1Vers 1909-1910, alors qu’il était en cours de réalisation d’une étude extensive sur la géologie de la Grande Terre de Nouvelle-Calédonie, au sud de l’arc mélanésien, Maurice Piroutet visita un jour une des plages de la presqu’île de Foué, dans le village de Koné (Piroutet, 1917). Ce bord de plage de la côte ouest ne différait pas sensiblement des autres ensembles lagunaires de la zone (photo 2) : grande mangrove implantée dans le delta de la rivière Koné, collines peu élevées couvertes d’une végétation sèche, une longue plage de sable détritique plus ou moins fin faisant face à un lagon rendu trouble par les alluvions terrestres. Au large se voyait l’îlot Koniène, connu comme le lieu d’origine de différents clans kanak de la région (Guiart, 1992 : 127-131) et, à l’horizon, se devinaient le récif et la passe. Au cours de l’observation des banquettes du talus, Piroutet ramassa un certain nombre de tessons de poterie et d’éclats lithiques, comme il pouvait le faire sur de nombreux autres sites de la Grande Terre. Les tessons lui parurent néanmoins si particuliers, qu’il décida d’inclure une description relativement détaillée de la découverte dans sa thèse de géologie :

« La décoration, très variée et très originale, ne rappelle en rien celle des poteries canaques d’époque plus récente, quoique assez ancienne, que j’ai pu recueillir de-ci de-là. Un des motifs, toutefois, se retrouve, à peu près, dans la décoration d’un bambou gravé de la collection de la Galerie d’Anthropologie du Muséum d’histoire naturelle.
Parmi bien d’autres motifs, il est curieux de retrouver les imbrications incisées telles que celles de certains vases de style corinthien du vii^e siècle et un autre rappelant beaucoup les palmettes, imprimées à la roulette, du bucchero nero étrusque.
Bien entendu, je signale ces analogies sans prétendre en tirer la moindre conséquence, considérant ces poteries calédoniennes comme beaucoup plus récentes. Il y a là des fragments de vases carénés et de vases à goulot.
Un fait curieux est la présence de silex jaspoïdes taillés quoique grossièrement, et la présence d’outils en calcaire taillé parmi lesquels, bien reconnaissables, quoique assez grossiers, une assez belle pointe de flèche et un gros tranchet. Le calcaire a été également utilisé pour la confection de ciseaux et de haches polis ; j’ai même recueilli un fragment de casse-tête pointu en calcaire poli.
Fait remarquable, aucune trace de serpentine travaillée, alors que, dans tous les foyers canaques anciens, c’est la serpentine qui seule a été utilisée à l’exception du silex jaspoïde et du calcaire.
Les coquillages du dépôt relevé et ceux des débris de cuisine appartiennent tous à des espèces vivant encore actuellement dans la même région. Il faut toutefois observer que parmi les espèces des kjoekkenmoeddings, certaines, entre autres un Potamide et une Huître, ont une taille beaucoup plus considérable que les individus des mêmes espèces que l’on rencontre actuellement.
Cette diminution de taille doit, à mon avis, être attribuée à l’action de l’homme qui, recherchant surtout des espèces pour sa nourriture, choisissait évidemment toujours les individus de plus grandes dimensions et a ainsi opéré une sélection artificielle involontaire.
Le fait de l’apparition des traces d’occupation humaine très peu au-dessus des premières ponces est un fait que j’ai pu constater aussi en d’autres points, mais nulle part ailleurs qu’à Foué je n’ai pu découvrir autre chose que de très minimes et très rares tessons non décorés et quelques pierres brûlées. Il semble que l’on pourrait conclure que les premiers habitants de la Nouvelle-Calédonie, qui forcément ont dû vivre sur les côtes, où la mer seule pouvait leur fournir la nourriture nécessaire avant qu’ils n’aient pu établir des cultures, ont dû très probablement être chassés de leur habitat par les éruptions d’où sont issues les pierres ponces : or celles-ci proviennent, d’après l’avis général, des Nouvelles-Hébrides. En tous cas, il y a corrélation indéniable entre les éruptions et la première occupation humaine en Nouvelle-Calédonie. » (Piroutet, 1917 : 260-261)

