Liste des principaux sigles et abréviations

CSI : Index de stratégie de gestion de la vulnérabilité

FANTA : Food and Nutrition Assistance Project

FAO : Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture

FCS : Score de consommation alimentaire

FIES : Échelle de mesure de l’insécurité alimentaire vécue 

HDDS : Score de diversité alimentaire des ménages

HFIAS : Échelle de l’accès déterminant l’insécurité alimentaire des ménages

HHS : Échelle de la faim des ménages, extrait du HFIAS

IDDS : Score de diversité alimentaire individuel

MDD-W : Score minimum de diversité alimentaire des femmes

OMS : Organisation mondiale de la santé

PAM : Programme alimentaire mondial

SAN : Sécurité alimentaire et nutritionnelle

WDDS : Score de diversité alimentaire des femmes

1Deux grands types d’indicateurs sont utilisés pour mesurer le degré de sécurité alimentaire des individus et des ménages : ceux qui s’intéressent aux expériences vécues par les mangeurs et à leur propre évaluation de leur situation ; ceux qui s’appuient sur une mesure de leur consommation alimentaire. Le score de diversité alimentaire appartient à cette deuxième catégorie. Il rend compte de la qualité nutritionnelle de l’alimentation des individus et peut être utilisé avec d’autant plus de pertinence qu’il s’accompagne d’approches plus compréhensives des pratiques alimentaires et des points de vue des mangeurs.

2« La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Cette définition issue du Sommet mondial de l’alimentation de 1996 s’est largement imposée chez les acteurs du développement (ONG, services gouvernementaux, institutions internationales) comme chez les chercheurs (nutritionnistes, épidémiologistes, économistes, sociologues, anthropologues, etc.). Elle pose cependant des problèmes considérables d’observabilité et de mesure. Le concept recouvre en effet des dimensions multiples (sanitaire, économique, sociale et culturelle), et il se décline à différentes échelles (des individus jusqu’aux pays en passant par les ménages). L’enjeu pour des indicateurs de sécurité alimentaire, comme pour tout indicateur composite d’une réalité complexe, est de mesurer une variable non directement observable en mobilisant des approximations (ou proxys) qui satisfassent des critères minimums de fiabilité, de pertinence et d’utilité pour l’action et pour la recherche.

3Ce chapitre propose un panorama sélectif des principaux indicateurs de la sécurité alimentaire des individus et des ménages, depuis une perspective de non-nutritionnistes3. La première section revient sur l’historique de construction de deux grandes familles d’indicateurs, axées l’une sur l’expérience d’insécurité alimentaire, l’autre sur la consommation. La deuxième section en précise les champs d’application. La troisième section s’intéresse aux aspects pratiques et relationnels de la production de ces indicateurs sur le terrain. La quatrième section propose une réflexion sur la contribution des indicateurs au dialogue entre disciplines. La cinquième section présente un retour d’expérience de la mise en œuvre d’un indicateur de qualité nutritionnelle du régime dans le cadre d’un projet de recherche sur les liens entre agriculture et alimentation au Burkina Faso : le score de diversité alimentaire individuel (Women Dietary Diversity Score, WDDS-10), basé sur le comptage de 10 groupes d’aliments consommés4.

Origine des indicateurs de sécurité alimentaire

4Les principaux indicateurs de sécurité alimentaire trouvent leur origine dans le monde des organismes multilatéraux (FAO, PAM5) et de l’aide internationale (l’agence américaine d’aide au développement USAID et l’ONG Care), avec l’appui méthodologique d’universitaires6. L’histoire de ces indicateurs reflète l’évolution du concept de sécurité alimentaire. La (mal)nutrition a longtemps été le domaine des épidémiologistes et des nutritionnistes. Leur objet d’étude est centré sur l’état nutritionnel des individus, résultant de l’interaction entre alimentation et santé. La notion de sécurité alimentaire est plus globale : ses différents piliers (disponibilité, accès, utilisation et stabilité) resituent l’état nutritionnel des individus dans un contexte social et économique plus large (l’échelle du ménage prend ici tout son sens), et renvoient à d’autres domaines de connaissance que la nutrition ou l’épidémiologie (FAO et OMS, 1992).

