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La Nouvelle-Calédonie à la croisée des chemins : 1989-1997

 | 
David Gilbert
, 
Dominique Guillaud
, 
Patrick Pillon

Introduction. La loi du nombre

Gilbert David, Dominique Guillaud and Patrick Pillon

Full text

1Les rapports de force démographiques représentent un élément crucial dans le jeu politique et économique des sociétés pluri-ethniques et, dans le Pacifique insulaire, la Nouvelle-Calédonie en est une bonne illustration. La polémique survenue en 1994 entre le député Jacques Lafleur et l’institut territorial de la statistique et des études économiques (I.T.S.E.E.) au sujet de l’effectif de la population du territoire reflétait déjà l’ampleur des enjeux qui, en l’occurrence, tenaient aux possibilités de délimiter une nouvelle circonscription électorale. La démographie a de toute évidence des implications électorales, mais elle ne saurait être limitée à ce seul domaine. La relation entre démographie, identité ethnique et statuts sociaux et économiques a pris une importance de premier plan ces dernières décennies.

Les enjeux de la démographie

2Le recensement de la Nouvelle-Calédonie en 1989 faisait apparaître que, si aucun groupe ethnique n’atteignait le seuil des 50 %, les Kanak l’emportaient largement par leurs effectifs, qui s’étaient accrus de près d’un tiers depuis le recensement de 1976. Dans le même temps, en raison d’une fécondité moindre et d’un fort ralentissement de l’immigration en provenance de métropole, largement imputable aux « événements » qu’avait connus le territoire entre 1984 et 1988, la population européenne n’augmentait que de moins de 8 %. Les recensements laissaient entrevoir un écart important entre le taux de croissance des deux populations, celui des Mélanésiens équivalant, sur la période 1983-1989, à près de neuf fois celui des Européens. Les tout premiers résultats du recensement de 1996 étaient, pour le moins, attendus avec impatience. Ils ont toutefois révélé des résultats surprenants (tableau 1).

Tableau 1 : Composition ethnique de la population en 1989 et en 1996 (source : I.T.S.E.E)

Tableau 1 : Composition ethnique de la population en 1989 et en 1996 (source : I.T.S.E.E)

3Ces résultats indiquent que le taux de croissance de l’ensemble de la population a augmenté, passant de 2,05 % par an entre 1983 et 1989, à 2,62 % entre 1989 et 1996. Fait notable contrastant avec les tendances de la période précédente, ce sont les effectifs des Européens qui ont, depuis 1989, le plus rapidement progressé (tableau 2) :

Tableau 2 : Taux de croissance annuel par ethnie en 1960 et 1996 (source : I.N.S.E.E-I.T.S.E.E. à partir de 1956 et archives)

Tableau 2 : Taux de croissance annuel par ethnie en 1960 et 1996 (source : I.N.S.E.E-I.T.S.E.E. à partir de 1956 et archives)
  • 1 En 1989, alors que le vote des Wallisiens et Futuniens se rattachait jusque là au Rassemblement po (...)

4Le découpage ethnique recouvre partiellement un clivage entre indépendantistes et partisans du maintien de la Nouvelle-Calédonie au sein de la république française : ainsi ces derniers forment-ils de 80 à 84 % de l’électorat de la Province sud, composé en majorité d’Européens ; à l’inverse, la population de la Province des îles, presqu’exclusivement kanak, vote à plus de 70 % pour le courant indépendantiste (tableaux 3, 4 et fig. 1 ). L’importance du vote des groupes intermédiaires, tel celui des Wallisiens qui représentent, en 1996, 9 % de la population totale, apparaît dans ce context cruciale1

Tableau 3 : Élections provinciales de 1989 et 1995 et répartition ethnique

Tableau 3 : Élections provinciales de 1989 et 1995 et répartition ethnique
  • * en % de la population totale
  • en % de l’ensemble des électeurs

Note**
Note**

Tableau 4 : Elections régionales et provinciales de 1985 à 1995 en pourcentages des votes par parti

Tableau 4 : Elections régionales et provinciales de 1985 à 1995 en pourcentages des votes par parti
  • Rassemblement pour la Caledonie dans la république

Note*

  • § Front de libération nationale, kanak et socialiste

Note**§

  • ** Libération kanak socialiste

Note*****

5Si le référendum d’autodétermination prévu pour 1998 avait été maintenu, la croissance accrue des effectifs européens sur la période récente n’aurait eu aucune conséquence électorale, car les Accords de Matignon de 1988 ont limité à la population présente en Nouvelle-Calédonie à la date de leur signature le corps électoral appelé à se prononcer. Cette disposition visait en effet à neutraliser les effets liés à une immigration ultérieure aux accords ; la variabilité des résultats du scrutin tenait donc, en principe, à la seule capacité de conviction des partis politiques vis-à-vis du noyau de l’électorat présent en 1988, et non plus à la croissance démographique.

Figure 1 . — Découpages communaux et provinciaux.

6Si des recompositions internes ont affecté tous les camps, la part des « indépendantistes » et des « loyalistes » dans l’ensemble de l’électorat n’a guère varié entre les scrutins provinciaux de 1989 et ceux de 1995 (tableaux 3 et 4), la différence se résumant à un renforcement des tendances existantes ; les opposants à l’indépendance perdent du terrain aux îles Loyauté mais ils en gagnent en Province sud.

7À y regarder de plus près, ce rapport des masses critiques de population qui pèse aujourd’hui lourdement sur les choix électoraux et politiques semble avoir toujours tenu, dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, un rôle que les analyses tendent à sous-estimer. Il est au cœur de la réflexion engagée à l’occasion des Accords de Matignon-Oudinot en 1988 sur les concepts de déséquilibre et de rééquilibrage, réflexion qui, depuis, inspire les actions de l’État français sur le Territoire. Gilles Blanchet retrace, dans une mise en perspective historique, les grandes lignes de ces déséquilibres ethniques qui affectent les domaines foncier, économique et social. Au-delà, il montre comment ces politiques de rééquilibrage, « dernière orthodoxie » en matière de théories macro-économiques, sont inspirées par la mondialisation des économies et par l’impératif affiché d’un partage équitable des bénéfices de la croissance entre les différentes composantes de la population. C’est dans ce contexte que les pouvoirs publics en sont venus à adopter une politique que l’on peut dire « inégalitaire » ou « ethnique », la seule à même de réduire, dans des délais acceptables, les discriminations enregistrées de longue date entre Mélanésiens et Européens.

