Chapitre 10 - La méthodefollow-the-thing : pour une biographie sociale et spatiale des aliments
p. 157-170
Note de l’éditeur
Texte intégral
1Ce chapitre expose une méthodologie d’investigation des faits alimentaires développée par la géographie humaine anglophone, l’approche dite follow-the-thing, qui vise à suivre les aliments dans l’espace afin d’en proposer des biographies sociales et spatiales. Cette approche rend visible les acteurs impliqués dans la circulation des aliments et caractérise leurs différents rôles. Elle permet aussi d’explorer les imaginaires géographiques des mangeurs, les représentations que ceux-ci ont de l’origine des aliments et l’impact de ces connaissances sur leur rapport à ces aliments.
2Pendant longtemps, la géographie humaine s’est surtout intéressée à l’alimentation par le biais de l’étude de la production, des paysages agricoles et des terroirs. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du xxe siècle que la discipline se tourne davantage vers la question des pratiques alimentaires. En France, Max Sorre s’intéresse aux régimes alimentaires dans les années 1950. Aux États-Unis, Frederick Simoons travaille sur les proscriptions alimentaires dans les années 1960. Dans cette approche géoculturelle, les pratiques alimentaires sont cartographiées et des facteurs explicatifs de ces pratiques sont identifiés. Pour autant, les géographes ont tardé à proposer une méthodologie robuste pour l’études des comportements alimentaires. Si, en France, l’approche culturelle en géographie se tourne vers une étude de la gastronomie et des « cultures alimentaires » (Fumey, 2010) à partir des années 1990, c’est dans le monde de la géographie anglophone qu’à la même époque la consommation alimentaire quotidienne devient un sujet d’investigation, sous l’influence notamment d’un tournant culturel qui donne la part belle aux représentations et aux significations dans l’étude du champ social. Paradoxalement, cette approche dite culturelle, telle qu’elle se développe dans le monde académique anglophone, est beaucoup plus politique et sociale que son pendant français, à résonance plus patrimoniale.
3Dans les années 1980, sous l’influence de ce tournant culturel, se développe dans le monde anglophone (et principalement en Grande-Bretagne) une géographie de la consommation cherchant à élargir le champ d’investigation de la géographie économique au-delà de la simple sphère de production. C’est dans ce contexte que des géographes vont proposer des modalités d’étude du caractère spatial de la consommation alimentaire. L’espace n’est alors plus uniquement considéré comme un support physique neutre sur lequel se déploieraient des filières d’approvisionnement régies par des contraintes politiques et économiques, mais aussi comme une ressource matérielle et idéelle pour les mangeurs et les autres acteurs du système alimentaire.
4Une première approche développée par David Bell et Gill Valentine s’intéresse plus spécifiquement au cadre géographique de la consommation alimentaire. Dans leur ouvrage Consuming geographies (1997), les deux géographes britanniques proposent une lecture multi-scalaire de la consommation. En prenant en compte les échelles du corps, du foyer, de la communauté, de la ville, de la nation et du monde, ainsi que les multiples articulations entre ces échelles, ils se concentrent sur les configurations spatiales et les itinéraires sociaux qui sont établis à travers les usages des aliments.
L’approche follow-the-thing
5Une deuxième approche proposée aux débuts des années 2000 s’intéresse plus aux aliments qu’aux mangeurs. Cette méthodologie suggère de suivre les aliments, de les accompagner dans leur cheminement à travers l’espace et d’en proposer une sorte de géobiographie. Elle est théorisée sous l’expression follow-the-thing et s’applique par la suite à l’étude des objets non alimentaires. Un ouvrage fondateur a fortement inspiré les concepteurs de cette approche : The social life of things, dirigé par Arjun Appadurai en 1986. Dans son chapitre introductif (Appadurai, 1986), l’anthropologue s’appuie sur les travaux de Karl Marx (notamment la théorie du fétichisme de la marchandise), de Georg Simmel (théorie de la valeur et de l’argent), de Jean Baudrillard (sur les objets et la consommation comme une manipulation de signes) ou de Mary Douglas et Baron Isherwood (sur les marchandises et la consommation) pour proposer une théorie sur la circulation des marchandises dans la société. Pour Appadurai, les marchandises n’ont pas de signification en soi : ce sont les humains qui leur attribuent des significations particulières par leurs transactions. Dans la mesure où les « choses-en-mouvement » (things in motion) peuvent « éclairer leur contexte humain et social » (Appadurai, 1986, p. 5), il propose comme méthodologie d’enquête de « suivre les choses elles-mêmes, car leurs significations sont inscrites dans leurs formes, dans leurs usages, dans leurs trajectoires » (ibid.).
