« LAPITA » : DE LA PREMIÈRE DÉCOUVERTE DE TESSONS POINTILLÉS AUX DÉBATS AUTOUR DE L’ORIGINE D’UN NOM

1Lorsque le père Otto Meyer ramassa en janvier 1909 sur le bord d’une plage de l’île de Watom, au nord de la Nouvelle-Bretagne, des tessons décorés de motifs pointillés, il ne se doutait pas qu’il ouvrait la première page de la recherche archéologique sur le peuplement austronésien du Pacifique. Publiées comme notes dans la revue Anthropos (Meyer, 1909, 1910 ; Green, 2000a) (photo 4), ces découvertes passèrent inaperçues à l’époque. Pourtant, dès la décennie suivante, la zone maximale d’extension de ce qui allait devenir l’ensemble culturel Lapita, entre l’archipel Bismarck au nord-ouest et la Polynésie occidentale à l’est, était définie (carte 2). Indépendamment de Maurice Piroutet, l’ethnologue Fritz Sarazin réalisa des ramassages de tessons décorés sur la plage de Foué. Il nota que :

« à ces outils, de caractère si primitif, se trouvaient mélangés, en grand nombre, des débris de poterie, dont quelques-uns portaient des ornements pointillés. » (Sarasin, 1917 : 123)1

2Sur l’île tongienne de Tongatapu en Polynésie occidentale, l’archéologue William C.Mc Kern mit au jour en 1921 lors de fouilles quelques tessons pointillés (1929 : 116), mais considéra la tradition céramique tongienne comme « certainement d’origine et de type fidjien* » (1929 : 122).

3Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale que les premières pièces du puzzle sur cette tradition céramique commencèrent à être remontées. En 1948, Maurice Lenormand (1948) publiait dans la revue de la Société des études mélanésiennes à Nouméa un petit article signalant la découverte d’un site à l’île des Pins – au sud de la Nouvelle-Calédonie – renfermant des tessons décorés de motifs pointillés. Le géologue Jacques Avias, grand amateur d’archéologie, fouillant dans les réserves du musée de l’Homme à Paris, découvrit des tessons pointillés de Watom envoyés par le père Meyer au père O’Reilly lors d’un de ses séjours en Mélanésie et rapportés par celui-ci en France (Avias, 1950 : 131)2. La similitude entre les deux collections était telle qu’Avias put sans hésitation reconnaître une tradition céramique unique, séparée par une distance de près de trois mille kilomètres.

« On peut en déduire qu’avec une probabilité confinant à la certitude, un même groupe humain (au sens ethnique) a passé ou a séjourné en ces deux points du Pacifique pourtant distants de plusieurs milliers de kilomètres. » (Avias, 1950 : 134)

4Connaissant peu le matériel découvert sur la presqu’île de Foué (Avias, 1950 : 122-123), Avias ne classa ce dernier site que de façon hypothétique dans l’ensemble défini (ibid. : 136).

5À partir de la date de cette publication, les données sur les tessons pointillés commencèrent à s’organiser de façon plus ordonnée. Ceci fut dû, en grande partie, à la mise en place des premiers programmes scientifiques sur l’archéologie mélanésienne coordonnés par le professeur Edward Gifford, de l’Université de Berkeley. Gifford avait participé dans les années 1920 à une grande expédition scientifique sur l’archipel de Tonga, en qualité d’ethnologue (Gifford, 1929). Son sentiment était que les origines des Polynésiens – la grande question de l’anthropologie océanienne depuis la fin du xix^e siècle (voir Kirch 2000 : 20-24) – était à rechercher dans l’ouest du Pacifique. En 1947, il avait donc entrepris une mission de plusieurs mois sur l’île fidjienne de Viti Levu. Dans un des sites de la dune de Sigatoka (voir Palmer 1966 pour une discussion sur l’origine des tessons), des ramassages de surface permirent d’individualiser deux tessons comportant un décor pointillé (Gifford, 1951 : planche 19 c-d). Connaissant le matériel découvert trente ans plus tôt par Mc Kern à Tonga, Gifford fut le premier à inclure Fidji et la Polynésie occidentale dans la zone d’extension de cette tradition décorée « à la roulette » (ibid. : 236).