8Cette politique ethnique est particulièrement lisible dans deux secteurs, celui de la formation professionnelle et celui de l’aménagement du territoire, et deux exemples en sont ici présentés. Concernant la formation, l’Opération « quatre cents cadres », qu’examinent Gilbert David, Dominique Guillaud et Charles Washetine, représente un aboutissement dans la logique du rééquilibrage. Planifiée sur une période de dix ans, l’Opération vise essentiellement à pallier la carence de cadres mélanésiens sur le territoire en assurant de façon volontariste la formation de quatre cents d’entre eux. En fin de compte, l’Opération découle de l’incapacité du système éducatif secondaire à faire accéder un nombre suffisant d’élèves mélanésiens aux formations supérieures, et elle traduit l’impossibilité de réformer à court terme ce système. Le rééquilibrage prôné dans le domaine de l’aménagement, quant à lui, vise à réduire les disparités économiques entre la Province sud, dont la population est à majorité européenne et où se trouve la capitale du territoire, et le reste de la Nouvelle-Calédonie, qui est à majorité mélanésienne ; il trouve notamment sa traduction dans d’ambitieux projets de création ex nihilo d’infrastructures et de villes nouvelles dans le nord de la Grande-Terre, afin de-contrebalancer l’hégémonie écrasante de Nouméa. La démesure de tels projets, comme celui du « H » organisé autour de la route transversale Koné-Tiwaka que nous présentent Gilbert David, Patrick Pillon et Marilyn Wagino, est à l’échelle des déséquilibres observés, et elle trahit une conception autant symbolique qu’économique de l’aménagement : à l’origine, le projet, conçu par Jean-Marie Tjibaou et la Région nord, s’inspirait de modèles ancrés dans les références culturelles ; l’actuelle province a tenu à reprendre cet héritage à son compte.

9Les mesures de rééquilibrage interviennent à un seuil de la croissance des effectifs mélanésiens et, parallèlement, à une étape de leur processus de reconstruction identitaire. Entre le recensement de 1976 et celui de 1989, la part de la population mélanésienne dans la population totale du territoire, pour la première fois dans l’histoire, avait en effet recommencé à s’accroître de façon durable (figure 2).

Figure 2. — Evolution de la composition ethnique du territoire entre 1891 et 1996.
(Sources : archives, I.N.S.E.E/I.T.S.E.E)

10La reconstruction d’une identité kanak résulte d’une évolution sur le long terme à laquelle l’éducation, la constitution d’une élite mélanésienne, la participation accrue à la vie politique ont largement contribué. Néanmoins, en dépit des efforts entrepris depuis plusieurs années, de grandes inégalités continuent d’affecter la répartition des ressources, des services, des qualifications et des emplois entre les ethnies de Nouvelle-Calédonie. Pour peu que l’on se penche sur l’histoire du territoire, on constate que les discriminations sont établies de longue date et peut-être, de ce fait, d’autant plus difficiles à gommer.

Dépopulation et spoliation foncière

  • 2 Les hypothèses concernant les effectifs de la population kanak au moment de la prise de possession (...)

11La prise de possession de la Nouvelle-Calédonie en 1853 marqua le point de départ d’une longue phase de dépopulation pour les autochtones : les raisons épidémiologiques de la baisse considérable des effectifs kanak sont connues, tout comme le sont les conséquences des répressions militaires et les causes psychologiques dues aux spoliations foncières et aux déplacements de population. Tous ces facteurs, parmi lesquels il convient de ne point omettre l’évangélisation, provoquèrent une altération sociale et culturelle qui commençait, inéluctablement, par la perte du territoire qui était le support de l’identité des groupes précoloniaux. Entre 1860 et 1921, la population kanak passa de 42 000 à 27 000 personnes environ (SAUSSOL, 1981), pour retenir une estimation basse de la population initiale2. Cette dépopulation fut plus ou moins marquée selon les zones ; relativement atténuée dans les îles Loyauté, elle fut en revanche considérable dans certaines régions de la Grande-Terre. À Koumac, la population passa ainsi de 1 000 habitants environ vers 1855 à 134 en 1906 ; à Bondé tout proche, l’énumération des calamités est lancinante : épidémies de grippe en 1852 et 1853, de lèpre en 1866, de peste en 1903, 1904, 1906, 1909 et 1914, d’oreillons en 1912 ; expédition militaire en 1868, cyclones en 1853 et 1890, sécheresse en 1915. L’alcool provoque aussi des ravages.

12Parallèlement à ce déclin démographique des Kanak, la colonisation européenne, libre et pénale, opérait une poussée considérable. Démographie et foncier interférèrent rapidement car dès le départ, les Européens se lancèrent dans des politiques actives d’obtention de terres afin d’assurer leur emprise territoriale et leur développement économique. Les premières réserves furent délimitées dès 1868, et le code de l’Indigénat, promulgué en 1887, commença d’y astreindre les Kanak à résidence. Leur déclin démographique, voire le mythe de « l’extinction de la race » qu’ils étaient censés illustrer, furent le prétexte pour réviser à plusieurs reprises à la baisse l’étendue des aires dans lesquelles ils se voyaient confinés. L’aboutissement de ce processus fut le « grand cantonnement » du gouverneur Feillet, mené de 1894 à 1903 et qui rassembla dans les réserves tous les Mélanésiens en leur allouant une superficie moyenne de trois hectares par habitant ; il s’agissait alors de libérer les espaces nécessaires à l’implantation de colons libres recrutés en France afin d’assurer le développement de la colonie sur des bases jugées moins infâmantes que la colonisation pénitentiaire en vigueur depuis 1864. L’histoire de la plupart des régions de la Grande-Terre, dont Agnès Dalloz nous livre un exemple, fut pendant longtemps celle du confinement de plus en plus pressant des populations kanak. Venant après les divers décrets fonciers et les interventions politiques et militaires des décennies précédentes, ce cantonnement fixait les superficies des réserves pour plus d’un demi-siècle. La parcimonie dont il procédait s’inscrivait dans une conception implicite de l’utilisation des terres qui était plus conforme à une mise en valeur par une exploitation de type européen, qu’aux usages extensifs et itinérants des populations mélanésiennes.