5Le concept de sécurité alimentaire a par ailleurs évolué en parallèle à celui de malnutrition. Les nutritionnistes ont longtemps mis l’accent sur les carences en calories ou en protéines, directement liées à des pénuries en aliments de base (estimées par les disponibilités céréalières ou les enquêtes budget-consommation). Depuis la fin des années 2000, une attention croissante est portée aux carences en micronutriments, qui renvoient davantage à la qualité de l’alimentation. L’émergence des indicateurs de diversité alimentaire reflète cette évolution, qui se traduit par un glissement de l’expression « sécurité alimentaire » vers celle de « sécurité alimentaire et nutritionnelle », ou SAN. Plus récemment, la malnutrition par excès (en graisse, sucre, sel), qui émerge dans des populations par ailleurs exposées à l’insécurité alimentaire, vient complexifier le concept de SAN.

6On peut distinguer deux grandes familles d’indicateurs selon l’angle d’approche de la SAN (encadré 2.1 et tableau 2.1).

7La première famille (HFIAS, HHS, FIES, CSI7) s’intéresse à l’expérience de l’insécurité alimentaire et aux stratégies mises en œuvre par les ménages pour s’en prémunir ou y faire face. Elle est associée à des acteurs de l’aide sociale8 ou de l’urgence humanitaire (PAM).

8La deuxième famille (HDDS, WDDS, MDD-W, WDDS, FCS9) renvoie à la consommation alimentaire, abordée à partir de scores de diversité. Elle est plutôt associée à des acteurs de la nutrition ou de la sécurité alimentaire (projet FANTA).

9Selon les cas, ces indicateurs se déclinent au niveau individuel ou celui du ménage (généralement défini comme une unité de résidence et de consommation), car c’est à ce niveau plus agrégé que se prennent les décisions en lien avec les pratiques alimentaires et de soin, qui vont in fine contribuer à l’état nutritionnel des individus qui le composent. Nous reviendrons sur cette importante distinction dans les sections suivantes.

Encadré 2.1 : Différences d’approche par famille d’indicateurs Famille 1 : expérience et ressenti de l’insécurité alimentaire (cas du HFIAS) Source : extrait de Coates et al. 2007, p. 4 Famille 2 : consommation – rappel qualitatif des 24 heures pour les scores de diversité alimentaire (cas du WDDS/MDD-W) « Veuillez indiquer ce que vous avez mangé et bu hier (repas et collations), que ce soit pendant la journée ou la nuit… Commencez par le premier aliment ou la première boisson consommé(e) le matin […] ». Source : Kennedy et al. 2012, p. 7

10Ces indicateurs ont été construits à partir d’un jeu de critères communs, qui renvoient à la fois à des considérations méthodologiques et opérationnelles :

• pertinence : l’indicateur doit capter différentes dimensions du réel en rapport avec la SAN des individus et des ménages. Pour les épidémiologistes qui réfléchissent en termes de diagnostic et de prévalence, ainsi que pour les économistes quantitatifs, la validation de la pertinence consiste à estimer les niveaux de corrélation avec d’autres mesures éprouvées de la malnutrition et de l’insécurité alimentaire (Hoddinott et Yohannes 2002 ; Leroy et al., 2015). Pour les économistes ou socio-économistes qui réfléchissent plutôt en termes de moyens d’existence et de stratégies, la validation peut être plus qualitative, mais suit la même approche ;

• sensibilité aux variations, pour pouvoir se prêter à des diagnostics, des comparaisons, et plus généralement à des analyses statistiques ;

• comparabilité dans le temps, dans l’espace ou entre sous-populations, ce qui implique un travail important de standardisation des questions, des réponses, des analyses ;

• simplicité (relative) de mise en œuvre. Les indicateurs de SAN opèrent un arbitrage en faveur d’informations moins précises, mais plus faciles et rapides à collecter que d’autres méthodes. Pour les nutritionnistes et épidémiologistes, l’idéal est de procéder à des mesures quantitatives de consommation alimentaire, complétées par des mesures anthropométriques ou des analyses de sang, mais ces dispositifs sont très coûteux et intrusifs pour les populations. Pour les économistes, la simplification se fait en référence aux enquêtes budget-consommation assurées par les instituts nationaux de statistiques, également très lourdes et qui comportent d’importantes erreurs de mesure ;

• simplicité de manipulation. Les indicateurs se présentent comme des scores agrégeant différentes informations ; ils peuvent se prêter à des statistiques descriptives (par exemple pour des tableaux de bord) ou être inclus dans des modèles statistiques ou économétriques plus sophistiqués ;

• cette simplification de la méthode de recueil et de traitement des indicateurs n’est pas uniquement d’ordre méthodologique. Elle a été pensée pour pouvoir déléguer et démultiplier la production de données. Des manuels détaillés (FAO, s.d. ; Coates et al., 2007 ; Maxwell et Caldwell, 2008 ; World Food Program, 2008 ; Ballard et al., 2011 ; Kennedy et al., 2012 ; FAO, 2021) ont été rédigés dans l’objectif de faciliter l’appropriation des méthodes par des acteurs de terrain ou des chercheurs de différentes disciplines.