6C’est en toute logique vers la Nouvelle-Calédonie que se tourna Gifford après son expédition fidjienne. Entre février et août 1952, il réalisa, en compagnie du jeune universitaire Richard Shutler Jr. et de leurs épouses respectives, six mois de mission de terrain sur la Grande Terre (Sand et Kirch, 2002). Lors de la phase de prospections qui aboutit à l’inventaire de cinquante-deux sites, sur la côte Ouest aussi bien que sur la côte Est, les deux archéologues américains visitèrent naturellement la région de Foué où un demi-siècle plus tôt, Piroutet et Sarazin avaient découvert des tessons pointillés. Dans leur catalogue d’inventaire, cette zone de bord de mer fut enregistrée sous le numéro 13. A la suite de cette première opération de reconnaissance, Gifford sélectionna onze sites pour des fouilles. Cinq jours furent consacrés à l’étude détaillée des remplissages archéologiques présents sur le site 13, entre le 26 juillet et le 2 août (Sand et Kirch, 2002 : 137-149). Gifford commença par l’implantation d’une série de sondages à l’arrière immédiat du talus de bord de mer, avec l’ouverture de deux sondages répartis en rectangles de 3 pieds sur 6, soit environ 90 cm sur 180 cm. Une deuxième localité, enregistrée 13A, fut ouverte à l’arrière du bord de mer, sur un billon fossile de cultures horticoles (photo 5). C’est dans cette partie du site que furent mis au jour les tessons pointillés les mieux conservés, dans huit sondages totalisant une superficie de 13 m² (Sand, Kirch et Coil, 2002). La technique de fouille était sommaire, avec le dégagement de niveaux artificiels de sédiments de 6 pouces (environ 15 cm) à la pelle, qui étaient tamisés afin de récupérer les vestiges matériels.

7L’impact important sur l’archéologie océanienne de la publication des résultats obtenus sur la Grande Terre par Gifford et Shutler (1956), fut en partie dû à l’utilisation, pour la première fois, de la technique du carbone 14, inventée quelques années plus tôt par le professeur Libby. Gifford soumit à l’analyse neuf ensembles d’échantillons de charbon, dont deux échantillons pour le site 13. Ceux-ci donnèrent respectivement des résultats de 2435+/-400 BP (n° Cat. PAHMA 16226, 33 gr) pour le niveau 30-36 pouces et 2800+/-350 BP (n° Cat. PAHMA 15631, 29,7 gr) pour le niveau 24-30 pouces, indiquant une période de fabrication des poteries pointillées durant la première moitié du premier millénaire avant J.-C. Une datation aussi ancienne pour le début de la préhistoire d’un archipel mélanésien était inespérée et plaçait toute la problématique archéologique régionale face à une profondeur temporelle insoupçonnée jusque-là.

8Dans la publication de synthèse, le site 13 était nommé « Lapita » (Gifford et Shutler, 1956 : 7). Comme pour les autres sites inventoriés par Gifford et Shutler, le nom avait été demandé aux propriétaires du site et/ou aux ouvriers travaillant sur les fouilles. Dans le cas du site 13, il est probable que ce soient les ouvriers originaires de Baco, une tribu à l’arrière du village de Koné, qui aient renseigné les Américains (Sand et Kirch, 2002 : 139-149). Au cours de la décennie suivante (Kirch, 1988a), les sites renfermant le type de poterie pointillée daté pour la première fois à Foué furent appelés sites Lapita-Watom (Garanger, 1971), avant d’être simplement appelés « sites Lapita » à partir de la fin des années 1960 (Green, 1973). La signification du terme Lapita resta longtemps un mystère, et il y a quelques années, on pouvait encore lire que l’origine du nom provenait d’une « altération de “La Pieta” – le fameux site Lapita étant situé près d’un haut-lieu catholique » (Symons, 1997 : 10).