13Les Européens, d’ailleurs, en vinrent rapidement à légiférer sur la propriété des terres mélanésiennes, et les premiers écrits et débats relatifs au foncier et à la place des Mélanésiens au sein de la colonie envisageaient déjà la mise en valeur des terres laissées à la disposition de ceux-ci. Il fut arrêté que ces terres seraient placées sous l’emprise collective des tribus composant les réserves ; néanmoins, cette décision découlait d’une perception erronée des droits fonciers précoloniaux puisque ceux-ci relèvent des lignages et des lignées qui les composent — chacun d’eux contrôlant, en la personne de son aîné, la portion de patrimoine foncier lignager qui est la sienne — et non pas de la « tribu » qui est une création coloniale rassemblant plusieurs lignages d’origines différentes.

14Quoiqu’il en soit, il ne faisait guère de doute pour certains que la mesure n’était que transitoire et que l’évolution universelle amènerait, à terme, le triomphe de la propriété privée individuelle. Saussol (1979 :406) résume la situation en ces termes : on voit « s’affronter deux courants antagonistes quant à la conception d’une politique mélanésienne. L’untraditionaliste” prônait le respect et la protection des structures foncières et sociales mélanésiennes pour éviter la détribalisation et la prolétarisation du groupe. Ce point de vue était, entre autres, défendu par la Mission. L’autre,assimilatiniste”, cherchait à favoriser la destruction de ces structures, perçues comme un frein à l’évolution, de façon à hâter la naissance d’une nouvelle société calquée sur le modèle européen. Entre les deux, une administration temporisatrice et immobile dont on peut dire qu’elle se comportait comme si elle était sans idées pour un problème qui lui paraissait, au demeurant, de peu d’importance. D’où l’absence de politique indigène et le maintien des choses en l’état ».

  • 3 Ce fut souvent le cas dans la période d’installation d’une colonisation agricole européenne, comme (...)

15Ces ancrages idéologiques n’empêchèrent pas l’administration d’abandonner les Mélanésiens sur l’espace des réserves ou de les utiliser en tant que force de travail à son service comme à celui des colons3, ajoutant ainsi à la régression des pratiques horticoles d’autres obstacles à une amélioration de la situation économique, sociale et culturelle des réserves. Les nouvelles activités de la mine, de l’élevage et les corvées imposées aux Mélanésiens ponctionnèrent la force de travail des réserves, et provoquèrent ainsi une régression irréversible des savoirs et des pratiques horticoles sur lesquels reposait autrefois le système de production : Dominique Guillaud et Hélène Specq, avec l’exemple de Koumac, nous font part de cette dégradation absolue des conditions de l’agriculture vivrière autochtone, que les moyens ou les objectifs de production des Européens ne sont guère parvenus à remplacer.

Une renaissance de l’identité kanak

  • 4 Les autochtones de la Grande-Terre étaient toutefois médiocrement appréciés en tant que force de t (...)

16En 1932, conformément aux pratiques en vigueur dans l’ensemble des colonies française, l’administration imposa la plantation de cinq cents pieds de caféiers par membre de la maisonnée : les Mélanésiens accédèrent, ce faisant, à l’une des deux principales productions, élevage et caféiculture, qui faisaient alors la richesse agricole du territoire. Succédant au modèle du réservoir de main-d’œuvre4, cette décision administrative qui promouvait le modèle d’une paysannerie productrice de marchandises fut activement combattue par les fractions de la population coloniale qui estimaient leurs intérêts lésés : à terme, en effet, la main-d’œuvre mélanésienne s’étant raréfiée et ayant renchéri, la caféiculture qui avait fait les beaux jours de la colonisation libre devint une culture essentiellement mélanésienne. Ainsi que le révèle Alain Saussol, ce fut la première tentative, assez largement réussie, de promotion d’un paysannat mélanésien.

  • 5 A l’origine, l’Union calédonienne fédéra le milieu mélanésien ainsi que de larges couches de la po (...)
  • 6 En 1956, la population mélanésienne s’élevait à 34 969 personnes (I.T.S.E.E., 1969) ; plus de 83 % (...)

17La reprise démographique dans les réserves, lente au départ, s’accéléra après la Seconde Guerre mondiale (tableau 2 supra). Cette période vit les premières transformations politiques d’envergure quant à la place des Mélanésiens dans la vie du pays : lorsque la Constitution de la IVe république abrogea le code de l’Indigénat en 1946, ils devinrent citoyens français et acquirent du même coup le droit de vote. Avec l’accession de Maurice Lenormand à la députation en 1951, la création de l’Union calédonienne en 1953 et la Loi cadre de 1956 — qui mettait en place un exécutif territorial dont les ministres étaient issus de l’Union calédonienne — le milieu mélanésien était, pour la première fois depuis la prise de possession, représenté au niveau territorial par un parti porteur de ses intérêts spécifiques et par des individus issus de son sein5 . Si les Kanak obtinrent, avec l’adoption d’une politique d’agrandissements de réserve, la première révision de quelqu’ampleur du découpage foncier issu de l’implantation coloniale, de telles redistributions n’étaient toutefois associées à aucune dynamisation d’une agriculture qui restait leur insertion majoritaire6, et qui demeurait livrée à ses maigres forces, hypothéquées par les contraintes foncières des réserves.