2Outre son caractère historique pouvant paraître parfois anecdotique, ce texte trouve son intérêt dans les différents points signalés, qui renvoient tous à un aspect de l’étude entourant la tradition culturelle ancienne soupçonnée par Piroutet :

• liens avec les populations autochtones de l’archipel ;
• décors céramiques fins, rappelant des poteries de sociétés ayant développé un art complexe ;
• questions sur l’âge des vestiges et affirmation empirique qu’il s’agit des « premiers habitants de la Nouvelle-Calédonie » ;
• remarques sur l’impact de l’homme sur son environnement ;
• questions sur les raisons ayant poussé les Océaniens à venir s’installer sur l’archipel.

3En résumé, ce texte de 1917 énumère les questionnements qui ont caractérisé, au cours du dernier demi-siècle (Green, 1979a ; Kirch, 1997a), l’étude du type de poterie si particulier découvert par Piroutet sur la plage de Foué. Il permet de poser les bases d’un plan de travail, proposé dans les prochains chapitres de cet ouvrage, qui s’attache à faire une étude des caractéristiques des premières sociétés austronésiennes1 à avoir peuplé le Sud de la Mélanésie insulaire.

LES RECHERCHES SUR LE LAPITA CALÉDONIEN AU COURS DE LA DERNIÈRE DÉCENNIE

4Au début de l’année 1991, dans le cadre de la mise en place des nouvelles institutions politiques néo-calédoniennes issues des accords de Matignon, était créé au service des Musées et du Patrimoine de Nouvelle-Calédonie un embryon de structure archéologique locale. Ce département Archéologie, composé de deux puis trois personnes, avait vocation à travailler pour les trois provinces de Nouvelle-Calédonie, compétentes administrativement en matière de protection du patrimoine. Il s’était fixé, au départ, plusieurs objectifs de terrain, dont l’un des principaux était de travailler sur tout sujet d’archéologie calédonienne, à l’exception de la période Lapita.

5Dans le contexte historique du moment, ce choix était dicté par plusieurs raisons. La raison centrale était que le Lapita, avec ses poteries finement décorées, avait été le point d’étude principal de la grande majorité des programmes archéologiques réalisés depuis les années 1960. Correspondant également à la plus ancienne partie de la chronologie culturelle de l’archipel, cette période Lapita avait permis d’éviter de trop parler des données archéologiques en relation avec les revendications politiques vives de la Nouvelle-Calédonie.

6Notre objectif principal, avec mes complices John-André Ouétcho et Jacques Bolé, en commençant à partir de 1991 les programmes d’inventaires, était de rééquilibrer cette situation, en travaillant surtout sur les vestiges matériels post-Lapita. Notre problématique scientifique était de tenter de définir les origines et la chronologie de mise en place des traditions culturelles kanak observées par les premiers Européens à partir de la fin du xviii^e siècle et décrites par les travaux ethnologiques (Lambert, 1900 ; Leenhardt, 1930 ; Guiart, 1992 ; Bensa et Rivierre, 1982). Ce n’est donc pas un hasard si, dans le cadre d’une première synthèse proposée en 1994 pour ma thèse, la partie traitant de la période ancienne de la chronologie préhistorique calédonienne s’efforçait principalement de faire un bilan des données obtenues au cours des trente-cinq années précédentes, n’apportant que quelques informations archéologiques nouvelles au débat. En tout et pour tout, dans la publication finale (Sand, 1995a), deux illustrations présentaient des décors pointillés Lapita, focalisant plutôt l’attention sur les autres ensembles céramiques de la période.

