Chapitre 5 - La mesure du bien-être alimentaire subjectif : saisir comment les mangeurs évaluent leur alimentation
p. 89-100
Note de l’éditeur
Texte intégral
1Le bien-être que les mangeurs eux-mêmes associent à leur alimentation peut être évalué à partir de la façon dont ils vivent, sur une période de temps donnée, les différentes situations qui y sont associées. Une telle évaluation met en lumière la diversité des critères qu’ils mobilisent pour l’appréciation de leur bien-être, en lien avec les multiples dimensions de l’alimentation. Elle permet également de resituer la place que l’alimentation occupe dans le bien-être en général.
2Les recherches contemporaines sur le bien-être alimentaire trouvent leurs origines dans des questionnements philosophiques très anciens, impossibles à détailler ici. Retenons cependant qu’au-delà des difficultés à s’accorder sur une définition de la notion, ce que l’on appelle aujourd’hui bonheur a longtemps correspondu, de l’Antiquité au xviiie siècle, à une vertu liée à la sagesse, avant d’être rapproché du plaisir à partir du siècle des Lumières, puis du bien-être plus récemment (Diener, 1984). Ce n’est que durant la seconde moitié du xxe siècle que le bien-être a été défini comme un objet de recherches empiriques et systématiques. L’objet a été depuis repris par l’économie et la psychologie de type « positive », et accompagne la remise en cause de l’idée de développement purement matériel et quantitatif. Dans ce texte, nous entendons par bonheur un état durable, agréable et équilibré de plénitude spirituelle et physique, en prenant en compte à la fois sa dimension hédonique (la satisfaction par rapport aux émotions vécues, soit le bien-être subjectif, en matière alimentaire) et sa dimension eudémonique (le contentement par rapport à sa vie et la place de l’alimentation au sens large). Quand nous évoquerons dans le texte la satisfaction ou le bien-être, ce sera en référence à cette seule première dimension (hédonique) du bonheur.
3Quelles doivent être les conditions de vie au quotidien pour être heureux, quels en sont les déterminants ? En quoi la satisfaction ou le bien-être tirés des actions quotidiennes influent-ils sur la satisfaction générale de la vie ? Ces questions font désormais l’objet de méthodologies et d’outils de recherche des sciences sociales, et s’appliquent également à l’alimentation, même si l’intérêt spécifique porté au « bien-être alimentaire » est plus récent, et sa méthodologie bien souvent une adaptation d’outils de mesure du bien-être global.
4Dans ce chapitre, qui vise à présenter et mettre en perspective les différentes méthodes d’évaluation du bien-être alimentaire, nous faisons le choix méthodologique de privilégier son autoperception par la personne enquêtée, pour nous centrer sur le bien-être alimentaire subjectif et ses différentes méthodes de mesure.
Le bien-être comme objet de recherche
5Le bien-être peut être caractérisé par un état lié à différents facteurs plus ou moins extérieurs à l’être humain : santé, réussite sociale ou économique, plaisir, réalisation de soi, harmonie intérieure et avec autrui. Il est donc à distinguer du strict plaisir comme sensation, et du bonheur comme état. Cette notion de bien-être est utilisée aujourd’hui dans de nombreux domaines, comme l’éducation ou la santé, ou encore dans les entreprises.
6L’économie du bonheur est une branche de l’économie s’appuyant notamment sur les travaux fondateurs d’Easterlin (1974), qui s’intéresse à la définition et à la mesure « objective » du bien-être social. Les travaux en économie et en sciences politiques sur la qualité de vie se sont multipliés depuis les années 1970 à partir d’indicateurs socio-économiques, comme l’indice de développement humain (IDH) ou ceux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)25. Dans cette acception, le bien-être ou la qualité de vie dépendent dans une large mesure du pouvoir d’achat, mais aussi des situations rencontrées dans les domaines du libéralisme économique et politique, et de la santé. En psychologie et en médecine, la qualité de vie est le jugement que porte une personne sur divers aspects de son bien-être physique, social et psychologique, et peut être évaluée par des échelles standardisées (Quality of well being [QWB], Nottingham Health Profile [NHP], Sickness impact profile [SIP], etc.).