9Au cours des travaux sur le site 13A entrepris au milieu des années 1990 par le département Archéologie, je me suis intéressé à l’origine du nom. Lors d’une visite à la tribu d’Oundjo, où résident des propriétaires coutumiers du site de Foué, j’ai demandé à M. Auguste (Tapao) Wabéalo, un des anciens de la région de Koné, quel était pour lui le nom vernaculaire de la zone de plage. Il nomma l’endroit Xapeta’a en langue Haveke3, donnant comme traduction « l’endroit où l’on creuse, l’endroit où Ton fait des trous » (Sand, 1998a : 9). Le premier réflexe fut de penser que le nom était lié à l’activité de fouille et que les ouvriers kanak avaient donné à Gifford – qui l’avait retranscrit en l’anglicisant – un nom lié aux recherches effectuées par les archéologues américains avec leur aide. Mais Tapao précisa, en insistant, que ce nom était celui qu’utilisaient déjà ses grands-parents pour nommer le bord de plage de Foué et qu’il s’agissait d’un toponyme ancien, précolonial.

ÉVOLUTIONS DES DÉFINITIONS AUTOUR DU CONCEPT LAPITA

10Conscients de la nécessité de développer l’archéologie océanienne au même titre que les recherches préhistoriques sur la Nouvelle-Zélande (Davidson, 1984 : 5-9 ; Trotter et McCulloch, 1997 : 7-16), les autorités de l’Université d’Auckland ouvrirent en 1956 un poste d’enseignant en archéologie, qui fut confié à Jack Golson, issu de l’Université de Cambridge. Celui-ci commença son activité en tentant un bilan des connaissances (Golson, 1959), afin de définir les axes de recherche les plus urgents. De façon symptomatique, le point central d’analyse retenu par Golson pour la Mélanésie tourna autour d’une meilleure définition des poteries pointillées dans la chronologie et de leur signification dans les axes culturels liant les différents groupes de la région (1959 : 49).

11Afin de mieux répondre aux questionnements identifiés et après des travaux exploratoires en Polynésie occidentale, Golson effectua durant l’été 1959-1960, à l’invitation de la Société d’études mélanésiennes, deux mois et demi de mission à l’île des Pins. Durant son séjour, il fouilla, parallèlement à d’autres sites céramiques de bord de mer et à des tumuli du plateau central, le site décrit par Maurice Lenormand en 1948. En tout, 38 m² furent ouverts sur le site Lapita de Saint-Maurice (fig. 1), mettant au jour plusieurs milliers de tessons, ainsi qu’un matériel non céramique diversifié (Golson, 1962). Malheureusement, Golson ne trouva aucune herminette et ne put donc tenter de rapprochements culturels avec d’autres sites anciens qu’à partir des données céramiques (1962). Néanmoins, ces recherches, associées à celles menées en Polynésie occidentale, lui permirent d’avancer l’hypothèse de l’existence d’une « communauté culturelle », sans frontière entre Mélanésie et Polynésie il y a trois mille ans :

« Nous pouvons proposer pour le Pacifique Sud-Ouest une forme de communauté culturelle ancienne, liant la Nouvelle-Calédonie, Samoa, Tonga, prédatant les cultures “mélanésiennes” du premier (archipel) et ancestrale aux cultures historiques de Polynésie occidentale des deux autres. Cette communauté est identifiée à travers des variantes d’une même tradition céramique. » (Golson, 1961 : 176)

12Percevant clairement qu’aucune nouvelle avancée ne pourrait être réalisée sans une meilleure compréhension des caractéristiques régionales des poteries pointillées, Golson envoya au cours des années 1960 certains de ses étudiants fouiller différents sites-clés de Mélanésie et de Polynésie occidentale. Jim Specht travailla sur le site de Watom décrit en 1909 par le père Otto Meyer en Nouvelle-Bretagne (Specht, 1967, 1968, 2003), Colin Smart débuta des fouilles dans le sud de la Grande Terre néo-calédonienne et analysa le matériel du site de l’île des Pins (Smart, nd ; Vanderval, nd ; Green et Mitchell, 1983), Jens Poulsen réalisa différentes missions sur l’île de Tongatapu à Tonga (Poulsen, 1967, 1987). À Fidji, Laurence et Helen Birks reprirent les fouilles sur les dunes de Sigatoka (Birks, 1973) et vidèrent l’abri de Yanuca (Birks et Birks, 1967 ; Hunt, 1980), alors qu’Elisabeth Shaw entreprenait la fouille du site de Natunuku (Shaw, 1975). Richard Shutler retourna fouiller sur le site de Lapita (Shutler et Shutler, 1968 ; Sand, 1999a) et José Garanger réalisa les premières fouilles à Erueti sur l’île de Efaté, dans le centre du Vanuatu (1972), où avaient été découverts quelques tessons pointillés (Hébert, 1965).

