2. Des sociétés de premier peuplement insulaire : contraintes et obligations
p. 33-52
Texte intégral
1Les recherches menées depuis plus de quarante ans sur le phénomène Lapita dans le Pacifique Sud-Ouest ont progressivement évolué d’une reconstitution simpliste de deux vagues de peuplement, liée à la question de « l’origine des Polynésiens » (Green, 1967, 1973), à une prise en compte plus détaillée des spécificités de mise en place de nouvelles caractéristiques culturelles dans les environnements insulaires (Green, 1991). En toute logique, la majorité des débats a porté sur la signification historique et culturelle de l’émergence de la poterie pointillée dans l’archipel Bismarck, des chercheurs favorisant des phénomènes dynamiques internes au nord de la Mélanésie insulaire (White et Allen, 1980 ; Allen et White, 1989 ; Gosden, 1989 ; Terrell, 1986, 1999, 2004) et d’autres voyant dans ce marqueur archéologique, l’intrusion de nouvelles populations originaires d’Asie du Sud-Est (Bellwood, 1978 ; Bellwood et al., 1995 ; Green, 1979a, 2003 ; Kirch et Hunt, 1988, 1997). Au cours de la dernière décennie, les positions des tenants de ces deux extrêmes se sont considérablement rapprochées (Allen, 2000), en particulier grâce aux efforts de synthèse de Roger Green qui, dès le début des années 1990, proposait de prendre en compte ensemble, des phénomènes « d’intrusion, d’intégration et d’innovation » dans la mise en place des spécificités de l’ensemble culturel Lapita en Mélanésie du Nord (Green, 2000b, 2003).
2Comme l’ont remarqué tous les chercheurs, ces questions ne se posent pas de la même manière au-delà des îles Salomon. En effet, les groupes austronésiens sont entrés à partir de l’archipel des îles Reef/Santa Cruz dans un univers maritime inconnu, ne comportant en particulier aucune population préexistante. Ainsi :
« Le Lapita en Océanie lointaine […] doit avoir des caractéristiques bien différentes de celles proposées pour l’Océanie proche* » (Green, 2003 : 103)
3Pour reprendre l’expression de John Terrell, on peut considérer dans cette région qu’il est :
« approprié et historiquement correct de parler, d’un point de vue biologique et culturel, d’un peuple Lapita qui parlait une langue austronésienne* » (Terrell, 1989 : 625)
4En ce sens, quelles qu’aient été les origines des traits culturels et la complexité des ensembles ethniques développés plus au nord, ce mouvement de populations correspond réellement, au-delà des îles Salomon, à un « premier peuplement insulaire », caractérisé au départ par l’introduction dans un nouvel environnement géographique préalablement non habité, de spécificités culturelles, sociales et techniques pensées et mises en place ailleurs. Ce point est central dans la compréhension des sociétés Lapita en Océanie lointaine, car il pose les bases d’un mécanisme unique dans l’histoire du Pacifique occidental, de peuplement humain d’espaces insulaires vierges. En effet, au sens littéral du terme, selon le Petit Robert, il s’agit véritablement d’un « processus démographique par lequel un territoire reçoit sa population ». Ainsi, toute une série de traits majeurs doivent être pris en compte pour comprendre les impératifs, les spécificités et les contraintes (Rockman, 2003) rencontrés par les premiers groupes à avoir atteint les archipels non peuplés distribués entre les îles Reef/Santa Cruz et la Polynésie occidentale.
5L’archéologie, malgré son association avec un certain nombre de sciences proches, permet malheureusement de ne cerner qu’une petite part de la diversité des processus en cours durant le second millénaire avant J.-C. entre l’Asie du Sud-Est et le nord de l’arc mélanésien. Il doit être souligné en introduction que les points présentés dans ce chapitre restent pour une part basés sur des recherches préliminaires, malgré l’importance centrale de certains de ces questionnements. Suite à près de quatre décennies de fouilles, la phase d’émergence du complexe culturel Lapita dans l’archipel Bismarck reste à ce jour encore non définie en stratigraphie. Ceci laisse la porte ouverte à des interprétations contradictoires des données obtenues par différentes équipes sur des sites plus tardifs, renfermant du matériel Lapita classique. Il est donc probable que lorsque des sites plus anciens seront découverts entre la pointe occidentale de la Nouvelle-Guinée et le nord de la Mélanésie insulaire, toute une partie de nos hypothèses actuelles sera à modeler de façon plus complexe. L’état des connaissances permet néanmoins de définir dans ses grandes lignes les caractéristiques génétiques, linguistiques et culturelles des petits groupes de marins s’aventurant pour la première fois sur les mers inconnues de l’Océanie lointaine il y a 3 200 ans.
LE CADRE GÉOGRAPHIQUE
6Le Pacifique Sud-Ouest est défini depuis le xixe siècle (Clark, 2003) en deux ensembles culturels : à l’ouest, la Mélanésie et, à l’est, la Polynésie occidentale. L’arc mélanésien débute au nord-ouest par la Grande Terre de Nouvelle-Guinée, lieu de passage obligé pour toute arrivée par l’Asie du Sud-Est insulaire. Le croissant des îles mélanésiennes se décline du nord au sud entre l’archipel Bismarck, l’archipel des îles Salomon, le Vanuatu et la Nouvelle-Calédonie, sur une distance totale de près de 3 000 km. A l’est du Vanuatu se trouve l’archipel de Fidji, bordé sur sa face orientale par les petits archipels de Samoa, Tonga et Wallis-et-Futuna, qui forment collectivement la Polynésie occidentale.
Îles et archipels du Pacifique Sud-Ouest au-delà des îles Salomon
7La frontière nord-ouest de l’Océanie lointaine est située archéologiquement au large de la chaîne des grandes îles de l’archipel des Salomon. Au-delà de Makira (San Cristobal) et de ses deux petites îles satellites de Santa Ana et de Santa Catalina, les archipels deviennent progressivement plus petits et plus éloignés les uns des autres, dans une direction principalement limitée au quart sud-est de l’espace géographique. Faute de données archéologiques détaillées sur la préhistoire des îles du sud de l’arc des Salomon (Green et Cresswell, 1976), les analyses sur le début du peuplement de l’Océanie lointaine prennent comme point de départ l’extrémité est de Makira, bien qu’en théorie, toute la façade orientale de l’archipel – et en particulier la grande île de Malaita – ait pu être un de ces points.

Carte 3. – Sud de l’archipel des îles Salomon et nord du Vanuatu : les distances respectives entre les îles et les fenêtres de toucher
8Le premier ensemble insulaire au large de Makira (anciennement San Cristobal) est le groupe des îles Reef/Santa Cruz (carte 3), composé d’îles volcaniques et de plateaux coralliens surélevés, qui forme une fenêtre d’accès de 30° plein est (Irwin, 1992 : fig. 20). Nendö (Ndeni sur la carte 3), l’île la plus grande du groupe avec environ 660 km2 et une élévation maximale de 550 m, est distante de 332 km de Santa Ana (Swadling, 1976 : 123). Jusqu’à Vanikoro vers le sud-est, les îles sont séparées par des distances ne dépassant pas 60 km. Les îles Duff vers l’est/nord-est sont à une distance d’environ 80 km des Reef, avec l’îlot Ngambelipa comme point possible de transit. Plus au sud-est de l’archipel se trouvent à environ 200 km de Vanikoro, les îles isolées de Tikopia, Anuta et Fataka.
9Au sud-est de Makira, dans une fenêtre de 25° (Irwin, 1992 : fig. 20), s’étend le nord de l’archipel du Vanuatu (carte 3). Celui-ci est situé sur la ceinture de feu et se compose principalement d’îles volcaniques de tailles variables, dont certaines en activité régulière. Sa partie nord, comprenant les petites îles Torrès, se situe à une distance de 500 km de Makira. Localisée à environ 650 km, se trouve la grande île de Santo, avec ses 3 900 km2 et ses sommets atteignant 1 879 m. Dans l’hypothèse d’une route passant par les Reef/Santa Cruz vers le sud, avec une fenêtre de 35°, la distance entre Vanikoro et les Torrès est de 170 km. Vanikoro est séparée des îles Banks, un peu plus au sud, par environ 200 km. Le nord et le centre du Vanuatu sont formés d’îles visibles entre elles. La partie sud forme une région à part, séparée par un bras de mer de 100 km entre Ffaté et Erromango.