7A l’issue de cette étude, une nouvelle problématique semblait naturellement se faire jour, celle de mieux définir les caractéristiques de la phase de première colonisation humaine de l’archipel calédonien. En effet, l’analyse critique présentée dans la thèse montrait de nombreux points imprécis dans la définition du début de la chronologie préhistorique. Quand commençait cette chronologie ? Quelles étaient les caractéristiques culturelles des premiers arrivants ? Jusqu’à quand s’est poursuivie la production des poteries Lapita décorées de pointillés ? La publication de 1995 proposait de ramener le début de la chronologie calédonienne de 1450 avant J.-C. à 1100-1000 avant J.-C. et la fin de la fabrication des poteries Lapita de 200 après J.-C. à moins de 500 avant J.-C. (Sand, 1995a : 92-94). Mais ces propositions reposaient principalement sur une critique des données connues. Il apparaissait que toute nouvelle analyse des évolutions culturelles préhistoriques de la Nouvelle-Calédonie sur le long terme ne pouvait plus faire l’impasse d’une étude détaillée à la fois des caractéristiques des premières sociétés ayant peuplé l’archipel et de la chronologie des évolutions issues de ce premier peuplement.

8C’est donc dans une certaine continuité avec nos programmes précédents visant à mieux définir la préhistoire calédonienne, que se sont progressivement mises en place des études ciblées sur des sites Lapita (photo 3). Entre 1995 et 2002, le département Archéologie a tenté de profiter au maximum des opportunités qui lui étaient offertes dans le cadre de ses travaux de terrain et de laboratoire, afin de renouveler les recherches sur le Lapita. Ceci est passé, d’une part, par une réanalyse de collections anciennes quand cela était possible et, d’autre part, par la réalisation de multiples fouilles sur des sites Lapita déjà étudiés ou récemment découverts, avec pour objectif de couvrir le maximum d’espace géographique de l’archipel (carte 1). Nécessairement, certains sites ont dû être fouillés avec moins de détails que d’autres, ce qui entraîne une différenciation dans la masse et dans la qualité des résultats obtenus suivant les régions.

LE LAPITA, ICÔNE ARCHÉOLOGIQUE DU PREMIER PEUPLEMENT AUSTRONÉSIEN

9L’archéologie a pour objectif premier de travailler sur les vestiges matériels laissés par les générations passées. Si les données ethnographiques et les traditions orales océaniennes sont des compléments riches et diversifiés dans l’étude des périodes récentes de la chronologie (Garanger, 1972 ; Kirch et Yen, 1982), l’analyse des traces matérielles reste pour les périodes anciennes remontant à plusieurs millénaires, le moyen essentiel de connaissance des cultures. La définition de l’ensemble culturel Lapita repose donc avant tout sur l’étude de découvertes faites grâce à la fouille archéologique. Dans le cadre des travaux sur la période Lapita menés par le département Archéologie de Nouvelle-Calédonie (Sand, 1998a, 1999b, 2001, 2002), j’ai débuté à partir de 1996-1997 une réflexion sur la représentativité du concept de « Lapita méridional » proposé en quelques lignes par Patrick Kirch au milieu des années 1990 (Kirch, 1997 : 72). Quelques articles préliminaires autour de la définition des caractéristiques possibles de cette région Sud ont été publiés au cours des dernières années (Sand, 2000a), commençant à démontrer qu’effectivement, il y avait bien un certain nombre de particularités locales présentes dans la partie méridionale du croissant mélanésien (Sand, 2001). En parallèle, une redéfinition générale des limites chronologiques de l’ensemble culturel Lapita a été entamée dans chacune des régions (Specht et Gosden, 1997 ; Anderson et Clark, 1999 ; Burley et al., 1999 ; Burley et Dickinson, 2001 ; Sand, 2000b), à partir d’une proposition de période Lapita courte en Nouvelle-Calédonie (Sand, 1997a). Cette redéfinition globale de la chronologie permet de mieux replacer les données archéologiques calédoniennes dans leur cadre régional, en autorisant de nouvelles comparaisons.