6Dans les années 1990, Ian Cook, un géographe britannique, cherche à concilier l’approche d’Appadurai à une approche plus classique d’étude de filières (commodity chains) telle qu’elle est couramment pratiquée en géographie. Avec son collègue Phil Crang, ils proposent de s’intéresser à la « vie sociospatiale » des aliments ou, plus spécifiquement, de comprendre comment les flux et les réseaux globaux d’aliments, de personnes et de savoirs culinaires s’articulent dans des lieux et des situations particulières (Cook et Crang, 1996). Cook et ses collègues proposent ensuite d’acquérir une « compréhension biographique et géographique des aliments » (Cook et al., 1998, p. 162). Documenter les vies des aliments permet de mettre en lumière les relations dialectiques qui unissent l’alimentation et l’espace : nos choix alimentaires sont affectés par des pratiques situées à distance de notre expérience directe et, en retour, ces choix ont des effets sur des lieux situés au-delà de la sphère domestique de consommation. Dans une référence explicite à Appadurai, Peter Jackson propose quant à lui de « tracer une géographie sociale des choses » (Jackson, 1999, p. 104), et notamment des aliments. Paul Robbins fait de même, affirmant que « des processus sociaux, politiques et culturels investissent les objets de significations […] à mesure que l’échange les déplace dans et hors de situations socialement et politiquement définies » (Robbins, 1999, p. 401).
7On notera que cette approche se retrouve déjà sous une certaine forme dans l’ouvrage majeur de Sydney Mintz, Sweetness and Power (Mintz, 1985 ; traduction française : La douceur et le pouvoir). Dans son étude de l’histoire du sucre, l’anthropologue considère que production et consommation sont étroitement liées, et que les transformations dans l’usage de cet aliment ont entraîné des changements dans les significations qui lui sont attribuées. Néanmoins, dans son ouvrage, Mintz fait œuvre d’historien et « suit » le sucre de façon virtuelle, à partir d’archives et de sources secondaires.
8À la fin des années 1990, la méthodologie de « suivre les choses » n’est pas encore théorisée. Si certains géographes l’emploient, ce n’est que dans les années 2000 que Cook publie des articles consacrés à cette méthodologie à proprement parler : d’abord à son application (Cook, 2004), puis à sa théorisation (Cook et al.54, 2006).
Premières esquisses et mise en application
9Dans son article de 2004, intitulé « Follow the Thing: Papaya », Cook s’appuie ouvertement sur l’approche marxiste en géographie (développée notamment par David Harvey), laquelle suggère de « dé-fétichiser les marchandises » (Cook, 2004, p. 642) : quand il arrive dans l’assiette du consommateur, le produit est accompagné de significations qui masquent les véritables conditions socio-économiques qui ont présidé à sa production. Les valeurs conférées aux aliments sont posées comme naturelles par les mangeurs, alors que ce sont les humains qui leur donnent ces valeurs par leur travail : les rapports sociaux de production sont occultés dans la relation des mangeurs à leurs aliments. Pour lever le voile sur ce fétiche, Cook suit l’itinéraire qu’empruntent des papayes produites en Jamaïque et expédiées dans les supermarchés britanniques. Il interroge des cultivateurs, des contremaîtres, des acheteurs, des empaqueteurs, des importateurs et des mangeurs pour documenter une biographie sociale et spatiale des papayes. Il croise cette biographie à des considérations sur l’économie politique de la papaye, son histoire, ses trajectoires (routes) mondiales, sa consommation et sa fétichisation par la publicité.
10Son article se veut ouvertement novateur : le ton est non académique et le récit brise la linéarité de la chaîne d’approvisionnement, proposant une collection de vignettes plus qu’une argumentation méthodique. En exposant la façon dont le commerce mondial de la papaye est « enchevêtré dans des processus économiques, politiques, sociaux, culturels et agricoles » (Cook, 2004, p. 642), l’article vise également à provoquer des questionnements moraux et éthiques sur la connexion entre producteurs et consommateurs.
Une théorisation plus systématique
11En 2006, dans un article intitulé « Geographies of Food: Following », Cook expose plus longuement l’ancrage théorique de cette approche. D’après lui, en « suivant les aliments » et en « racontant des histoires avec eux » (Cook et al., 2006, p. 657), les chercheurs peuvent mettre en lumière à la fois les pratiques des acteurs du système alimentaire, la façon dont différentes significations sont conférées à un aliment par différents acteurs et en différents lieux au sein de ce système, ainsi que les relations entre ces pratiques et ces significations. Les valeurs attribuées aux aliments revêtent ainsi une forme de « dynamique spatiale » (Coles, 2013, p. 259).
12Cette méthodologie répond à un questionnement très présent dans la géographie humaine anglophone à cette époque : comment associer dans l’analyse les aspects économiques et les aspects culturels des marchandises ? Le postulat de départ est que l’économique et le culturel sont mutuellement constitués : les pratiques, catégories et valeurs économiques sont informées par des représentations et des significations culturelles particulières et, inversement, les représentations culturelles sont affectées par les pratiques et valeurs économiques (Freidberg, 2004, p. 9).
13D’une façon générale, la démarche follow-the-thing combine une approche d’économie politique, qui décrit les relations sociales de production et l’extraction de la plus-value tout au long de la chaîne d’approvisionnement, et une approche culturelle qui se veut poststructuraliste. Selon cette dernière approche, les pratiques et les énoncés des acteurs sociaux (et plus spécifiquement des consommateurs) ne sont ni préétablis par des structures socialement constituées, ni directement déterminés par l’organisation de la production : ils sont toujours soumis à l’interprétation, à la négociation et à l’expérience des acteurs individuels. Plus spécifiquement, il s’agit pour Cook de concilier deux approches : une démarche marxiste et la théorie de l’acteur-réseau (actor-network theory). La première considère classiquement que la production produit « l’objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation » (Marx 1993, p. 44). La seconde, alors très en vogue dans la géographie anglophone, rejette le dualisme entre « nature » et « société » pour proposer d’étudier la façon dont des entités humaines et non humaines s’agencent en réseaux (Latour, 1996). Ce faisant, elle vise à conférer une certaine forme de capacité d’action (agency) aux objets étudiés – par exemple, pour la papaye et le papayer, nous dit Cook (Cook et al., 2006, p. 650), le fait de changer le sexe de sa fleur, de sécréter des enzymes, de s’abîmer, etc. Par ailleurs, la théorie de l’acteur-réseau s’intéresse aux intermédiaires non humains (contrats, régulations, conventions, etc.) qui relient les acteurs et permettent à un acteur d’agir à distance sur un autre acteur.