7Des travaux récents pour mettre en place des indices de croissance révélant mieux le bien-être que les seuls produit intérieur brut (PIB) et produit national brut (PNB) ont défini le bien-être comme « un phénomène complexe, pluridimensionnel » (Stiglitz et al., 2009a et 2009b), et le recours aux mesures du bien-être subjectif y est fortement prescrit. Toutefois, la dimension culturelle constitue souvent la part d’ombre de l’économie du bien-être, rendant essentielle la prise en compte du contexte culturel local. Les économistes et psychologues qui étudient de façon scientifique la question du bonheur aujourd’hui ont proposé le terme de subjective well-being, auto-évaluation que les individus font de leur vie (Diener, 1984). Les composantes du bien-être subjectif comprennent à la fois une composante cognitive, la life satisfaction, c’est-à-dire le jugement global d’un individu sur sa propre vie, la satisfaction liée aux domaines importants de la vie, mais également la prévalence d’affects positifs et un niveau faible d’affects négatifs dans les activités au quotidien. L’autoévaluation d’émotions ressenties à l’occasion d’épisodes restreints s’avère moins soumise à des biais heuristiques que celle basée sur des longues périodes de temps que les individus ont tendance à relier à leurs croyances et idéologies générales. Cette définition fait des individus les meilleurs juges pour définir leur propre bonheur, loin donc des conceptions antiques et classiques élitistes du bonheur.
8Si les individus diffèrent dans leur niveau de bien-être général, l’expérience affective de chaque personne détermine le niveau global de satisfaction, bien que variant substantiellement au cours d’une journée en fonction des activités dans lesquelles elle est engagée et du contexte social dans lequel elle se situe. Le niveau de bien-être est fonction de la satisfaction tirée des différentes activités elles-mêmes : le bonheur individuel pour un jour donné peut être ainsi défini par la moyenne des affects ressentis au cours des différentes activités compte tenu de leur durée relative, en général comme pour l’alimentation. De nombreux travaux montrent l’importance des relations et interactions sociales dans le niveau de bien-être subjectif.
9Plusieurs méthodes peuvent être utilisées pour déterminer le niveau de bonheur d’un individu. On peut d’abord poser à un individu une ou plusieurs questions sur son niveau de bonheur général (du type « dans l’ensemble, êtes-vous satisfait de votre vie ? ») ; il s’agit des méthodes pour déterminer un niveau de life satisfaction comme la Satisfaction With Life Scale (SWLS) à partir de sept questions (Diener et al., 1985). On peut également demander d’une façon générale comment un individu apprécie une activité donnée ; c’est la méthode employée par les premières études américaines et européennes sur l’utilisation de son temps, comme les eurobaromètres.
10On peut ensuite évaluer le niveau de satisfaction tirée d’une activité en temps réel, en utilisant des méthodes de recueil instantané de l’information, comme la méthode dite Experience Sampling Method (ESM). Il s’agit là sans doute de l’expérience idéale pour évaluer les affects ressentis au cours d’une activité donnée, mais les coûts élevés de sa mise en œuvre et l’ennui qu’elle provoque chez le répondant, appelé à évaluer ses affects de façon aléatoire tout au long d’une journée ou d’une semaine, la rendent difficile à appliquer sur de larges échantillons. Pour éviter de ne pas reporter d’événements dont la fréquence est faible au niveau individuel, on peut aussi recourir à la méthode dite Event Reconstruction Method (ERM), qui recueille chez les personnes interrogées le ressenti sur le plus récent épisode d’une suite d’activités, y compris les plus rares. Mais le risque, opposé au précédent, est que la mémorisation d’événements peu fréquents, et donc reculés dans le temps, subisse de forts biais cognitifs.
11Un bon compromis est la méthode développée par Daniel Kahneman et son équipe, qui vise à recueillir des données rétrospectives récentes (en général, du jour précédent) sur les affects des répondants durant leurs différentes activités quotidiennes, y compris les activités touchant à l’alimentation : Day Reconstruction Method ou DRM (Kahneman et al., 2004). Le protocole du DRM repose sur un questionnaire constitué de plusieurs cahiers. Les personnes interrogées doivent d’abord répondre à une série de questions portant sur leur satisfaction en général. Puis, il leur est demandé de reconstruire le planning des épisodes de leur journée de la veille, dont les activités alimentaires au sens général (depuis la production ou la disponibilité des ressources jusqu’à leur consommation, en passant par leur préparation), en différenciant chaque épisode en fonction de l’activité réalisée. Chaque épisode est caractérisé temporellement par son heure de début et son heure de fin, les épisodes pouvant être avec activité « focale » (par exemple « manger ») ou avec « multi-activités » (par exemple « regarder la TV » et « discuter ») avec la subjectivité possible du choix d’une activité comme « principale ». Les personnes enquêtées doivent ensuite répondre à des questions portant sur le lieu où s’est déroulé l’épisode, si elles étaient seules ou non, si elles interagissaient verbalement avec quelqu’un et qui était cette ou ces personnes, et sur les émotions qu’elles ont éprouvées pendant cet épisode en notant sur une échelle de Likert une liste de dix affects, à la fois positifs et négatifs. Enfin, elles doivent répondre à des questions sur les joies et les peines éprouvées à propos d’une liste d’activités (dont alimentaires) et sur leur perception de leur propre santé. Le questionnaire peut être soumis aux répondants individuellement ou en groupe (chacun le remplissant individuellement), et sa durée moyenne est de 45 à 60 minutes.