18Dans les années soixante intervint un bouleversement démographique, lié autant à l’arrivée de rapatriés d’Algérie qu’au « boom » du nickel à partir de 1968, qui provoqua une immigration massive d’Européens et d’Océaniens venus s’employer dans les différents secteurs de l’économie territoriale florissante (tableau 2 supra) ; majoritaires lors du recensement de 1956, les Kanak, au dénombrement de 1974, ne formaient plus que 41 % de la population du territoire. Toutefois, la conjoncture économique euphorique ne dura pas cinq ans, et lorsque la crise économique mondiale toucha la Nouvelle-Calédonie dans le milieu des années soixante-dix, certains salariés mélanésiens se replièrent dans les périphéries de Nouméa et la plupart d’entre eux retournèrent dans les réserves largement soumises à la pression foncière et marquées par l’extrême faiblesse de leurs potentialités économiques.

De la mobilisation politique kanak à la reconquête foncière

19Dans les années soixante, le secteur mélanésien était devenu l’objet d’enjeux de politique intérieure mêlés à des considérations sur la modernisation : les agrandissements de réserve de la décennie précédente, accusés d’être improductifs, furent alors remplacés par une politique de redistribution foncière individuelle au titre des locations et des concessions domaniales avec obligation de mise en valeur. Parallèlement, les Services ruraux tentèrent de mettre en place des formes modernes de production, en créant la coopérative de Ouitchambo, puis les sociétés civiles d’élevage de Poindah et de Table-Unio : elles se révélèrent des échecs plus ou moins complets.

20Lorsque la crise économique s’installa dans le milieu des années soixante-dix, le secteur rural mélanésien devint le lieu de gestation d’un mécontentement social, et les partis indépendantistes, de plus en plus, se rallièrent autour du principe, fort mobilisateur, des réparations foncières, lequel fut érigé en mot d’ordre politique. Un peu partout sur la Grande-Terre, des conflits éclatèrent entre Mélanésiens et colons européens, les revendications de terres se multiplièrent et des domaines furent symboliquement occupés. Dans un but de conciliation, en 1978, le Plan de développement économique et social à long terme pour la Nouvelle-Calédonie — connu localement sous l’appellation de « Plan Dijoud », du nom du secrétaire d’état alors en charge des départements et territoires d’Outre-mer — préconisa une intervention massive sur le secteur mélanésien. Celle-ci prévoyait le lancement de la première réforme foncière de l’histoire du territoire et la promotion d’une importante opération de développement axée sur la caféiculture et sur la mise en place de structures d’élevage bovin ; ce plan représente certainement la première tentative de rééquilibrage avant la lettre. Des trois textes traitant dans cet ouvrage de la question foncière, les deux premiers se placent à l’échelle des réserves autochtones, celles de la commune de Yaté pour Louis Mapou et celles de la commune de Poya pour Agnès Dalloz ; ces analyses montrent comment la situation foncière initiale et les relations intra-tribales des groupes concernés ont évolué sous l’effet des politiques de redistribution de terres et des réajustements internes à la réserve. Le troisième texte, également de Louis Mapou, se veut autant une explication qu’un bilan de toute l’action entreprise sur le territoire dans le cadre de la réforme foncière.

21Pour radicale qu’ait été cette réforme, qui reconsidère quelque peu le partage des terres entre les ethnies et qui, surtout, consacre pour la première fois la reconnaissance de la prééminence des droits fonciers kanak, elle ne se dissocie toujours pas de la volonté d’intégrer les Mélanésiens à l’économie marchande. Alors que cette association systématique de la terre à sa mise en valeur économique est constante dans l’histoire des politiques foncières sur le territoire, les Kanak voient essentiellement dans les changements en cours l’occasion de se réapproprier leur domaine foncier : c’est sans conteste dans ce décalage persistant entre les objectifs des réformes et les motivations profondes de leurs bénéficiaires qu’il faut rechercher, comme le soulignent les deux auteurs, les causes de l’échec répétitif des projets de développement.

22Un autre objet de malentendu a trait aux réserves. De façon significative et pendant longtemps, celles-ci ont été considérées par les instances de décision comme un frein au développement. En réalité, elles ont fourni à la société kanak son nouvel espace de référence, et lui ont permis de retrouver, tant bien que mal, un certain équilibre social et culturel. La population mélanésienne y a également puisé un nouveau dynamisme démographique : il est pertinent de relever que le renouveau de cette population survient au moment où la génération née dans les réserves du cantonnement de Feillet parvient à l’âge adulte (Saussol, 1981).

23La préservation de la société kanak est, en partie, à mettre au compte d’une singularité du droit, qui permet aux autochtones de disposer de règles juridiques qui leur sont propres. En effet, en raison du principe de spécialité législative intéressant les T.O.M., le statut civil de droit particulier des personnes, qui s’appliquait autrefois à tous les autochtones du domaine colonial français, a pu rester en vigueur en Nouvelle-Calédonie. Il concerne les populations kanak, mais aussi wallisiennes et futuniennes, qui ont toutes cependant la possibilité d’opter — choix rarement retenu — pour le statut civil de droit commun. Le statut de droit particulier autorise la perpétuation de certaines pratiques traditionnelles pour ce qui a trait au droit civil, tant des personnes (naissance, adoption, mariage, décès) que des biens (règles de dévolution successorale notamment) (AGNIEL, 1995). Ce statut peut être considéré comme une tentative pour officialiser certains éléments du droit coutumier (par les « procès-verbaux de palabre » notamment) et, en fin de compte, pour concilier droit coutumier et droit commun. C’est ainsi que les réserves, où ont été préservées les règles de parenté essentielles de la société traditionnelle, sont, comme Louis Mapou le montre, les « bastions » à partir desquels peut se jouer, pour les Kanak, une prudente « aventure dans la modernité » : que ce soit dans l’expérience d’autres genres de vie, comme celui de la ville, ou dans l’expérimentation de nouveaux champs d’activité ou modes de coopération, la référence au monde de la réserve n’est jamais loin.