14Cook rappelle que l’enjeu de cette approche est également d’ordre éthique et politique : « suivre les choses » doit permettre de mettre en lumière les différentes formes d’exploitation économique dans les systèmes alimentaires et de penser aux conditions d’émergence de réseaux d’approvisionnement alternatifs qui reconnecteraient les différents acteurs et remédieraient à la fragmentation des savoirs géographiques. Dans cette reformulation méthodologique, et pour répondre à certaines critiques, Cook précise que le fétiche qui enveloppe la marchandise et masque les relations de production ne doit pas tant être levé dans une opération quasiment épiphanique de dévoilement et d’accès à la chose même, mais qu’il doit plutôt être saisi, affronté, explicité. L’enjeu est alors d’opposer des récits alternatifs aux récits officiels, lesquels mettent en lumière certains lieux et certaines pratiques (par exemple le vert pâturage où paissent les bovins), tout en en masquant volontairement d’autres (par exemple l’abattoir).
15Par ailleurs, « suivre les choses » doit non seulement permettre de gagner en connaissance, mais également en empathie et en compréhension pour celles et ceux dont la vie est liée à la nourriture que nous achetons et mangeons, nous dit Cook (Cook et al., 2006, p. 660). Il conclut son article en appelant de ses vœux l’émergence d’études de l’alimentation (food studies) qui soient radicales et post-disciplinaires.
16Cette méthodologie a donné lieu à un site Internet55, animé par Ian Cook et ses étudiants. L’objectif de ce site, qui recense des travaux (mémoire d’étudiants, documentaires, articles de recherche, livres, etc.) mettant en œuvre cette approche d’une façon plus ou moins revendiquée, est clairement à visée éthique et pédagogique : il s’agit de montrer les ingrédients cachés des produits de consommation courante et d’exposer leurs conditions de production.
À la croisée des aliments, des lieux et des mangeurs
17L’aliment est central dans cette approche. Néanmoins, le mangeur n’est pas négligé : l’acte de consommation est envisagé du point de vue d’un produit, dont les significations sont construites et négociées tout au long du système alimentaire. Ces significations ne sont ni des attributs naturels ou intrinsèques qui y seraient matériellement fixés par le processus de production, ni le produit d’une culture englobante qui viendrait de l’extérieur se plaquer sur des objets. Au contraire, elles sont produites dans différents lieux en relation, et elles circulent grâce à plusieurs processus et à diverses pratiques. À mi-chemin entre matérialisme56 et culturalisme57, cette approche permet d’explorer les imaginaires géographiques des mangeurs, les représentations que ceux-ci ont de l’origine des aliments, et l’impact de ces connaissances sur leur rapport à ces aliments. Cette méthodologie permet donc une approche dialectique des rapports et des transactions matériels et sémiotiques qui relient les différentes composantes des systèmes alimentaires (production, transformation, distribution, consommation, régulation, etc.).
18Cette méthodologie met aussi en lumière les rapports de pouvoir et de domination qui président à l’attribution de significations. Plus les systèmes d’approvisionnement sont étendus, plus nombreuses sont les opportunités de négociation et de confrontation au sujet de ces significations. Cette approche peut notamment éclairer les changements brutaux de significations qui peuvent survenir quand un aliment passe d’une main à une autre, ou plus généralement les différentes significations que producteurs, transformateurs, distributeurs et mangeurs attribuent au même produit.
19Méthode lancée par des géographes, l’approche follow-the-thing interroge également les liens entre les lieux, les corps des mangeurs et les aliments. Par l’alimentation, les lieux ne sont pas uniquement connectés de façon linéaire. Pour le géographe Benjamin Coles, un aliment contient toujours une part du lieu dans lequel il a été produit et dans lequel il est consommé : les lieux sont « encastrés » (embedded) et « incarnés » (embodied) dans la substance même des aliments (Coles, 2013, p. 256). Ces lieux sont définis et produits par une interaction entre des caractéristiques matérielles, sociales et discursives, mais également par des interconnexions entre différents lieux. Ingérer un aliment, c’est ingérer une part de ces lieux, au sens matériel, mais également au sens discursif. En d’autres termes, manger un produit, c’est manger sa géographie – définie comme un « agencement de lieux » (Coles, 2013, p. 257). L’approche follow-the-thing permet donc d’examiner la façon dont différents lieux s’incarnent dans les aliments et dont ils sont ensuite matériellement et symboliquement ingérés par les mangeurs. Les « géographies incarnées du café » qu’expose Coles, en s’appuyant ouvertement sur la méthode follow-the-thing, sont éclairantes à cet égard.