10Dans sa plus récente synthèse, Roger Green a détaillé pour la région les sept « composantes centrales de l’ensemble culturel Lapita définis par l’archéologie* » (2003 : table 5). En premier lieu vient la poterie produite durant cette période, définie comme une « tradition céramique ». Suivent les échanges de matières premières comme l’obsidienne sur de longues distances. Différents types de haches ou d’herminettes en pierre, ainsi que des formes nouvelles d’objets de pêche et de parures en coquillage, forment une troisième composante. La tradition du tatouage est démontrée par la découverte de différents peignes. L’existence d’habitations au sol ou sur pilotis est matérialisée par des vestiges relevés sur différents sites fouillés. Le tout vient en complément des traditions préexistantes en Mélanésie du Nord et/ou en Asie du Sud-Est (Green, 2003 : table 4) : les herminettes et certaines formes de parures en coquillage, la pêche, la chasse et l’arboriculture, la navigation sur des embarcations à voile simple, le four en pierre.

11L’ensemble culturel Lapita apparaît ainsi aujourd’hui comme un événement historique majeur pour la compréhension des mécanismes de mise en place des sociétés océaniennes, tout en ne représentant « qu’une parmi une série de processus d’adaptation dans le peuplement humain du Pacifique* » (Green, 2003 : 97). Dès les années 1950, Alex Spoehr envisageait le peuplement du Pacifique comme « une série d’élans ou d’expansions vers l’est* » (1957 : 178). Cependant, jusqu’à une période récente, personne n’imaginait que le peuplement du Pacifique s’était produit par des à-coups chronologiquement aussi distants les uns des autres, avec de longues périodes sans progression.

« Alors que la dispersion régionale dans un contexte terrestre montre des variations relativement mineures de la vitesse moyenne, les variations apparaissent massives dans le cas des expansions maritimes. Dans ce cas, les pauses dans les mouvements du front de colonisation initial occupent de façon symptomatique 20 % à 50 % du temps total de dispersion.* » (Anderson, 2003 : 76)

12Un des apports les plus significatifs de la dernière décennie a été de définir une chronologie d’expansion Lapita à travers l’Océanie proche et lointaine montrant une progression temporelle de quelques siècles d’ouest en est, entre environ 1300 et 850 avant J.-C. Ce résultat a révolutionné l’étude du phénomène Lapita, en le plaçant dans un cadre d’analyse structuré finalement plus logique, moins influencé par une vision « instantanée » (Kirch, 1997a : 62) de la progression du front de peuplement jusqu’en Polynésie occidentale. Cette progression graduelle permet, en particulier, d’introduire l’hypothèse d’évolutions culturelles dynamiques à mesure que les groupes austronésiens s’implantaient dans de nouvelles régions.

13En Nouvelle-Calédonie, la redéfinition récente des limites temporelles de la chronologie Lapita (Sand, 1997a), détaillée dans le présent ouvrage, a entraîné un raccourcissement de la période des quatre cinquièmes par rapport à ce qui était affirmé il y a une décennie (Galipaud, 1992b ; Frimigacci, 1999a), plaçant cette tradition culturelle dans un cadre d’analyse diamétralement nouveau. Les nouvelles fouilles archéologiques menées sur des sites majeurs de la Grande Terre, des îles Loyauté et de l’île des Pins ont permis de montrer l’existence d’un certain nombre d’implantations pérennes sur plusieurs générations lors de la phase de premier peuplement de l’archipel. Ceci est en désaccord avec l’image de groupes Lapita mobiles telle que l’ont définie certains chercheurs (Galipaud, 1999), occupant les sites pour de courtes périodes (Sémah et Galipaud, 1992). L’étude du matériel archéologique proposée ici permet de souligner des évolutions au sein d’un même site et entre sites dans les productions céramiques et lithiques au cours des deux à trois siècles de la période Lapita. Ces données indiquent un rapide phénomène d’adaptation aux contraintes et aux spécificités d’un nouvel ensemble éco-géographique lors du peuplement austronésien de l’Océanie lointaine. Ceci se place dans une dynamique « d’ajustement culturel rapide à de nouvelles situations et de nouvelles ressources* » comme définie pour le « modèle du vagabond » (Supertramp model) de dispersion (Clark et Terrell, 1978 : 311). Toutes les îles de l’archipel étaient vides de populations préalables et sans malaria, mais l’accès aux ressources et aux matières premières n’était pas semblable entre les groupes, l’environnement des multiples régions de la Grande Terre étant différent, par exemple, de celui des îles Loyauté. En toute logique, des réseaux structurés de relations entre familles apparentées se sont mis en place dès la fondation des sites, permettant la circulation de matières premières et de produits finis. Ceci a engendré une évolution rapide des caractéristiques Lapita vers un ensemble méridional spécifique, dans une dynamique prenant une direction différente de ce qui se développait au même moment dans les autres provinces Lapita. Au bout de quelques générations, des différences marquées se sont progressivement établies entre les groupes du sud de l’arc mélanésien et les autres provinces Lapita, un phénomène de diversification locale commençant ensuite à se faire jour au sein même de l’archipel calédonien. J’ai émis l’hypothèse que cette diversification avait pu être liée à l’arrivée de groupes culturellement variés en provenance de l’archipel Bismarck lors du premier peuplement de l’Océanie lointaine (Sand, 2007a). La diversification culturelle aurait également été en partie nourrie de l’influence de traditions non austronésiennes, à la suite de mariages répétés avec des groupes issus des populations anciennes installées dans le sud des îles Salomon depuis des millénaires. Ceci pourrait contribuer à expliquer les différences d’évolution entre les sociétés post-Lapita diversifiées de Mélanésie insulaire (Bedford, 2006) et l’ensemble culturel et linguistique relativement homogène maintenu durant des siècles dans la région Fidji-Polynésie occidentale (Sand, 2007b).