Tableau 2.1. Caractéristiques comparées des indicateurs.

Utilisation des indicateurs

Des scores pour qualifier la SAN des individus ou des ménages

11Les indicateurs se présentent comme un score agrégeant des ressentis, des expériences ou des stratégies dans le cas du HFIAS, HHS, FIES et CSI, des groupes d’aliments dans le cas des scores de diversité (HDDS, WDDS, IDDS, FCS), avec un système de codage commun en termes d’occurrences (éventuellement combinées à des fréquences) sur une période de rappel donnée.

12Le CSI incorpore un système de pondération, réfléchi au cas par cas en fonction de la connaissance préalable du contexte (éventuellement en concertation avec les parties prenantes). Ce système présente l’avantage de mieux refléter les enjeux des situations locales, mais il limite la possibilité de comparer différents contextes.

13Les méthodes de construction des scores de diversité alimentaire s’ajustent différemment à l’évolution du concept de SAN. Le WDDS/MDD-W, seul indicateur validé évaluant la qualité nutritionnelle de l’alimentation individuelle, inclut dix groupes alimentaires présentant un intérêt nutritionnel, sans pondération. Le HDDS, construit à partir de 12 groupes non pondérés, a été validé comme indicateur d’un meilleur accès économique du ménage à l’alimentation. Cependant, trois de ces groupes (sucreries, huiles et graisses, et boissons) sont désormais associés à la malnutrition par excès, et leur prise en compte peut être considérée comme contradictoire. Le FCS utilise des poids variant de 0 à 4 pour tenir compte du niveau de qualité nutritionnelle assigné à chaque groupe, mais il n’a pas été validé statistiquement.

Interprétation et comparaison

14De par leur caractère agrégé, les valeurs prises par les indicateurs sont difficiles à interpréter isolément. Des seuils sont proposés pour le HFIAS et le CSI (niveaux de gravité de l’insécurité alimentaire), le MDD-W (avec un score moyen de 5 groupes ou plus, les femmes ont plus de chances de couvrir leurs besoins en micronutriments), ainsi que le FCS (niveaux de qualité du régime alimentaire). Dans tous les cas, les manuels insistent sur les précautions à prendre dans le maniement et l’interprétation de ces seuils et des classifications qui en résultent. Par ailleurs, quel que soit l’indicateur, il est toujours possible de revenir aux données sources pour affiner les analyses : le ressenti et les pratiques du HFIAS, les stratégies du CSI, les groupes alimentaires qui contribuent aux scores de diversité.

15Il est plus facile d’interpréter les variations d’un indicateur donné dans le temps, en termes d’amélioration ou de détérioration. Cela suppose néanmoins de faire l’hypothèse que la période de rappel est représentative d’une situation « typique ». Une vigilance particulière s’impose pour les variations saisonnières, très marquées en zones rurales et agricoles. Par exemple, une augmentation du score de diversité alimentaire, liée à la disponibilité ponctuelle de fruits et légumes, peut aller de pair avec une détérioration des indicateurs de ressenti de SAN, liée à la réduction des stocks de céréales (Hoddinott et Yohannes, 2002 ; Savy et al., 2006 ; Lourme-Ruiz et al., 2021). D’autre part, pour suivre des évolutions structurelles, les mesures doivent être répétées à la même saison.

16La comparaison entre populations soulève des difficultés spécifiques, particulièrement pour les indicateurs liés à l’expérience et aux stratégies associées à l’insécurité alimentaire. Même si les questions sont standardisées, les réponses dépendent du contexte socio-culturel, ce qui peut invalider la comparaison. Par exemple, des populations régulièrement exposées à l’insécurité alimentaire peuvent manifester une forme de résignation et donc exprimer moins d’anxiété que d’autres pourtant moins exposées. C’est ce constat qui a amené à proposer le HHS, centré sur un sous-groupe de questions relatives à l’expérience de la faim, considérée comme plus universelle et présentant un meilleur potentiel de comparabilité que le HFIAS ou le FIES. Cependant, le gain en comparabilité se fait au prix d’une perte en spécificité dans les degrés et les différences de manifestation de l’insécurité alimentaire.