20Cette méthodologie comporte donc deux dimensions : une dimension ontologique – en affirmant que les aliments sont attachés à de multiples lieux eux-mêmes en relation, et qu’ils prennent leur sens en lien avec ces lieux – et une dimension épistémologique – en considérant que c’est en suivant les aliments dans l’espace et en enquêtant dans ces multiples lieux que les rapports des mangeurs à ces aliments peuvent être éclairés.
Une ethnographie multi-site
21La mise en œuvre de la méthodologie n’est pas documentée de façon très détaillée dans la littérature. Principalement, le protocole d’enquête consiste en une ethnographie multi-site – donc par une approche résolument qualitative. Cook considère que le caractère multi-site est approprié pour déchiffrer la mondialisation des systèmes alimentaires, mais également que seule l’observation participante permet de comprendre les vies des producteurs, des transformateurs, des intermédiaires et des mangeurs. Il va cependant plus loin, appelant les investigateurs à une forte réflexivité dans leurs pratiques : dans une forme de narration auto-ethnographique (Cook et al., 2006, p. 660), les émotions suscitées par les découvertes faites, ainsi que la façon dont ces découvertes altèrent les propres connaissances et convictions de l’enquêteur, doivent être exposées. Cook donne peu de détails au sujet de la méthodologie d’enquête à proprement parler. Les différents auteurs qui ont mis en œuvre cette méthode favorisent les approches qualitatives et participatives, donnant la part belle aux histoires de vie des personnes interrogées. À l’échelle des mangeurs, les principales questions portent sur leurs imaginaires géographiques, sur leurs connaissances quant aux origines et modes de production des aliments, ou sur l’influence de ces connaissances sur leurs modes de consommation. À l’évidence, l’ethnographie de terrain doit être complétée par une recherche documentaire concernant les caractéristiques matérielles des aliments étudiés, la structuration des réseaux d’approvisionnement et leur évolution historique, les textes législatifs et réglementaires régissant leurs échanges et usages, les discours médiatiques ou publicitaires les évoquant, les éventuels débats de société à leur sujet, etc. Les sources de première main et de seconde main se complètent.
Limites et points de vigilance
22Ciblée sur un aliment particulier et sur sa trajectoire sociospatiale, cette méthodologie ne permet pas de rendre compte de l’intégralité des pratiques des mangeurs : elle éclaire le rapport à un aliment spécifique qui a été suivi dans l’espace, mais pas le régime alimentaire d’un mangeur au sens large et le sens qu’il donne à son alimentation.
23Par ailleurs, l’emploi de la notion marxiste de « fétichisme de la marchandise » a pu être considéré comme trop simpliste par certains auteurs. Premièrement, le fétiche attaché à une marchandise n’est pas le produit d’une intention de masquer sa réalité, mais plutôt l’effet inévitable du système d’échange marchand (Goss, 2004). Pour les marxistes, il serait bien illusoire de penser pouvoir s’en débarrasser en le mettant en lumière : seule l’abolition du mode de production capitaliste pourrait venir à bout de ce fétichisme. Deuxièmement, l’idée qu’il suffirait de dévoiler les conditions de production d’un aliment pour changer le comportement d’achat peut être considérée comme une approche moralisatrice, élitiste, voire comme une légitimation d’une économie néolibérale de marché dans laquelle le consommateur serait un acteur qui agirait de façon rationnelle s’il était correctement informé.
24L’ethnographie multi-site, sur laquelle s’appuie l’approche follow-the-thing, est en elle-même une méthodologie qu’il faudrait exposer en détail. Principalement, les auteurs qui emploient l’approche follow-the-thing font référence à l’article fondateur de Marcus (1995), lequel considérait dans les années 1990 l’ethnographie multi-site comme une méthode interdisciplinaire appropriée pour prendre en compte l’articulation du local et du global dans les faits sociaux. Plus récemment, le sociologue Jean-Pierre Hassoun a proposé l’expression d’« observation circulante » (Hassoun, 2020, p. 130) afin de mieux prendre en compte la circulation des objets, des personnes et des représentations entre les différents lieux étudiés.
25Finalement, l’approche follow-the-thing peut apparaître un peu dépassée dans les années 2020. Née à une époque où les systèmes alimentaires étaient encore en voie d’être mondialisés, elle n’est plus forcément appropriée à l’extrême diversité des réseaux d’approvisionnement actuels : elle est difficile à adapter à des aliments composés et ultra-transformés, ou dont les trajectoires spatiales sont trop complexes, fragmentées, ramifiées, changeantes, ou ponctuées par des ruptures (Hulme, 2017). Par ailleurs, elle ne paraît plus novatrice, tant se sont développés depuis lors les documentaires télévisés et articles de presse rendant visibles les coulisses de la mondialisation, les applications informatiques permettant d’obtenir des informations sur les aliments achetés ou les emballages de produits équitables arborant des visages de producteurs supposément émancipés et heureux. Néanmoins, cette inflation dans les informations communiquées par les entreprises agroalimentaires peut être considérée comme un nouveau régime de fétichisation des produits : l’approche follow-the-thing retrouverait alors tout son intérêt pour dévoiler les zones d’ombre de cette prétendue mise en lumière opérée par la communication.
