1De retour de ce parcours sur les attachements, qui est passé par la Cornouaille (au Royaume-Uni), le lac de Guiers (au Sénégal), la Garden Route (en Afrique du Sud) et le Languedoc et la Camargue (en France), posons notre sac, imprégnés de l’importance de l’attachement entre les individus ou les groupes et les lieux dans lesquels ils vivent ou auxquels ils sont liés. Les attachements sont issus de relations riches et complexes qui impliquent une variété d’entités, humaines et non humaines, vivantes et non-vivantes. Ils résultent des connaissances, des représentations et des pratiques des individus qui engagent leur esprit et leur corps, leur histoire, et leurs relations aux autres entités. En conséquence, la relation entre les attachements et le changement n’est pas universelle, elle dépend du contexte et de la question posée. Les champs de recherche présentés dans le chapitre 1, en particulier la psychologie environnementale et la sociologie pragmatique, que nous avons mobilisés sur le terrain, apportent leurs éclairages respectifs. Les conclusions de nos travaux sur le terrain, ainsi que de nouvelles lectures nous ont orientés vers les concepts d’affect et d’arrangements affectifs, principalement développés par des philosophes qui nous paraissent offrir un cadre théorique englobant pour les recherches sur l’attachement. Nous allons à présent en explorer la portée.

2L’affect s’est imposé comme sujet d’étude en sciences sociales durant les dernières décennies au point de déclencher un mouvement scientifique appelé « tournant affectif » (Clough et al., 2007). Au milieu des années 1990, des chercheurs ont considéré qu’ils n’avaient pas les éléments suffisants pour comprendre les dynamiques politiques, culturelles et économiques – nous rajouterions aujourd’hui écologiques – et se sont tournés vers la notion d’affect (voir l’encadré 4) en s’inspirant des travaux de Spinoza (Curley, 1985), puis Deleuze et Guattari (1987), et en introduisant le rôle des corps et des émotions (voir encadré 5 pour une définition des émotions et des sentiments) dans la compréhension du monde. Par ailleurs, certains auteurs (Scheidecker, 2019 ; Slaby et von Scheve, 2019) considèrent que les attachements s’apparentent davantage à des relations affectives inscrites dans des arrangements appelés « arrangements affectifs » (Slaby et al., 2019).

3Au cours de la première partie de ce chapitre, nous présentons notre compréhension et appropriation des arrangements affectifs. Puis, en deuxième partie, nous regardons comment les affects14 et les arrangements affectifs peuvent renouveler l’appréhension des transformations et changement des lieux, territoires ou systèmes socio-écologiques en permettant de prendre en compte les dimensions sensibles de ces processus. Le changement au sein des territoires ou systèmes socio-écologiques est le plus souvent abordé soit par l’analyse des conflits, soit à travers les concepts d’arrangements institutionnels (Ostrom, 1988), de situations d’action, d’arènes d’interaction, etc., qui sont en général dépourvus de toute dimension affective. Cependant, les travaux sur les arrangements institutionnels ont pour origine et pour objectif la compréhension du changement par l’action collective et présentent de très riches développements à ce sujet. Le rapprochement des arrangements affectifs et institutionnels est donc tentant et nous faisons quelques propositions dans ce chapitre. Nous finissons ce chapitre par des propositions méthodologiques et de posture de recherche en cohérence avec ces nouveaux fondements.

Les attachements comme relations affectives

4Nous plaçons notre réflexion sur les attachements dans le cadre des affects et des arrangements affectifs et, pour préparer la transition des attachements aux affects, nous revenons brièvement sur les différents lieux visités au chapitre précédent en les observant au prisme des relations affectives.