17Dans la mesure où le découpage en groupes alimentaires conserve en grande partie sa pertinence d’un contexte à un autre, les indicateurs de diversité alimentaire sont plus adaptés à des comparaisons entre régions. Cependant, un même score peut masquer de grandes disparités de qualité nutritionnelle.

18Une attention particulière doit être portée à la différence entre MDD-W/WDDS et HDDS. En effet, celle-ci ne peut pas être assimilée à un changement d’échelle d’analyse, de l’individu vers le ménage. Les deux indicateurs mesurent des dimensions différentes de la sécurité alimentaire : qualité nutritionnelle du régime pour les premiers, accès économique à l’alimentation pour le second. Par ailleurs, à la différence des indicateurs individuels, le HDDS ne mesure pas la consommation hors-foyer (à la cantine, au marché, etc.), qui peut induire des disparités de consommation entre les membres d’un même ménage. Enfin, le MDD-W, bien que renseigné à l’échelle de l’individu, n’est validé comme indicateur de qualité nutritionnelle qu’à l’échelle d’une population.

Questions opérationnelles, questions de recherche

19Parce qu’ils ont été développés par des organismes de l’aide alimentaire et du développement, les indicateurs de SAN répondent en premier lieu à des besoins opérationnels : estimer des niveaux de prévalence et des degrés de sévérité de l’insécurité alimentaire ; déclencher, cibler et paramétrer des interventions d’assistance alimentaire ou nutritionnelle, éventuellement dans l’urgence ; réaliser du suivi-évaluation ou des études d’impact. Ces indicateurs sont également utilisés dans le cadre de projets de développement plus larges ou de plus long terme (en agriculture ou éducation notamment), affichant une démarche « sensible à la nutrition » (Ruel et Alderman, 2013). Les scores de diversité alimentaire sont promus par des bailleurs tels que l’Union européenne, qui incitent les opérateurs des projets à les utiliser dans leur cadre de résultats.

20Ces indicateurs peuvent également répondre à des questions de recherche. Les manuels s’avèrent utiles pour les chercheurs de toutes disciplines, car, au-delà de l’exposé du protocole et des conseils pratiques pour le travail de terrain, ils intègrent des considérations épistémologiques et méthodologiques sur les indicateurs eux-mêmes (unités d’analyse, validation statistique, qualité de la mesure), et de méta-analyse pour la dimension comparative. Les travaux de recherche mobilisant ces indicateurs peuvent s’inscrire dans des études nutritionnelles ou dans des études plus larges sur le fonctionnement socio-économique des ménages, sur les liens entre agriculture et alimentation, etc. (voir plus loin dans ce chapitre la section « Étude de cas : diversité alimentaire des ménages agricoles au Burkina Faso »).

Passation des questionnaires : questions déontologiques et pratiques

21La passation des questionnaires pour la construction des indicateurs soulève des questions déontologiques et pratiques. Sur le plan déontologique (et parfois réglementaire), le caractère personnel des données suppose de mobiliser des dispositifs de protection, tels que l’approbation par un comité d’éthique, le consentement éclairé des participants et l’anonymisation des bases. La durée de passation du questionnaire, qui représente un coût d’opportunité pour les enquêtés, est également un paramètre à prendre en compte. Sur le plan pratique, la qualité des données recueillies est tributaire des biais inhérents au recueil de données déclaratives : biais cognitifs, de lassitude, ou de désirabilité sociale. Ces considérations générales prennent un relief particulier en raison du caractère sensible de l’insécurité alimentaire. Les enquêteurs doivent composer entre la rigueur méthodologique requise pour obtenir des données standardisées et l’empathie nécessaire pour instaurer un climat de confiance, parfois dans des situations de tensions, voire de détresse.

22Les questionnaires HFIAS et le CSI sont rapides à passer, et peu sensibles aux biais cognitifs : ils ne posent pas de problèmes de compréhension ou de mémoire sur la période de rappel, même si les questions de fréquence peuvent être plus difficiles à renseigner que les questions sur l’occurrence. En revanche, certaines questions sont sensibles, notamment celles concernant l’expérience de la faim ou les stratégies d’évitement. Le risque de biais de désirabilité sociale est élevé, et peut aller dans les deux sens : sur-déclaration de l’insécurité alimentaire si les enquêtés anticipent de bénéficier d’un futur programme ; sous-déclaration si certaines pratiques sont stigmatisées socialement.