Aspects éthiques et déontologiques
26Cette approche ne pose pas de question déontologique particulière, hormis celles habituellement posées par l’enquête ethnographique. Une vigilance particulière doit être observée à l’égard des informations personnelles recueillies lors des entretiens avec les différents acteurs (producteurs, consommateurs, etc.), ainsi que des informations confidentielles (secret industriel, etc.) qui pourraient être transmises, comme cela est parfois le cas dans l’étude des systèmes alimentaires. Comme toute démarche de recherche en sciences humaines, elle est soumise aux législations en vigueur dans l’espace où les enquêtes sont conduites et les données traitées (le règlement général sur la protection des données, ou RGPD, dans l’Union européenne par exemple).
Un positionnement multidisciplinaire
27En développant l’approche follow-the-thing pour l’étude de l’alimentation, la géographie approfondit la vocation systémique et le positionnement multidisciplinaire qu’elle a souvent revendiqués. Cette approche permet d’aller à l’encontre d’une conception linéaire d’une chaîne ou d’une filière d’approvisionnement dont la consommation ne serait que le point final. Elle ne détache pas les mangeurs du système qui permet de produire, transformer et acheminer des aliments, mais qui permet également, sur un mode plus discursif, de faire circuler les informations, les énoncés et les significations relatifs à ces aliments.
28L’approche permet donc de dépasser à la fois l’opposition entre production et consommation dans l’étude de l’alimentation, mais également la dichotomie entre le matériel et le discursif, entre les pratiques et les significations. C’est donc une méthodologie holistique qui s’appuie sur une ontologie fondamentalement relationnelle : les différentes composantes des systèmes alimentaires doivent être étudiées ensemble, et les aspects matériels ne peuvent être disjoints des aspects sémiotiques. Plus largement, cette démarche semble appropriée pour appréhender les changements ayant cours dans les systèmes alimentaires. Elle permet d’intégrer dans l’analyse la prise en compte des processus écologiques, des infrastructures matérielles, des réseaux économiques, des acteurs politiques et des dispositifs symboliques qui, tous ensemble, contribuent à définir et à réguler la présence, la circulation, la visibilité, les statuts et les multiples propriétés prêtées aux différents aliments.
29À l’évidence, cette démarche n’est pas purement géographique. Réduire le fait alimentaire à une simple question de localisation des aliments reviendrait à une forme de réductionnisme spatial qui nierait la substance des faits sociaux. La méthode suppose donc de mobiliser parallèlement d’autres outils des sciences sociales, et notamment la démarche socio-ethnologique : elle seule permet de rendre compte des pratiques observées, des discours entendus, et ainsi d’éclairer les pratiques alimentaires et de les interpréter comme de véritables faits sociaux sous-tendus par des logiques qui leur sont propres. Ainsi, cette méthode est assez peu technique et reste large dans sa définition : elle peut être mobilisée par toute personne ayant des connaissances générales en sciences sociales. En soi, elle est fondamentalement multidisciplinaire.
La viande en Inde : un exemple de biographie spatiale d’un aliment
30La mise en œuvre de la méthodologie consiste principalement à documenter les pratiques et les représentations des acteurs sur différents lieux du système alimentaire, en s’intéressant notamment aux changements qui affectent les significations attribuées à l’aliment étudié quand celui-ci est échangé et circule à travers l’espace. C’est cette méthode que j’ai appliquée lors d’une recherche doctorale qui portait sur les pratiques et les significations relatives à la viande dans l’État du Tamil Nadu (Inde du Sud), et dont les résultats ont ensuite été publiés dans un ouvrage (Bruckert, 2018).
31L’objet de cette recherche était d’éclairer les reconfigurations des statuts symboliques et juridiques des différentes viandes (poulet, bœuf, viande caprine et viande ovine) dans un contexte de mondialisation, d’urbanisation, de montée en puissance du nationalisme hindou et d’émergence de questions écologiques et sanitaires. Principalement, j’ai cherché à mettre en lumière des circuits spécifiques de la viande, avec leurs modalités sociotechniques propres, et à interroger la façon dont les significations attribuées à la viande sont façonnées, contestées et reconfigurées tout au long de ces circuits. L’hypothèse de départ était que les significations attribuées par les mangeurs aux différentes viandes ne sont pas uniquement façonnées dans l’espace de consommation, mais également tout au long des circuits d’approvisionnement : les acteurs qui élèvent les bêtes, les échangent, les abattent, découpent les carcasses, vendent la viande, la servent au restaurant, mais aussi ceux qui rédigent les réglementations, produisent des expertises, font circuler des informations ou militent dans des groupes religieux, environnementaux et de protection animale – tous ces acteurs façonnent les significations de la viande, en lien ou non avec les attentes et les imaginaires des mangeurs. Tout au long des circuits, les demandes des mangeurs induisent des façons de travailler particulières et, en retour, les contraintes et les choix des acteurs des filières façonnent des pratiques de consommation spécifiques.