5L’attachement des Camarguais à la Camargue et à des lieux particuliers de cette région est constitué d’un faisceau de relations entre des individus, des espaces, des animaux, des groupes sociaux. Une personne manifestera par exemple son attachement au lieu en soutenant fièrement la carrière d’un taureau élevé dans une manade (un élevage) proche, dans laquelle elle participe à certains travaux des champs avec des amis et de la famille. Une autre vantera la tranquillité et la douceur de vivre. D’autres personnes déploieront d’autres attachements, qui s’insèrent dans d’autres réseaux d’interactions. Ainsi, un village camarguais est le lieu et le résultat de rencontres qui forment des assemblages entre des entités diverses humaines et non humaines, vivantes et matérielles, symboliques et tangibles. Ces entités agissent les unes sur les autres dans des transformations réciproques. On affecte et on est affecté, par une relation avec une autre entité dans un ensemble d’interrelations. Chaque jour, en différents lieux et sur différents sujets, cet assemblage de relations est mobilisé par les habitants lors de discussions, décisions, actions (un passage au marché, une fête, une réunion du conseil municipal, une promenade entre amis, etc.). La capacité de faire des choses, le pouvoir (au sens du potentiel), se joue dans ces relations affectives, complices ou rivales. Les Camarguais ont ritualisé et institué cet ensemble de relations dans la course camarguaise (encadré 1), où la Camargue jouée par le taureau issu des parcours défend sa liberté et ses attributs menacés par une extériorité vénale. La course est un assemblage local qui fait revivre symboliquement cet ensemble de relations dans lequel se joue le pouvoir pour déterminer le présent et le devenir du territoire camarguais (l’élevage de taureaux camarguais est mobilisé pour résister à un aménagement « urbain »).

6À Lattes et à Sommières, les attachements aux fleuves qui traversent ces villes s’enchâssent dans des relations qui incluent les cours d’eau, les villes et les humains. Les habitants de Lattes et les aménageurs locaux, régionaux et nationaux ont décidé de rompre avec la pulsation hydrologique pour favoriser le développement de Montpellier, métropole en croissance. La place du Lez, autrefois personnifié et appelé grand-père Ledum, fut transformée (Durand, 2014). Endigué, le Lez est devenu un objet-canal qui ne fait plus de mal ni de bien à la ville et aux habitants. Le retrait du fleuve des relations affectives a transformé l’attachement au lieu des habitants de Lattes. Au contraire, les relations affectives des habitants de Sommières avec le fleuve Vidourle et avec les communes voisines sur le bassin-versant persistent. Les habitants acceptent (et revendiquent) d’être affectés dans une certaine mesure par le Vidourle et ses Vidourlades, et l’affectent en conséquence dans une mesure limitée. Ils tentent de conserver cette relation affective tout en ajustant son intensité pour s’affranchir des événements meurtriers tels que ceux de 1958 et 2003. Comme à Lattes, cette relation est enchâssée dans un ensemble plus large de relations affectives avec les villes voisines puisque, pour contrôler cette intensité, les villes en amont doivent accepter des bassins de rétention d’eau. Ces relations président aussi à la vie sociale entre habitants de Sommières, puisqu’elle dépend de l’acceptation de certains à subir les inondations et à une solidarité générale pour y répondre.

7Au Sénégal, il ressort que les lieux, en sus d’être affectés par les humains, affectent ces derniers. Les lieux rendent fier, suscitent un manque, du désarroi et de la colère, mais les lieux s’inscrivent aussi dans une histoire et font le collectif. Deux exemples de relations qui engagent deux agro-industries montrent que la nature des acteurs (ici l’agro-industrie) ne peut permettre de prédire la relation affective du fait d’éléments contextuels (historiques, sociaux, politiques…). Dans le cadre des lieux transformés par la société Senhuile, ceux-ci sont perçus comme des lieux de désarroi et de colère, car l’agro-industrie a contraint le pouvoir d’action des hommes et modifié la configuration des lieux (exemple de la déforestation de la zone). Cette reconfiguration des lieux transforme les attachements et les affects, puisque des endroits où les personnes s’assemblaient pour enterrer leurs morts, ou des forêts où ils jouaient lorsqu’ils étaient enfants ou faisaient paître leurs troupeaux deviennent des sites de désarroi et de colère. Ce sont aussi des lieux de mobilisation collective.