12Des enquêtes menées pour vérifier la fiabilité du DRM ont montré que les questions sur la satisfaction de sa vie en général sont soumises à l’influence des événements quotidiens ou d’une information incomplète. En revanche, les évaluations affectives portant sur les épisodes quotidiens sont moins soumises à ces biais cognitifs, et ont l’avantage d’agréger différentes activités et leurs affects liés pour un jour donné. Enfin, des enquêtes comparatives ont montré qu’il existait plus de différences intraculturelles (entre groupes d’âge et de sexe) qu’interculturelles.
Les mesures du bien-être alimentaire
13Comme pour évaluer la satisfaction de la vie ou le bien-être en général, l’évaluation de la satisfaction liée à l’alimentation peut comprendre deux types de mesure : une mesure de nature « objective » à partir d’indicateurs ad hoc (par exemple des critères individuels et sociaux, tels que le montant consacré à l’alimentation et sa part relative aux revenus, l’équipement culinaire du foyer, la disponibilité alimentaire, le type, la variété et la provenance des aliments consommés, le niveau d’insécurité nutritionnelle, etc.) et une mesure de nature « subjective » (basée sur l’évaluation propre de la personne elle-même).
14Cette dernière mesure du bien-être alimentaire subjectif peut elle-même se fonder sur des composantes cognitives (l’évaluation par la personne du niveau de satisfaction sur différents facteurs ayant trait à l’alimentation, sa satisfaction alimentaire) et sur des composantes affectives (portant sur les affects ressentis). La mesure du bien-être alimentaire subjectif peut être également de nature globale, et porter sur l’alimentation en général, ou détaillée, et porter sur différents aspects la composant : type et variété d’aliments et leurs modes de mise à disposition, de préparation, de cuisson et de consommation.
La place de l’alimentation dans l’évaluation du bien-être
15L’alimentation et les activités liées n’ont pas fait l’objet de mesures distinctes en ce qui concerne l’évaluation de la satisfaction de vie et du bien-être, jusqu’aux années 2000. La dimension alimentaire du bien-être a ainsi longtemps été négligée, malgré son importance dans la vie des individus en termes de temps, de ressources nécessaires (personnelles comme économiques) ou de dimensions symboliques et culturelles. Des applications en termes d’impact de l’alimentation sur la qualité de vie ont été d’abord mises en œuvre dans le domaine de la santé, dans des études cliniques sur le diabète, les maladies cardio-vasculaires ou rénales, puis dans une optique strictement nutritionnelle (Jackson et al., 2005). Ce sont donc les modes d’alimentation en lien avec des pathologies qui ont fait l’objet des premiers travaux, en estimant qu’une « mauvaise » alimentation avait des effets néfastes sur l’individu et son bien-être.
16Les premières mesures mises en place avaient une visée essentiellement nutritionnelle, qui combinait des indicateurs objectifs et des évaluations subjectives du bien-être, à la fois de façon générale et sur des domaines spécifiques : économiques, psychologiques, de santé, sans inclure toutefois de questions spécifiques sur l’évaluation de l’alimentation. Ainsi en est-il de la Nutrition Quality of Life Survey (Barr et Schumacher, 2003), de l’EAIAM (échelle de l’accès déterminant de l’insécurité alimentaire des ménages) (Frongillo et Nanama, 2006) centrée sur l’insécurité nutritionnelle, comme du questionnaire Quality of Life Factors (Corle et al., 2001), ou encore du Health related Quality of Life index 4 (Guyatt et al., 1993).
Le bien-être alimentaire subjectif
17Outre d’être complémentaire de la dimension objective du bien-être alimentaire à travers des indicateurs individuels ou collectifs, le recours à une approche de « bien-être alimentaire subjectif » vise à remplir plusieurs objectifs. Il invite à (re)considérer l’alimentation comme un facteur du bien-être individuel, ce que l’économie du bonheur met en évidence (Veenhoven, 1995 ; Barr et Schumacher, 2003 ; Kahneman et al., 2004), et il permet d’élargir la vision de l’alimentation focalisée sur les questions biologiques (quantités, qualités) pour ne pas présupposer une « rationalité nutritionnelle » des individus dans leur propre expérience alimentaire : il reconnaît et considère ainsi le caractère multidimensionnel de l’alimentation.