10Une fenêtre de 20° est disponible pour découvrir la Nouvelle-Calédonie à partir de Makira (Irwin, 1992 : fig. 20), à une distance d’environ 1 000 km. Les données archéologiques ne permettent pas de démontrer que cette route directe ait été empruntée. Il est plus probable que la découverte de l’archipel calédonien se soit faite à partir du sud du Vanuatu. Anatom, à l’extrême sud de l’archipel, est distante de 200 km de Maré, la plus méridionale et la plus élevée des îles Loyauté avec 140 m d’altitude. La fenêtre disponible à partir du bloc sud de Vanuatu est de 50° (en excluant les récifs d’Entrecasteaux et Walpole), dans une direction générale sud-ouest (carte 4). Comme l’a fait remarquer Geoffrey Irwin à l’issue de simulations par ordinateur :
« les îles de Mélanésie orientale, des îles Santa Cruz jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, présentaient un ensemble continu de points d’atterrage facilement accessibles.* » (Irwin, 1992 : 143)

Carte 4. – Sud de l’archipel du Vanuatu et archipel calédonien : les distances respectives entre les îles et la fenêtre de toucher
11Cette façade d’îles du sud du croissant mélanésien ouvre vers l’est sur un espace maritime important interrompu par l’archipel de Fidji. Cet ensemble géographique oriental (carte 5), séparé de l’arc mélanésien par un bras de mer d’environ 850 km, se compose de deux formations géologiques distinctes : le plateau continental à l’ouest- regroupant Fidji, les îles de l’archipel de Tonga et Futuna – et le plateau océanique à l’est – avec Wallis (’Uvea) et l’archipel des îles Samoa – séparés par l’arc andésitique (Nunn, 1994). Les caractéristiques environnementales de cette région orientale sont variées, avec la présence de deux très grandes îles d’aspect continental, Viti Levu (10 400 km2) et Vanua Levu (5 534 km2), d’îles hautes pouvant dépasser 50 km de diamètre, d’îles basses de tailles légèrement plus réduites et enfin d’une multitude de petites îles protégées ou non par des formations coralliennes. A partir des îles Reef/Santa Cruz, la fenêtre de toucher sur Fidji est de 17°, avec une distance d’environ 1 200 km entre Vanikoro et les Yasawa au nord-ouest de Viti Levu. A partir de la façade orientale de Vanuatu, la fenêtre est d’environ 20°, avec une distance jusqu’à l’ouest de Fidji de 900 km en moyenne. Enfin, Irwin a calculé une fenêtre de 15° à partir de l’île des Pins dans le sud de la Nouvelle-Calédonie.

Carte 5. – Région Fidji-Polynésie occidentale : distances par cercles de 24 heures de navigation (d’après Kirch et Green, 2001 : fig. 3.6)
12La majorité des îles de l’archipel de Fidji, qui s’étend sur une distance d’environ 500 km entre l’ouest de Viti Levu et Test des îles Lau, est mutuellement visible de proche en proche. À partir de la façade orientale de l’archipel, les îles de Polynésie occidentale se répartissent sur une fenêtre de plus de 90° entre le nord-est et le sud-est, avec la présence d’un bloc nord comprenant les petites îles volcaniques de Futuna, Wallis (’Uvea), Niuafoo’u et Niuatoputapu en avant de l’archipel de Samoa, ainsi qu’un groupe sud formé de la chaîne de Tonga. Futuna est à environ 250 km au nord-est de Fidji, à 200 km de Wallis située au nord-est, elle-même à 320 km du nord-ouest de Savai’i (Samoa). Plus au sud, les îles de la façade orientale de l’archipel des Lau se trouvent en moyenne à 300-350 km de la chaîne de Tonga.
Météorologie et vents dominants
13La partie occidentale de l’Océanie lointaine, entre le sud de l’archipel des îles Salomon et Fidji-Tonga, est située dans une région météorologique particulière (Douguy et Hénin, 1981) (carte 6). Les moussons du nord-ouest qui définissent le climat sur la partie nord de la Mélanésie et de l’Australie, sont stoppées par la zone de convergence intertropicale, qui détermine les hautes et les basses pressions du sud de la région. C’est en particulier à partir de cette limite, vers 10°-15° Sud, que se développent les cyclones en été. Les vents dominants sont ici du sud-est, avec des renversements de vents à l’ouest durant l’été austral, liés aux phénomènes dépressifs se développant plus au sud. La zone de convergence du Pacifique Sud, qui passe entre Tonga et Samoa dans un axe ouest/nord-ouest à est/sud-est, marque la frontière avec les vents dominants du nord-est, qui se développent plus à l’est du Pacifique durant Tété austral. Les courants marins de la région sont résolument de Test, à l’exception de la zone au sud de la Nouvelle-Calédonie, où des courants opposés est/ouest sont présents.
14Ces différentes données ont été prises en compte dans le cadre des études sur le premier peuplement de l’Océanie lointaine. Postulant que les groupes austronésiens organisaient des voyages avec l’objectif de revenir à leur point de départ, Geoffrey Irwin pense que, à la période des vents d’ouest :
« au-delà (des îles Salomon), les traversées vers l’est durant l’été apparaissent comme le scénario le plus probable. […] En janvier, qui est l’été austral et la période des moussons du nord-est, les vents dominants du sud-est faiblissent, avec périodiquement des vents du nord et de l’ouest, qui permettaient des opportunités de voyages plus réussis vers la Mélanésie orientale et en particulier vers la Nouvelle-Calédonie et les îles Loyauté, qui se situent au sud-ouest* » (Irwin, 1992 : 65, 143)

Carte 6. – Caractéristiques météorologiques principales de la région Pacifique Sud-Ouest (d’après Eldin, 1989)
15Plus récemment, Atholl Anderson (2003 : 80) a souligné l’importance des fréquences et de l’intensité des phénomènes El Nino ayant eu lieu durant la période 3300-2500 BP, coïncidant avec l’expansion Lapita en Océanie lointaine. Ces phénomènes météorologiques cycliques auraient eu, d’après ces données, une importance non encore suffisamment et clairement prise en compte dans les processus de dispersion insulaires dans le Pacifique (Anderson et al., 2006).
MOYENS DE NAVIGATION DANS LE PACIFIQUE SUD-OUEST (3500-3000 BP)
16La très faible étendue spatiale des fouilles réalisées sur des sites Lapita et leur localisation en grande partie dans des zones sèches n’ont pas permis de découvrir des vestiges matériels de pirogues. Il doit certainement exister des zones d’anciens espaces humides où, comme l’a écrit en boutade Peter Bellwood, « les colons Lapita abandonnent des bateaux sans les brûler* » (Bellwood et Koon, 1989). Les hypothèses sur les types d’embarcations navigables connus par les groupes austronésiens peuplant le Pacifique Sud-Ouest reposent donc uniquement sur des données non archéologiques. La capacité des groupes non austronésiens à naviguer hors de la vue de la terre est démontrée par le peuplement ancien des îles de l’Amirauté (à plus de 200 km des côtes de la Papouasie Nouvelle-Guinée) (cf. Fredericksen, Spriggs et Ambrose, 1993) et par la circulation d’obsidienne dans l’archipel Bismarck au pléistocène (Summerhayes et Allen, 1993), impliquant l’existence de moyens de navigation adaptés (Irwin, 1992 : 43 ; Anderson, 2000 : 29). Il est d’ailleurs possible que certains groupes de chasseurs-cueilleurs occupant le sud des îles Salomon bien avant l’arrivée austronésienne, aient découvert l’existence des îles Reef/ Santa Cruz, sans néanmoins s’y installer.
17Depuis longtemps, les archéologues ont postulé que l’avancée Lapita, couplée à une multiplication des réseaux d’échanges à longue distance qui étaient déjà fonctionnels dans le nord de la Mélanésie depuis des millénaires (Torrence et Swadling, 2008), devait avoir été liée entre autres à une évolution des techniques de navigation (Green, 1997 : 109 ; Kirch, 1997b : 122 ; Ambrose, 1997 : 534-535). La structure générale de ces embarcations peut être partiellement définie grâce aux reconstitutions linguistiques (Pawley et Pawley, 1994 et 1998 ; Pawley, 2007 : 26-28 ; voir aussi Kirch et Green, 2001 : 196-199 pour des termes proto-polynésiens).
« Plus de vingt termes lies à l’embarcation et la navigation peuvent être reconstitués pour le pmp [proto-malayo-polynésien]. […] Les locuteurs de pmp connaissaient les pirogues à balancier. Plusieurs données indiquent que l’embarcation pouvait être relativement grande. Les coques pouvaient être montées avec des planches. Des traîneaux et des rouleaux pouvaient être utilisés pour monter les pirogues à terre. Une pagaie de direction était utilisée. Les grandes pirogues étaient probablement équipées d’ancres. De l’équipement et des rames, des mâts et des écopes étaient transportées à bord* » (Pawley et Pawley, 1998 : 208 et fig. 4)
18Le détail de ces reconstitutions a été critiqué par certains archéologues (Terrell, 2001, 2003). La démarche apparaît néanmoins fiable, en particulier grâce à l’exceptionnelle logique d’évolution – dans ce domaine comme dans d’autres – des termes reconstructibles par les linguistes entre les langues de Polynésie occidentale et leurs antécédents proto-océaniques, c’est-à-dire les langues parlées par les populations Lapita et leurs descendants il y a 3500 à 3000 ans :
« Globalement tous les termes de pirogues et de navigation reconstructibles en pmp se sont poursuivis en poc [proto-océanique] et pcp [proto-polynésien-central].* » (Pawley et Pawley, 1998 : 208 ; Pawley, 2007)
19Ces éléments ont pu laisser penser durant longtemps que les populations austronésiennes d’il y a trois millénaires possédaient une technologie de navigation très proche de celle des populations océaniennes traditionnelles du xviiie siècle. Une approche de ce type a été utilisée dans le cadre des programmes de simulation du peuplement du Pacifique par ordinateur (Irwin, 1992) ou par les initiateurs des voyages de « redécouverte » à partir de la Polynésie (Finney, 1996). Mais récemment, certains chercheurs ont montré que des innovations technologiques post-Lapita étaient à l’origine des techniques de construction des pirogues subactuelles, probablement à partir de types d’embarcations au départ plus simples (Anderson, 2000, 2003). Ces conclusions ont nécessité la révision des modèles anciens, mettant en avant une technologie maritime Lapita moins sophistiquée que ce qui avait été pensé au cours des dernières décennies.