23Pour les scores de diversité, le risque de biais de désirabilité sociale est également présent, car des représentations normatives, variables selon les contextes, peuvent être associées à certains aliments. Pour le HDDS et le WDDS/MDD-W, le rappel des 24 heures (chapitre 1) sollicite relativement peu la mémoire des enquêtés, mais la méthodologie implique de relever le détail des ingrédients des plats consommés, ce qui augmente le risque de lassitude, le biais de mémoire, et le biais cognitif en cas de plats préparés par un tiers. La période de rappel du FCS est plus longue (7 jours), mais l’effort de mémoire supplémentaire est compensé par une entrée par les groupes d’aliments, plus globale que les plats et les ingrédients.

24Enfin, une attention particulière doit être portée aux répondants des questionnaires. En fonction du contexte et du statut, les personnes interrogées peuvent être peu habituées à prendre la parole ; inversement, dans des contextes de forte intervention, elles peuvent devenir des « enquêtées professionnelles ». Pour les indicateurs recueillis au niveau du ménage, le risque de biais cognitifs ou de désirabilité sociale est d’autant plus grand que l’on demande à la personne interrogée, généralement la femme en charge des repas, de s’exprimer au nom de son ménage, c’est-à-dire d’un groupe plus ou moins étendu (dont il faut préciser les contours), avec des variations plus ou moins grandes entre ses membres.

Apports de la méthode pour les disciplines connexes

25Dans cette section, nous nous intéressons au potentiel de synergies entre les sciences de la nutrition et les sciences sociales, pour éclairer les mécanismes qui caractérisent ou qui déterminent une situation d’insécurité alimentaire, au niveau des ménages ou des individus qui les composent.

26Qu’on se place dans une perspective de développement ou de recherche, les indicateurs de SAN peuvent être resitués dans des champs plus larges : pauvreté, vulnérabilité, moyens d’existence, inégalités intra-ménage, perspective de genre, etc. Le caractère normé des indicateurs de SAN devrait a priori faciliter le dialogue entre opérateurs et chercheurs, ou entre chercheurs de différentes disciplines.

27On observe de fait un nombre croissant de travaux croisant indicateurs de diversité alimentaire et différentes variables agricoles (Jones, 2017 ; Sibathu et Qaim, 2018). Cependant, les conditions d’un dialogue interdisciplinaire fécond ne sont pas toujours réunies. Des débats ont émergé entre économistes agricoles et nutritionnistes, qui relèvent des emprunts sélectifs, voire des confusions méthodologiques ou conceptuelles (sur les unités d’analyses, les groupes, etc.), contestent dès lors la validité de certaines interprétations, et préconisent a minima de ne pas se réclamer de l’indicateur « officiel » lorsque la méthode d’enquête et d’analyse dévie par rapport aux manuels standardisés (Verger et al., 2019). Inversement, les sciences sociales peuvent reprocher aux nutritionnistes une vision trop étroite de l’alimentation (réduite à ses composantes nutritionnelles), des individus (réduits à leur état de santé) et plus encore de leur environnement, qu’il soit familial, social, culturel, matériel.

28Le potentiel de synergie tient également à la question des articulations entre unités d’analyse. Le ménage est un échelon clé, mais le changement d’échelle de la SAN de l’individu vers celle du ménage ne va pas de soi. Les contours du ménage eux-mêmes peuvent être mouvants, selon qu’on le considère comme une unité de résidence, de revenus, de consommation, ou plus spécifiquement de consommation alimentaire. La question des contours se pose d’autant plus dans des contextes de familles élargies, polygames ou intergénérationnelles. Le cas des ménages agricoles, à la fois producteurs et consommateurs d’aliments, ajoute encore de la complexité. C’est dans la caractérisation des contours et des interactions au sein du ménage que les sciences sociales (économie, socio-anthropologie) peuvent apporter des éclairages pour mieux comprendre comment se définissent des stratégies, comment s’opèrent les arbitrages pour générer, contrôler et répartir des ressources, et quelle place occupe l’alimentation dans ces stratégies et ces arbitrages.