L’expérience du développement

24La rénovation économique du territoire dans l’après-guerre se traduisit notamment par un renforcement des services publics : les Services ruraux furent alors créés et, avec l’éducation de base, un embryon de service spécifique au milieu mélanésien fut mis en place en 1956. Toutefois, en liaison avec l’évolution générale du pays et de l’économie mondiale, le salariat s’étendit, et il concernait de plus en plus de Mélanésiens ; l’économie de comptoir céda la primauté à des formes plus modernes d’économie qui annonçaient un décalage grandissant, au sein du monde mélanésien, entre le salariat extra-rural et le milieu rural qui passait globalement à l’état de léthargie.

  • 7 Bien que représentant un outil permettant de contourner les contraintes juridiques et financières (...)

25Lorsque la crise économique du milieu des années soixante-dix survint, frappant de plein fouet les salariés mélanésiens et les obligeant à se replier en tribu, les partis à majorité mélanésienne insistèrent sur la gravité de la situation dans les réserves et sur les risques d’explosion sociale. Subordonnant en grande partie « la stabilité et l’harmonie sociales du territoire [...] à la participation de l’ethnie mélanésienne au développement économique » (U.P.M., 1975), l’Union progressiste multiraciale, qui deviendra l’Union progressiste mélanésienne, milita activement pour la création d’un fonds de développement rural adapté aux spécificités juridiques des réserves : dans ces dernières, la terre inaliénable ne pouvait faire l’objet d’hypothèques, et toute garantie faisait donc a priori défaut pour l’obtention des crédits nécessaires à l’entreprise rurale. C’est dans ce contexte que fut créé, en 1975, le Fonds d’aide et de développement de l’intérieur et des îles (F.A.D.I.L.)7, qui eut plusieurs successeurs avant la mise en place des provinces et leur prise en charge du développement.

26Avec la réforme foncière de 1978, la relance de la culture du café fut décidée. Bien qu’imposée par la contrainte dans les années trente, elle avait été parfaitement intégrée dans les réserves ; toutes les conditions semblaient donc réunies pour que la caféiculture, qui avait fait ses preuves une quarantaine d’années auparavant, soit un nouveau succès dans les réserves. Toutefois, les conditions économiques et sociales avaient grandement changé depuis, et l’Opération café, malgré l’étendue des subventions et de l’assistance technique, s’est soldée par un échec : ses causes, selon Gilbert David et Patrick Pillon qui analysent cette vaste entreprise, sont notamment à rechercher, outre dans les revenus médiocres de la caféiculture, dans une mauvaise adéquation des objectifs du développement aux contextes socio-économique et culturel du monde mélanésien.

27Durant une longue période historique, les interventions sur le secteur mélanésien émanaient en effet des seuls pouvoirs publics sans que les Mélanésiens fussent partie prenante. En Nouvelle-Calédonie, les deux seules collectivités publiques étaient l’État et le Territoire, et ce dernier avait toujours eu la compétence de principe en matière de développement ; dans le contexte de radicalisation des mouvements politiques des années 1980, cette situation suscita des oppositions actives de la part des partis mélanésiens les plus radicaux, tels que le PALIKA (Kohler, Pillon, 1986 : 45-53 ; Guiart, 1988 : 65). Les interventions successives de l’état visant à endiguer la crise traversée par le pays se traduisirent alors par l’accroissement des redistributions foncières et des flux financiers, la confirmation des interventions de développement en milieu autochtone, l’encadrement accru du secteur rural, la redistribution du pouvoir administratif et politique territorial et par la création des régions en 1985.

28Néanmoins, l’explosion sociale qui marqua les années 1984 à 1988 ne fit que confirmer les enjeux que recouvrait le secteur rural mélanésien. Afin de stabiliser la situation de crise, les Accords de Matignon créent les outils d’une réorganisation administrative et politique sur des bases provinciales en partenariat avec l’État, qui vise à favoriser le rééquilibrage économique et social du pays eu égard à la répartition spatiale des ethnies et au poids prépondérant de la ville de Nouméa et de ses communes satellites. En remplacement des Régions, des Provinces furent délimitées (figure 1) ; deux sur trois passèrent aux mains des partis mélanésiens majoritaires qui possédaient, dès lors, l’espace et les moyens de leur propre politique.

29Toutefois, la mise en place des régions entre 1985 et 1986 et l’institutionnalisation du conflit politique central sur le devenir du territoire avaient entre-temps transformé les conceptions comme les pratiques du développement : les représentants des partis mélanésiens qui avaient pris la tête de trois des quatre régions du pays avaient à cette occasion été confrontés aux limites de leurs modèles et de leurs analyses, et s’étaient heurtés aux mêmes contraintes géographiques, économiques et sociales que leurs prédécesseurs ; il n’avait pas suffi de prendre le relais de l’administration territoriale pour que les difficultés du développement en milieu mélanésien fussent levées. Cette brève période d’exercice du pouvoir a suffi à tirer un bilan des approches idéologiques, et c’est sur une vision plus pragmatique des choses que s’élaborent les politiques provinciales à partir de 1990.

30Ce pragmatisme est particulièrement net dans la Province nord où, contrairement aux anciennes politiques de développement qui visaient l’ensemble de la population agricole, la priorité est désormais accordée aux actifs performants : la production se doit d’être efficace. Dans cette perspective, il a été décidé de mettre un terme à l’Opération café, de réduire au maximum les frais d’encadrement et d’assistance technique, de réorganiser le Groupement agricole des producteurs de la côte est (G.A.P.C.E.) et de recentrer les efforts sur les cent à cent cinquante producteurs les plus performants parmi le millier ou plus qui produit du café. Le schéma est identique dans le domaine de l’élevage bovin mélanésien, où l’accent est mis sur la consolidation des exploitations les plus susceptibles d’évoluer et sur l’installation de jeunes producteurs dont le projet présente des garanties de viabilité. Cette évolution, comme le soulignent Gilbert David et Patrick Pillon, implique le passage des structures lignagères et tribales des groupements d’élevage aux structures de la société anonyme, la gestion collective et le bénévolat qui avaient présidé à la création de la plupart des groupements d’élevage ne débouchant que sur des impasses en matière de productivité ; l’accent mis sur « une spécificité mélanésienne », qui était prégnant dans les approches antérieures, s’est, dans une large mesure, estompé, ou n’occupe plus la position focale qui était autrefois la sienne.

