Conclusion
p. 95-98
Texte intégral
1Zora est partie il y a quelques années s’installer dans une grande ville d’une autre région. La pandémie et le confinement font qu’elle se pose des questions sur son lieu de vie. Est-elle attachée à la grande ville ou y est-elle aliénée ? Pour son ami Pierre, un petit tour dans sa région d’enfance auprès de sa famille et de ses amis lui fera du bien. Pierre a vérifié les prévisions météorologiques : ils sont à l’abri d’une de ces tempêtes d’automne qui peuvent provoquer des inondations dévastatrices qui font la une des médias. Ils sont donc en sécurité aujourd’hui. Ils doivent partir tôt pour éviter les embouteillages, car la ville a beaucoup grandi ces dernières années. Les retraités, les personnes qui peuvent télétravailler viennent s’installer dans cette région côtière ensoleillée. Pierre et Zora vont à la plage pour se promener comme ils le faisaient avec leurs parents et grands-parents. Pierre y court deux fois par semaine. Zora se rappelle que sa mère était experte en châteaux de sable. Le niveau de la mer monte, mais un programme européen a financé l’entretien de la plage ; les services techniques rechargent régulièrement la plage avec du sable dragué un peu plus loin. Pierre et son amie iront ensuite voir une course de taureaux qui réunit les habitants des villages environnants pour célébrer leur culture de la liberté et les grands espaces d’eau et de terre. Ces événements sont contestés, les nouveaux arrivants n’aiment pas ces jeux. Ils les confondent avec les corridas espagnoles. « Ignorants… », soupire Pierre. La course de taureaux a lieu dans cette petite ville célèbre pour les nombreux jeunes qui l’ont quittée pour rejoindre la guerre et l’État islamique en Syrie. En chemin, ils pourront admirer les flamants roses qui sont le symbole de la région. Le soin que l’on a apporté à cette espèce a été efficace, leur population ne cesse d’augmenter, au point qu’elle ne migre plus vraiment. « Ce soir, il ne faut pas rentrer trop tard », dit Pierre, « si on veut profiter du jardin avant les attaques des moustiques tigres, qui sont apparus dans la région il y a peu, probablement acheminés par un avion ou un bateau ». C’est bizarre, ils ont pourtant entendu à la radio que 70 % des insectes ont disparu. Quelle malchance que celui-là n’ait pas fait partie du lot ! Le seul moyen de les réduire est de contrôler collectivement les dépôts d’eau dans les jardins. Pierre s’agace de ses voisins qui ne prennent pas cette précaution. Sur le chemin du retour, ils passent près d’un rond-point où, il y a peu, les gens protestaient. Ils ne veulent plus réduire leur vie à de la survie et n’acceptent plus des mesures politiques et économiques à base de taxes censées les inciter à se comporter vertueusement. Ils sont toujours là, la crise de la Covid ne les a pas emportés. Ce soir, Pierre et Zora vont pouvoir manger des tomates bios produites à proximité, et non plus en Espagne ou au Maroc, comme celles que l’on consommait auparavant. Ironiquement, les maraîchers du coin sont des descendants de migrants espagnols qui restent très liés à leur village d’origine. Les deux amis parleront de la belle journée qu’ils ont passée, de tous les changements qu’ils ont vus et cependant de l’identité de ce territoire qui perdure.
2Pierre vit dans un lieu que certains scientifiques appellent un territoire, d’autres un système social et écologique : il s’agit d’un système complexe composé d’entités humaines et non humaines, vivantes et non vivantes, qui s’affectent et sont dépendantes les unes des autres. Ce lieu et les entités qui le composent sont aussi en interaction avec des entités qui se situent en d’autres lieux. Tous ces processus d’interaction produisent ce lieu, ce territoire. Pierre a changé. Pierre change. Le lieu aussi change. Et tous perdurent en même temps. De nombreuses personnes, comme Zora, sont reliées à de multiples lieux pour lesquels elles développent différents attachements. De multiples attachements coexistent et co-évoluent.