8Par ailleurs, l’arrivée et l’installation de la WAF, l’agro-industrie sud-africaine, furent différentes : une longue période de négociation avec les villageois pour l’identification des terres cédées à l’agro-industrie et la mise en place de compensations a précédé la réalisation de l’aménagement et provoqué des relations affectives différentes. Nous avons ainsi interrogé deux frères pour qui la négociation avec la WAF a donné deux résultats différents et pour qui se construisent différentes relations affectives. L’un, qui s’estime satisfait de l’arrangement conclu, invite avec plaisir à visiter la parcelle qui appartenait autrefois à son père et qui est aujourd’hui cédée au périmètre irrigué de la WAF, car il dispose d’autres parcelles pour produire, et surtout car la WAF a construit un dispensaire sur une autre de ses parcelles, renforçant ainsi son prestige et son pouvoir d’action au sein de la communauté. L’autre frère dit son amertume de l’arrangement avec la WAF car celle-ci n’a pas aménagé toutes les terres qui étaient prévues. En conséquence, en tant qu’intermédiaire dans la relation avec la WAF, il fut mal vu par la population.

9Ce bref retour sur les terrains, confirme que l’attachement ne peut se limiter à la relation symbolique et émotionnelle entre un individu et le lieu. Il doit être observé et étudié au prisme de la diversité et de l’interrelation d’un grand nombre d’entités, humaines et non humaines, qui s’influencent et se transforment mutuellement : en d’autres termes, comme une relation affective au sein d’assemblages.

Les arrangements affectifs

10Les attachements en tant que relations affectives s’insèrent dans des réseaux d’interactions que certains auteurs appellent des arrangements affectifs. Scheideker (2019), qui replace le concept d’attachement dans le cadre des arrangements affectifs, critique la conception issue des travaux de Bowlby en ce qu’elle ne considère qu’une seule figure d’attachement sécurisante : la mère. Il se réfère à un ensemble de travaux qui montrent que, par le monde, de nombreux systèmes de soin et d’éducation du petit enfant passent par un ensemble d’adultes. L’attachement se fait donc à un assemblage cohérent d’entités multiples. Slaby et ses coauteurs (2019) appellent arrangement affectif : « Un ensemble de personnes, de choses, d’artefacts, d’espaces, de discours, de comportements, d’expressions ou d’autres matériaux qui s’unissent en une formation coordonnée d’affect mutuel et d’être affecté ».

11Dans cette définition, Slaby fait référence implicitement à la notion d’assemblage proposée par Deleuze et Guattari, mais elle pourrait aussi évoquer celle de dispositif tel que défini par Foucault (Schuetze, 2021). Ainsi, l’arrangement affectif est pensé comme un assemblage : une collection d’éléments radicalement hétérogènes (matériel, idées, normes, sentiments, organisations, personnes, etc.) qui s’organisent en un système avec des « actions » émergentes, (Hertz et Mancilla García, 2019 ; Mancilla Garcia et al., 2020). Les éléments sont disposés dans un ensemble orchestré, spécifique et cohérent dans lequel ils travaillent ensemble pendant un certain temps (Müller, 2015). La survie d’un assemblage dépend des processus qui le stabilisent ou le déstabilisent. La notion d’assemblage a été utilisée en particulier pour comprendre les dynamiques urbaines (McFarlane, 2011), comme la compréhension de la vulnérabilité aux inondations à Accra, au Ghana (Amoako et Frimpong Boamah, 2020).

12Mais l’arrangement affectif peut aussi être appréhendé au travers du concept de « dispositif » proposé par Foucault. Tout comme un assemblage, le dispositif désigne :

« Un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments. […] le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. […] C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux. » (Foucault, 1980, cité par Agamben et Rueff, 2006).

