explication technologique, vient partiellement infirmer la remarque de Rod Clough, qui notait que :

« L’hétérogénéité des résultats [...] suggère que les argiles et le dégraissant étaient peu travaillés avant la mise en forme du pot.* » (Clough, 1992 : 188)

15La maîtrise technique nécessaire pour monter les très gros pots laisse au contraire supposer un processus relativement structuré dans la préparation des argiles.

16La grande taille d’une partie des pots Lapita permet de supposer que le temps de séchage des récipients, avant cuisson, était dans certains cas relativement long. L’évolution de la texture de la surface des pots devait selon toute probabilité être suivie de façon attentive, afin de pouvoir réaliser, au moment idéal, les décors pointillés ou incisés. Aucun ensemble de cuisson clairement identifiable comme un four à poteries, n’a été découvert à ce jour. En s’appuyant sur les données ethnographiques publiées sur les potiers océaniens (May et Tuckson, 1982 ; Palmer, 1971 ; Shutler, 1968 ; Leblic, 1999), il semble probable que les pots Lapita étaient cuits de façon simple, dans des fours à ciel ouvert, après avoir été couverts de branchages et de palmes. La technique de cuisson devait néanmoins être particulièrement bien maîtrisée afin, d’une part, de permettre une cuisson complète de l’ensemble des parties des gros pots à large diamètre et, d’autre part, d’éviter un excès de chaleur sur certaines parties, risquant de provoquer l’éclatement des pots. En effet, l’utilisation d’un dégraissant corallien nécessitait de limiter la cuisson de l’argile à des températures basses, comprises entre 600° et 750° (Clough, 1992 : 189 ; Kirch, 1997a : 120), au risque, sinon, de provoquer la transformation chimique du grain de sable en chaux, avec la possibilité d’une augmentation moyenne du volume des grains et une fracture de la pâte. Il n’est donc pas étonnant que de nombreux pots fortement dégraissés au sable corallien aient une nature poreuse (Intoh, 1982 ; Ambrose, 1997 : 529), faute d’une cuisson à assez haute température. Ceci ne devait pas nécessairement être considéré comme un problème, les pots fortement décorés n’ayant probablement pas vocation à être utilisés comme contenants de liquides. Néanmoins, dès que les potiers ont trouvé comment obtenir des pots de même couleur ocre-rouge sans utiliser uniquement du sable corallien, ils semblent avoir progressivement minoré l’inclusion de ce type de dégraissant dans leur argile. On note ainsi, au cours de l’occupation Lapita de la localité WKO013A, un affinement progressif des parois et une diminution concomitante des particules de sable corallien dans les poteries. Ces évolutions dans les techniques de préparation de l’argile, ayant des répercussions dans le mode de réalisation des poteries, semblent également avoir engendré, progressivement, la production d’un plus grand nombre de pots de taille moyenne. Ce processus s’est peut-être fait parallèlement à une évolution de l’utilisation culturelle des poteries décorées.

17En conclusion, il ressort ainsi que, tout en dégageant les grandes lignes des spécificités techniques liées à la fabrication des poteries Lapita, les données ne permettent pas de considérer la tradition comme monolithique et immuable. Au contraire, les données montrent des processus d’adaptation aux contraintes locales et la prise en compte des avantages offerts par chaque environnement insulaire, engendrant progressivement une diversification de la tradition céramique Lapita de l’archipel calédonien.

LES POTERIES A DÉCORS NON POINTILLÉS

18Bien qu’une attention massive soit portée aux pots décorés de pointillés par les chercheurs, toutes les fouilles archéologiques menées sur l’aire d’extension de l’ensemble culturel Lapita ont montré la présence dans les sites, d’autres ensembles céramiques. Une présentation générale de ces poteries à décors non pointillés permet de montrer la diversité des productions ainsi que leurs spécificités.