3L’attachement au lieu est comme un rhizome ou un mycélium déployé à travers des réseaux, des pratiques, des héritages, des symboles au cours de vies qui se croisent. Les lieux sont des réseaux d’interaction, de connexions d’où émergent une multitude d’attachements, en harmonie ou en tensions, qui changent et se reproduisent par le discours et la pratique. L’attachement est fondamental pour comprendre ce qui perdure et ce qui change.
4Les attachements se réfèrent en même temps à la stabilité et au changement. Intuitivement, l’attachement c’est le contraire du changement. L’objet de l’attachement ne doit pas changer, c’est ce qui doit être conservé tel quel, car il procure de la sécurité qui permet d’être et d’agir. Le lieu joue ce rôle de figure stable qui procure de la sécurité et qui, en conséquence, ne devrait pas changer.
5La perspective change, pour peu que l’on considère que la sécurité ontologique provient non pas de la conservation d’une figure immuable, mais qu’elle s’assure par le maintien du sens. À travers le lieu, c’est à des valeurs que les individus et les groupes sont attachés pour maintenir un monde qui a du sens. Pour conserver un sens, en particulier du lieu, le changement peut être bienvenu. Manzo et ses coauteurs (2021), citant une étude de reconstruction après un tremblement de terre en Nouvelle-Zélande, expliquent que les Maoris ont vu dans ce tremblement de terre « une perturbation bienvenue d’une normalité qui les endommageait » : la reconstruction de la ville a permis de réhabiliter l’identité maorie qui était effacée par les constructions coloniales que le tremblement a détruites. Certains ont pu voir dans la pandémie de la Covid une éventuelle opportunité de rebâtir un monde qui aurait pour eux un sens différent de celui qui précédait la pandémie. La sécurité ontologique ne s’assure pas par la perpétuation d’un ordre immuable, mais plutôt par la cohérence entre la vie menée et le sens donné au lieu de vie, qui s’inscrit lui-même dans le sens donné au monde. En conséquence, pour que la sécurité ontologique soit assurée, les attachements doivent être appréhendés comme un des moteurs de la mobilisation pour le changement.
6La question de la relation entre attachement et changement ne se pose donc pas dans une rhétorique qui placerait d’un côté l’immobilisme et de l’autre le changement, d’un côté l’intérêt individuel ou communautaire et de l’autre intérêt général, d’un côté le repli sur la tradition et de l’autre l’ouverture et la participation au changement du monde. Le sens du lieu et le lieu co-évoluent. Continuité et changement se pensent dans ce mouvement conjoint.
7Dans leur conclusion du livre Changing senses of places (Raymond et al., 2021), Manzo et ses coauteurs définissent le sense of place comme la pluralité des significations, interprétations, valeurs produites, contestées, négociées et « en-corporées » par des individus et des groupes. Les individus et les groupes sociaux ont des pratiques variées et produisent des discours différents sur le lieu. Les changements du lieu résultent de la rencontre, des accords, des compromis, des conflits, de la domination d’un groupe sur les autres. Les attachements se révèlent souvent lors de conflits lorsque certains groupes n’acceptent pas des mesures qui contreviennent au sens qu’ils donnent à leur lieu, et donc, au-delà de ce lieu, au modèle social et écologique qui les rassure. Analyser ce type de phénomène sous l’angle de « l’acceptabilité sociale de la mesure » revient à écarter stratégiquement les racines de la contestation, c’est-à-dire la partie affective qui construit la relation au monde. Manzo et ses coauteurs (2021) considèrent que la recherche sur les attachements se pose en opposition d’une recherche qui vise des vérités universelles décontextualisées, favorisant ainsi un hégémonisme de ces connaissances qui déconnecte les politiques et les aménageurs de l’expérience de vie des individus. Si nous nous plaçons dans une perspective dialogique, c’est-à-dire qui favorise l’expression et la confrontation des différents points de vue, nous plaidons cependant pour que les attachements soient mobilisés dans leur complexité, sinon dans leur complétude, c’est-à-dire dans les interactions. Nightingale (2011) relate par exemple le fonctionnement d’arènes de négociations à propos de la pêche qui rassemblent des acteurs aux attachements très différents :