13Les résultats de ces différents programmes de recherche furent nombreux, montrant en particulier des variations marquées aussi bien dans les stratigraphies que dans la qualité des vestiges ou dans les datations obtenues. Mais la similitude générale du matériel céramique, mise en lumière dans l’étude présentée par Golson en 1969, incita ce dernier à identifier une « série céramique lapitoïde » (1971 : 75), regroupant l’ensemble des traditions céramiques décorées et non décorées anciennes du Pacifique Sud-Ouest, de Watom à Samoa. La tentative de définir les relations entre les autres types de matériel s’avéra moins satisfaisante et ne permit pas à ce stade à Golson de clairement sortir du cadre uniquement céramique pour définir les caractéristiques d’un ensemble culturel. Il conclut néanmoins que :

« au fur et à mesure de l’augmentation des données, nous serons en mesure de remplacer la notion de style céramique par une notion culturellement plus large. Des données […] suggèrent que la série céramique (Lapitoïde) […] n’est qu’un élément d’un ensemble culturel* » (1971 : 75)

14Logiquement, la décennie des années 1970 fut caractérisée principalement par une recherche ayant pour objectif de définir les caractéristiques de ce possible ensemble culturel et de résoudre définitivement la question de l’origine des Polynésiens (Green, 1973). En parallèle, le terrain d’étude principal se déplaça de la zone Fidji-Polynésie occidentale vers l’arc mélanésien, avec la mise en place d’un gros programme de recherches sur le sud-est des îles Salomon. En 1971, Roger Green et Douglas Yen débutèrent le Southeast Solomon Islands Culture History Project (Green et Cresswell, 1976), qui allait aboutir à la publication d’un nombre significatif de nouvelles données archéologiques de premier ordre (Yen et Gordon, 1973 ; Green et Cresswell, 1976 ; Kirch et Yen, 1982). La découverte de sites renfermant des tessons pointillés dans l’archipel des Reef/Santa Cruz était l’occasion attendue par Roger Green – qui avait jusque-là été peu impliqué dans l’étude de terrain sur le Lapita – de développer de nouvelles méthodes de fouilles. Il diversifia en particulier ses problématiques par une prise en compte des caractéristiques naturelles et de la taille de ces sites, en parallèle à l’identification de structures au sol (trous de poteaux, fours, foyers etc.) et de vestiges permettant de définir les traditions économiques. Enfin, furent mises en place des méthodologies permettant de préciser l’origine géographique des matières premières utilisées pour la fabrication des outils (Green, 1973 : 334 ; 1976).

15Ne négligeant pas, néanmoins, les possibilités d’information de la poterie et particulièrement des décors, Green poussa Sydney Mead à mettre au point une méthode d’analyse des motifs pointillés. Partant du matériel céramique découvert sur les sites Lapita de Fidji, Mead (1975) structura sa méthode par analogie avec la technique de déconstruction utilisée en linguistique (Langacker, 1968), en identifiant différents niveaux de décor pouvant être progressivement codés (Sharp, 1988 ; Green, 1990 ; Kirch, 1997a : 126-131). Cette technique permet une comparaison des motifs inventoriés sur différents sites Lapita. Le matériel des sites de Fidji et de Tonga fut ainsi comparé avec ceux provenant de sites des Reef/Santa Cruz étudiés par Lorna Donovan (1973) et de Nouvelle-Calédonie, démontrant l’existence de deux groupes stylistiques (Green, 1978a, 1979a : fig. 2.10) (fig. 2). Le groupe occidental (Western Lapita) comprenait les différents sites du croissant mélanésien et était caractérisé par des motifs complexes. Le groupe oriental (Eastern Lapita), formé de Fidji et de Tonga, était caractérisé par des motifs plus simples.