31La priorité accordée à l’économie a permis à la Province nord de franchir le cap difficile de l’installation sans perdre des parts trop importantes du marché de la viande bovine, prouvant ainsi ses capacités de gestion. Ce succès s’avère néanmoins coûteux ; il a ponctionné une large partie des ressources des services techniques provinciaux au détriment des autres productions. Il est d’ailleurs paradoxal qu’une province dont la population est en majorité mélanésienne s’intéresse si peu au développement des cultures vivrières, dont Dominique Guillaud et Hélène Specq soulignent l’importance en matière de sécurité alimentaire. Qui plus est, dans le domaine de la caféiculture, les efforts du G.A.P.C.E. n’ont pas pu compenser les effets du désengagement de la province en matière d’encadrement des planteurs, dont la production en 1995 a chuté à 36 tonnes. Le passage du cyclone Béti en mars 1996 s’est soldé par une production inférieure à 15 tonnes, soit le quart du tonnage nécessaire au G.A.P.C.E. pour équilibrer le fonctionnement de son unité de torréfaction ; 50 tonnes ont donc été importées de Papouasie Nouvelle-Guinée. Enfin, le G.A.P.C.E. a envisagé la création d’une plantation de 16 ha (21 000 pieds de robusta et 19 000 de catimor) pour assurer l’alimentation future de son unité, ce qui consacre la marginalisation de la petite caféiculture villageoise dans la filière du café en Nouvelle-Calédonie.

32Du fait d’une concurrence économique beaucoup moins vive avec la Province sud, liée à l’éloignement et à l’insularité, la Province des îles s’est montrée nettement moins novatrice que la Province nord en matière de développement. La priorité donnée aux micro-projets s’y est prolongée jusqu’en 1992-1993 et ce n’est qu’au second Code de développement en 1994 qu’une plus grande attention a été portée à la rationalité économique.

33Quoiqu’il en soit, comme le souligne Jean-Brice Herrenschmidt, les contraintes économiques sont telles aux îles Loyauté que les projets ne peuvent être rentables que s’ils sont subventionnés... De fait, la fonction productrice du développement y est doublement détournée : à l’amont, elle répond à une logique de transfert financier impulsée par l’État et destinée à maintenir la paix civile, logique dont les îles Loyauté offrent l’illustration la plus claire sur le territoire ; à l’aval, elle sert une stratégie interne à la société kanak et qui est axée sur le prestige social et sur le contrôle foncier. Ce contexte incite d’autant moins à l’optimisme quant à la viabilité du secteur touristique — dans lequel les autorités provinciales voient pourtant, depuis plus de cinq ans, le moteur de l’économie loyaltienne — que, comme partout en Nouvelle-Calédonie, les hôtels et les gîtes existants procurent peu d’emplois aux tribus environnantes, où les jeunes sont livrés à l’inactivité. Or, le développement du tourisme est conditionné par son insertion dans l’économie locale, ce qui implique la mise en œuvre de projets intégrés, recherchant dès leur conception les complémentarités entre tourisme, agriculture, artisanat et pêche.

34L’échec fréquent des micro-projets et leur faible pouvoir d’entraînement en cas de réussite ont montré que les aides au secteur productif n’étaient guère en mesure de susciter un développement économique d’ensemble. C’est pourquoi, avec la provincialisation, l’accent a été mis sur la réalisation préalable d’infrastructures supposées stimuler, en retour, le secteur productif en ouvrant l’espace à la circulation des hommes et des marchandises, et en permettant des implantations nouvelles de populations et d’unités économiques : priorité est désormais donnée aux macro-projets. Ainsi, en Province nord, le projet du « H » fut conçu autour de la transversale routière Koné-Tiwaka, d’une ville nouvelle et d’une zone portuaire et aéroportuaire. Néanmoins, cette conception, si elle a un fort pouvoir intégrateur pour la partie centrale de la province, n’aura cependant que peu d’incidence sur les régions périphériques du nord-est et du sud-est (Ouégoa, Pouébo, Canala) qu’elle laissera dans leur isolement actuel. De plus, l’implantation d’une usine métallurgique dans le nord, si elle venait à être confirmée, pourrait modifier radicalement la situation. Le projet n’est certes pas nouveau ; apparu au cours du « boom du nickel » en 1969 et enterré en 1974 lors de la récession, il est remis en scène au début des années 1990 par Robert Frouin, maire de Koumac, inquiet de la marginalisation spatiale de sa commune par rapport au « H du nord » ; cependant, il ne rencontre à ce moment-là que l’hostilité de la majorité indépendantiste de la Province nord et les réticences de l’État, qui juge le projet, évalué à 1 milliard de dollars US, trop coûteux. Les temps ont, semble-t-il, changé car la Société minière du sud Pacifique (S.M.S.P), associée au géant canadien du nickel Falconbridge, a présenté un projet d’un coût similaire sur lequel un consensus semble s’être dégagé entre l’État, le F.L.N.K.S. et la Province nord. Anne-Sophie Carnuccini et Dominique Guillaud décrivent la genèse et les enjeux de ce projet d’usine du nord, en le confrontant aux multiples projets de complexes industriels et urbains qu’a connus le territoire depuis plus d’une trentaine d’années. Peut-être faudra-t-il d’ailleurs revoir les chances de cet aménagement conçu en pleine euphorie minière, car le dénominateur commun à chacun des projets est avant tout leur finale évanescence... Néanmoins, l’aspect novateur de l’usine du nord est l’apparition des Mélanésiens dans les débats que le projet suscite ainsi que celle de nouveaux enjeux, et au premier chef la disposition du sous-sol et des ressources naturelles.