18Enfin, en se penchant sur le ressenti des individus par rapport à leur propre vécu alimentaire, la notion de bien-être alimentaire permet d’intégrer le point de vue subjectif et les émotions des mangeurs dans l’analyse de leurs comportements alimentaires et de leurs déterminants. Elle permet de contourner la difficulté et les écueils de la détermination normative (comme dans le cas des mesures de sécurité alimentaire par exemple) puisqu’elle revient à considérer que chaque personne est la seule à même de juger sa situation alimentaire en fonction de ses propres critères et priorités, et elle invite à reconnaître que les opinions des profanes ne sont pas moins dignes d’intérêt que celles d’« experts » à propos de questions qui les concernent directement, comme leur alimentation.
L’évaluation du bien-être alimentaire subjectif
19Face à la dimension nutritionnelle et objectivante des évaluations du bien-être alimentaire, une évaluation de la satisfaction liée spécifiquement à l’alimentation, sans l’inclure dans d’autres domaines plus généraux, semblait ainsi nécessaire. C’est ce que propose l’outil SWLF : Satisfaction with Food related to Life Scale (Grunert et al., 2007), qui constitue une adaptation de la SWLS appliquée à l’alimentation à travers sept questions générales sur la satisfaction liée à l’alimentation : « food and meals are positive elements in my life » ; « when I think of my next meal, I only see problems, obstacles and disappointments » ; « I am generally pleased with my food » ; « food and meals give me satisfaction in daily life » ; « my life in relation to food and meals is close to my ideal » ; « I wish my meals were a much more pleasant part of my life » ; « with regard to food, the conditions of my life are excellent »26. Il devient ainsi possible de mettre en évidence quels sont les facteurs objectifs extérieurs à l’alimentation qui ont une influence sur le niveau de satisfaction alimentaire, et dans quelle mesure ce dernier est corrélé à la satisfaction générale de la vie et à ses domaines liés. Des questions complémentaires peuvent porter sur les raisons des niveaux de satisfaction alimentaire vécue, et les changements concrets dans la situation alimentaire pour améliorer sa satisfaction. Les tests de cohérence entre les mesures de satisfaction alimentaire montrent leur solidité et leur cohérence.
20Cette mesure peut souffrir des mêmes critiques que celles apportées à la SWLS, celles d’une mesure d’un jugement général et abstrait, l’évaluation de la satisfaction est en effet influencée par la sensibilité à l’état émotionnel de la personne au moment de l’enquête. Pour limiter ce biais, certains travaux suggèrent d’ancrer l’évaluation du subjectif sur du concret en faisant porter les mesures sur le souvenir d’expériences récemment vécues, comme le propose le Day Reconstruction Method (DRM).
21À travers l’évaluation affective des activités de la veille en situation, l’utilisation du DRM permet l’extraction de toutes les activités ayant trait à l’alimentation : la production (pêche, agriculture, cueillette, chasse, dons et échanges, achats…), la préparation (nettoyage, stockage, découpage, battage…), la cuisson (préparation culinaire, mode de cuisson…), comme la consommation et ses différentes modalités (seul ou en groupe, au quotidien ou de façon festive). Les épisodes peuvent avoir l’alimentation comme activité « focale » et avec « multi-activités », ou comme activité secondaire. Le but est de mesurer l’impact de trois critères qui déterminent le niveau du bien-être alimentaire perçu : les caractéristiques sociales des individus, le niveau des interactions engagées dans l’activité alimentaire, et la façon dont ils vivent et ressentent leurs activités alimentaires au quotidien (Kahneman et al., 2010), leur « satisfaction alimentaire détaillée ».
Deux cas de mise en pratique : Rapa (îles Australes) et Mali
22La dimension pratique de l’évaluation du bien-être alimentaire subjectif et de ses ajustements en situation d’enquête est traitée à travers deux terrains de recherche. Ceux-ci ont abordé la question alimentaire de façon différente : « globale », à Rapa27, en prenant en compte le système alimentaire dans son ensemble (de la production des ressources alimentaires, leur mise à disposition, leur préparation, jusqu’à leur consommation et ses différentes formes) et en replaçant les activités alimentaires parmi l’ensemble des autres activités quotidiennes ; et « détaillée » au Mali28, en se penchant sur les activités liées à la consommation alimentaire (approvisionnement/préparation/consommation alimentaires, partage du thé).