13Le dispositif se distinguerait de l’assemblage par l’importance donnée au social et au politique. Les actions et relations des éléments du dispositif affectif sont en grande partie issues du contexte social, historique et politique. Le temps long serait l’apanage du dispositif, tandis que le temps court serait celui de l’assemblage. Cependant McFarlane (2011) conteste cette distinction, voyant plutôt dans l’assemblage une réalisation dans une conjoncture particulière, qui se dispersera ou se transformera.

14Les arrangements affectifs comprennent la capacité d’agir – à la fois humaine et non humaine – dans un enchevêtrement inextricable avec les autres éléments. Une séance de travail qui regroupe un agriculteur et ses employés dans une parcelle irriguée d’une agro-industrie, une manifestation pour protester contre le déplacement d’un cimetière par une autre agro-industrie, un rassemblement d’habitants au bord du Vidourle à Sommières pour observer le niveau de l’eau un jour de forte pluie et échanger à ce sujet, une course de taureaux avec des amis à Mauguio sont autant d’arrangements affectifs qui mettent en jeu des assemblages. Ceux-ci s’inscrivent dans des dispositifs : celui qui cadre les relations entre agriculteurs et agro-industries au nord du Sénégal, celui dans lequel se situent les relations entre les habitants du bassin-versant du Vidourle, celui institué par le marquis de Baroncelli et d’autres acteurs il y a un siècle, qui pose les relations entre le progrès et la nature.

15Une recherche importante est en cours pour préciser ces concepts d’arrangements affectifs, à partir des notions de dispositifs et d’assemblages. Shuetze (2021) propose en sus le concept de milieu affectif, qui s’applique à des groupes sociaux plus larges que ceux impliqués dans les arrangements affectifs et dans une temporalité plus longue. D’autres innovations conceptuelles émergeront sans doute. Pour notre part, l’orientation que nous prenons vers les affects et les arrangements affectifs place notre travail sur les attachements dans un cadre théorique qui pense les attachements (i) comme une relation affective, ce qui implique une réciprocité des affects ; (ii) prise dans un ensemble d’interactions entre de multiples entités qu’on appelle un arrangement affectif ; (iii) qui joue sur le potentiel d’un individu ou d’un groupe à affecter et à être affecté.

Relations affectives et changement

16Qu’apporte la conceptualisation des attachements par les affects et les arrangements affectifs à la compréhension de la relation entre attachements et changement ?

17À ce stade de notre parcours, nous avons appris que le changement d’un lieu (ou ce que certains scientifiques appellent un territoire, ou d’autres un système social et écologique) dépend le plus souvent des relations entre de multiples acteurs qui ont des attachements au lieu très divers. Dans l’introduction de leur livre Changing senses of place, Raymond et ses coauteurs (2021) considèrent que les lieux ont de multiples identités qui se reproduisent et se confrontent à travers les discours et les pratiques.

18Considérés dans le cadre des affects et des arrangements affectifs, les attachements des acteurs ne sont pas de simples représentations individuelles du lieu qui influenceraient la relation au lieu et qui réagiraient au changement de celui-ci. L’approche ne se réduit pas à l’analyse de l’individu, du subjectif et du cognitif, au travers de la représentation que le sujet se fait de l’objet. Les attachements se construisent au sein d’interactions, autrement dit d’assemblages. Tout n’est pas dans les représentations : l’attachement naît aussi de la rencontre du corps avec un environnement physique, écologique et social. Botéa et Rojon (2015) expliquent ainsi comment des personnes relogées après la destruction de leur habitat ont perdu et doivent reconstruire des repères sociaux et corporels. Au cours des déplacements dans leur habitat les corps ne retrouvent pas les mêmes lieux. L’environnement ne leur envoie pas les mêmes signes, les anciennes connexions mentales et émotionnelles ne sont plus stimulées et ce sont donc d’autres relations et d’autres affects qui vont se créer.