29Le dialogue entre disciplines pourrait enfin être enrichi via une analyse des processus nourrie par des approches qualitatives (ethnographie). En effet, les indicateurs relevés au niveau des ménages (HFIAS, HDDS, FCS, CSI) ne disent rien des processus de décision et d’allocation impliquant des individus ou sous-groupes au sein du ménage (conjoints, parents/enfants, etc.), sur la nature des relations qui sous-tendent ces processus (coopération, subordination, négociation, compromis, conflit), et sur les éventuelles inégalités (de genre, de génération) qui en découlent. Les scores individuels (WDDS/MDD-W et ses adaptations pour d’autres individus) peuvent identifier des différences interindividuelles au sein d’un ménage, mais n’ont pas non plus vocation à décrire les mécanismes sous-jacents.

Étude de cas : diversité alimentaire des ménages agricoles au Burkina Faso

30Cette section s’appuie sur le cas du projet Relax12, un projet pluridisciplinaire (nutrition, économie, agronomie, socio-anthropologie, géographie, sciences politiques et modélisation) visant à explorer le nexus « agriculture/nature/marché/alimentation » dans une province de l’ouest du Burkina Faso. Un score de diversité alimentaire individuel (WDDS-10 et MDD-W) a été intégré dans une enquête économique menée auprès de 300 ménages agricoles. Cet exemple illustre le décalage entre la simplicité apparente du manuel et la mise en œuvre effective : la construction d’un score de diversité est une opération plus complexe qu’il n’y paraît.

Les choix méthodologiques

31Bien que le projet Relax s’intéresse aux ménages agricoles, nous avons écarté le recours à l’indicateur ménage HDDS et opté pour des scores de diversité alimentaire individuels permettant des interprétations en termes de qualité nutritionnelle du régime alimentaire. Nous avons dans le même temps réfléchi aux conditions permettant de conduire l’analyse au niveau ménage. Le WDDS/MDD-W mesure la diversité alimentaire des femmes en âge de procréer, car celles-ci sont plus vulnérables au risque de malnutrition pour des raisons biologiques (grossesses et allaitement). De plus, la diversité alimentaire de la femme peut être interprétée comme une borne inférieure de ce qui se passe au niveau du ménage, dans la mesure où les inégalités de genre dans l’accès aux ressources alimentaires désavantagent les femmes dans de nombreux contextes. Par ailleurs, afin d’explorer d’éventuelles disparités de consommation alimentaire intra-ménages, nous avons découpé le ménage en plusieurs sous-unités de consommation, et sélectionné aléatoirement un représentant de chaque sous-unité : une femme en âge de procréer (15-49 ans), un homme (15 ans et plus) et un enfant (8-14 ans).

32Pour capter les variations saisonnières de la diversité alimentaire des femmes, nous avons procédé à douze mesures mensuelles entre octobre 2017 et septembre 2018 ; pour les hommes et les enfants, en raison de contraintes budgétaires, nous nous sommes limités à trois mesures, calées sur le calendrier céréalier : février (post-récolte), mai (début de soudure, avec des tensions possibles sur les stocks) et août (premières récoltes). Le nexus « agriculture/nature/marchés/alimentation » étant au cœur du projet Relax, des questions relatives au mode d’approvisionnement des aliments ont été intégrées en distinguant quatre modalités : production autoconsommée, achat, collecte et don.

La mise en œuvre sur le terrain

33L’étape préliminaire aux enquêtes a fait l’objet de beaucoup d’attention. D’une manière générale, il est recommandé de prévoir au minimum plusieurs semaines, en ajustant selon le niveau de connaissance du contexte et la documentation disponible.

34Dans une première étape, nous avons mené un travail approfondi avec les géographes du projet pour recenser l’ensemble des aliments disponibles au niveau des exploitations, sur les marchés et en brousse. Ces aliments ont été répertoriés dans un glossaire mentionnant le nom scientifique, ainsi que les traductions en français et en plusieurs langues locales, pour faciliter le travail ultérieur des enquêteurs.

35Une fois les aliments recensés, ils ont été affectés à l’un des dix groupes alimentaires définis par la méthodologie (note 9). Ce classement n’est pas toujours univoque : par exemple, le maïs doit être classé dans le groupe 1 s’il est consommé sous forme de farine (pour la préparation du tô, la pâte qui constitue la base des repas quotidiens) ou dans les « autres légumes » s’il est consommé frais. On doit distinguer également les mangues ou papayes mûres (« fruits et légumes riches en vitamines A ») des vertes (« autres fruits »). Dans des contextes de très faible diversité alimentaire comme celui du projet, ces différences de classement peuvent avoir un impact important sur le score final.