32Dans cette recherche, la méthode employée était directement inspirée de l’approche follow-the-thing. Il s’agissait dans un premier temps d’interroger les différentes trajectoires de la viande dans l’espace social : où la viande est-elle située ? Où va-t-elle ? Où ne va-t-elle pas ? Quelles sont les pratiques et les significations relatives à la viande en chacun des lieux de ces circuits et comment varient-elles ? Une ethnographie multi-site a permis une étude des pratiques et des discours tout au long des circuits. Les lieux d’étude identifiés mettaient en jeu un gradient d’urbanité afin d’étudier les différentes étapes des circuits dans des contextes plus ou moins urbanisés. L’étude de terrain a duré environ un an, divisée en séjours de plusieurs mois. Mon point de départ était l’étude des boucheries urbaines, à la fois parce que leur accès était relativement aisé, mais aussi parce que le boucher est un médiateur : les boucheries sont le lieu crucial où se rencontrent la production et la consommation, où les mangeurs, les revendeurs et les législateurs négocient les significations attribuées à la viande. Des boucheries, mon chemin m’a conduit en amont de la chaîne aux abattoirs périurbains, et en aval aux restaurateurs et aux mangeurs. J’ai réalisé des entretiens semi-directifs avec plus de quatre-vingts mangeurs en tâchant de faire varier six critères principaux : le sexe, l’âge, la religion, la caste, la classe sociale et le lieu d’habitation. Les mangeurs ont été interrogés sur leur régime alimentaire, leur consommation de viande, leurs pratiques d’approvisionnement, l’influence du lieu (à la maison ou à l’extérieur) sur la consommation carnée, leurs représentations de la viande et leurs connaissances des circuits d’approvisionnement. Puis je suis parti au point de départ de la chaîne, en étudiant le travail des éleveurs à la lumière du produit final de cet élevage, à savoir la viande. De là, j’ai accompagné les animaux dans les marchés aux bestiaux et sur les routes les menant aux abattoirs et boucheries. Des experts, chercheurs, vétérinaires, responsables politiques, représentants professionnels et autres militants ont également été interrogés. Constamment, des allers-retours ont été effectués entre les différents lieux, notamment pour mieux saisir les connexions et les circulations entre ces différents espaces. La principale limite de cette approche était qu’elle risquait d’isoler la viande des autres produits alimentaires et de négliger le fait que les circuits d’approvisionnement et les comportements alimentaires sont un ensemble qui présente une certaine cohérence. Il a donc fallu questionner les mangeurs rencontrés sur leur alimentation de façon plus large, par-delà la simple question de la viande.
33Les observations et les entretiens effectués en suivant les viandes ont mis en lumière les pratiques des acteurs et les logiques qui sous-tendent ces pratiques. Éleveurs, bouchers, abatteurs, marchands et restaurateurs ont été interrogés sur leurs pratiques et sur celles des mangeurs. Cette méthode a notamment permis d’identifier ce qui, dans les pratiques professionnelles, relève de contraintes techniques ou économiques et ce qui relève de pratiques culturelles ou éthiques. Par exemple, dans une optique d’anthropologie des techniques, l’étude des modalités de découpe de la viande dans les boucheries (conservation ou non du gras et de la peau, bris des os, désarticulation de la carcasse, etc.) a permis d’éclairer certaines pratiques et représentations des consommateurs et réciproquement. Ainsi, le drainage du sang, observé lors de l’abattage, a pu être considéré, en fonction des acteurs, comme une nécessaire conformité à une prescription religieuse, comme une garantie de sécurité sanitaire ou encore comme un gage de palatabilité. De même, la préférence exprimée par certains mangeurs pour la viande bovine ou bubaline a été questionnée au regard des contraintes économiques, agronomiques, ou juridiques qui pèsent sur l’élevage et l’abattage des bovins et des bubalins. Dans ce cas-là, il apparaissait que ce sont des conceptions d’ordre religieux plus que matériel ou économique qui déterminent les statuts symboliques et juridiques des viandes et des animaux. De façon peut-être plus éloquente, la distinction spatiale constatée dans les abattoirs entre une zone dédiée à l’abattage des bovinés et une zone dédiée à l’abattage des ovins et caprinés pouvait être associée à une nécessité de spécialisation technique et économique des activités, mais elle apparaissait principalement comme la traduction matérielle et spatiale d’un cloisonnement et d’une hiérarchisation entre deux types de viandes dont les statuts sont majoritairement jugés comme inégaux.
34Le cas du poulet a été étudié en détail. Les mangeurs ont été questionnés sur leur perception de la chair de poulet et des risques liés à sa consommation, sur les processus d’activation de la confiance (visibilité des activités d’élevage et d’abattage, certifications, normes industrielles, etc.), sur leur connaissance des conditions de production, etc. J’ai suivi les poulets depuis les hangars d’élevage jusqu’aux réfrigérateurs des supermarchés en passant par les marchés de gros. Des entretiens ont été réalisés avec le patron d’une entreprise d’élevage avicole intégrée, des ouvriers saisonniers travaillant dans les exploitations, des bouchers artisanaux, des grossistes, des responsables de supermarchés et de magasins haut de gamme. Les supports de communication de l’industrie avicole et les articles de presse relatifs au poulet ont été étudiés. Cette méthodologie a permis de dessiner une biographie sociale et spatiale du poulet au Tamil Nadu et de documenter la façon dont la modification des conditions d’élevage et de transformation des viandes affectait ou non les représentations et les pratiques des mangeurs. Elle a mis en lumière le processus de désanimalisation qui affecte l’ensemble du circuit d’approvisionnement en poulet de chair : le caractère vivant des poulets est nié par l’intensification des pratiques d’élevage, tandis que l’abattage industriel et la vente de chairs découpées et congelées tendent à masquer l’origine animale de cette viande. Cette désanimalisation rend la chair de poulet plus acceptable pour de nombreux hindous ; elle concourt à l’augmentation de sa consommation, mais elle génère également chez les mangeurs un sentiment de perte, une forme de nostalgie pour la chair ferme, goûteuse et considérée comme plus fortifiante des poulets de race locale élevés en plein air (Bruckert, 2021).
