Postface. Composer avec des attachements pluriels
p. 99-104
Texte intégral
1L’attachement aux lieux fait l’objet d’un intérêt grandissant dans les travaux de recherche et dans l’espace public en lien avec les préoccupations environnementales, par exemple autour des travaux de Bruno Latour (2017), qui défend l’idée d’une réorientation politique par l’attachement au sol. L’ouvrage contribue à ce champ de réflexions par une approche interdisciplinaire ancrée et orientée vers l’action, en considérant que « les attachements, les affects sont au cœur du mouvement et du changement » (p. 87).
Un parcours interdisciplinaire original en contribution à la reconnaissance des attachements
Un dialogue fertile avec une variété de travaux
2Les auteurs nous invitent à les suivre sur les chemins qu’ils ont parcourus dans la littérature et sur une variété de terrains de recherche. Du fait de son ouverture interdisciplinaire, l’ouvrage ne prétend pas à une revue d’un champ de littérature, mais bien à explorer et expliciter les approches hétéroclites que les auteurs ont rencontrées et qu’ils ont mises à l’épreuve de leurs terrains. Ils y réussissent de manière limpide et accessible à un large public. Le champ littéraire arpenté est vaste, offrant une variété de manières d’appréhender les attachements. Les auteurs explorent différentes directions, parfois opposées dans leurs fondements, mais attendues pour être complémentaires. La diversité des approches se traduit dans différents styles d’écriture dans les chapitres et par des variations dans l’emploi même du terme d’attachement : depuis les attachements de chacun comme relations personnelles et intimes à un coin de vie jusqu’aux attachements collectifs à un territoire tel que la Camargue. L’attachement est parfois amené comme un concept robuste en référence à une référence et une méthode spécifique, tantôt employé dans un sens courant en reflétant toute la malléabilité du terme et renvoyant à différents objets de lien : attachement « au lieu », « à votre maison/quartier/territoire/région/pays », « à la culture », « à la communauté », « à la terre », « au mythe de la Camargue », « à la liberté », « au statut de propriétaire », etc. De manière notable et bienvenue, les auteurs dialoguent également avec les travaux traitant des arrangements institutionnels dans la lignée d’Elinor Ostrom. Ceux-ci, largement déployés dans le champ de l’environnement, interrogent le façonnement des institutions, mais sans considérer directement les attachements ou les affects. Les auteurs interrogent : « comment peuvent se marier arrangements institutionnels et arrangements affectifs ? » (p. 86) et discutent de la hiérarchie entre considération des affects et institutions de règles.
Reconnaître que les personnes sont affectées par le monde qui les entoure
3Des réorientations marquent également le chemin. Si l’approche en termes de représentations issue de la psychologie sociale est centrale au début du parcours, les auteurs s’en écartent au fil du sentier, en particulier pour nourrir un dialogue avec les démarches pragmatistes qui s’attachent à comprendre la dimension située du lien des humains à ce qui les entoure : « Tout n’est pas dans les représentations : l’attachement naît aussi de la rencontre du corps avec un environnement physique, écologique et social » (p. 79). De même, la problématisation du lien entre attachements et changement évolue. Si des hypothèses sur des liens de causalité sont initialement formulées, les auteurs invitent in fine à développer une attention sensible en mobilisant les travaux sur les affects et les émotions. « Il faut en particulier éviter de restreindre l’attachement à une mesure ou une évaluation que l’on pourrait corréler au changement, et réinstaller ce concept dans son fondement, celui d’une relation affective » (p. 16). Ils proposent ainsi en conclusion de considérer les attachements comme des affects en soulignant la pluralité des attachements, ainsi que leur dynamique permanente en lien avec les multiples entités qui agissent en retour sur les humains : « concevoir les attachements au lieu dans la réciprocité plutôt que comme des représentations mentales d’un sujet à propos d’un objet nous a orienté vers le concept d’affect. » (p. 93). En mettant les affects au cœur du questionnement, ils ouvrent des perspectives de travaux interdisciplinaires originaux et fertiles.
Un questionnement des pratiques de recherche considérant les attachements pour le changement
4L’ouvrage questionne les liens entre attachements et changements, mais aussi, de façon centrale, les pratiques de recherche dans le domaine. Ainsi, les trois titres de chapitres sont trois verbes à l’infinitif comme autant de registres d’action scientifique : « étudier des textes », « faire du terrain » et « analyser la dynamique ». Les retours critiques des auteurs sur leurs pratiques et méthodes sont généreux et précieux.