23Dans les deux cas, le principe du DRM a été utilisé en faisant décrire toutes les activités de la journée de la veille (Rapa), ou en se focalisant uniquement sur les activités en lien avec la consommation alimentaire (Mali), et en évaluant, pour chaque séquence identifiée, les indicateurs spécifiés dans la méthode originelle pour Rapa (émotions et satisfaction), ou uniquement le niveau de satisfaction vécue et ses déterminants (avec des questions ouvertes complémentaires pour justifier des niveaux déclarés) au Mali.
24Pour ce qui concerne l’utilisation de ces instruments, comme pour toute évaluation du bien-être subjectif, sa présentation aux personnes enquêtées doit éviter de faire mention d’une recherche sur le bien-être afin d’éviter de biaiser l’évaluation elle-même. L’évaluation a donc été intégrée à une recherche plus large sur la place de l’alimentation dans les différentes activités quotidiennes (Rapa) ou sur l’insécurité nutritionnelle (Mali), et a fait l’objet d’un retour d’information auprès des populations enquêtées (ou au moins de ses représentants) une fois l’enquête terminée. Dans les deux cas, les questionnaires en français ont été traduits dans les langues vernaculaires, puis rétro-traduits en français pour vérifier la conformité de la traduction avec le sens proposé en français.
25Pour le terrain polynésien, le questionnaire du DRM avait été testé auprès d’une trentaine de personnes en Polynésie française, et adapté aux spécificités locales (notamment les questions sur le type de logement, les catégories socioprofessionnelles…), puis à celles de Rapa (pour ce qui touche aux activités quotidiennes). Le questionnaire ayant été élaboré pour être auto-administré, en groupe, par des personnes urbaines actives, il pouvait difficilement être complété de la même façon dans une île de type rural comme Rapa. En effet, il s’est très rapidement avéré que son remplissage était long et fastidieux (jusqu’à deux heures) pour les personnes interrogées, et que parfois, notamment pour les personnes âgées, une traduction en langue rapa était nécessaire.
26De la même manière, au Mali, le questionnaire a été adapté au contexte. Ainsi, la mesure des affects pour chaque séquence alimentaire a finalement été abandonnée, car cette partie d’enquête s’avérait très longue et pénible, et que, d’un point de vue conceptuel, une mesure commune pour l’ensemble des terrains d’étude (trois échantillons de population étaient concernés) était très controversée. Quelles émotions mesurer ? Comment sélectionner celles se rapportant à l’alimentation et s’assurer qu’elles pouvaient avoir un sens (et le même) pour les différentes populations ? Comment les traduire ? Une mesure de la satisfaction alimentaire vécue pour chaque séquence alimentaire a donc été privilégiée, complétée par des questions ouvertes pour expliquer le niveau de satisfaction déclaré, et pour révéler ce qui aurait permis de « gagner un point » de satisfaction.
27Pour compléter les questionnaires à Rapa, nous avons aidé dans bon nombre de cas les répondants à remplir leur questionnaire, assisté par deux personnes maîtrisant parfaitement à la fois les langues française, tahitienne et rapa, après avoir administré à ces dernières personnes le questionnaire et les avoir formées à le remplir. Il apparaît donc nécessaire d’adapter les questionnaires utilisés au type de population interrogé, en le simplifiant notablement dans le cas de populations rurales et/ou à faible niveau d’éducation, quitte à rendre moins aisées les comparaisons internationales. Une autre solution est de passer par des enquêteurs qui interrogent et remplissent directement le questionnaire pour les enquêtés. C’est cette solution qui a été privilégiée au Mali, où l’enquête était réalisée dans des populations avec un fort taux d’analphabétisme.
Apports et limites des outils
28Outre les éléments généraux portant sur l’organisation des activités quotidiennes et leur niveau de bien-être ressenti, les apports du DRM concernent essentiellement le niveau relatif de bien-être ressenti au cours des activités alimentaires, en les différenciant en fonction de leur nature : activités de production alimentaire, d’approvisionnement et d’échange, de préparation préalable et de stockage, ainsi que de préparation culinaire et de consommation. Ainsi, il a été montré pour Rapa (Serra-Mallol, 2018) à la fois le rôle central des prestations sociales alimentaires dans la constitution d’un niveau de bien-être particulièrement élevé, et l’importance des interactions sociales dans le degré de bien-être éprouvé durant ces activités alimentaires. L’approvisionnement de groupe (par les travaux agricoles, la cueillette, la pêche etc.), la préparation collective, et la consommation partagée lors de festins communautaires (bien plus que la consommation quotidienne) figurent parmi les activités les plus appréciées en termes de différentiel positif d’affects (Difmax). Si les repas sont en général pris rapidement en semaine à Rapa (88 mn de temps de repas quotidien sur une semaine, contre 117 mn en France métropolitaine et seulement 52 minutes aux États-Unis), l’activité de manger est considérée comme centrale, « focale », dans 75 % des cas à Rapa, contre 56 % des cas en France et seulement 30 % des cas aux États-Unis, révélant l’importance en soi de l’activité alimentaire à Rapa.