Les poteries incisées

19Depuis les toutes premières découvertes archéologiques, une composante incisée a été identifiée en complément des poteries pointillées dans la tradition Lapita. Statistiquement, les tessons issus de poteries décorées d’incisions forment entre 10 % et 25 % de l’ensemble des productions céramiques des sites de premier peuplement (Sand, 1996a : 82, 1998 : 16 ; Chiu, 2003a : fig. 6.4). Ce pourcentage est variable suivant les sites avec, notamment, une plus faible fréquence aux îles Loyauté (Sand et al., 2002 : 138) que sur la Grande Terre (Sand et al., 2001 : 99-100) (fig. 35). La présentation de la typologie des formes et des principaux motifs décoratifs fait ressortir une étonnante standardisation de cet ensemble.

Les formes

20Contrairement aux pointillés, les décors incisés ne semblent avoir été appliqués que sur une forme de pot caréné à bord sortant (photo 31). Ce choix unique est probablement lié à la fonction principalement utilitaire de ces poteries, qui de toute évidence n’avaient pas, dans de nombreux cas, le même rôle complexe que celles pointillées. On note, pour les deux, l’édification d’encolures plus verticales sur les gros pots, l’angle étant plus marqué sur les poteries de moindre diamètre.

21Le modèle standard de pot caréné incisé a été néanmoins décliné en de nombreuses tailles. Les reconstitutions effectuées montrent en effet la production d’une catégorie de pots de petite taille, avec un diamètre au bord compris entre 20 et 30 cm. Ceux-ci sont souvent finement décorés, de bonne facture, avec des parois peu épaisses. Une seconde catégorie est formée de gros pots, d’un diamètre moyen compris entre 35 et 40 cm, construits avec des parois plus épaisses (fig. 36).

22Deux spécificités des poteries incisées doivent être soulignées. D’une part, les bords sortants comportent presque systématiquement un estampage vertical régulier sur la lèvre, apparaissant dans des proportions bien plus importantes que pour les poteries pointillées. D’autre part, alors qu’il n’a pas été noté de présence claire d’un ajout tridimensionnel à la base de l’encolure, apparaît de façon quasi-systématique une petite dépression séparant le décor principal du décor de haut de carène.

Typologie des décors

23Comme pour les formes, la typologie des décors incisés est plus limitée que celle des motifs pointillés. Structurellement, les poteries incisées comportent un décor exclusivement sur la partie supérieure du récipient. Aucun tesson montrant un décor incisé sous la carène ou sur la partie intérieure du bord n’a été inventorié à ma connaissance. La construction des décors est également plus simple, avec un motif principal unique couvrant l’encolure sans ajouts de frises, porté par un décor en bandeau couvrant la zone plane comprise entre la base de l’encolure et la carène. Dans la majorité des cas, un espace étroit non décoré sépare ces deux ensembles de motifs.

24Le décor principal incisé débute systématiquement à une certaine distance sous le bord, laissant ainsi une zone non décorée. Les limites supérieure et inférieure sont souvent marquées par une incision horizontale faisant le tour de l’encolure mais ces traits de limite peuvent être absents. Ces limites encadrent un décor structuré presque toujours autour d’un modèle d’arcs de cercles successifs. Il a été observé dans quelques rares cas des divisions horizontales, répliquant celles observables dans certaines catégories de motifs pointillés comme les rectangles. Le décor incisé le plus classique, est composé d’une succession de triangles dont la face verticale, s’appuyant sur les incisions d’encadrement, est arrondie vers l’extérieur. L’intérieur de ces triangles est rempli par des arcs de cercles parallèles (ou des droites dans le cas de triangles classiques), dont la taille diminue naturellement vers l’angle opposé. D’autres arcs parallèles remplissent les triangles latéraux, jusqu’aux limites supérieures et inférieures du décor. Un second motif simple est formé par une succession de triangles horizontaux en quinconce, dont les parois sont structurées en arcs de cercles. Comme pour le premier exemple, l’intérieur de ces figures est rempli de successions parallèles de traits arrondis, dont la direction change, en se répétant par paires suivant l’orientation du triangle. A partir de ces motifs de base, les potiers semblent avoir développé toute une série de variations (fig. 37). Ainsi, certains pots comportent une inversion en miroir de la direction des triangles dans le déroulement du décor. Dans d’autres cas, les deux ensembles de motifs ont été couplés ou le potier a emboîté des triangles, nécessitant d’intégrer des divisions verticales au sein du décor. Le motif le plus simple est formé d’un damier en losange. Une partie des variations inventoriées sur le thème du décor central incisé des collections Lapita calédoniennes est présentée dans la figure 38.