Le chercheur au défi de l’objectivation des attachements : réflexivité sur ses propres affects et assemblage de méthodes
5Tout d’abord, les auteurs invitent à une réflexivité sur ce qui lie à l’objet de la recherche en prêtant attention à leurs propres attachements et affects : « Nous pensons que les affects des chercheurs ne peuvent être séparés de l’objet de recherche car l’affect ne peut être localisé ni dans le sujet ni dans l’objet de l’enquête, car il est produit conjointement. » (p. 92). Ils rejoignent ici les réflexions d’anthropologues tels que Jeanne Favret Saada (1990), pour laquelle, il n’y a pas de place sur le terrain pour un observateur non engagé et c’est l’engagement même qui produit la connaissance. Les auteurs appellent à mobiliser les méthodes ethnographiques d’analyse des fêtes et des rituels. Ces temps forts de la vie sociale mettent en visibilité les attachements collectifs. Une attention tout autant soutenue mérite également d’être portée aux situations ordinaires où se construisent les attachements personnels aux lieux de vie. Ainsi, Séverine Durand, dans son auto-ethnographie du « vivre avec » un fleuve et ses débordements à Lattes a construit ses analyses sur l’observation du quotidien, tels les échanges entre voisins en un jour de forte pluie ou entre parents à la sortie de l’école le lendemain (Durand, 2014). Une telle approche demande une présence longue sur le terrain à laquelle est sans doute peu propice le rythme demandé actuellement aux travaux de recherche interdisciplinaires par projet.
6L’originalité de l’ouvrage en termes de méthodes tient à la promotion d’« assemblages méthodologiques » (p. 85) incluant des mises en situations provoquées par les chercheurs pour révéler et explorer collectivement des attachements. Les auteurs nous invitent ici à une grande liberté de pratique. Ainsi, ils mobilisent et critiquent plusieurs méthodes, depuis l’approche quantitative par questionnaire pour mesurer les attachements et évaluer leur influence sur le changement jusqu’à des observations situées, la médiation par la photo, le théâtre forum ou un jeu de rôle. Ils invitent à juste titre à développer des méthodes qui mobilisent le corps et les émotions et en particulier des méthodes artistiques. Ces méthodes montrent toute leur pertinence dans l’ouvrage pour saisir une diversité de valeurs et d’attachements aux lieux.
7La restitution des attachements personnels par l’enquête reste cependant un enjeu et un objet de questionnement (Breviglieri, 2013). Les affects ne sont pas a priori partagés et un travail est nécessaire pour les restituer et les mettre en commun. Ce travail révèle et met en visibilité. Dans le même temps il transforme et il réduit. La figuration est ainsi intimement liée à la manière de concevoir le monde et les relations aux non-humains (Descola, 2021). Comment chaque méthode révèle-t-elle des attachements ? Quels attachements, quels affects sont-ils mis en forme et restitués ? En quoi un jeu, par exemple, laisse-il plus de place à l’expression d’affects et à quels types d’affects ? Les modalités d’objectivation sont plurielles et nous suivons entièrement les auteurs dans leurs réflexions méthodologiques qui méritent d’être prolongées collectivement au-delà de cet ouvrage. La perspective développée invite également les chercheurs à rendre compte de leurs enquêtes selon différents formats. La prédominance de l’écrit dans la publication des travaux de recherche – dans cet ouvrage même – bride la mise en visibilité. Le développement actuel des rendus photos, vidéos ou numériques tels que les webdocumentaires est bienvenu.
Le chercheur au défi d’accompagner le changement : participer à la construction du commun en dépassant l’opposition entre attachement et liberté
8Les auteurs interrogent l’activité scientifique en termes de production de connaissances sur les liens entre attachements et changement, mais aussi en termes d’appui au changement. Ils revendiquent une posture d’accompagnement des interactions entre les multiples représentations et pratiques pour « donner du sens collectivement à un lieu alors que les personnes ont des points de vue différents » (p. 88). Selon cette perspective, il s’agit de construire collectivement des attachements. « Quels attachements construire collectivement, quels arrangements affectifs existent et se mettent en place, sont mis à mal ou peuvent émerger, pour quel projet de territoire et quel projet de société ? » (p. 88). Ce questionnement est par exemple déployé sur le cas de la Camargue, qui a fait l’objet de nombreux travaux sur l’identité et l’attachement au territoire et aux traditions. Les auteurs revisitent ce cas avec une entrée originale, celle de la tradition de la course camarguaise. Ils aboutissent à des conclusions exemplaires du paradoxe du lien entre attachement et changement : « Sur le plan local aussi, l’attachement à la liberté est invoqué comme valeur qui différencie le Camarguais des “autres”. » (p. 52). Les traditions, qui pour les uns, les « ruraux », protègent une liberté – vis-à-vis des règles de l’État –, peuvent être vues comme une clôture par les autres : un empêchement du libre marché pour les « entrepreneurs » ou une exclusion des étrangers. Le risque d’une extension populiste, réactionnaire, voire fasciste des attachements est toujours présent, ainsi que leur association à la conformité contre l’innovation. L’ouvrage montre bien par ses enquêtes et les références citées que les liens sont beaucoup plus complexes. Les attachements font tenir les êtres humains plutôt qu’ils ne les entravent. Ils sont en cela supports de changement.