29Au Mali, la variable retenue comme indicateur de la satisfaction alimentaire vécue est la mesure qui porte sur la journée de la veille considérée dans son ensemble, c’est-à-dire la satisfaction alimentaire vécue globale, plutôt que la satisfaction alimentaire détaillée correspondant à la moyenne pondérée par le temps des niveaux de satisfaction alimentaire des épisodes de la veille. Un premier résultat porte sur le fait que plus les personnes se sont déclarées globalement satisfaites de leur alimentation de la veille, plus les évaluations de leurs séquences alimentaires sont élevées. Par ailleurs, l’enquête menée a permis de remettre en cause l’idée que la sécurité alimentaire est l’unique déterminant de la satisfaction alimentaire : l’absence d’insécurité alimentaire n’est ni une garantie, ni un prérequis de la satisfaction alimentaire (Lebrun, 2013).
30À Rapa, les incompréhensions, et sans doute bon nombre de non-réponses, portent souvent sur la traduction imparfaite d’un affect du français aux langues tahitienne et rapa. Par exemple, le sentiment de « stress » ne se traduit pas exactement dans ces deux dernières langues. Il faut donc proposer des mots vernaculaires, certes précis, mais qui ne traduisent qu’imparfaitement à eux seuls ces affects en français. Des notions préformées utilisées peuvent être mal comprises ou équivoques, comme la notion de « travail » ou d’« emploi ». Ainsi, dans les réponses aux activités quotidiennes, quand il s’agissait de codifier l’activité décrite, les activités « travail de subsistance », « pêche », « artisanat », « cueillette », ou encore le « nourrissage des animaux domestiques » n’étaient pas codées dans la catégorie « travail », mais en tant qu’activités distinctes. De la même façon, à la question « quelle est votre situation professionnelle », plusieurs personnes se sont classées dans la catégorie « sans emploi », alors que leurs journées tout au long de la semaine étaient dédiées à ces différentes activités, conformément à la distinction tahitienne entre travail de la terre et travail salarié. L’autoproduction est valorisée à Rapa, mais tout en maintenant la distinction entre ces deux acceptions : la notion « d’emploi » est ainsi strictement associée à la seconde, la première étant vue comme une « activité », sinon un « loisir » (dont l’équivalent n’existe pas dans les langues tahitienne et rapa). D’un autre côté, ce qui peut être a priori considéré comme un « loisir », la lecture par exemple, peut être perçu différemment au travers des pratiques locales : la lecture n’est pas envisagée comme un loisir par les Rapa, mais comme une nécessité faisant partie du travail de réflexion biblique, et souvent limité à la lecture de la seule Bible. De la même façon, passer du temps à préparer ses ustensiles de pêche n’est pas considéré non plus comme un loisir, mais comme un travail préalable à la pêche proprement dite, elle non plus n’étant pas tenue pour un loisir, mais comme une activité, certes source de plaisirs, mais qui permet de nourrir sa famille et de donner à son entourage en s’inscrivant ainsi dans les réseaux locaux d’échange.
31Dans le même ordre d’idées, la formation des enquêteurs pour l’administration du remplissage du questionnaire au Mali a révélé une incompréhension de l’échelle de mesure retenue pour l’évaluation de la satisfaction. Celle-ci, composée de cinq smileys présentés dans un ordre supposé universel, portait à confusion car la lecture culturelle de ces icônes s’est avérée totalement différente de celle envisagée. Ainsi, par exemple, le smiley « le plus heureux » dans notre lecture pouvait apparaître comme « neutre » pour certains, car souriant et les sourcils levés, celui-ci semblait « peu concerné » par la situation. L’échelle de smileys a donc été remplacée par une échelle sous forme de diagramme, plus simple à comprendre d’après les tests.