Figure 4. – Pirogue de haute mer à balancier : modèle proche de celles utilisées par les navigateurs austronésiens lors de l’expansion Lapita (d’après les reconstitutions linguistiques)
« A en juger par les données linguistiques, la technologie de navigation à l’holocène tardif comprenait des pirogues, des voiles et probablement des balanciers. […] Néanmoins, la pirogue double n’est pas définie clairement linguistiquement avant le peuplement de la zone Fidji-Polynésie occidentale. […] La pirogue à balancier était probablement l’embarcation principale, […] comprenant une voile océanique à deux mâts croisés […]. Celle-ci ne pouvait guère naviguer dans une direction autre que sous le vent.* » (Anderson, 2003 : 79)
20Ces conclusions remettent partiellement en question le modèle classique largement approuvé jusqu’à présent. Proposé en particulier par Geoffrey Irwin (2006 : 61-75), celui-ci postule que « c’était le projet de rentrer au point de départ qui incita à une exploration contre le vent » (Irwin, 1992 : 146) durant la progression en Océanie lointaine à la période Lapita.
« Le voyage était directionnel, et la direction était contre les vents dominants. Les groupes ne pouvaient pas savoir avant de partir s’il y avait des terres à découvrir, et naviguaient probablement contre le vent afin de pouvoir faire demi-tour en cas d’absence de terre. Ils laissaient un filet de sécurité derrière eux. […] Il apparaît que les voyages de retour ont été un événement normal dès le départ.* » (Irwin, 1992 : 207)
21Anderson rejette le côté mécanique de cette hypothèse :
« La proposition que les navigateurs choisissaient d’abord de naviguer […] contre les vents dominants, apparaît comme une confusion entre motif et but. […] Tant que l’origine du processus colonial se situait à l’ouest, les îles non habitées les plus proches se situaient globalement au sud-est, donc toute stratégie de dispersion devait au départ se diriger contre le vent* » (Anderson, 2003 : 78)
22Il conclut que :
« La dispersion [en Océanie lointaine] a dû être relativement lente, difficile et dépendante de la capacité à maintenir un cap lorsque la navigation se faisait dans des bons vents, tout en cherchant à ne pas trop dériver dans d’autres temps. […] La navigation durant la dispersion était techniquement restreinte à une direction contre le vent et probablement à faible vitesse sur les longues traversées. […] Celle-ci était probablement entreprise de façon irrégulière, à des périodes où les vents étaient principalement contraires* » (Anderson, 2003 : 81)
23La forme la plus commune de la voile utilisée durant le peuplement Lapita peut, d’après Wallace Ambrose, être définie grâce à des comparaisons ethnographiques de répartitions géographiques à travers le Pacifique Ouest.
« La voile simple est de forme carrée ou rectangulaire sur vergue [lug-sail] et nous avons des raisons de penser qu’il s’agissait de l’ancienne forme de propulsion.* » (Ambrose, 1997 : 534)
24Toujours d’après Wallace Ambrose, cette technologie relativement simple pourrait expliquer l’arrêt du processus d’expansion à Tonga et à Samoa :
« si la première navigation des colons Lapita a été réalisée dans des eaux équatoriales relativement prévisibles avec des pirogues à voile à vergue [lug-sail] et balancier, l’expension possible il y a environ 2 000 ans vers le Pacifique oriental […] pouvait être mieux réalisée avec des versions de voiles à livarde/balestron [split-sail] et des pirogues océaniques polynésiennes et mirconésiennes à multiples coques.* » (Ambrose, 1997 : 534-535)
CONTRAINTES DES ENVIRONNEMENTS INSULAIRES EN OCÉANIE LOINTAINE
Types d’environnements côtiers
25La découverte de nouvelles îles et de nouveaux archipels en l’Océanie lointaine a représenté pour les groupes austronésiens explorant pour la première fois la région bien plus que des atterrages nouveaux.
« Au-delà des îles Salomon, les masses terrestres sont généralement plus petites et les groupes d’îles sont séparés les uns des autres par de longues distances de haute mer* » (Pawley, 2003 : 18)
26Les origines géologiques diversifiées des îles dans chacun des archipels ont permis la présence de grandes îles anciennes découpées aussi bien que d’îles volcaniques récentes, de formations en plateaux coralliens surélevés aussi bien que d’atolls dépassant à peine de la mer. Suivant la spécificité de chaque ensemble, les bords de mer varient de façon considérable. Si certaines îles comportent des développements lacustres de type lagonnaire, avec la présence d’un récif barrière, d’un lagon intérieur protecteur et parfois de mangroves d’estuaire, d’autres côtes sont directement ouvertes sur l’océan, avec parfois la petite protection d’un récif frangeant. Ces spécificités environnementales, sur des îles sans occupation préalable, ont nécessairement influé sur les choix de première occupation lors de la découverte de la région.
27Bien qu’apparaissant à première vue semblables sous tous les tropiques, les environnements insulaires et en particulier côtiers comportent suivant les aires géographiques des différences écologiques marquées. Ainsi, les environnements coralliens du nord de la Mélanésie insulaire ont une diversité bien plus importante en espèces de poissons, de mollusques, d’échinodermes, de crustacés et d’algues qu’en Océanie lointaine (Stoddart, 1992). Près d’une centaine d’espèces de poissons côtiers peut être recensé dans la première région, diminuant de moitié dès l’archipel de Fidji (Pawley, 2003 : 20). Tous les sites Lapita ont montré une présence importante de restes de coquillages, de poissons et de crustacés, indiquant une économie fortement tournée vers l’exploitation des ressources maritimes (Kirch, 1997a : 195-203). Si le concept de strandloopers, proposé par Les Groube (1971) pour caractériser le premier peuplement Lapita en Océanie lointaine, a été fortement critiqué et remis en cause (Green, 1979a ; Kirch, 1997a ; Davidson et Leach, 2001), il n’en reste pas moins que les données archéologiques récentes, ainsi qu’une reconstruction plus détaillée des étapes d’implantation des premiers arrivants dans la région, nécessitent un réexamen de l’idée. Comme le fait remarquer Atholl Anderson, avec une exploitation intensive des ressources maritimes dans des îles vierges1 :
« un type d’économie de cueillette et de prédation […] apparaît comme le mode économique le plus probable durant la phase de dispersion en Océanie lointaine* » (Anderson, 2003 : 78)
La faune et la flore
28La diminution progressive de la diversité des biotopes est également observable à terre.
29Les études botaniques ont montré depuis longtemps les grandes différences existant entre la Grande Terre de Nouvelle-Guinée et les îles du nord de la Mélanésie insulaire, la première région abritant plus du double d’espèce de plantes que la seconde (Mayr et Diamond, 2001). Les différences dans le nombre d’espèces d’oiseaux terrestres sont encore plus importantes, passant de plus de cinq cents en Nouvelle-Guinée à environ cent vingt-sept aux îles Salomon, cinquante à Fidji, une trentaine à Samoa et vingt à Tonga (Flannery, 1995). La diminution est de plus de 95 % à la limite orientale de l’expansion Lapita. Cette différence est particulièrement sensible à la frontière de l’Océanie lointaine :
« Tous les animaux terrestres autres que les rats et les souris ou ceux qui ont accompagné les hommes atteignent leur limite de dispersion orientale aux îles Salomon. Le même constat s’applique aux coquillages d’eau douce et à la majorité de la faune d’escargots terrestres paléo-orientale. Trente genres d’oiseaux papous et malais y trouvent leur limite, de même que 162 genres de plantes à graine, soit environ 25 % du total* » (Green, 1991 : 495)
30Ces données suggèrent que, si dans la courte période de découverte et de première exploration, les austronésiens ont pu facilement se nourrir entièrement sur le milieu, il n’était pas possible de peupler de façon permanente cette région sans une base économique horticole (Kirch, 1997a : 193-195). Ainsi, « une hypothèse de discontinuité économique » (Anderson, 2003 : 78) entre le tout début de l’exploration Lapita et la phase d’installation permanente, est envisageable, en considérant la nature des caractéristiques écologiques. Pour autant :
« une courte période de dépendance au tout début d’une occupation (pour une ou deux générations) sur l’exploitation intensive des ressources marines, avec la “surchasse” d’oiseaux et de quelques animaux terrestres, […] n’exclut pas […] la possibilité de débuter la mise en place de productions horticoles dès le démarrage de l’installation.* » (Green, 2003 : 103)
31Afin d’illustrer l’importance d’une base horticole dans le processus de pérennisation d’un peuplement humain en Océanie lointaine, Patrick Kirch a proposé le terme de transported landscapes, les « environnements transportés » (Kirch, 1984 : 135-139). Ce concept, apparu au cours des deux dernières décennies comme trop simpliste, développait à l’origine l’idée que les groupes Lapita structuraient leurs sites de première occupation sur un modèle préétabli, introduisant partout les mêmes types de produits végétaux cultivables (Kirch, 1997a : 205-208) et aménageant les îles de façon planifiée.