16En Nouvelle-Calédonie, les années 1970 virent la réalisation de programmes de recherches sur différents sites Lapita majeurs, sous la direction de Daniel Frimigacci (1970, 1974, 1978). Dans le cadre de sa thèse de 3^e cycle, Frimigacci avait repris les fouilles à proximité immédiate des sondages de Jacques Golson sur le site de Saint-Maurice à l’île des Pins. La découverte d’un niveau stratigraphique scellé, sur la parcelle voisine appelée Vatcha, permit la mise au jour de structures au sol, en particulier de foyers limités par des dalles de sable congloméré. L’étude du site se concentra sur une analyse de la poterie, avec la présentation d’une typologie des décors pointillés et incisés, dans le cadre de la définition d’une chronologie céramique (Frimigacci, 1970). Daniel Frimgacci proposa de caractériser la préhistoire calédonienne par trois traditions céramiques majeures :

« les céramiques du complexe Lapita, les céramiques décorées de reliefs imprimés au battoir et les céramiques des ensembles culturels mélanésiens ou du Mangaasi. » (Frimigacci et Maître, 1981)

17A la fin des années 1970, les avancées avaient été assez nombreuses pour permettre à Roger Green de tenter, de façon plus satisfaisante et concluante que Jacques Golson dix ans plus tôt, de définir les contours d’un « ensemble culturel Lapita » (Green, 2003 : 109-112 pour une discussion sur le concept). Utilisant principalement les résultats de terrain obtenus sur les sites Lapita des Reef/ Santa Cruz ainsi que les synthèses régionales sur les motifs pointillés, Green proposa de caractériser les « Lapitas » comme des groupes d’horticulteurs et de pêcheurs, implantant des villages de taille variable en bord de mer, souvent sur de petites îles. Une des caractéristiques majeures identifiées par Green dans sa synthèse était l’existence de liens réguliers sur de longues distances, liens matérialisés par l’échange d’obsidienne, de pots, d’herminettes et de pierres de four, ainsi que probablement des productions artisanales (Green, 1979a).

18La fouille des sites Lapita de Boirra à Koumac et de Nessadiou à Bourail, sur la côte Ouest de la Grande Terre calédonienne, qui conservaient tous deux des structures au sol particulières (photo 6), fut l’occasion pour Daniel Frimigacci d’aborder certains des questionnements développés par Roger Green dans le cadre de ses fouilles sur les Reef/Santa Cruz. Influencé également par ses discussions avec Jean-Pierre Maître (Frimigacci et Maitre, 1981), Daniel Frimigacci publia au début des années 1980 une étude sur l’éco-géographie et l’utilisation de l’espace de sites Lapita calédoniens (Frimigacci, 1980), où l’analyse de la poterie pointillée n’apparaissait pas, mais où étaient prises en compte les questions de localisations et de caractérisations écologiques de ces sites.

19Dans sa tentative de définition de l’ensemble culturel Lapita, Roger Green pointait du doigt le manque criant de données archéologiques sur la partie nord du croissant mélanésien, d’où étaient issus les groupes ayant découvert le sud de la Mélanésie et la Polynésie occidentale. Le vide créé par l’absence de fouilles dans cette région rendait difficile toute caractérisation des traditions culturelles locales il y a quatre à trois mille ans, nécessitant de recourir aux données archéologiques d’Asie du Sud-Est pour définir les origines du Lapita. Or, à la suite de l’article de synthèse de Roger Green, plusieurs chercheurs s’élevèrent contre l’idée d’une origine purement asiatique du Lapita, favorisant au contraire l’hypothèse d’un développement interne de la tradition culturelle dans le nord de la Mélanésie, une région peuplée bien avant l’expansion austronésienne (Clark et Terrell, 1978 ; Terrell, 1980 ; White et Allen, 1980 ; Allen, 1984a ; Spriggs, 1984). En parallèle, Dimitri Anson publia, au début des années 1980, un PhD sur les décors pointillés, démontrant une tradition ancienne, non encore identifiée, de décors fins et complexes dans l’archipel Bismarck, qu’il nomma Far Western Lapita (Anson, 1983) (photo 7). Ce travail concluait à l’antériorité de cette région dans la chronologie de l’ensemble culturel Lapita et à son importance comme centre d’innovation et de diffusion culturelle. Afin de conforter l’idée d’un développement « indigène » du Lapita en Mélanésie du Nord, Jim Allen proposa la mise en place d’un programme archéologique multi-institutionnel sur l’archipel Bismarck. En 1984 était lancé le Lapita Homeland Project, avec la participation de onze équipes d’archéologues d’institutions australiennes, néo-zélandaises et américaines réparties sur une dizaine de sites différents. L’idée était de reprendre ou de débuter des fouilles sur différents sites pré-Lapita et sur des sites Lapita déjà connus ou découverts au cours du projet, afin de mieux définir les caractéristiques de la période 4000-2000 BP.