32Une réflexion est également nécessaire sur les types de réponse apportés : le niveau de notation est soumis à l’influence de la culture sur l’évaluation des affects en sous-évaluant ou au contraire surévaluant certains affects en fonction de ce qui est localement valorisé. Il est ainsi avéré que certains affects sont normativement « inacceptables » pour certaines cultures (le stress à Rapa), et d’autres « socialement valorisés », tel que le fait d’être heureux à Rapa, ce qui explique le niveau très élevé de satisfaction et de bien-être subjectif atteint à Rapa et en particulier sur les activités alimentaires, vécues non seulement comme vectrices de lien social à travers des activités engageantes, mais comme garantes de la pérennité culturelle autour du « faire ensemble » et de la maîtrise collective des ressources. De même, il a été constaté au Mali des niveaux de satisfaction alimentaire vécue déclarés très élevés, « inattendus » au regard des situations d’insécurité nutritionnelle objectives mesurées par un certain nombre d’indicateurs « classiques » : IMC (indice de masse corporelle, indice de diversité, échelle de l’accès mesurant l’insécurité alimentaire des ménages des personnes enquêtées). Après avoir réalisé un certain nombre de tests pour s’assurer que les résultats étaient fiables (c’est-à-dire que la méthode d’évaluation était bien comprise et rendait compte de réponses qui n’étaient ni infondées, ni aléatoires), nous envisageons que ces résultats soient en partie dus à un « biais culturel », qu’il s’agisse d’un biais d’optimisme, d’un biais de représentation sociale, ou d’une influence des croyances religieuses par exemple.
33Du fait de ses présupposés normatifs, un instrument de mesure trop structuré empêche la prise en compte des variabilités et des interprétations locales. Il devrait systématiquement être mis en œuvre dans le cadre d’une recherche et d’un éventail méthodologique plus larges, de type ethnologique, l’incluant et lui donnant sa signification dans son contexte local. Ainsi, les réponses aux questions qualitatives sur les raisons de la satisfaction déclarée et les moyens de l’augmenter pour chaque séquence nous ont permis d’aller plus loin dans la compréhension de ces résultats au Mali, en révélant par des analyses économétriques (régressions logistiques) que les niveaux d’insécurité nutritionnelle objective des individus n’étaient que peu déterminants dans leur satisfaction alimentaire. Au contraire, comme nous l’avions envisagé, toutes les autres dimensions (sociale, hédonique ou identitaire) de l’alimentation peuvent compter dans le jugement que les individus portent sur leur vécu alimentaire, et la hiérarchie de ces dimensions dépend des contextes/environnements des individus comme de leurs préférences personnelles. Il n’y a ainsi pas nécessairement de supériorité de la fonction biologique, même en situation de vulnérabilité nutritionnelle. De la même façon, le terrain ethnologique de sept mois dans le cadre duquel a été soumis le DRM à Rapa a permis, par le biais d’entretiens individuels et de groupe, ainsi que d’observations participantes29 quotidiennes, d’éclairer les réponses au DRM et de replacer le fait alimentaire dans son contexte plus général, en fonction des normes sociales et valeurs locales, et du rôle central qu’il revêt dans les activités quotidiennes, les enjeux politiques et les représentations collectives des Rapa.
34De ce fait, nous défendons une articulation entre approche quantifiée et approche qualitative du bien-être alimentaire subjectif. Cette articulation nous semble indispensable pour intégrer l’analyse des résultats bruts provenant des outils de mesure du bien-être alimentaire subjectif dans une démarche plus large de type compréhensif. Les données quantitatives recueillies peuvent ainsi être contextualisées et interprétées en tenant compte des normes et valeurs dominantes, et du cadre de pensée spécifique de la communauté étudiée. Il s’agit, en somme, d’un exercice d’équilibre épistémologique entre, d’un côté, la meilleure prise en compte possible de la dimension émique (comme définie dans l’introduction de ce manuel) des phénomènes étudiés et, de l’autre, le « calibrage » des outils de quantification du bien-être alimentaire subjectif, qui est la garantie de la comparabilité des résultats obtenus dans des sociétés variées.
35Pour conclure ce chapitre, les travaux en sciences sociales sur le bonheur et le bien-être se sont multipliés ces dernières décennies, sans pour autant en poser une définition équivoque ni des indicateurs définitifs, et leur application à l’alimentation est très récente. L’approche par la notion de bien-être alimentaire subjectif paraît la plus fructueuse par sa prise en compte de la perception du bien-être en actes au quotidien et de la dimension autocentrée de l’évaluation.