19Les attachements et le changement sont co-produits par les relations et interactions affectives entre de multiples entités. Dans le cas de Sommières, la dynamique socio-hydrologique peut être étudiée en analysant des arrangements affectifs au sein d’un assemblage qui engage un fleuve, des infrastructures comme des ponts, des mécanismes d’alertes, des personnes qui ont différents statuts, pouvoirs et points de vue, des entités qui interviennent à d’autres échelles, comme des textes de lois, des organisations, des villages en amont et en aval, des organismes de prévision de la météorologie. D’après les travaux d’Amoako et Frimpong Boamah (2020), la problématique est la même dans un quartier d’Accra au Ghana, qui est soumis à l’inondation. Pour les auteurs, être vulnérable à l’inondation est un processus continu issu d’un assemblage fait de l’imaginaire urbain et des identités des habitats informels, des conditions socio matérielles et des relations faites d’oppression et de résistance qui dépassent les limites du quartier.

20De ces assemblages résulte la capacité ou l’incapacité de chaque entité de faire des choses : déborder ou ne pas déborder pour le fleuve ; pêcher, travailler, administrer, protéger, alerter, etc., pour les humains ; se reproduire, remonter le fleuve, pour les poissons ; s’installer, pour la loutre. Chaque action des entités ré-instancie cet arrangement, jusqu’à ce qu’un jour un événement ou un processus remette en cause cet arrangement et que de nouveaux attachements se créent.

21C’est l’exemple donné par Berroeta et ses coauteurs (2021), qui étudient comment un quartier s’est reconstruit après un gigantesque incendie à Valparaiso au Chili. Après l’incendie, un nouvel assemblage a émergé, fait de discours, d’éléments techniques (certificats de destruction), qui donnent le statut de victime, qui reconnaissent l’histoire de la relation au lieu et le fait d’avoir été affecté. Pour les auteurs, cet assemblage donne de nouvelles relations au lieu, de nouveaux attachements et ainsi la capacité de faire des choses, de partir ou de se réinstaller et de générer de nouveaux arrangements affectifs.

22Pour aller au-delà du récit de différents cas de co-évolution du lieu et des attachements au sein d’arrangements affectifs, nous poursuivons notre avancement sur la question des attachements et du changement du lieu en suivant successivement deux voies pavées depuis longtemps pour explorer la question du changement collectif, celle des conflits et celle de l’action collective.

Conflits et dynamique des attachements

23De nombreux chercheurs partent de la description d’un conflit, d’un événement qui déclenche des actions antagonistes, puis l’analysent et le rendent intelligible par la description des tensions entre attachements. Ainsi, Ingalls et ses coauteurs (2019) décrivent l’affrontement armé entre des éleveurs et des agents fédéraux dans le parc national de Malheur, aux États-Unis, au début de 2016. Les éleveurs, qui occupèrent les lieux par les armes, furent moqués, vilipendés, racisés (des ploucs, mâles, blancs, individualistes, etc.) avec ferveur par les médias à l’échelle nationale. Les personnes qui attaquaient au vitriol les éleveurs à travers les États-Unis n’avaient jamais mis le pied à Malheur. Le conflit de 41 jours s’acheva par la mort d’un éleveur et l’arrestation des protestataires. Pour comprendre cet antagonisme, les auteurs de l’article plongent dans l’histoire de la fabrication de la relation entre les Américains et leurs territoires dans un processus de construction de l’identité. Ce conflit révèle comment l’épisode de Malheur résulte de l’exclusion, par l’autorité fédérale, des terres de l’Ouest des éleveurs et de leurs attachements particuliers à la liberté individuelle.