25Le bandeau incisé de haut de carène semble également avoir été développé principalement autour d’une succession de triangles. La difficulté d’obtenir des formes arrondies régulières incisées à main levée sur un petit espace, apparaît avoir incité les potiers à privilégier les lignes droites. Le décor le plus commun est formé par des triangles allongés se succédant en quinconce, dont l’intérieur est rempli de lignes parallèles, de direction inversée à chaque nouveau triangle (photo 32). Les différences d’un pot à l’autre sont alors surtout dues à la taille donnée aux triangles et au nombre de traits parallèles formant le remplissage. Les autres décors incisés localisés sur la partie supérieure de la carène sont souvent plus simples : ils se composent principalement de losanges ou de simples successions de traits parallèles. Seuls quelques motifs plus complexes, intégrant des courbes, ont été identifiés (photo 33). La figure 39 présente un aperçu des motifs incisés calédoniens répertoriés au niveau de la carène.

Les autres ensembles de poteries

26Si les poteries décorées de pointillés et les poteries incisées représentent la majorité des productions céramiques clairement différenciables, les études ont montré la présence d’autres ensembles céramiques durant la période Lapita en Nouvelle-Calédonie. Outre quelques rares objets céramiques, le premier ensemble est composé de poteries non décorées, ayant probablement eu une vocation strictement utilitaire. Les analyses de collections ont également montré la présence de poteries décorées de motifs imprimés au cardial, pouvant être relativement complexes. Enfin, se sont développées, au cours de la période Lapita, des traditions de décor des poteries avec des impressions au battoir gravé.

Les objets céramiques

27Malgré les possibilités offertes par les nombreux types d’argiles présents sur la Grande Terre, quasiment aucun objet de parure en céramique n’a été identifié en Nouvelle-Calédonie. Le seul élément ayant pu peut-être entrer dans la composition d’une parure, découvert sur le site de Lapita, est un cylindre percé, d’environ 5 cm de longueur et 2 cm de diamètre, qui pouvait être enfilé (photo 34a). Quelques disques céramiques plats aux bords polis (photo 34b), semblant pour certains provenir de fonds cassés d’assiettes comportant un sillon d’attache pour un pied, ont pu servir d’éléments d’un jeu de lancer, préexistant à ceux encore pratiqués en Polynésie il y a deux cents ans (Burrows, 1936 : 222) (Garanger, 1972 : 30, pour un exemple archéologique en Mélanésie).

Les poteries non décorées

28Comparées aux nombreux travaux menés sur les poteries décorées Lapita, très peu de données sont disponibles, dans les publications archéologiques, sur la composante non décorée de la tradition céramique Lapita (Galipaud, 2006). Ceci est également le cas pour l’archipel calédonien, les quelques rapports préliminaires de terrain n’ayant que très rarement porté une attention spécifique à ce thème. Ceci rend difficile une analyse complète des données sur ce sujet.

29Les informations typologiques sur les poteries non décorées proviennent principalement de l’analyse des bords et des carènes. L’étude est compliquée par la possible confusion, dans les classements, entre des bords pouvant être associés aux poteries non décorées et ceux associés aux poteries incisées. Pour la présente étude, il a été décidé, faute de mieux, de considérer tous les bords comportant une succession d’impressions sur la lèvre comme liés à des poteries incisées et les bords de relative grande taille sans aucun décor comme provenant de poteries non décorées, sauf exception évidente. Statistiquement, on aboutit à une proportion moyenne de 10-15 % de bords non décorés dans les principaux sites de la Grande Terre (photo 35). Dans certains cas, comme par exemple à Kurin aux îles Loyauté, la proportion est encore plus basse, démontrant une faible représentation de cette composante céramique dans la partie fouillée du site. Typologiquement, les bords non décorés sont, dans la majorité des cas, faiblement sortants à lèvre arrondie (fig. 40). Aucun bord ne semble comporter un méplat horizontal significatif, permettant de différencier ainsi ces pots des poteries au battoir (Sand, 1996a : fig. 124). Les tailles qui ont pu être calculées montrent l’existence de pots ayant principalement un diamètre au bord compris entre moins de 12 et 25 cm (fig. 43).