POURQUOI PEUPLER L’OCÉANIE LOINTAINE ? LES DYNAMIQUES SOCIALES D’UNE EXPANSION INSULAIRE
« Les groupes [Lapita] ont peuplé le Pacifique parce que […] ils avaient déjà cette tradition et que celle-ci faisait partie de leur structure idéologique* » (Irwin, 1992 : 212)
32Ce résumé des motivations ayant permis le premier peuplement de l’Océanie lointaine, qui s’appuie sur les caractéristiques de l’expansion austronésienne identifiée à partir de l’Asie du Sud-Est, apparaît comme un point de départ logique mais, de toute évidence, incomplet. En effet, il ne prend pas en compte la différence structurelle profonde existant entre la progression d’un front culturel dans un espace géographique préalablement peuplé (même par d’autres populations) et celle d’une exploration de premier peuplement de plusieurs milliers de kilomètres à travers un espace insulaire vierge, aux ressources écologiques de moins en moins diversifiées. La compréhension des spécificités associées à un premier peuplement insulaire passe par l’analyse des caractéristiques des sociétés ancestrales austronésiennes de l’Océanie proche, les modes de relation des communautés Lapita dans cette région et leurs évolutions en Océanie lointaine. La reconstitution des particularités biologiques des groupes austronésiens du nord de la Mélanésie insulaire il y a un peu plus de trois mille deux cents ans est également nécessaire pour évaluer les contraintes démographiques inhérentes au peuplement d’archipels vides. Ceci permet de définir les dynamiques d’adaptation nécessaires pour peupler l’Océanie lointaine, afin de tenter de comprendre ce qui a pu motiver une progression aussi rapide.
Les populations Lapita de l’Océanie lointaine : esquisse linguistique, anthropologique et sociale
33Le peuplement Lapita de l’Océanie lointaine a correspondu à l’implantation de groupes culturels parlant des langues austronésiennes (fig. 5). Personne ne remet en question l’origine asiatique de cette famille linguistique, probablement dans la région du sud-est de la Chine et de Taiwan il y a environ cinq mille ans (par exemple, Bellwood, 2005 ; Blust, 1995 ; Pawley, 2002). La réalité d’un déplacement de groupes humains à partir de l’Asie est confirmée par des études récentes sur la génétique de la bactérie Helicobacter pylori (Moodley et al., 2009). Les travaux linguistiques ont permis de reconstruire les différentes étapes des évolutions historiques des langues austronésiennes du Pacifique à partir du foyer asiatique. Ainsi, la forme la plus ancienne dans l’archipel Bismarck aurait été introduite, avant une évolution sur place (proto-océanique), par :
« des groupes de migrants parlant de l’austronésien pré-océanique général […].* » (Green, 2003 : 96)

Figure 5. – Diagramme des familles de langues austronésiennes parlées dans le Pacifique Sud-Ouest (d’après Pawley, 2007 : fig. 3)
34Les observations ethnographiques et linguistiques ont depuis longtemps noté que, si la Grande Terre néo-guinéenne étant occupée depuis plusieurs dizaines de millénaires par des groupes parlant d’autres langues (Foley, 1986, 2000 ; Ross, 2001 ; Pawley, 2004) :
« les langues austronésiennes en Nouvelle-Guinée sont confinées pour la plupart à des poches littorales et à des îles côtières.* » (Pawley, 2003 : 21)
35Néanmoins, des groupes austronésiens se sont implantés avec succès dans l’archipel Bismarck, où :
« Plusieurs traditions culturelles fondatrices définies par leur caractère archéologique peuvent raisonnablement être liées avec un certain nombre de protolangues formant les premiers membres d’une série de sous-groupes au sein de la famille proto-océanique des langues austronésiennes* » (Green, 2003 : 97)
36Les descendants de ces groupes sont à l’origine du premier peuplement humain de l’Océanie lointaine, où :
« Les langues austronésiennes dominent. En effet, l’ensemble des 180 langues autochtones de l’Océanie lointaine appartiennent à la famille austronésienne* » (Pawley, 2003 : 22)
37Ainsi :
« Il n’y a pas de raison de penser que la langue des colons qui s’installèrent en premier au Vanuatu, en Nouvelle-Calédonie, à Fidji et en Polynésie occidentale ait beaucoup changé de l’océanique proto-nucléaire parlé dans l’archipel Bismarck. […] La classification interne de l’océanique indique un mouvement linguistique rapide de l’Océanie proche à travers le Pacifique Sud-Ouest aussi loin que Fidji et la Polynésie occidentale* » (Pawley, 2003 : 31)2
38Si les données semblent dégager un modèle linguistique relativement homogène des caractéristiques des premiers groupes austronésiens à quitter l’archipel Bismarck, les quelques synthèses sur les caractères anthropologiques et génétiques font émerger une image plus complexe (Green, 1997). Les groupes de navigateurs abordant pour la première fois les rivages des îles Reef/ Santa Cruz il y a environ trois mille deux cents ans, étaient issus d’un stock anthropologique diversifié, qui s’était progressivement formé au cours des deux millénaires précédents. Très peu de squelettes liés directement à la première partie de la période Lapita ont été découverts à ce jour en Océanie proche, ne permettant pas de proposer une description certaine des caractéristiques des populations Lapita abordant l’Océanie lointaine. Néanmoins, les données récentes permettent de se faire une idée générale de ces groupes. L’image d’un mouvement de populations austronésiennes endogames depuis Taiwan à travers l’Asie du Sud-Est et le nord de la Mélanésie, sans apport génétique en cours de route (Green, 2003 : 99-100 pour une synthèse), n’est plus privilégiée aujourd’hui (Kirch, 1997a : 100-110 ; Spriggs, 1997 : 99-100 ; Green, 1997 : 10-15, 2003). Les comparaisons issues des travaux d’anthropologie physique font néanmoins ressortir des parallèles entre les populations océaniennes parlant des langues austronésiennes et des populations asiatiques, amenant certains à résumer que :
« Il existe une masse de données biologiques et génétiques suggérant une origine quelque part en Asie du Sud-Est insulaire ou peut-être à Taiwan, mais pas en Mélanésie.* » (Pietrusewsky, 2001 : 117)
39Les travaux de synthèse récents de Frédérique Valentin sur le sujet font ressortir des correspondances entre des squelettes océaniques provenant de contextes archéologiques anciens et certaines paléo-populations mésolithiques sud-est-asiatiques (Valentin, com. pers., 2004), indiquant probablement la présence ou l’intégration préalable importante d’un stock de population pré-néolithique dans la composante austronésienne arrivée dans l’archipel Bismarck. Les études génétiques viennent conforter cette hypothèse (Merriwether et al., 1999), en montrant l’importance des apports issus des archipels de la Wallacea, immédiatement à l’ouest de la Nouvelle-Guinée (Oppenheimer, 2003), avec :
« Une probable origine à l’holocène moyen pour les principaux composants génétiques que les biologistes moléculaires discutent (ADN mitochondrial, chromosome Y etc.), dans une région définie par l’ensemble d’îles formant Sulawesi, Sabah et les Moluques* » (Green, 2003 : 101)
40La présence des haplogroupes C et F dans les séquences génétiques océaniennes montre néanmoins un apport « mélanoïde » issu probablement en partie d’Océanie proche au cours du processus de dispersion austronésien, prouvant l’existence de liens matrimoniaux entre les groupes d’origines ethniques différentes (Gibbons, 2001 ; Hage et Marck, 2003 ; Hagelberg, 2001 ; Matisoo-Smith, 2007). Malgré cette accumulation de données anthropologiques et génétiques donnant une image de plus en plus complexe (Van Dijk et Thorne, 2002 : 268-271), certains auteurs (Pietrusewsky et Ikehara-Quebral, 2001 : 466 ; Visser et Green, 1999 : 183-184) continuent à privilégier une reconstitution anthropologique caractérisée par des populations relativement homogènes, bien bâties, à peau claire (Green, 2003 : 111-113), répandant l’ensemble culturel Lapita à travers le Pacifique Sud-Ouest il y a trois mille deux cents ans. Le développement depuis des millénaires, de traditions culturelles tournées vers la navigation, ainsi que la présence de conditions froides en mer dans une partie du Pacifique Sud (Houghton, 1991) devaient certainement avoir influé sur la masse musculaire et la corpulence de ces groupes (Houghton, 1996a-b), bien que les remarques pertinentes d’Irwin (1992 : 210) sur cette question doivent être prises en compte. Mais, de par la diversité des apports génétiques au cours des millénaires et des siècles précédant l’expansion Lapita en Océanie lointaine, dans le cadre d’un processus à longue distance impliquant de petits ensembles familiaux, il semble peu envisageable que les premiers groupes à s’implanter au-delà des îles Salomon aient eu un caractère anthropologique unique et totalement homogène. Au contraire, il est probable que différents phénotypes étaient présents sur les pirogues, influant ainsi dès le départ sur les évolutions morphologiques des groupes fondateurs installés dans chaque île. La découverte en 2003 d’un ensemble de vestiges humains Lapita sur la localité WKO013B du site de Lapita (Sand et al., 2003b : 4-8 ; Valentin et al., 2004) et surtout la mise au jour en 2004 d’un cimetière Lapita sur le site de Teouma au Vanuatu (Bedford et al., 2006) (photo 8), devraient prochainement permettre de disposer de données détaillées plus satisfaisantes sur la nature des caractéristiques anthropologiques des premiers découvreurs de l’Océanie lointaine.