14Cette image composite et complexe du phénomène Lapita, expliquée en particulier par une diversité de départ ainsi que par un processus d’adaptation à des environnements spécifiques en Océanie lointaine, montre combien les mécanismes d’évolution culturelle ont été rapides durant les quelques centaines d’années ayant caractérisé la première expansion austronésienne à travers le Pacifique Sud-Ouest. Le modèle dynamique proposé dans le présent ouvrage pour le sud du croissant mélanésien, soulignant les évolutions localisées, se démarque d’une image d’évolutions régionales concomitantes du phénomène Lapita souvent proposée dans les synthèses récentes (Kirch, 1997a, 2000 ; Summerhayes, 2000). Il rejoint finalement un processus récurrent dans les dynamiques culturelles humaines :

« la colonisation humaine de la terre durant la préhistoire a été un phénomène social aussi bien que démographique. Ce fut un phénomène actif aussi bien que passif. Ceci se passa dans un monde dont l’environnement et la géologie se modifiaient, comme se modifiaient les traditions sociales et culturelles. Ce à quoi les populations étaient confrontées à l’époque était également dépendant de conditions de vie spécifiques et variables* » (Terrell, 2004 : 588)

15L’héritage sur le « temps long » légué aux sociétés océaniennes contemporaines parles familles de cette période de premier peuplement est multiple. Toutes les langues autochtones parlées en Océanie lointaine ont comme origine première le proto-océanique, parlé par les groupes Lapita lors de leur descente le long de l’axe mélanésien il y a trois millénaires, avant leur dispersion vers Fidji puis vers la Polynésie occidentale. Les structures sociales ont, de toute évidence, évolué au cours du temps et se sont complexifiées durant les millénaires suivants, mais il reste que la base d’une organisation centrée autour de la « maison » est identifiable sous de multiples formes en Asie du Sud-Est ainsi qu’en Océanie dans les traditions culturelles historiques (Fox, 1993). D’après certains auteurs, le développement des bases de ces « sociétés à maison » (Lévi-Strauss, 1975) est à lier à la période d’expansion austronésienne (Kirch, 1997a ; Kirch et Green, 2001 ; Chiu, 2003a). L’héritage Lapita est également visible en terme de structures graphiques et techniques développées dans les arts océaniens. Malgré l’extraordinaire diversification des traditions artistiques en Mélanésie au cours des derniers trois mille ans (Guiart, 1963 ; Meyer, 1995), des éléments de base de la structure Lapita, comme la succession de motifs en bandeaux et en frises ou la focalisation sur des motifs courbes, sont identifiables dans de nombreuses productions autochtones traditionnelles. Les travaux ethnographiques ont montré la différence profonde existant entre les traditions céramiques complexes des groupes de langues austronésiennes de Nouvelle-Guinée et les pots standardisés plus simples produits par les groupes de langues non-austronésiennes (May et Tuckson, 1982). Ces différences, identifiées en particulier en terme de difficulté de réalisation et de longueur d’apprentissage (Pétrequin et Pétrequin, 1999), sont en grande partie issues de la période Lapita. Les travaux de Roger Green (1979b) ont montré combien toute une partie des règles graphiques de base de la tradition Lapita pouvaient encore être identifiées dans les productions de Fidji et de la Polynésie occidentale sur des tapas, des motifs