30Sur le site LPO023 de Kurin à Maré, un seul pot, décoré d’impressions uniquement sur la lèvre et comportant une carène faiblement marquée, a pu être identifié parmi les quelque vingt-cinq récipients comptabilisés dans le matériel céramique issu de la fouille (Sand et al., 2002 : 138) (fig. 42). L’observation des carènes non décorées présentes dans les collections calédoniennes montre que la majorité d’entre elles sont usées ou roulées, ce qui a pu entraîner la disparition d’un décor superficiel. Ceci permet de conclure qu’au moins une certaine proportion des pots non décorés devait être de forme arrondie sans rupture d’angle marquée (fig. 43). Il doit être souligné qu’à l’exception du pot de Kurin, aucun exemplaire complet de poterie Lapita non décorée n’a, à ce jour, fait l’objet de publication1. Cette forme typologique simple, en comparaison des autres poteries décorées produites durant la période Lapita, semble avoir souvent été réalisée à partir d’argiles et de dégraissants fins, différents de ceux utilisés pour les poteries décorées. Quand les tessons non décorés sont comparés aux tessons pointillés de couleur brique, on constate statistiquement que les parois sont comparativement plus fines et que les tessons ont une couleur plus brune ou grise. Cette observation renforce l’idée que les potiers Lapita recherchaient, pour les poteries décorées, l’obtention d’une couleur brillante ocre-orange, probablement dans un but esthétique. Cette couleur plus éclatante devait valoriser le pot lors d’une utilisation symbolique ou rituelle, contrairement aux poteries utilitaires, qui avaient surtout vocation à être solides. Il faut probablement chercher dans cette volonté d’optimisation de la qualité des récipients utilitaires la différence de formes typologiques avec les quelques poteries Lapita non décorées publiées pour l’archipel Bismarck, qui comportent, contrairement aux exemplaires calédoniens, des grands bords sortants arrondis (Kirch, 1997a : fig. 5.8). Les poteries non-décorées de l’archipel calédonien paraissent se rapprocher plus de certaines formes connues dans les îles Reef/Santa Cruz (observations personnelles, collection de l’Université d’Auckland) et au Vanuatu (Bedford, 2006 : fig. 6.1).

Les poteries décorées au cardial

31Quelques rares décors au coquillage s’individualisent parmi les très nombreux tessons décorés des sites Lapita calédoniens. Utilisant la lèvre naturellement dentée d’un bivalve de type Anadara sp., les potiers pouvaient obtenir facilement des impressions cardiales pointillées régulières. N’ayant pas la finesse ni l’alignement parfait des décors au peigne, l’impression de la partie arrière de la lèvre du coquillage produisait souvent une marque ondulée entre les points (photo 36).

32La représentativité statistique de ces poteries décorées au cardial est peu significative, quelques dizaines de tessons étant simplement signalés dans les collections des sites, au milieu de milliers d’autres tessons pointillés ou incisés. Les quelques exemples recensés indiquent que les pots étaient probablement carénés, avec un bord sortant comportant souvent un alignement d’impressions sur la lèvre (photo 37). Seuls quelques exemples de décor complexe ont été identifiés dans les collections. Sur quelques tessons de la localité WKO013A du site de Lapita par exemple, l’encolure porte un décor central formé par une succession de triangles avec une face horizontale arrondie, copiant en tous points le décor classique des poteries Lapita incisées. Deux lignes horizontales séparent ce motif central d’un motif de frise au-dessus de la carène, composé apparemment d’une succession de zigzags courbes (cf. photo 36). Un autre tesson du même site comporte un décor en rectangles divisés en X, les triangles ainsi obtenus étant remplis par paires. Un fragment de bord avec un haut de décor probablement de même motif général, a été identifié sur le site WBR001 de Nessadiou : il s’agit du seul tesson cardial découvert dans les trois sondages pratiqués en 1996 sur ce site (Sand, 1996a : fig. 129). Tous les autres exemples, sur des tessons de petite taille (sites de Lapita, Goro, Saint-Maurice-Vatcha), ne semblent comporter que le motif en zigzag courbe. Ceci est en particulier le cas de la quinzaine de tessons du site LPO023 de Kurin (Sand et al., 2002 : 138), où certains décors au coquillage sont associés à des décors imprimés pleins (ibid. : fig. 10b).