Photo 8. – Le cimetière Lapita du site de Teouma au Vanuatu en cours de fouilles en 2005 (cliché de J. Bolé, autorisation de publication S. Bedford)

Figure 6. – Proposition de positionnement d’une maison rectangulaire et d’une palissade sur le site de Nenumbo aux îles Reef/Santa Cruz (Kirch, 1997a : fig. 6.2., d’après Sheppard et Green, 1991)
41Les outils d’analyse scientifique disponibles aujourd’hui permettent d’affiner progressivement les schémas d’évolution des langues au cours du temps en en reconstruisant les racines, ou de décrire de plus en plus en détail les caractéristiques anthropologiques et génétiques des populations anciennes à partir d’outils statistiques fiables. Par contre, la reconstruction des spécificités sociales des groupes pré-historiques reste le plus souvent de l’ordre de l’hypothèse difficilement démontrable. Les analogies ethnographiques effectuées à partir d’observations contemporaines de sociétés austronésiennes traditionnelles, couplées à des reconstitutions linguistiques, ont incité certains auteurs à définir les sociétés Lapita comme matriarcales (Hage, 1998). Roger Green parmi d’autres (Blust, 1980 ; Hage, 1999 ; Hayden, 1983 ; Pawley, 1982, 2007 : 37-38) est allé plus loin, dans le cadre d’une tentative de synthèse sur les aspects sociaux des sociétés océaniques ancestrales (Green, 2002), en définissant – à partir d’une comparaison entre données linguistiques, ethnologiques et archéologiques – que :
« les sociétés océaniques ancestrales étaient probablement plus hétérarchiques que hiérarchiques et elles étaient segmentaires. […] Au niveau du groupe local de résidence celle-ci étaient organisées en entités sociales, peut-être nommées *Rumaq, vivant dans des habitats presque certainement appelés *Rumaq.* » (Green, 2002 : 31) (fig. 6)
42Dans son schéma d’analyse, le système hiérarchique présent dans les structures politiques Lapita, définies comme reposant sur un concept relativement primitif de « sociétés à maison » (Green, 2002 : 25), aurait mis en place un mécanisme incitant les « lignages cadets de descendance » à s’expatrier pour fonder leur propre entité politique, permettant ainsi le peuplement relativement rapide de l’Océanie lointaine (Green, 2002 : 27 et 2003 : 112-113). Ce concept de « sociétés à maison », emprunté à Claude Levi-Strauss (1975), a été récemment développé dans le cadre Lapita par plusieurs auteurs (Kirch, 1997a ; Chiu, 2003a), postulant que :
« Pour les premiers colonisateurs Lapita dans l’archipel Bismarck, le *Rumaq n’était pas seulement un habitat physique, mais également une unité sociale d’affiliation.* » (Kirch, 1997a : 191)
43Bien que le moteur premier ayant permis la mise en place de cette tradition de voyages de découverte et d’implantation reste débattu (Kirch, 1997 : 63-66 ; Clark et Terrell, 1978 ; Terrell et al., 2001), l’influence de la structure sociale sur les dynamiques de progression de l’ensemble Lapita à travers le Pacifique Sud-Ouest apparaît manifeste. Kirch et Green (2001) favorisent l’idée d’une « dispersion », développant une analyse privilégiant une approche phylogénique d’évolution des sociétés insulaires Lapita, alors que Bellwood (1996) préfère décrire la progression Lapita comme une « migration », dans le cadre d’un processus de « réticulation » (migration en réseaux) (Bellwood, 2001a, 2001b : 28-30). Kirch (2000 : 97 ; voir aussi Lilley, 1999) a tenté de lister les différentes raisons sociales qui ont pu engendrer le mouvement austronésien, entre « poussée » et « attrait » (Anthony 1990), dans le cadre d’une dynamique d’expansion d’une « culture » maritime (Green, 2003 : 113) :
« Probablement, la structure Lapita a joué un rôle central dans le processus d’exploration et de colonisation. […] Un rang existait entre les ainés et cadets d’une même fratrie, et l’héritage d’habitats, de terres horticoles et d’autres types de propriété, ainsi que des transmissions intangibles comme des rituels et des connaissances ésotériques, était transmis par les parents à l’ainé. […] La découverte et le peuplement d’une nouvelle île […] permettait d’affirmer un rang fondateur*. » (Kirch, 2000 : 97-98)
44La diversité des cadres culturels et des environnements éco-géographiques entre Océanie proche et Océanie lointaine ainsi que le manque d’homogénéité des données archéologiques obtenues pour la période Lapita (montrant des dynamiques sociales et culturelles complexes), ont néanmoins, au cours de la dernière décennie, abouti à la prise en compte de la possibilité d’une diversité des cadres sociaux à la suite du premier peuplement. Chaque région de l’espace Lapita devait comporter des traditions sociales spécifiques. En particulier :
« es circonstances ayant permis le mouvement initial des locuteurs austronésiens vers l’archipel Bismarck ont peu de chances d’avoir eu les mêmes motivations incitant plusieurs générations plus tard leurs descendants à braver les 850 km de haute mer séparant les îles Santa Cruz de Fidji* » (Kirch, 1997a : 66)
45Ceci n’aide pas réellement à définir une image homogène des sociétés Lapita, bien que certains auteurs voient par ailleurs :
« une corrélation inextricable entre la migration de petits groupes, un style artistique et l’ethnicité (Cameron, 2000 : 556).* » (Green, 2003 : 113)
Bagage matériel et connaissances des premiers arrivants en Océanie lointaine : un survol
46Les recherches réalisées au cours des dernières décennies en Océanie proche ont permis de définir avec une certaine précision les traditions matérielles et les connaissances des populations des hameaux Lapita au cours des générations précédant le premier peuplement de l’Océanie lointaine (Green, 2000 : 380-387). Ceci va de la production de poteries (Ross, 1996) et de haches/herminettes en pierre, à la fabrication de maisons en bois, parfois sur pilotis, en passant par la cuisson des aliments dans des fours en pierre, la réalisation de parures et d’outils pour la chasse et la pêche, la confection de sculptures sur os et sur bois, etc. (voir Kirch, 1997a, pour une synthèse). Si les poteries à motifs géométriques pointillés sont l’élément le plus reconnaissable de l’ensemble Lapita, on peut citer également la volonté délibérée de produire chaque fois que possible des herminettes à partir de roches de couleur verte (Green, 1996 ; Green et Kirch, 1997 : 25).
47Ce sommaire ne prend pas en compte une bonne part des productions quotidiennes liées au végétal, qui ne laissent pas ou peu de traces archéologiques (Ross et al., 1998). Il doit être rappelé que dans une étude comparative à partir des données sur le protopolynésien, Patrick Kirch et Roger Green (2001 : 199) ont montré que seulement 20 % du bagage culturel identifiable à travers les reconstructions linguistiques, pouvait être identifié dans le matériel archéologique découvert en fouilles. Ceci est en particulier le cas pour des productions comme les nattes ou les tapas, pour lesquelles des reconstitutions linguistiques sont clairement identifiées en proto-océanique (Osmond et Ross, 1998), en complément des preuves de transport des éléments végétaux comme le Broussonetia papyrifera, utilisé pour la réalisation du tapa (Matthews, 1996 : fig. 2).