36Au-delà de son intérêt heuristique, la mesure du bien-être alimentaire subjectif permet de rendre apparent le cadre normatif du mangeur dans l’évaluation de son alimentation, les « cadres de l’expérience », et les critères ou déterminants qui la fondent, ainsi que la place et le rôle du fait alimentaire dans les activités quotidiennes et la vie individuelle comme sociale. Complémentaire d’indicateurs « objectifs » traduisant imparfaitement le vécu alimentaire, ces outils remettent le mangeur au centre de l’évaluation, dans une démarche phénoménologique de prise en compte de la façon dont il vit, perçoit et juge lui-même les actes de son quotidien alimentaire.
37Deux approches principales ont été présentées : une approche s’inscrivant dans une démarche spécifique de détermination des niveaux de bien-être alimentaire subjectif déclarés et son lien relatif avec le degré d’insécurité alimentaire ; et une approche plus globale du bien-être alimentaire subjectif et de ses déterminants, et son importance dans la perception du bien-être général. Dans les deux cas, l’application des outils quantitatifs d’évaluation du bien-être alimentaire subjectif s’est accompagnée d’approches qualitatives et compréhensives pour leur donner du sens, à travers la mise en œuvre de protocoles d’entretiens semi-directifs individuels ou collectifs, sinon de démarches ethnologiques de longue durée sur le terrain.
Bibliographie
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10.1007/BF01078967 :Notes de bas de page
25 Créé en 1990 et adopté par le programme des Nations unies pour le développement, l’IDH regroupe plusieurs indicateurs de développement humain (PIB par habitant, espérance de vie, niveau d’instruction moyen des adultes, etc.). Il permet de classer les pays selon des niveaux de développement au-delà de critères strictement économiques. L’OCDE est une organisation internationale fondée en 1948, qui regroupe des pays membres autour de principes comme le gouvernement démocratique et l’économie de marché. L’OCDE publie de nombreux rapports de bilan et de prospective sur le développement économique ou sur les effets des politiques publiques, et produit des indicateurs économiques et sociaux, et de mesure du bien-être subjectif comme le Better Life Index, qui intègre le bien-être subjectif parmi une dizaine de dimensions macrosociales (revenus, logement, éducation, environnement, etc.).
26 « L’alimentation et les repas sont des événements positifs dans ma vie » ; « quand je pense à mon prochain repas, je ne vois que problèmes, obstacles et déceptions » ; « je suis en général content de mon alimentation » ; « l’alimentation et les repas m’apportent de la satisfaction dans la vie quotidienne » ; « ma vie liée à l’alimentation et aux repas est proche de mon idéal » ; « j’aimerais que mes repas soient une partie plus plaisante de ma vie » ; « pour ce qui est de l’alimentation, mes conditions de vie sont excellentes » (traduction des auteurs).
27 Recherche sur les pratiques et représentations alimentaires des habitants de l’île de Rapa (Australes) menée entre 2009 et 2011 à partir d’un travail de terrain pendant sept mois, basé sur des entretiens individuels et collectifs, des observations sur les prestations alimentaires, et sur une enquête quantitative menée auprès de 70 % de la population adulte de l’île à l’aide du DRM (projet Qualirapa financé par l’Agence nationale de la recherche, référence ANR-09-BLAN-0360-02, centre Edgar Morin, IAAC, Paris).
28 Recherche interdisciplinaire sur la culture alimentaire à l’épreuve de la migration sur les populations rurales, urbaines et immigrées du Maroc et du Mali (projet Alimi financé par l’Agence nationale de la recherche, centre Edgar Morin, IAAC, Paris ; UMR Moisa, Montpellier ; CERTOP, Toulouse ; UMR Nutripass, Montpellier).
29 C’est-à-dire où l’observateur est impliqué dans la vie et les activités du groupe observé (Serra-Mallol, 2012).
Auteurs
Université de Toulouse Jean Jaurès – ISTHIA, CERTOP – CNRS, France. Il s’intéresse aux aspects socioculturels de l’alimentation et ses liens avec l’identité, la santé et le bien-être dans les territoires ultramarins français du Pacifique.
CIRAD, UMR MoISA, F-34398, Montpellier, France ; MoISA, université Montpellier, CIRAD, CIHEAM-IAMM, INRAE, Institut Agro, IRD, Montpellier, France. Sa thèse, réalisée au Cirad, portait sur le bien-être alimentaire de populations en insécurité alimentaire. Elle est actuellement responsable des évaluations d’impact du Fonds Danone pour l’écosystème.
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Paroles de chercheurs
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2019
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2021
Télédétection et modélisation spatiale
Applications à la surveillance et au contrôle des maladies liées aux moustiques
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2022