36Enfin, la formation des enquêteurs et enquêtrices est une étape fondamentale, pour maîtriser la dimension technique de l’indicateur, le contexte, mais aussi les aspects relationnels de l’enquête. Un des enjeux est d’obtenir des informations précises sans influencer les réponses. Par exemple, les ingrédients des plats doivent être relevés sans présumer des recettes. La dimension individuelle de l’indicateur ne doit pas être oubliée : lorsque les ingrédients d’un plat peuvent être inégalement distribués lors du partage (viande, légume), on doit s’assurer que la personne interrogée les a bien consommés.

37La formation des enquêteurs s’est déroulée sur 6 jours : une première phase pour expliciter la méthode, échanger sur les spécificités locales, et affiner les questionnaires ; une phase de jeu de rôles pendant lesquels les participants interprétaient tantôt un enquêteur, tantôt un enquêté ; une phase de test en conditions réelles dans un village proche (non inclus dans l’échantillon final).

38Lors du premier passage, les personnes enquêtées se sont montrées enthousiastes et curieuses. Les femmes étaient agréablement surprises de l’attention portée à leurs pratiques alimentaires, généralement peu considérées. Au fil des passages, cependant, cet intérêt s’est émoussé et la précision des réponses s’en est ressentie. Nous avons choisi d’enquêter auprès des femmes seules, à leur domicile, pour qu’elles se sentent libres de s’exprimer sur certaines pratiques dévalorisées (par exemple consommer un aliment sans le partager au sein de la famille, ou diluer des sauces faute de moyens). Avec certains interlocuteurs, il a été parfois difficile d’obtenir des réponses fiables en raison de problèmes de compréhension ou de timidité, en particulier lorsque le questionnaire était passé auprès d’enfants non scolarisés ou de femmes installées chez leur belle-famille et ne maîtrisant pas le dialecte local. À plusieurs reprises, les enquêteurs ont dû faire appel à un interprète du village, en veillant à ce qu’il n’influence pas les réponses. Une autre difficulté s’est présentée lorsque la personne interrogée n’avait pas préparé elle-même les plats (cas des enfants, des hommes, et parfois des femmes lorsque le repas avait été préparé par une autre femme du ménage).

39La saisie des données s’est faite sur tablette, mais nous avons demandé aux enquêteurs de prendre des notes pour conserver les fiches repas correspondant à chaque enquête, et pouvoir les croiser avec les tableaux d’aliments. Ce dispositif nous a permis de mieux contrôler la qualité des données.

L’analyse des données

40Dans le cadre du projet Relax, nous avons construit le WDDS-10 ainsi que le MDD-W. Si le MDD-W est validé comme indicateur d’adéquation nutritionnelle, son caractère dichotomique le rend moins maniable que le WDDS, notamment dans les cas où il présente peu de variations et où les échantillons sont de petite taille. Dans le projet Relax, pour 6 des 12 mois relevés, le pourcentage de femmes atteignant le seuil de 5 groupes était inférieur à 20 %, ce qui pose des problèmes de comparaison entre groupes pour l’analyse. Le WDDS-10 est plus sensible aux variations et se prête mieux à des modèles prédictifs.

41Pour répondre à nos questions de recherche, nous sommes aussi repartis sur les données intermédiaires afin d’identifier les groupes alimentaires et les aliments consommés. Une analyse de la provenance des aliments a permis de relier les informations nutritionnelles à une analyse plus large en termes de pratiques et de mécanismes au sein du nexus agriculture/nature/marchés/alimentation.

42La diversité alimentaire des femmes est très faible, avec un score moyen annuel de 3,6 groupes alimentaires consommés (Lourme-Ruiz et al., 2021). Le plat quotidien est le tô (groupe 1, voir note 4) accompagné d’une sauce cuisinée à base de légumes feuilles (souvent des feuilles de baobab, groupe 7), parfois agrémentée de légumes (oignon, chou, tomate, groupe 9), d’arachides (groupe 3) ou de poisson (groupe 5). Le score s’améliore entre février et juin grâce à la disponibilité ponctuelle des mangues (groupe 8), des produits maraîchers (groupe 9), et des fruits cueillis dans la nature (groupe 10). Comme déjà souligné dans d’autres travaux (Hoddinott et Yohannes, 2002 ; Savy et al., 2006), la variation du score ne peut pas être interprétée automatiquement comme une variation de la SAN. Il prend sa valeur la plus élevée en juin, alors que de nombreux ménages font face à des pénuries pour les céréales de base : les stocks constitués à la récolte précédente sont insuffisants pour assurer la soudure jusqu’à la récolte suivante, et la capacité d’achat sur les marchés est limitée par la faible trésorerie, d’autant que les prix connaissent une hausse saisonnière en amont de la récolte.