Figure 7. – Restes végétaux découverts dans les tourbes humides du site Lapita de Talepakemalai à Mussau (archipel Bismarck) démontrant l’existence d’une tradition arboricole il y a plus de 3 200 ans dans le nord de la Mélanésie insulaire (Kirch, 1997a : fig. 7.2)
48Différentes données botaniques commencent à apporter la confirmation d’un aspect essentiel de la définition du cadre culturel Lapita : celui des traditions horticoles (Green, 2003 : table 6). La présence de ces traditions est identifiable en linguistique par des reconstitutions aussi diverses que des mots pour le taro (Colocasia esculenta), l’igname (Dioscorea data), le bananier (Musa), le nettoyage d’un champ ou le bâton à fouir, reconstruits en proto-océanique par les termes *talo(s), *qupi, *pudi, *poki et *wa(a) so (Osmond, 1998). Des vestiges de différentes variétés de noix comestibles ont été découverts aussi bien à Mussau (Kirch, 1989) (fig. 7) que dans les sites Lapita des îles Arawe en Nouvelle-Bretagne (Gosden, 1992) et à Anir à l’est de la Nouvelle-Irlande (Summerhayes, com. pers., 2004). Des phytolithes de banane ont été découverts dans des sédiments d’un niveau Lapita récent du site SAC de Watom (Lentfer et Green, 2004). Des grains d’amidon ont été identifiés en surface de poteries non décorées datées de 3300 BP du site Lapita de Kamgot en Nouvelle-Irlande et interprétés comme les témoins de cuisson de tubercules de taro (Colocasia esculenta) (Crowther, 2001). D’autres études sont en cours sur des résidus de plusieurs sites Lapita et devraient, dans les années à venir, allonger la liste des identifications archéologiquement démontrables d’espèces végétales cultivées disponibles aux groupes peuplant pour la première fois l’Océanie lointaine (Crowther, 2006 ; Horrocks et Bedford, 2005 ; Horrocks et Nunn, 2007).
Réseaux et échanges dans les sociétés Lapita
49Les travaux ethnographiques ont montré depuis longtemps que les réseaux d’échanges réciproques, présents dans toutes les sociétés océaniennes, prenaient des formes différentes entre les systèmes semi-égalitaires de don et de contre-don et les systèmes hiérarchiques inégalitaires (Allen, 1984b). Les archéologues s’accordent pour reconnaître que ces deux types d’échanges sont probablement issus d’un système ancestral commun (Green et Kirch, 1997) (fig. 8), car :
« La redistribution par les chefs n’est pas différente, sur le principe, de la réciprocité hiérarchisée de parenté* » (Sahlins 1972 : 209)
50D’après certains auteurs, l’origine d’une tradition Lapita d’échanges à longue distance est à rechercher plus à l’ouest que l’archipel Bismarck :
« Les populations intrusives parlant des langues austronésiennes étaient déjà engagées culturellement et socialement dans des transactions d’échanges complexes.* » (Green et Kirch, 1997 : 28)
51Ainsi, des objets en jade circulaient dès le début du troisième millénaire avant J.-C. du sud de Taiwan vers Luzon aux Philippines (Hung, 2005 ; Hung et al., 2007), alors que des herminettes étaient déjà en circulation dans le détroit de Taiwan, entre la Chine continentale et Taiwan, plus d’un millénaire plus tôt (Rolett et al., 2000 ; Guo et Jiao, 2008). Pourtant, les données archéologiques illustrent l’existence d’axes relationnels préLapita complexes dans le nord de la Mélanésie insulaire (Summerhayes et Allen, 1993 ; Torrence et Swadling, 2008) :
« Dans l’archipel Bismarck, le svstème d’échange Lapita initial […] s’est inserré et a grandement élargi un réseau préexistant, ayant une profondeur de temps de près de 20 000 ans.* » (Green et Kirch, 1997 : 20)

Figure 8. – Schéma graphique de l’évolution des systèmes de prestige dans le Pacifique à partir d’une structure d’origine développée durant la période Lapita (d’après Kirch et Green, 1997 : fig. 2.1)
52Durant la période Lapita, ces axes relationnels se caractérisent par l’échange sur de longues distances de matières premières lithiques – et tout particulièrement l’obsidienne (Bellwood et Koon, 1989 ; Best, 1987 ; Sand et Sheppard 2000, ; Summerhayes, 2003, 2004) (fig. 23) et des roches siliceuses (Sheppard, 1996) – ainsi que des produits finis comme certaines poteries (Green, 1996) et, probablement, des parures en coquillage (Kirch, 1990, 1997a), auxquelles on peut ajouter des animaux domestiques (Flannery et White, 1991 ; Green, 1996 ; voir aussi Green et Kirch, 1997 : 26-28).
53Un rôle central a été donné aux échanges pour expliquer l’homogénéité de l’ensemble Lapita dans le Pacifique Sud-Ouest :
« Les échanges entre les communautés Lapita étaient une composante essentielle de leur stratégie de colonisation, permettant de maintenir des liens entre la région d’origine et les nouvelles implantations.* » (Kirch, 2000 : 114)
54Un des grands partisans de ce concept a été Glenn Summerhayes (2000a). D’après lui, malgré les distances, il n’a pas existé d’évolutions régionales divergentes au cours de la période Lapita mais, au contraire, des transformations stylistiques simultanées durant la chronologie Lapita :
« La nature profonde des liens n’a pas changé à la fin du processus de colonisation, les céramiques de la région orientale du Lapita ne montrant pas de diffétences fondamentales avec les ensembles céramiques tardifs de la Nouvelle-Bretagne.* » (Summerhayes, 2001 : 132)
55Cette image d’un ensemble homogène de réseaux d’échanges a été renforcée, pour l’Océanie lointaine, par l’idée que les voyages avaient été réguliers après la première découverte des archipels :
« quand les groupes Lapita se sont implantés, cela s’est fait grâce à une méthode d’exploration imposant des voyages de retour* » (Irwin, 1992 : 214)3
56Mais la vision globalisante des réseaux d’échange Lapita sur l’ensemble du Pacifique Sud-Ouest proposée dans certaines synthèses, a toujours été vue avec réserve par une partie des chercheurs travaillant sur le sujet (Sand, 2001a). Kirch et Green, adaptant une terminologie définie par Collin Renfrew (1975 : 42-43), ont proposé de différencier pour la période Lapita trois sphères d’échanges, en fonction des distances à parcourir :
« Accés direct et réciprocité locale (jusqu’à environ 100 km), réciprocité avec une escale (jusqu’à environ 400-600 km) et échange le long d’un axe (à des distances dépassant 600 km).* » (1997 : 21)

Carte 7. – Extension il y a trois mille ans du transport d’éclats d’obsidienne de Talasea (Nouvelle-Bretagne) vers l’Asie du Sud-Est et l’Océanie lointaine couvrant une distance cumulée de plus de 6 000 km
57Le consensus général différencie aujourd’hui les dynamiques observées en Océanie lointaine de celles observées en Océanie proche :
« Les analyses proposées pour les mouvements d’objets entre communautés Lapita en Océanie lointaine ont peu de chances de pouvoir être appliquées à la situation sensiblement différente formée par l’Océanie proche* » (Green et Kirch, 1997 : 20)
58En Océanie lointaine, en effet, « les communautés Lapita […] constituaient typiquement des “groupes fondateurs”.* » (Green et Kirch, 1997 : 20)
59Dans une première étude sur les réseaux d’écha nges, Roger Green (1978a) avait identifié l’axe d’un réseau en deux branches, comportant des nœuds séparés par des distances d’environ 400-600 km (fig. 9). Les études récentes ont montré une grande diversité dans l’intensité des échanges à longue distance en Océanie lointaine. Ces échanges sont caractérisés par une faible masse d’objets transportés au-delà de chaque groupe d’îles, à l’exception des îles Reef/Santa Cruz (mais voir Allen, 2000 : 166). D’après Roger Green, cet archipel, situé à l’entrée de l’Océanie lointaine, aurait maintenu des liens réguliers avec des communautés plus au nord durant plusieurs siècles après le premier peuplement (Green et Kirch, 1997 : 28-30 ; voir aussi Sheppard et Walter, 2006). Mais, au-delà du sud-est des îles Salomon :
« il n’y a pas d’évidence claire d’échanges sur de très longues distances entre des ensembles d’archipels.* » (Green et Kirch, 1997 : 30)
60Ceci indique que, généralement, en Océanie lointaine4, les mécanismes relationnels n’ont pas pris la même forme que dans le nord de la Mélanésie insulaire (Green, 1996 ; Sand et Sheppard, 2000).