Les poteries décorées au battoir

33Un dernier ensemble céramique majeur est présent dans les collections Lapita de l’archipel calédonien : la poterie imprimée au battoir, définie comme la tradition de Podtanéan, en référence au site WKO014 fouillé par Edward Gifford et Richard Shutler (1956 ; voir aussi Green et Mitchell, 1983 ; Sand, Kirch et Coil, 2002). Cette tradition se singularise par la présence d’impressions longues partiellement juxtaposées sur les tessons. Les impressions, réalisées à l’aide d’un battoir gravé, sont d’une largeur moyenne variant durant la période Lapita entre 1 et 3 mm (photo 38). Elles sont présentes à partir de la base du col et se poursuivent, dans certains cas, jusqu’à la base du pot. Si l’utilisation du battoir comme outil technique de façonnage de la poterie est connue dans la grande majorité des groupes de potiers mélanésiens, permettant de mettre en forme le pot et de régulariser l’épaisseur de la pâte (May et Tuckson, 1982 ; Shutler, 1968 ; Palmer, 1971), sa première utilisation en Océanie insulaire comme outil de décoration courant semble à ce jour être une innovation des potiers austronésiens calédoniens. Il n’y a pas d’exemple indiscutable de tessons associant le décor au battoir à un décor pointillé, les quelques cas litigieux pouvant être confondus avec un lissage.

34Les données typologiques indiquent que la grande majorité des poteries au battoir produites durant la période Lapita comportaient une carène bien marquée et un bord sortant avec un méplat horizontal (fig. 44). Ces poteries sont souvent fines, de couleur plus foncée et sont plus solides que les poteries pointillées. On note une différence de choix d’angulation des carènes entre les poteries au battoir et les poteries incisées ou pointillées. En effet, les carènes décorées au battoir ont un angle moyen compris entre 140° et 150°, soit globalement 30° de plus que les poteries de la période Lapita décorées d’une autre manière. Le diamètre des pots, calculé à partir des bords, varie en moyenne entre 15 et 25 cm. Ce résultat indique la production de récipients relativement petits comparés à une partie des poteries pointillées, mais globalement similaires à la taille des poteries non décorées. Des tessons comportent sur leur face interne des résidus carbonisés, ce qui laisse penser que ces poteries pouvaient être utilisées comme ustensile de cuisson.

35Dans de nombreuses publications, le lien entre les poteries au battoir et les poteries Lapita est resté jusqu’à présent peu clair, certains auteurs étant allés jusqu’à proposer l’hypothèse d’une occupation de l’archipel calédonien par deux groupes culturels différents par le passé (Green et Mitchell, 1983 ; Galipaud, 1992b, 1999). Les études réalisées au cours de la dernière décennie ont permis de définitivement clarifier la question, en replaçant la tradition au battoir dans un cadre chronologique plus structuré. Toutes les données de fouilles montrent une très faible proportion de tessons imprimés au battoir dans les niveaux de toute première occupation des sites calédoniens, que ce soit à Lapita (Sand, 1998a : 16), à Nessadiou (Frimigacci, 1999a : 83 ; Sand, 1996a : 95), à Saint-Maurice-Vatcha (Sand, 1999d : 315), Goro (Sand et al., 2001 : 101) ou à Kurin (Sand et al., 2002 : 138). Cette proportion augmente progressivement au cours du temps, alors que s’amorce une diminution des décors pointillés (Sand, 2000a : 27). À la fin de la période Lapita, ce sont les poteries imprimées au battoir de la tradition de Podtanéan qui servent de lien archéologique avec la période suivante, continuant à être produites (tout en évoluant) durant près d’un millénaire dans certaines régions de l’archipel (Sand, 2001b : 95-97).