24Cadoret (2017) présente un autre processus conflictuel révélateur d’attachements. À l’issue de la décision préfectorale de 2003 de démolir soixante-dix baraques de pêcheurs sur les rives d’un étang languedocien, parce que juridiquement illégales, les propriétaires des habitats du site se sont organisés en association. Pour eux :

« La décision préfectorale conduirait non seulement à la modification de la morphologie du site et des relations sociales établies, mais porterait également atteinte à l’identité des individus et du groupe pour ces cabaniers dont la territorialisation est fondée sur “l’esprit des cabanes”. Au-delà des baraques, c’est un mode de vie que ces cabaniers voulaient défendre et qu’ils souhaitent voir patrimonialisé. »

25Le conflit entre les habitants de la zone du lac de Guiers, au Sénégal, décrit dans le chapitre 2, fait aussi partie de ces conflits. La terre a été accaparée, les cimetières déplacés, les arbres coupés, les chemins détournés. Les habitants des villages se lèvent et se mobilisent pour résister jusqu’à y perdre leur vie.

26Ces exemples illustrent l’existence de deux moments du processus qui lie attachements et changement. Dans un premier temps, la perturbation de l’arrangement affectif révèle l’attachement. Comme cela a été discuté jusqu’ici, l’attachement au lieu n’est pas une caractéristique, une représentation mentale figée et consciente des individus pour leur lieu. Les individus vivent sur un lieu au sein d’arrangements affectifs le plus souvent sans expliciter leur attachement, sinon parfois dans leurs pratiques de ce lieu (« j’aime aller pêcher, me promener à tel endroit »). Un événement, une situation, un processus vient réveiller et contrarier cette relation au lieu et c’est alors que les individus, émus par ce qui vient troubler leurs arrangements affectifs, expriment leurs attachements, les formalisent, les exposent pour faire face à ce qui contrarie leur sécurité ontologique et leur capacité de faire. L’expression des attachements sert à résister, à s’opposer, à défendre, dans un chemin de confrontation qui conduit parfois à la radicalisation. Dans le livre Résister aux grands projets inutiles et imposés. De Notre-Dame-des Landes à Bure (Grisoni et al., 2018), Sébastien note que la plupart des lieux analysés qui ont fait l’objet de grandes opérations défensives étaient auparavant de la « nature ordinaire », dont personne ne se préoccupait, qui ne faisait pas l’objet de discours, de fêtes identitaires, d’une revendication patrimoniale : des lieux quelconques, sauf pour les habitants.

27Dans un deuxième temps, la perspective ou la réalité d’un territoire envahi, souillé ou dévasté induit l’expression, le renforcement d’attachements, la création de nouveaux attachements au fur et à mesure que la résistance avance. Une patrimonialisation émerge au nom d’un attachement local. Les individus se mobilisent pour la définition ou la redéfinition de leur relation au lieu. Di Masso et Dixon (2015) donnent l’exemple d’un quartier de Barcelone abandonné, où les habitants ont décidé de planter un arbre dans un espace vide, symbole de leur souhait d’un redéveloppement « vert » de leur quartier. Les autorités locales l’ont coupé. Replanté par les habitants, il a été recoupé. Replanté avec un mot attaché (« J’ai une vie, ne me coupez pas. Ne me tuez pas comme vous avez tué mon frère »), il a été recoupé et les autorités ont construit un mur. Les habitants ont détruit le mur et porté les gravats à la mairie, etc. De cette action, de cet arrangement affectif avec l’arbre et le quartier est né un processus collectif de changement de l’attachement au quartier, du sens et de la dynamique du quartier. Di Masso souligne que cet exemple illustre que la co-création du changement et des attachements n’est pas faite que de discours et de représentations. Elle est faite d’action, de rapport du corps, de l’expression d’émotions. L’exemple camarguais est parlant ici. Pour résister au pouvoir central, Baroncelli, les félibres et les personnes qui les accompagnent créent, par l’habit et l’habitation des humains et non-humains, un attachement et une patrimonialisation qui leur permettent d’agir dans leur territoire.