61Ceci ne veut pas dire que les relations entre groupes, à la suite de la fondation d’une nouvelle colonie, étaient inexistantes. Mais, schématiquement, ces relations devaient principalement s’articuler sous la forme de liens en « collier de perles » (terminologie proposée par Moore, 2001 : 396, 406), image signifiant que la majorité des contacts entre les différentes communautés se faisait de proche en proche et non sur des distances de plusieurs centaines de kilomètres. Des contraintes essentielles imposées par la situation de premier découvreur nécessitaient en effet de maintenir des liens réguliers avec la « colonie mère », au moins durant les premières générations (Brown et Kodric-Brown, 1977 ; Hunt et Graves, 1990). Une de ces contraintes était, dans des groupes au départ démographiquement réduits et spatialement éclatés, de trouver un partenaire potentiel. Les échanges d’épouses étaient probablement une tradition austronésienne ancienne (Thomson et White, 2000) :
« Les reconstitutions linguistiques des anciennes organisations sociales austronésiennes comprennent les échanges matrimoniaux asymétriques (Blust, 1980 ; voir aussi Friedman, 1981, 1982).* » (Green et Kirch, 1997 : 28)

Figure 9. – Schéma de dispersion du front de peuplement Lapita notant les distances entre régions en Océanie proche et en Océanie lointaine (d’après Green, 1979a : fig. 2.12)
62De par le faible nombre de groupes de premier peuplement, ce processus d’échange d’époux, essentiel pour la viabilité d’une nouvelle implantation, se faisait en partie à un niveau de cousins croisés, nécessitant de porter une attention particulière aux liens généalogiques entre familles. Il devait être structuré par des codes et des coutumes, des rituels et des échanges formalisés, dont il ne reste que très peu de traces. Ces liens matrimoniaux, nécessitant le déplacement occasionnel de membres d’une même famille élargie entre différents sites d’habitat, favorisaient ainsi une partie des mouvements d’objets finis :
« Les échanges d’épouses pourraient expliquer le petit nombre de pots circulant entre les sites* » (Summerhayes, 2000 : 235)
63Il faut noter que les témoins archéologiques de liens réguliers entre îles (en particulier pour la région Fidji-Polynésie occidentale) restent encore limités (Best, 1984 ; Kirch, 1988c ; Nunn, 2007). Néanmoins, pour cette zone orientale d’expansion Lapita, l’évolution relativement similaire des traditions céramiques durant près d’un millénaire, témoigne de contacts réguliers (Sand, 1992 ; Clark, 1999), soulignant que :
« Les mécanismes d’interaction étaient plus subtils que le simple échange. » (Thomson et White, 2000 : 309)
64A partir de concordances graphiques, Scarlett Chiu (2003a) et Arnaud Noury (2005) ont proposé d’interpréter les évolutions dans certains motifs présents sur les poteries Lapita, comme des « blasons » de groupes, qui se seraient progressivement diversifiés et amalgamés au rythme des alliances matrimoniales.
65Toute cette part des relations sociales entre groupes apparentés, installés au départ dans des espaces insulaires souvent séparés par une distance dépassant 100 km, ne peut être définie que de façon théorique, bien que comme dans toutes les sociétés humaines :
« la majorité des archéologues et des anthropologues s’accordent à considérer que dans la majorité des cas le contact ou les relations sociales durant l’échange étaient plus importants que l’échange en lui-même (Renfrew et Bahn, 1996).* » (De Smet, nd : 19)
66Comme pour l’archipel Bismarck (Allen, 2000 : 168), dans le contexte d’un premier peuplement, les échanges entre groupes devaient se placer à différents niveaux et n’étaient pas nécessairement égaux. De plus, l’arrivée possible de nouvelles familles issues d’un mouvement ultérieur de population, venant s’installer dans un ensemble insulaire après les familles fondatrices, a dû nécessiter une redéfinition des liens relationnels et des rituels. Enfin et surtout, l’ensemble de ces traditions devait comporter une forte composante idéologique et religieuse, que l’on peut simplement définir, au niveau le plus général, comme structurée autour du « culte des ancêtres » (Kirch, 1997a). En conclusion, dans l’analyse des réseaux d’échanges Lapita identifiables par l’archéologie :
« les aspects sociaux et idéologiques sont probablement des considérations aussi, si ce n’est, plus importantes à prendre en compte.* » (Green et Kirch, 1997 : 21)
67Ceux-ci ont été variables, géographiquement et chronologiquement évolutifs, et n’apparaissent plus pouvoir aujourd’hui être résumés en un seul et unique modèle.
« Dans tous les cas, nous devons être préparés à intégrer des processus de régionalisation, de segmentation et de spécialisation.* » (Green et Kirch, 1997 : 20)
Les étapes de premier peuplement d’une nouvelle île : le cadre théorique
68Toute une série de travaux théoriques a porté au cours des deux dernières décennies sur les processus de migration et leur signature archéologique (par exemple, Rouse, 1986 ; Anthony, 1990, 1997 ; Burmeister, 2000 ; Cameron, 2000 ; Moore, 2001 ; Shennan, 2002). Dans tous les cas liés à un peuplement insulaire, a été soulignée l’importance des facteurs environnementaux : taille des îles, variété des ressources naturelles, proximité d’autres îles, etc. (par exemple, Keegan, 1995 ; Keegan et Diamond, 1987 ; Kirch, 2000). La progression en Océanie lointaine, avec ses archipels séparés par des distances de plus en plus importantes, a nécessairement dû répondre à une stratégie structurée d’exploration. Les anciennes théories sur un peuplement du Pacifique de façon accidentelle (Levison et al., 1972) ont depuis longtemps été remplacées par des modèles prônant une action volontaire de découverte (Irwin, 1992). Il ne s’agissait donc pas de partir à l’aventure sur une pirogue avec femmes et bagages, sans lieu précis à atteindre. Au contraire, toute installation permanente sur une île nouvellement découverte était probablement la résultante d’explorations préalables.
69Les phases de peuplement d’une région maritime vide ont été subdivisées en deux (Irwin, 1992 : 42-100) ou trois étapes – avec une focalisation importante sur l’exemple de la Polynésie orientale – nommées « découverte-colonisation-installation » par Graves et Addison (1995) et « visualisation-colonisation-habitation » par Anderson (1995). Sur le principe, le schéma est le même. La phase de « découverte-visualisation » correspond à une période d’exploration, au cours de laquelle différentes expéditions maritimes sillonnent une région inconnue, à la recherche de nouvelles îles. Les îles localisées ne sont pas nécessairement toutes visitées et aucune installation permanente n’y est créée. Le premier peuplement correspond à la phase de « colonisation », dans le cadre d’un processus coordonné d’implantation d’une première occupation humaine permanente. Durant cette phase, l’occupation peut être abandonnée, à la suite de catastrophes naturelles, de difficultés environnementales, économiques ou en termes de reproduction, aboutissant alors au départ du groupe fondateur ou de ses descendants. La phase « d’installation-habitation » marque l’implantation définitive d’un ensemble de groupes, une fois que les contraintes et les aléas de la phase précédente ont été surmontés.
Démographie
70Comme je l’ai déjà souligné à plusieurs reprises, les raisons ayant abouti à la progression austronésienne à travers l’Asie du Sud-Est jusqu’en Mélanésie du nord restent débattues (voir Bellwood, 2005 : 128-145). Un des arguments évoqués est celui de la « poussée démographique », liée au développement de sociétés horticoles, obligeant certains groupes à chercher ailleurs des territoires disponibles (Clark et Terrell, 1978 : 311-313). Quelle qu’ait pu être l’importance de ce facteur dans l’avancée d’un front de peuplement austronésien au départ d’Asie, l’expansion à travers les îles vides de l’Océanie lointaine a dû représenter, pour les groupes de premier peuplement, un challenge en terme de démographie. En effet, s’il avait préalablement toujours été possible de trouver des épouses ou des maris dans des groupes non-austronésiens déjà implantés dans les îles, à partir du sud des îles Salomon, la stratégie de reproduction démographique est nécessairement devenue spécifique, en devant prendre en compte l’absence de groupes pré-établis sur ces nouvelles îles découvertes, dans lesquels auraient pu être choisis des partenaires. Ainsi, de toute évidence, la progression en Océanie lointaine n’était pas motivée par la pression démographique.
« Les archipels du Vanuatu et de la Nouvelle-Calédonie sont assez étendus pour avoir pu absorber de nombreux colons, mais ceci ne semble pas avoir été le cas, ce qui va contre l’idée que le processus de colonisation était engendré avant tout par l’augmentation démographique et la nécessité de s’étendre* » (Irwin, 1992 : 68)
71Le succès de l’expansion Lapita sur plusieurs milliers de kilomètres à travers l’Océanie lointaine, en quelques générations, démontre l’existence d’une stratégie de multiplication démographique dans ces sociétés austronésiennes de premier peuplement, permettant de remédier à un stock humain local inexistant. Des exemples historiques bien documentés comme Pitcairn (où étaient venus se réfugier les mutins britanniques de la Bounty accompagnés de Polynésiens de Tahiti à la fin du xviiie siècle) ont montré la possibilité de multiplication rapide d’une population de premier peuplement (Terrell, 1986 : 188-194), avec un taux de croissance, dans ce cas précis, pouvant atteindre 3,7 % par an.