20Les retombées du Lapita Homeland Project furent massives. Le résultat le plus inattendu fut certainement la découverte, dans plusieurs sites de Nouvelle-Irlande et de Nouvelle-Bretagne, d’une chronologie préhistorique remontant à plus de trente mille ans (Gosden et al., 1989 ; Allen et White, 1989 ; Gosden, 1993). Malheureusement, très peu de niveaux immédiatement pré-Lapita purent être localisés, contrairement à des remplissages renfermant des ensembles Lapita (Gosden et al., 1989). Dans certains cas, les fouilles mirent au jour des niveaux archéologiques en eau, permettant de démontrer l’existence, il y a plus de trois mille ans, de structures d’habitat sur pilotis en bois (Kirch, 1988b ; Gosden et Webb, 1994). La réalisation de multiples datations C14 définit une chronologie générale plus précise pour la région, comprise entre environ 1500-1300 et 700-200 avant J.-C. (Kirch, 2001 ; Specht et Gosden, 1997 ; Green et Anson, 2001 ; Anson et al., 2005). Enfin, de nombreuses études spécialisées, menées en particulier sur les composants minéralogiques des poteries (Hunt, 1989 ; Summerhayes, 2000) et les sources d’obsidienne (Summerhayes et Hotchkis, 1992), permirent de dresser une image plus précise des axes d’échanges ayant caractérisé la période Lapita dans le nord de la Mélanésie insulaire (Summerhayes, 2003).

21Paradoxalement, les données obtenues au cours du Lapita Homeland Project n’aboutirent pas à une harmonisation des positions entre les tenants d’une origine « indigène » (White et al., 1988 ; Terrell, 1989) et d’une origine « asiatique » du Lapita (Kirch, 1995). Mais le programme eut le mérite d’obliger les protagonistes de chaque camp à prendre en compte les critiques sur les faiblesses des deux modèles. Cette prise en compte amena Roger Green, dans une tentative de rapprochement des différentes analyses, à proposer, au début des années 1990, un modèle théorique intégré, baptisé le « modèle du triple-I » (Green, 1991). Celui-ci associait les mécanismes « d’intrusion, d’innovation et d’intégration » pour mieux définir les origines et les modalités de développement de l’ensemble culturel Lapita dans l’archipel Bismarck (voir Green, 2003, pour une critique).

LES DERNIÈRES SYNTHÈSES

22Les conclusions préliminaires obtenues dans le cadre du Lapita Homeland Project, diffusées à travers les articles scientifiques (Allen et Gosden, 1991), ont été présentées en particulier dans les conférences autour du Lapita, régulièrement organisées à partir de 1988 (Spriggs, 1990a ; Galipaud, 1992a ; Galipaud et Lilley, 1999 ; Clark et al., 2001 ; Sand, 2003a ; Bedford et al., 2007). Malgré la difficulté d’aboutir à des monographies finales sur les différents sites fouillés, deux synthèses sur le sujet ont vu le jour en 1997. La première, rédigée par Patrick Kirch (1997), est un panorama global sur le « monde Lapita » et ses caractéristiques, dont une version abrégée a été publiée plus récemment (Kirch, 2000 : 85-116). La seconde, plus courte, forme deux des dix chapitres d’un ouvrage rédigé par Matthiew Spriggs (1997) sur la préhistoire des îles mélanésiennes. Ces deux synthèses, avec une importance plus marquée pour l’ouvrage de Patrick Kirch, sont actuellement la base de travail des archéologues travaillant sur le Lapita. Elles leur permettent de développer de nouvelles analyses ou de confirmer des hypothèses (Summerhayes, 2000 ; Sand, 2000), mais également de formuler des critiques sur les conclusions proposées (Terrell, 2004 ; Terrell et al., 2001).