« Les pêcheurs et les décideurs politiques entretiennent des relations spatiales, matérielles et symboliques différentes avec la ressource, et ceci est crucial pour la façon dont les relations de pouvoir sont exercées dans les pêcheries. Alors que les pêcheurs essaient de revendiquer une connaissance plus approfondie de leur pêche et de l’industrie, les décideurs politiques s’appuient sur le “pêcheur rationnel” normatif pour saper ces revendications. »
8Dans la négociation, située dans des salons d’hôtels ou de palais des congrès plutôt que dans les villages de pêcheurs, c’est le modèle des décideurs politiques qui s’impose, celui du pêcheur préleveur, déshabillé de sa complexe relation au lieu. Sans appeler naïvement à ce que les décideurs politiques résident dans les villages de pêcheurs, nous plaidons pour des méthodes de représentations et de dialogues qui fassent vivre ces attachements. Les méthodes artistiques qui engagent le corps et représentent le contexte social et écologique comme les jeux de rôles, les interviews-photos, le théâtre-forum, les vidéos participatives, entre autres, mettent en scène le faisceau d’interactions qui donnent le sens des engagements des acteurs.
9Comment étudier et représenter les attachements ? La contribution des chercheurs est très riche et explore différentes directions. Un groupe de chercheurs décrit les multiples dimensions de l’attachement et s’attache à les transformer en variables explicatives pour comprendre des attitudes, des comportements d’individus ou de groupes (voir par exemple les travaux sur Lattes et Sommières dans le chapitre 2). Un autre groupe de chercheurs se pose plutôt la question des processus qui président à la construction et à l’évolution des attachements ou, plus précisément, à la co-construction et à la co-évolution des attachements et du changement au lieu (voir par exemple les travaux sur la Camargue dans le chapitre 2). Nous pensons que ces courants peuvent se compléter et s’enrichir, comme nous l’avons montré dans le chapitre 2. Dans cet ouvrage, nous contribuons de façon plus théorique en proposant de placer les attachements dans le cadre des affects et des arrangements affectifs. Comprendre comment des entités s’affectent, favorisent ou restreignent la capacité de faire, trouver les assemblages et les dispositifs au sein desquels se construit le sens donné au lieu, penser la contribution conjointe des représentations symboliques, des engagements du corps, des discours et des pratiques, c’est le sens des recherches engagées pour accompagner les territoires dans l’expression de leurs attachements c’est-à-dire dans la vie de la permanente tension entre continuité et changement.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mobilité humaine et environnement
Du global au local
Christel Cournil et Chloé Vlassopoulos (dir.)
2015
Une troisième voie entre l’État et le marché
Échanges avec Elinor Ostrom
Martine Antona et François Bousquet (dir.)
2017
La construction sociale des bassins de production agricole
Entre facteurs de coordination et liens de coopération
François Sarrazin
2016
Les services écosystémiques
Repenser les relations nature et société
Philippe Méral et Denis Pesche (dir.)
2016
Sociabilités rurales à l’épreuve de la diversité sociale
Enquêtes en Dordogne
Vincent Banos et Jacqueline Candau
2014
Sociologie des grandes cultures
Au cœur du modèle industriel agricole
Antoine Bernard de Raymond et Frédéric Goulet (dir.)
2014
Diversité des agricultures familiales
Exister, se transformer, devenir
Pierre-Marie Bosc, Jean-Michel Sourisseau, Philippe Bonnal et al. (dir.)
2014
Nouvelles raisons d’agir des acteurs de la pêche et de l’agriculture
Maryvonne Merri et Charilaos Képhaliacos (dir.)
2016
Coexistence et confrontation des modèles agricoles et alimentaires
Un nouveau paradigme du développement territorial ?
Pierre Gasselin, Sylvie Lardon, Claire Cerdan et al. (dir.)
2021
Attachements et changement dans un monde en transformation
François Bousquet, Tara Quinn, Frédérique Jankowski et al.
2022