35Par-delà la distinction entre différents types de viandes, la mise en œuvre de l’approche follow-the-thing m’a permis d’établir une typologie entre trois types de circuits de la viande qui répondent à des logiques spécifiques : un circuit vernaculaire, un circuit artisanal et un circuit de masse. Pour chacun de ces circuits, des caractéristiques ont été identifiées et mises en relation : l’extension spatiale, la division des tâches, les modalités d’élevage, la légitimation de la mise à mort, les logiques de partage de la carcasse, les usages culinaires et modalités de consommation et de classification des viandes, mais également des aspects plus généraux comme le rapport au monde animal que ces circuits reflètent et perpétuent, les connaissances que les mangeurs ont de ces circuits, et leur politisation par les partisans du nationalisme hindou ou leur régime de visibilité (tableau 10.1).
Tableau 10.1. Configurations sociospatiales des circuits de la viande en Inde (repris de Bruckert, 2018, p. 331‑333).
Circuit vernaculaire |
Circuit artisanal |
Circuit de masse |
||
Général |
Animaux emblématiques |
Bouc, coq |
Petit ruminant, poulet |
Poulet de chair |
Rapport au monde animal |
Continuité, proximité, singularisation |
Discontinuité, marchandisation |
Discontinuité, chosification, mythification ? |
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Maîtrise du circuit |
Groupe social/familial |
Marchands, grossistes |
Industriels |
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Connaissances du circuit par les mangeurs |
Très bonnes |
Bonnes à moyennes |
Faibles |
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Origines de l’imaginaire lié au circuit |
Expérience, connaissance directe |
Récits, souvenirs, circulations |
Système industriel, médias, champ politique |
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Politisation |
Faible |
Forte |
Forte |
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Localisation et visibilité |
Visibilité locale |
Éloignement |
Invisibilisation et banalisation |
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Réseau d’approvisionnement |
Extension spatiale |
Faible |
Moyenne à longue |
Moyenne à très longue |
Modèle technique |
Domestique et extensif |
Extensif et intensif |
Intensif et industrialisé |
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Division des tâches |
Faible |
Moyenne |
Importante |
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Élevage |
Propriétaires des animaux |
Particuliers |
Éleveurs |
Entreprises privées |
Modalités d’élevage |
Diversifié, extensif |
Spécialisé, semi-intensif, intensif |
Professionnel, intensif |
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Relations de travail |
Parenté |
Caste, lignée |
Salariat |
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Abattage |
Légitimation de l’abattage |
Sacrifice, ritualisation |
Ritualisation (halal) |
Hygiène, halal ? |
Usage du sang |
Offrande aux divinités |
Évacuation |
Valorisation comme sous-produit |
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Mise à mort |
Exposée |
Éloignée |
Masquée |
|
Viande de bœuf |
Animaux « tombés » |
Animaux de réforme |
Bufflons engraissés ? |
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Découpe et distribution |
Logique de partage |
Sociale, oblatoire |
Économique |
Économique |
Découpe de la carcasse et propriétés physiques de la viande |
Carcasse fendue, bris des os, viande fraîche |
Carcasse fendue, morceaux, viande fraîche |
Morceaux désossés, prêts à cuire, prêts à consommer, congelés, réfrigérés |
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Consommation |
Modalité de consommation |
Sacrificielle, cérémonielle |
Cérémonielle, banalisée |
Banalisée |
Usages culinaires |
Ragoût |
Ragoût, friture, pilaf |
Multiplicité des recettes, répertoires extérieurs |
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Lieux de consommation |
Domicile, espace rural extérieur |
Domicile, restaurant |
Domicile, restaurant |
|
Fréquence de consommation |
Mensuelle |
Hebdomadaire |
Quotidienne ? |
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Logiques présidant à la consommation |
Sacrée, sociale (caste), diététique (puissance génésique) |
Sociale (caste et classe), diététique (force), gustative |
Sociale (classe), hygiénique, diététique (muscle), gustative |
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Restrictions pesant sur la consommation |
Culturelle, rituelle, économique |
Culturelle, rituelle, économique, médicale |
Médicale, éthique, politique, environnementale ? |
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Classification des viandes |
Pur/impur ; chaud/froid |
Pur/impur ; chaud/froid ; gras/maigre ; cher/bon marché |
Gras/maigre ; rouge/blanc ? |
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Identification de l’animal dans la viande |
Recherchée, chair valorisée |
Ambivalente |
Rejetée, chair travestie (protéines, etc.) |
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Statut des abats |
Valorisés |
Différenciés socialement |
Dévalorisés |
Une méthode « tout-terrain » ?