43Une entrée par les sources d’approvisionnement fait apparaître des complémentarités entre production, achats et cueillette, avec des schémas complexes et saisonnalisés, qui dépendent des systèmes d’agriculture, d’élevage, d’activités non agricoles, et de la place des femmes dans ces systèmes. Par exemple, la production maraîchère peut impliquer des concurrences pour l’usage des terres et de la main-d’œuvre familiale (notamment vis-à-vis du coton ou des céréales, qui sont la base des systèmes de production locaux) ; l’étalement de la production maraîchère sur l’année est conditionné par l’accès (rare) à des infrastructures d’irrigation ; et la consommation d’aliments périssables (fruits et légumes) est concentrée sur les périodes de récolte ou de cueillette, en raison du manque de moyens de conservation. Ainsi, les mangues, qui représentent la quasi-totalité du groupe des fruits et légumes riches en vitamine A, ne sont disponibles qu’en mars-avril.

44Certains groupes interrogent par leur rareté dans l’alimentation des femmes, malgré leur intérêt nutritionnel et leur disponibilité locale. Le lait, produit localement par l’ethnie peule et disponible sur les marchés, n’est pratiquement pas consommé. Les œufs sont totalement absents, alors que les volailles sont présentes dans presque toutes les exploitations. Les légumineuses sont très peu consommées, alors qu’on les trouve en culture pluviale dans nombre d’exploitations, et qu’elles se prêtent bien au stockage. Les contraintes financières et de disponibilité n’expliquent pas tout. Comprendre les mécanismes sous-jacents de cette sous-consommation, pour tenter d’y remédier, suppose de mobiliser des regards pluridisciplinaires sur les connaissances, les perceptions et les préférences alimentaires, sur les arbitrages économiques (choisir de vendre plutôt que d’autoconsommer, prioriser les achats de tel ou tel aliment), les éventuelles tensions en intra-ménage sur le contrôle et l’usage des budgets et des stocks alimentaires, etc.

45Si l’on compare les trois sous-populations de l’échantillon (hommes, femmes, enfants), la consommation à domicile est similaire, mais la consommation hors domicile est discriminante. À la différence des femmes, les enfants consomment plus de légumineuses, grâce au niébé servi dans les cantines scolaires, et plus de fruits cueillis en brousse. Les hommes, qui mènent davantage d’activités hors de la sphère familiale, ont accès à plus de poisson et de légumes tels que le chou, servis dans les petits restaurants informels. Notons que le HDDS, qui exclut la consommation hors foyer, n’aurait pas permis d’identifier ces différences importantes sur le plan nutritionnel.

46L’exemple du projet Relax illustre l’intérêt de revenir sur les données en amont des scores, et d’explorer les faisceaux de causes conduisant à la consommation (ou non) d’un groupe ou d’un aliment donné. Les entretiens conduits par les sociologues du projet ont par ailleurs mis en évidence que les ménages ne cherchent pas à « diversifier » leur alimentation au sens des nutritionnistes. La priorité reste d’assurer l’apport en céréales. Si la satiété est assurée, les ménages cherchent à « varier » les plats, en alternant les sauces ou en remplaçant le tô de maïs par du riz. Ces choix ne se traduisent pas nécessairement par une augmentation du score de diversité. D’une manière générale, le score de diversité n’a pas de sens pour les populations qui ne consomment pas des groupes alimentaires, mais des aliments et des plats. Ce travail sur les contraintes, les logiques et les représentations permet de réfléchir à des interventions et à des messages plus appropriés.

47Pour conclure ce chapitre, les discussions autour des indicateurs pointent souvent la tension entre standardisation de la méthode (pour produire – dans un temps relativement rapide – des résultats validés et comparables dans le temps et dans l’espace) et adaptation au contexte local (pour gagner en finesse). Dans ce chapitre, nous montrons que le potentiel des indicateurs de SAN tient aussi à la possibilité d’analyser en tant que telles les données collectées en amont pour leur construction, et de les relier à des schémas explicatifs plus parlants. Sans éluder les difficultés qui peuvent surgir, le chapitre souligne l’intérêt d’une collaboration plus étroite entre sciences de la nutrition et sciences sociales, pour produire de la connaissance pertinente et concevoir ou piloter des interventions adaptées en matière de sécurité alimentaire et nutritionnelle.