23Dans l’ouvrage de Matthiew Spriggs, le premier chapitre sur le Lapita (1997 : 67-107) présente, en les discutant, les différents arguments des chercheurs sur le sujet pour la Mélanésie insulaire. L’analyse très détaillée met en lumière les inexactitudes ou les faiblesses de chaque modèle. Spriggs démontre en particulier, à travers une série de tableaux, que, contrairement à ce qu’affirment les tenants d’une origine principalement nord-mélanésienne du phénomène Lapita, toute une partie des composantes de l’ensemble culturel ne sont pas présentes avant environ 1500-1300 avant J.-C. dans l’archipel Bismarck. Le deuxième chapitre (ibid. : 108-151) est une énumération des données pour chaque site dans les différentes régions. De façon révélatrice, la partie sur la Nouvelle-Calédonie est la plus courte, ne comprenant que trois pages (ibid. : 143-146), avec une interrogation non voilée sur la longueur de la chronologie dans l’archipel.

24L’ouvrage de Patrick Kirch, ayant pour objectif de prendre en compte l’ensemble des informations sur le Lapita dans le cadre d’une synthèse, est construit autour du principe d’intégration de données archéologiques, linguistiques, anthropologiques et ethnographiques pour une meilleure reconstitution des traditions culturelles passées. Partant chronologiquement du début du peuplement humain du nord de la Mélanésie insulaire et du développement de sociétés néolithiques en Asie du Sud-Est ayant pu influer culturellement sur le développement de l’ensemble culturel, Kirch tente tout d’abord de dresser un tableau chronologique régional du phénomène Lapita. D’après lui, la chronologie des sites montre une progression du front de colonisation d’ouest (Bismarck) en est (Polynésie occidentale) sur 4 000 km en environ 300-500 ans (Kirch, 1997a : 57-63). Cette progression très rapide aboutit, toujours d’après Kirch, à la mise en place, au tout début de la colonisation des archipels de l’Océanie lointaine, au sud des îles Salomon, à des sociétés culturellement très proches les unes des autres. Ce sont les différenciations dans chaque région qui entraînèrent l’apparition d’aires culturelles distinctes, dont un ensemble Sud comprenant la Nouvelle-Calédonie.

25L’individualisation de cette région méridionale est proposée pour la première fois dans l’ouvrage de 1997. Patrick Kirch considère pour l’archipel calédonien, contrairement aux synthèses précédentes publiées, que le peuplement Lapita ne débute qu’autour de 1000 avant J.-C, intégrant les premiers résultats obtenus à l’époque par le département Archéologie (1997a : 62). Patrick Kirch définit ainsi cette composante régionale :

« au moins 25 sites renfermant de la poterie Lapita pointillée ont maintenant été inventoriés aux îles Loyauté et en Nouvelle-Calédonie (incluant l’île des Pins ; voir Sand, 1994 : 271-272), et il apparaît important de les individualiser comme une province Lapita méridionale distincte* » (Kirch, 1997a : 72)

26Le reste de la page traitant du « Lapita méridional » aborde la question d’un possible peuplement pré-Lapita et les relations entre Lapita et poterie imprimée au battoir (Podtanéan) (1997a : 148-150). En fin de publication sont abordées les spécificités calédoniennes en matière de transformation de l’environnement, avant un sommaire synthétique sur les sites de Lapita, de Boira et de l’île des Pins, mais plus rien d’autre dans l’ouvrage ne vient spécifier les caractéristiques du supposé « Lapita du Sud ».