72Après des tentatives préliminaires (Green, 1982 : 13 ; Black, n.d.), une étude détaillée a récemment modélisé les différentes formes qu’a pu prendre théoriquement l’expansion démographique lors du peuplement Lapita, en réalisant des simulations par ordinateur (Di Piazza et Pearthree, 1999). Le calcul de départ s’est appuyé sur un modèle proposé par Patrick Kirch :
« La diaspora Lapita s’est formée sur quinze à vingt-cinq générations. Ceci suggère que, […] en moyenne, chaque nouvelle génération a avancé vers l’est ou le sud quelque part entre 180 km et 300 km.* » (Kirch, 1997a : 62)
73L’analyse statistique a pris en compte différentes variables, assumant que la progression s’est faite à chaque génération avec la création d’une nouvelle colonie-fille, avec un départ d’une partie du groupe de chaque colonie vers cette colonie-fille suivante, à chaque génération successive, tout au long des trois cents ans de la période. Des taux statistiques divers ont été couplés – en faisant varier le taux de reproduction, le pourcentage de chaque groupe migrant à chaque génération et l’importance numérique du groupe de départ – afin d’aboutir à un nombre de colonies finales compris entre quatre et douze. En conclusion, l’étude a montré la possibilité mathématique d’aboutir à des millions de personnes en 300 à 500 ans et la difficulté statistique d’obtenir une création de nouvelle colonie par génération (Di Piazza et Pearthree, 1999 : 6.2). Cette étude souligne également l’importance, dans l’élaboration des courbes, de la prise en compte de la variation des taux de reproduction au cours du temps et de la masse de population quittant chaque colonie (Di Piazza et Pearthree, 1999 : 6.4 et 6.5). Ainsi, au-delà d’une masse de 30 % de la population partant à chaque génération durant 300 ans, il y aurait une dépopulation des premières colonies-mères (Di Piazza et Pearthree, 1999 : fig. 3)5.
74Cette étude ne traite malheureusement pas certains points, comme la possibilité pour chaque colonie-mère de créer à chaque génération une nouvelle colonie-fille, ce qui aurait pu aboutir à un modèle d’évolution très différent. De même, le choix de placer la colonie-mère dans l’archipel Bismarck, dans une aire géographique où existaient d’autres populations pouvant contribuer au processus d’augmentation démographique, influence le résultat. Il ressort néanmoins de cette étude des informations intéressantes. Par exemple, une population de départ de 200 personnes ayant, une fois chaque colonie composée de 8 000 personnes, un taux de reproduction passant de 4 % à 0 %, aboutit sur une chronologie de 300 ans, à la fondation de onze colonies-filles, avec une population totale d’environ 68 000 personnes (ibid. : figure 2, test X). La courbe est relativement équilibrée jusqu’à la septième colonie-fille, avant de s’abaisser fortement. Appliqué au premier peuplement humain de l’Océanie lointaine car correspondant schématiquement à la chronologie définie à ce jour, ce type de calcul statistique, impliquant d’après Di Piazza et Pearthree un « nomadisme maritime » (1999 : 7.4) dans la phase de fondation d’une colonie-fille, illustre bien les processus d’adaptation. Tout en gardant à l’esprit le caractère théorique de la démarche, une étude de ce type permet de modéliser les contraintes démographiques inhérentes à un peuplement insulaire, autorisant en particulier à tester l’hypothèse du processus de migration en « saute-mouton » proposée par des auteurs comme Spriggs (1997 : 104-105) ou Clark et Anderson (2001 : 85).
La complexité du peuplement Lapita dans le temps et dans l’espace
75Les données archéologiques accumulées au cours des dernières années sur la progression Lapita montrent que toute tentative d’explication simple du phénomène de premier peuplement austronésien en Océanie lointaine est vouée à l’échec. En particulier, les questions liées à ce sujet doivent aujourd’hui prendre en compte un point qui semble émerger des dernières synthèses sur le matériel céramique et expliquer au mieux la diversité des chronologies de création des sites Lapita : celui de la multiplicité des départs à partir de l’Océanie proche, dans l’espace et dans le temps, sur une dizaine de générations. Les épisodes de progression des fronts de peuplement humain se font généralement vers un nouveau territoire en différentes vagues et le cas Lapita n’a aucune raison de ne pas se placer dans ce cadre. Ce postulat sous-tend que l’avancée Lapita n’a pas été un mouvement unidirectionnel, de l’archipel Bismarck vers l’Océanie lointaine, qui se serait réduit chronologiquement à un seul épisode de départs. Au contraire, tout porte à présent à penser qu’il y a eu toute une série de départs, à partir de différentes communautés austronésiennes, ne partageant pas toutes exactement le même fond culturel ni les mêmes spécificités génétiques et phénotypiques. Ces départs ont pu s’étaler dans le temps, au moins sur deux cents ans. Surtout, les différents groupes quittant l’archipel Bismarck n’ont pas tous suivi les mêmes routes et ne se sont pas arrêtés aux mêmes îles le long de leur déplacement vers le sud-est. Ils ont privilégié les lieux où ils savaient trouver des groupes familiaux alliés, ce qui implique l’existence de voyages de retour vers le nord-ouest, permettant de maintenir des liens d’alliances. Contrairement à ce que montrent les cartes de synthèse sur le peuplement Lapita, avec leur flèche unidirectionnelle, il n’y avait donc par une mais plusieurs routes maritimes entre l’Océanie proche et l’Océanie lointaine, ponctuées chacune de lieux d’arrêt intermédiaires (Sand, 2007a). Cette progression austronésienne, créant des trajectoires en « colliers de perles » (Moore, 2001 ; Green, 2003) dans les temps et l’espace, rend du coup nécessairement moins linéaire l’étude des dynamiques Lapita entre l’archipel Bismarck, le sud des îles Salomon et la Polynésie occidentale il y a 3 000 ans, contrairement à ce qui avait été supposé jusqu’à présent (Ishimura, 2002). La prise en compte de ce facteur supplémentaire de complexité dans l’analyse du phénomène Lapita, doublée des nombreuses inconnues persistant dans notre connaissance sur les origines de l’ensemble culturel Lapita dans l’archipel Bismarck et au-delà, doit être gardée en mémoire dans la lecture de toute synthèse sur cette période de l’histoire humaine du Pacifique.

Carte 8. – Localisation de la Nouvelle-Calédonie sur la plaque du Gondwana il y a environ 90 millions d’années (d’après Mortimer, 2008 : fig. 2)
Notes de bas de page
1 Cette hypothèse vient en écho d’une observation archéologique à l’extrémité orientale de l’aire d’expansion Lapita où, tout en ne rejetant pas l’hypothèse de la présence de plantes cultivées dans l’alimentation des groupes d’exploration, David Burley conclut pour Tonga que « la nature des données issues des sites Lapita, l’utilisation de l’espace, ainsi que d’autres facteurs continuent à impliquer une économie de départ dépendant de façon massive de ressources autres que la production de féculents » (Burley et al., 2001 : 102).
2 Il doit être souligné que les langues austronésiennes se sont successivement diversifiées, avec en particulier l’individualisation d’un ensemble autonome aux caractéristiques spécifiques, ensemble défini comme « océanique méridional (Southern Oceanic) » (Lynch, 1999 ; Geraghty, 1989 ; Blust, 1999), lié aux langues du sud du Vanuatu (Green, 1997 : 10).
3 G. Irwin ajoute en commentaire : « Des îles Salomon il était difficilement possible de naviguer au-delà des Santa Cruz, du Vanuatu ou de la Nouvelle-Calédonie vers des îles situées plus à l’est, mais toutes faisaient un bon point de départ pour atteindre Fidji » (Irwin, 1992 : 214). « Les préhistoriens ont été trop distraits pas la distance maritime (séparant la Mélanésie de Fidji) et la présupposition de la traversée vers l’est, pour se rendre compte de l’existence d’un arc d’îles couvrant plus de 50°, qui, sans failles majeures, s’étend à travers le chemin du retour » (Irwin, 1992 : 68).
4 Une trop grande généralisation sur un espace géographique si étendu est réductrice. Différentes données récentes issues du site de premier peuplement de Makué dans le nord du Vanuatu (Galipaud et Swete Kelly, 2007) et de Teouma dans le centre du Vanuatu (Reepmeyer et al., soumis), montrent la présence d’un ensemble significatif d’éclats d’obsidienne, dans des proportions plus proches des sites des îles Reef/Santa Cruz que de la Nouvelle-Calédonie ou de Fidji.
5 Globalement, ces données concordent avec un modèle d’augmentation démographique proposé à partir d’une étude historique sur Tokelau (Green et Green, 2007).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Vivre de la mer, vivre avec la terre… en pays kanak
Savoirs et techniques des pêcheurs kanak du sud de la Nouvelle-Calédonie
Isabelle Leblic
2008