La ville : le dernier « champ » à conquérir pour les Kanak

35Aujourd’hui, l’un des déséquilibres les plus sensibles et de plus en plus patent, au fur et à mesure de la « reconquête » foncière des Mélanésiens et de leur accession à un statut, à des droits et à des fonctions plus équitables, intéresse l’opposition entre Nouméa et le reste du pays. La capitale, avec sa banlieue formée des communes limitrophes de Dumbéa, du Mont Dore et de Païta, regroupe 60 % de la population du territoire. Elle est le centre des activités économiques : les deux-tiers des actifs, 90 % des personnes de niveau universitaire et la très grande majorité des fonctionnaires s’y concentrent.

36Du fait des décrets pris dans le cadre de la promulgation du code de l’Indigénat, appliqué en 1887 dans la crainte des troubles et dans le but de contrôler les populations autochtones, Nouméa a pendant longtemps restreint le séjour des Kanak dans ses murs. Comme nous le montre Dorothée Dussy, la ville s’est faite plus volontiers, au fil de son histoire, le reflet des modes et des politiques urbanistiques de la métropole ou de ses colonies que celui des cultures et des réalités locales.

37Nouméa s’est ouvert à la communauté mélanésienne depuis la fin du deuxième conflit mondial, mais c’est surtout le « boom » du nickel qui fut à l’origine d’une importante immigration : le taux de croissance de la population kanak du Grand Nouméa fut supérieur à 7 % par an durant cette période. Outre les Kanak, on assiste, surtout ces dernières années, à une forte croissance des effectifs non-européens dans la ville, phénomène qu’illustrent Valérie Derruelle et François Sodter avec les Ni-Vanuatu et les Wallisiens et Futuniens. Pour la première fois dans l’histoire de Nouméa, les populations non-européennes sont en passe de former une masse critique susceptible de modifier sérieusement l’identité de « ville blanche » qu’avait jusqu’alors la capitale du territoire, avec ou sans sa périphérie (figures 3 et 4).

38Parallèlement à cette mixité ethnique croissante, le phénomène le plus marquant de ces dernières années dans la capitale est sans conteste la floraison de l’habitat spontané à l’initiative des populations kanak, mais plus généralement océaniennes : celles-ci sont tout autant en quête de solutions à la cherté exceptionnelle des logements de la ville, que d’un mode de vie plus adapté à leurs aspirations et à leurs habitudes. Nombreux, parmi ces « squateurs », sont ceux qui ont ainsi délaissé les grands ensembles surpeuplés de la périphérie pour construire leur « cabane » familiale et disposer alentour d’une parcelle de culture. Ces nouvelles pratiques de l’espace urbain, qu’évoque Dorothée Dussy, vont de pair avec l’importation de nouvelles habitudes qui contribuent à souligner de plus en plus l’identité océanienne de la ville : la multiplication des kava-bars, que décrit Annabel Chanteraud, ne représente pas le moins insolite des phénomènes.

  • 8 C’est le domaine spatial, social et politique correspondant à une chefferie : le « séjour paisible (...)

39L’urbanisation des Kanak, dont les causes sont décrites par Michel Naepels, emprunte des filières spécifiques de migration qui tissent, à l’échelle de la Grande-Terre et des îles, le réseau moderne des relations et des alliances. Cette urbanisation est indissociable d’une certaine valorisation de la mobilité qui imprègne la société traditionnelle. En fait, l’insertion des Kanak dans la ville ne s’accompagne aucunement d’une coupure avec le monde des réserves. Ainsi, les migrants prennent-ils soin de conserver un champ en tribu, en dépit du temps qui a pu s’écouler depuis leur installation à Nouméa, et ils cultivent généralement le projet d’un retour, à terme, dans la réserve. Qui plus est, les formes d’habitat urbain spontané que produisent les populations océaniennes, et kanak en particulier, sont à peu de choses près identiques à celles que l’on rencontre en tribu : Nouméa ne serait-il pas, pour les Kanak, un nouveau mwaciri8, comme le suggère Michel Naepels ? Cette prégnance de l’univers de la réserve est perceptible jusque dans l’habitude, chez les Mélanésiens résidant en ville, de s’inscrire sur les listes électorales de leur commune rurale d’origine, ce qui, pour les indépendantistes qui tentent de combattre activement cette tendance, est susceptible de représenter un obstacle à la représentation dans la municipalité nouméenne des groupes urbains minoritaires, parmi lesquels se recrutent le plus volontiers les partisans de l’indépendance.

Figure 3. — Evolution de la Composition ethnique de Nouméa entre 1868 et 1996.

Figure 4 : Evolution de la Composition ethnique du Grand Nouméa entre 1956 et 1996.

  • 9 Ce taux est notamment alimenté par les migrations d’Européens quittant les zones rurales de la Gra (...)

40Les tout derniers résultats du recensement de la population de 1996 font apparaître que la population de Nouméa et surtout du Grand Nouméa connaît depuis six ans un rythme de croissance accru par rapport à celui de la période précédente9 (tableau 5).

Tableau 5. — Taux de croissance annuel de la population entre 1956 et 1996

Tableau 5. — Taux de croissance annuel de la population entre 1956 et 1996

41Une bonne partie de cette croissance est imputable, à la fois, à l’immigration européenne déjà évoquée et à l’installation en ville des Kanak et des Océaniens, facilitée par l’essor du phénomène des squats.

42Quels que soient les ensembles que l’on retienne, Nouméa seul ou la totalité des communes de l’agglomération, la croissance reste limitée au regard de ce que l’on observe habituellement en milieu urbain, même s’il convient de rappeler que le contexte océanien et insulaire est singulier. À titre de comparaison, la Province nord, qui atteint aujourd’hui 41 413 habitants, a connu ces six dernières années un taux de croissance annuel de 3,08 %, qui est donc supérieur à celui de la capitale du territoire. Peut-être faut-il voir, tout simplement, dans le taux de croissance relativement modéré de la ville comme de sa périphérie par rapport au monde rural, les premiers résultats des politiques de rattrapage engagées. Compte tenu des enjeux électoraux déjà mentionnés, il n’est pas étonnant que le rééquilibrage apparaisse comme l’alternative à une confrontation ethnique et politique, qui aurait alors de fortes chances de se situer en milieu urbain.