27Dans les différents chapitres de l’ouvrage sont présentées des données linguistiques et anthropologiques tendant à démontrer une origine asiatique austronésienne des groupes qui fabriquaient des poteries Lapita, une analyse générale sur la poterie Lapita, les caractéristiques sociales et économiques de l’ensemble culturel et enfin l’héritage Lapita. Patrick Kirch est connu pour être un farouche partisan d’une influence majeure de composantes asiatiques dans l’apparition de l’ensemble culturel Lapita de l’archipel Bismarck (Kirch, 1987, 1995, 1996). Reprenant les données déjà exposées par Peter Bellwood, autre tenant de l’origine principalement asiatique des caractéristiques culturelles aboutissant au Lapita (Bellwood, 1992 ; Bellwood et Koon, 1989), il tente, tout en refusant l’idée de « train express vers la Polynésie » proposée par Diamond (1988) (Kirch, 1997 : 44-45), de démontrer que la majorité des composantes matérielles de l’ensemble culturel (poteries de formes complexes, herminettes à bords linéaires, parures diverses en coquillage, etc.) sont présentes en Asie du Sud-Est quelques siècles avant l’apparition des poteries Lapita dans le nord de la Mélanésie insulaire (Kirch, 1997a : 47-52). S’appuyant sur l’origine indubitablement asiatique des langues austronésiennes parlées en Océanie lointaine, ainsi que sur différents caractères identifiés comme asiatiques sur des squelettes anciens (Kirch et al., 1989 ; Pietrusewsky, 1989, 1994), l’auteur dresse un tableau qui se veut convaincant d’un apport asiatique important à l’apparition de l’ensemble culturel Lapita, associant celui-ci à l’arrivée dans l’archipel Bismarck, vers 1500 ans avant J.-C, de groupes originaires d’Asie du Sud-Est.

28Plus synthétique, le plus récent article de Roger Green (2003) sur l’ensemble Lapita structure ces différents points, en tentant de définir les forces et les faiblesses des modèles proposés pour expliquer le phénomène Lapita. Cette analyse l’amène à noter que :

« toute familiarisation avec la littérature scientifique récente focalisant sur l’apparition soudaine du Lapita aussi bien en Océanie proche qu’en Océanie lointaine, alerte rapidement la majorité des scientifiques sur l’existence d’une pléthore de modèles proposés comme un moyen adéquat de définir de façon concise cet ensemble culturel, en terme descriptifs et explicatifs* » (Green, 2003 : 100)

29En toute logique, il fait ressortir, en actualisant une partie des ses travaux antérieurs (1991, 1994, 2000), que le modèle apparaissant le mieux intégrer les différentes données est celui du « corridor de voyages triple-I* » (2003 : 102-103). Celui-ci intègre des influences locales à l’archipel Bismarck dans un mouvement de populations d’origine asiatique. Celles-ci seraient arrivées en Océanie proche en suivant un axe de passage pré-connu le long de la côte nord de la Nouvelle-Guinée et en transportant un certain nombre de caractéristiques culturelles originaires de l’ouest. Les spécificités de cette installation auraient engendré toute une série d’innovations, formant un « Ensemble culturel » nouveau dans l’archipel Bismarck, ensemble caractérisé archéologiquement, en particulier, par des vestiges matériels spécifiques (Green, 2003 : 103-106). Cet ensemble culturel aurait été étendu vers l’Océanie lointaine comme culture fondatrice, lors du peuplement de cette région méridionale par les branches cadettes des groupes installés dans l’archipel Bismarck (ibid. : 106-112) (fig. 3).

30En parallèle à ces propositions de synthèse générale sur le premier peuplement austronésien, la dernière décennie a vu une multiplication des études de fond sur la période Lapita dans plusieurs archipels (Summerhayes, 2000 ; Burley et Dickinson, 2001 ; Anderson et Clark, en préparation). Ceci est en particulier le cas au Vanuatu, où les travaux initiés par Stuart Bedford sur Malicolo (Bedford, 2003, 2006b) ainsi que la découverte du premier cimetière Lapita à Téouma sur l’île de Efaté (Bedford et al., 2006), ont permis de totalement réécrire l’histoire Lapita du centre de l’arc mélanésien. Ces nouveaux éléments d’analyse ont été inclus dans le travail de synthèse sur la Nouvelle-Calédonie tenté dans le présent ouvrage.