de tatouages et des décors de nattes. Enfin, si une nouvelle fois il faut souligner la complexité des processus de diversification génétique ayant probablement accompagné la période Lapita (processus qui se sont poursuivis au cours des millénaires suivants), toutes les études d’anthropologie montrent néanmoins un fond austronésien clairement différencié d’un fond ancien pré-austronésien en Océanie proche (Green, 1989 : 209). En conclusion, il fait peu de doutes que l’expansion austronésienne à travers le Pacifique Sud-Ouest, il y a environ trois mille ans, a contribué à structurer en profondeur un cadre linguistique, culturel et génétique ancestral aux sociétés océaniennes traditionnelles. Nous sommes en présence d’un ensemble culturel qui ne peut être résumé simplement à une tradition céramique en Mélanésie (contra Terrell, 1989). Les données de terrain sont aujourd’hui assez nombreuses pour que

« les questions de migration, de culture, de groupes de population et même d’ethnicité puissent avoir leur place dans les interprétations du phénomène Lapita.* » (Green, 2003 : 113)

PLAN DE L’OUVRAGE

16Cet ouvrage, associant des travaux déjà publiés et de nouvelles données archéologiques obtenues au cours de la dernière décennie sur les différents sites Lapita de l’archipel calédonien, a pour objectif, en analysant les éléments-clés de cet ensemble culturel fondateur, de présenter une synthèse sur la période Lapita en Nouvelle-Calédonie. Les deux premiers chapitres ont pour rôle de donner le cadre, en proposant un historique de l’étude du phénomène Lapita depuis un siècle et en cernant les caractéristiques socioculturelles des premiers arrivants dans le sud de la Mélanésie insulaire ainsi que les dynamiques et les contraintes qui ont marqué le premier peuplement de l’archipel calédonien. Le cadre éco-géographique des sites de la période Lapita de Nouvelle-Calédonie ainsi que les caractéristiques géomorphologiques et chronologiques des sites fouillés, sont présentés dans les deux chapitres suivants. Ils ont pour but de proposer une vision générale de la variation des implantations Lapita et de circonscrire les limites temporelles de cet horizon culturel en Nouvelle-Calédonie. Les chapitres suivants détaillent les données archéologiques directes issues des fouilles et des nouvelles études sur les collections anciennes, aussi bien sur la Grande Terre qu’aux îles Loyauté et à l’île des Pins, afin d’en tenter une synthèse. Les cinquième et sixième chapitres s’intéressent à la poterie, en décrivant, après avoir explicité des points pouvant porter à confusion dans le vocabulaire, les céramiques non pointillées, les composants minéralogiques et les techniques de fabrication, puis les formes et les décors des céramiques pointillées. Le septième chapitre traite du matériel non céramique en pierre et en coquillage : herminettes, éclats, percuteurs, parures et hameçons. Enfin, le huitième chapitre propose une synthèse des données économiques et des structures identifiées au sol lors de fouilles qui permettent de préciser les traditions d’occupation domestique. L’analyse des résultats obtenus sur ces différents ensembles de vestiges permet dans le dernier chapitre de synthèse de proposer une reconstitution des caractéristiques culturelles et des évolutions locales des premiers groupes humains à avoir abordé les côtes de l’archipel calédonien durant la période Lapita, développant une « province Lapita méridionale ».