Quelle politique avec les attachements ?
9Le défi politique auquel contribue cet ouvrage est majeur. Il est posé par Joelle Zask (2022) lorsqu’elle questionne l’articulation entre écologie et démocratie. Elle invite à « considérer l’amour des gens pour leur coin de vie » et constate que cette thématique est la grande absente de la vie politique humaniste qui en laisse le monopole à l’extrême droite. Il s’agit de sortir de l’alternative réductrice entre « enraciné » et « hors sol » pour valoriser les attachements aux lieux dans lesquels les gens développent leur existence, valoriser et l’implication des citoyens dans la création et la conservation de lieux communs. Les façons de faire avec les attachements sont cependant plurielles, comme le montre l’ouvrage.
Reconnaître un travail de composition
10Au-delà des compétences et des pratiques des chercheurs, l’ouvrage questionne celles des « praticiens des arrangements institutionnels » : les gestionnaires, les aménageurs, les élus. Comment gouvernent-ils avec les attachements ? Les auteurs déplorent une mise à l’écart et une délégitimation des affects dans les arènes de concertation et de négociation. « Un des grands défis pour les scientifiques est de communiquer sur cette importance et faire évoluer les logiques d’action des élus et des aménageurs (mais aussi des chercheurs qui restent en majorité persuadés que seule l’innovation technique est facteur de changement) pour qu’ils posent le problème autrement qu’en termes d’acceptabilité sociale et de coûts d’adaptation. » (p. 70). Ce défi est majeur. D’autres travaux ont montré la capacité de certains professionnels ou de personnes à inclure les attachements dans un travail de « prendre soin », de traduction, de montée en généralité à partir de liens de proximité (par exemple Richard-Ferroudji, 2015). Les récents travaux sur les zones à défendre s’élevant contre les politiques et la représentation civique rappellent également ces capacités de la part de militants environnementalistes ou de citoyens (Centemeri, 2015). Au-delà d’un « prendre soin », c’est un véritable travail de composition avec une multiplicité d’attachements qui est en jeu, travail qu’il convient de reconnaître, de documenter et d’appuyer. C’est une piste qui pourrait être explorée dans la suite donnée à l’ouvrage.
Différentes façons de composer : cultures et attachements
11Une autre piste de réflexion porte sur les différentes façons de composer avec les attachements. L’ouvrage nous présente par exemple les cas de Mauguio et de Lattes, deux communes littorales voisines dans l’aire urbaine de Montpellier. Leur différence de trajectoire en termes d’aménagement du territoire et de mise en valeur collective des attachements aux lieux est fascinante. Un prolongement de l’analyse pourrait être de mieux comprendre ces différences. Selon une perspective comparative, Koveneva (2011) analyse comment des gens vivent ensemble dans un espace urbain de nature en France et en Russie. Un conflit d’usage dans une forêt aux portes de Paris est réglé dans une concertation publique au nom de « l’intérêt général » en disqualifiant le faire quotidien des bénévoles attachés aux lieux dont ils prenaient soin. Dans un parc moscovite, à l’inverse, un collectif d’« amis écologistes », composé d’habitants, prend soin, chacun à sa manière, d’une source et prend ainsi en charge ce « site naturel » ou ce lieu commun. La mise en commun se fait de proche en proche, par l’investissement sensible de chacun, plutôt que par une dé-singularisation de l’environnement local. Les auteurs observent de même, dans le cas du lac de Guiers, qu’il n’est pas appelé à un détachement pour résoudre un différend mais « à une nouvelle manière d’être relié (aux) lieux » (p. 68). La transformation des engagements de proximité en politique suppose une mise en commun et un traitement du désaccord qui peuvent prendre différentes formes. Comment varie, selon les cultures et les territoires, la façon de faire valoir des attachements locaux ? Quelle place pour l’auto-organisation des citoyens ? Diverses constructions de communauté avec les liens de proximité sont possibles comme autant de grammaires (Thévenot, 2020). Il nous reste à poursuivre dans la compréhension de ces constructions pour accompagner la transition écologique et démocratique.
Auteur
Consultante en sociologie et gouvernance de l’environnement, chercheuse associée à l’UMR G-Eau et à l’Institut français de Pondichéry.

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