36La méthode étant définie très largement, elle est adaptable à de nombreuses situations de terrain. À l’évidence, un premier enjeu est de choisir les lieux où les entretiens et observations seront menés. Le contexte ne permet pas toujours un accès aisé aux lieux qui semblent pourtant les plus idoines pour éclairer les pratiques et les significations relatives à certains aliments. Un site peut être physiquement inaccessible (pour cause d’éloignement par exemple), ou son accès peut être interdit. Il faut être prêt à renoncer à la visite de certains lieux, en cherchant néanmoins à obtenir des informations par des sources secondaires. Dans le cas du terrain indien décrit plus haut, l’accès aux abattoirs municipaux a été plusieurs fois négocié avec les autorités locales. Les portes m’ont finalement été ouvertes à condition toutefois de ne pas y prendre de photos. En revanche, il ne m’a pas été possible de faire des observations dans une usine de transformation de produits de volaille. Les fermes avicoles ont quant à elles pu être visitées grâce à des contacts dans la population locale.
37Parfois, le parcours de certains aliments est trop complexe pour pouvoir entreprendre des recherches dans tous les lieux traversés. Il faut alors sélectionner ceux pour lesquels on pose l’hypothèse qu’ils contribuent plus que d’autres à déterminer les significations finales qui seront attribuées à l’aliment concerné. Ainsi, en lien avec les limites exposées plus haut, un produit comme des légumes vendus en circuit court ne sera pas étudié de la même façon qu’une bouteille de soda.
38Quoi qu’il en soit, l’enquêteur appliquant cette méthodologie doit être ouvert à une forme de sérendipité : il faut se laisser guider par les personnes rencontrées, qui peuvent attirer l’attention ou donner l’accès à des lieux qui n’avaient pas été envisagés jusque-là comme dignes d’intérêt. Il est illusoire de penser pouvoir accorder la même importance à tous les lieux. Pour des raisons épistémologiques, mais aussi pratiques, certains contextes peuvent faire l’objet d’une enquête plus approfondie, laquelle peut alors se rapprocher de l’enquête ethnographique de longue durée. Les autres lieux sont alors visités secondairement et leur étude vient compléter et éclairer les données recueillies dans le principal lieu d’enquête. Dans le travail sur la viande en Inde, les abattoirs et les boucheries ont constitué les principaux lieux d’investigation, car il m’a semblé que c’était là que se jouaient en grande partie les conflits autour des statuts accordés aux différentes viandes. Les pratiques d’élevage ont été étudiées plus secondairement, et toujours en lien avec la question des significations accordées aux différentes viandes.
39Rien de surprenant au demeurant à ce qu’une méthode qui s’intéresse à l’effet du contexte sociospatial sur les aliments accepte d’être elle-même façonnée par les différents contextes d’enquête.
Bibliographie
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10.1177/096746089900600402 :Notes de bas de page
54 Ian Cook signe tous ses articles « Cook et al. » : c’est une façon pour lui de dire qu’il n’est jamais seul dans l’écriture d’un article.
55 http://www.followthethings.com/ (dernière consultation le 28/08/2021).
56 Approche épistémologique qui s’intéresse avant tout à l’aspect matériel des objets étudiés.
57 Approche épistémologique qui s’intéresse aux objets étudiés avant tout à travers les symboles et les discours qui y sont associés.
Auteur
CIRAD, UMR INNOVATION, Ha Noi, Viet Nam INNOVATION, université Montpellier, CIRAD, INRA, Montpellier SupAgro, Montpellier, France. Ses recherches portent sur l’alimentation carnée et sur les systèmes alimentaires urbains en Asie. Il est l’auteur de La chair, les hommes et les dieux. La viande en Inde aux Éditions du CNRS (2018).
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Paroles de chercheurs
Environnement et interdisciplinarité
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La question des échelles en sciences humaines et sociales
Sébastien Boulay et Sylvie Fanchette (dir.)
2019
Systèmes agraires et changement climatique au Sud
Les chemins de l'adaptation
Hubert Cochet, Olivier Ducourtieux et Nadège Garambois (dir.)
2019
Les terres agricoles face à l’urbanisation
De la donnée à l’action, quels rôles pour l’information ?
Roel Plant, Pierre Maurel, Éric Barbe et al. (dir.)
2018
Sociologie des changements de pratiques en agriculture
L’apport de l’étude des réseaux de dialogues entre pairs
Claude Compagnone
2019
Construire des politiques alimentaires urbaines
Concepts et démarches
Caroline Brand, Nicolas Bricas, Damien Conaré et al. (dir.)
2017
Services écosystémiques et protection des sols
Analyses juridiques et éclairages agronomiques
Carole Hermon (dir.)
2018
Manger en ville
Regards socio-anthropologiques d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie
Nicolas Bricas, Olivier Lepiller, Audrey Soula et al. (dir.)
2020
La santé globale au prisme de l'analyse des politiques publiques
Sébastien Gardon, Amandine Gautier et Gwenola Le Naour
2020
Agroforesterie et services écosystémiques en zone tropicale
Recherche de compromis entre services d’approvisionnement et autres services écosystémiques
Josiane Seghieri et Jean-Michel Harmand (dir.)
2019
Méthodes d'investigation de l'alimentation et des mangeurs
MIAM
Olivier Lepiller, Tristan Fournier, Nicolas Bricas et al. (dir.)
2021
Télédétection et modélisation spatiale
Applications à la surveillance et au contrôle des maladies liées aux moustiques
Annelise Tran, Eric Daudé et Thibault Catry (dir.)
2022