43Nouméa, août 1996-avril 1998

Case kanak. La période de transition ouverte par les Accords de Matignon doit enclencher un véritable processus de transformation du territoire en mettant en place une politique de développement qui supprime les inégalités les plus criantes entre les communautés, afin de renverser une situation lourde de dangers pour l’avenir. La notion, bien dans l’air du temps, de “rééquilibrage”, désigne la philosophie des réformes à entreprendre. (P. Pillon).

Bibliography

RÉFÉRENCES

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Guiart, R. (1988) — Développement mélanésien et situation coloniale. Atelier populaire international, 88 p.

I.T.S.E.E. — Recensements de la population de 1956, 1969, 1983, 1989, 1996 ; dénombrement de la population de 1974.

Kohler, J.-M. ; Pillon, P. (1986) — Économie domestique et développement. L’Opération café. ORSTOM, Nouméa, 195 p.

Saussol, A. (1979) — L’héritage. Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie. Publ. de la Soc. des Océanistes n° 40, Paris, 493 p.

Saussol, A. (1981) — Évolution du peuplement. Atlas de la Nouvelle-Calédonie et dépendances, planche 23. ORSTOM, Paris.

U.P.M. (1975) — Fonds d’aide au développement équilibré. Union progressiste multiraciale, Comité d’action, ms.

Notes

1 En 1989, alors que le vote des Wallisiens et Futuniens se rattachait jusque là au Rassemblement pour la Calédonie dans la république (R.P.C.R.), fut créé un parti « athnique » wallisien, l’Union océanienne (U.O.), qui se rangea peu à peu dans le camp indépendantiste. L’éclatement du parti survint en 1992, lorsque ses éléments plus radicaux fondèrent le Rassemblement démocratique océanien (R.D.O.), ce qui confirma encore ce ralliement ; ce dernier semble cependant contesté aujourd’hui par une large partie de l’électorat wallisien et futunien, qui s’est tournée vers les opposants à l’indépendance lors du scrutin de 1995.

2 Les hypothèses concernant les effectifs de la population kanak au moment de la prise de possession du territoire sont très variables, et vont jusqu’à 80 000 habitants dans le milieu du xixe siècle. Compte tenu des causes de la dépopulation (épidémies notamment), cela ne préjuge pas des effectifs antérieurs à l’arrivée des tout premiers Européens (Cook en 1774).

3 Ce fut souvent le cas dans la période d’installation d’une colonisation agricole européenne, comme l’indiquent des exemples similaires en Nouvelle-Zélande et en Papouasie Nouvelle-Guinée.

4 Les autochtones de la Grande-Terre étaient toutefois médiocrement appréciés en tant que force de travail, au contraire des habitants des îles Loyauté.

5 A l’origine, l’Union calédonienne fédéra le milieu mélanésien ainsi que de larges couches de la population européenne globalement opposées aux puissantes familles du territoire détentrices des grandes exploitations pastorales, de l’économie de comptoir — qui drainait les ressources de l’arriére-pays — et de l’économie minière.

6 En 1956, la population mélanésienne s’élevait à 34 969 personnes (I.T.S.E.E., 1969) ; plus de 83 % d’entre elles vivaient dans les réserves (François Sodter. comm. pers.).

7 Bien que représentant un outil permettant de contourner les contraintes juridiques et financières du développement sur terres de réserve, les interventions du F.A.D.I.L. ne se limitèrent pas aux seuls Mélanésiens ; ces derniers représentèrent toutefois l’immense majorité des bénéficiaires.

8 C’est le domaine spatial, social et politique correspondant à une chefferie : le « séjour paisible » décrit par Leenhardt.

9 Ce taux est notamment alimenté par les migrations d’Européens quittant les zones rurales de la Grande-Terre lors des « événements » et de la période de crise qui marque les années 1984 à 1988

Endnotes

* en % de la population totale

en % de l’ensemble des électeurs

Rassemblement pour la Caledonie dans la république

§ Front de libération nationale, kanak et socialiste

** Libération kanak socialiste

List of illustrations

Title Tableau 1 : Composition ethnique de la population en 1989 et en 1996 (source : I.T.S.E.E)
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Title Tableau 2 : Taux de croissance annuel par ethnie en 1960 et 1996 (source : I.N.S.E.E-I.T.S.E.E. à partir de 1956 et archives)
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Title Tableau 3 : Élections provinciales de 1989 et 1995 et répartition ethnique
Caption Note**Note**
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Title Tableau 4 : Elections régionales et provinciales de 1985 à 1995 en pourcentages des votes par parti
Caption Note*
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Caption Figure 1 . — Découpages communaux et provinciaux.
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File image/jpeg, 327k
Caption Figure 2. — Evolution de la composition ethnique du territoire entre 1891 et 1996.(Sources : archives, I.N.S.E.E/I.T.S.E.E)
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Caption Figure 3. — Evolution de la Composition ethnique de Nouméa entre 1868 et 1996.
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Caption Figure 4 : Evolution de la Composition ethnique du Grand Nouméa entre 1956 et 1996.
URL http://books.openedition.org/sdo/docannexe/image/1047/img-8.jpg
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Title Tableau 5. — Taux de croissance annuel de la population entre 1956 et 1996
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Caption Case kanak. La période de transition ouverte par les Accords de Matignon doit enclencher un véritable processus de transformation du territoire en mettant en place une politique de développement qui supprime les inégalités les plus criantes entre les communautés, afin de renverser une situation lourde de dangers pour l’avenir. La notion, bien dans l’air du temps, de “rééquilibrage”, désigne la philosophie des réformes à entreprendre. (P. Pillon).
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