28C’est bien gentil, mais tout cela est bien local, argumenteront certains. Pourtant, la plupart des auteurs qui ont étudié ces processus remarquent que les situations où s’expriment ces attachements au lieu se reproduisent en de nombreux endroits et sont le reflet de dynamiques globales de conflits pour l’usage des lieux. Sébastien parle de « généralisation des singularités ». Les « résistants » comme les « aménageurs » ne s’y trompent pas et se réfèrent très souvent au caractère général de leur action. Les uns s’appuieront sur les réseaux de solidarité et de résistance à l’oppression générale d’un modèle de société injuste et non viable, tandis que les autres s’appuieront sur l’argument de l’intérêt général et de l’action publique pour justifier de la construction d’une infrastructure. En somme, ce sont des projets de société qui s’affrontent et une volonté de politisation (au sens des relations de pouvoir) qui est en jeu dans ces conflits. Le problème n’est pas de gouverner au sens de prendre une décision dite « rationnelle » de changement qui s’opposerait à une posture dite « émotionnelle », mais de trouver un ajustement des pouvoirs qui s’expriment par les attachements. Loin de proposer de gouverner par les émotions (par des discours ou des actions qui provoquent des émotions et génèrent des prises de position), l’analyse de la dynamique des attachements révèle ce que les gens veulent pouvoir faire, ce qui les affecte et ce qu’ils veulent affecter.

29En bref, de nos expériences relatées au chapitre 2 et des travaux qui appréhendent les attachements par les conflits, nous déduisons que :

• le conflit permet de révéler des attachements et en même temps de les construire. Il y a co-création des attachements et du changement ;

• l’attachement qui s’exprime ou se crée dans un conflit révèle une tension entre différents projets de société.

30Cadoret conclut ainsi son étude sur l’attachement et les conflits :

« L’expression des conflits peut être le vecteur de la création de liens et du renforcement de l’attachement au lieu, avec de possibles effets vertueux, ceci d’autant plus que les conflits évitent l’atonie sociale et contribuent aux dynamiques de gouvernance territoriale. Mais dès lors que leurs effets portent atteinte aux parties prenantes, leur maîtrise devient urgente. Ainsi la régulation des conflits est un enjeu pour les aménageurs et les gestionnaires des territoires. La prise en compte des dimensions de l’attachement au lieu lors des situations de conflits est un facteur de durabilité de la régulation des conflits. » (Cadoret, 2017)

Institutions et affects : de prometteuses, mais difficiles relations

31Depuis des décennies, des personnes sont engagées dans la recherche sur la gestion des ressources naturelles en s’intéressant aux conflits à propos de l’environnement, soit pour favoriser leur règlement, soit pour permettre l’anticipation de ces conflits. L’objectif de ces personnes est d’identifier collectivement des trajectoires socialement justes et écologiquement viables. Le concept d’arrangement est familier aux chercheurs qui travaillent sur la gestion des ressources et sur les communs15, en particulier à travers les travaux d’Ostrom (Ostrom, 1990 ; Antona et Bousquet, 2017). Un arrangement dans ce domaine d’étude et d’action est une forme d’agrément, formalisé ou pas, à propos de règles et des modalités de leur mise en œuvre par des personnes. Au sein d’une arène d’action – un lieu peut être une arène d’action –, les participants vont se rencontrer et élaborer des arrangements institutionnels, chacun jouant un rôle dans cette élaboration. Ces arrangements institutionnels conditionneront les interactions entre les participants, qui évalueront si ces interactions et les produits de cette interaction sont satisfaisants. Ces multiples arrangements entrelacés sont un des objets de la recherche actuelle sur les communs (encadré 6).

32Malheureusement, la rencontre entre les praticiens des arrangements institutionnels et les affects se heurte à de sérieuses difficultés. Lorsqu’elle est abordée dans le champ des arrangements institutionnels, la relation affective est le plus souvent stigmatisée, car les affects bloqueraient les négociations, constitueraient un frein au changement. Les affects sont délégitimés et écartés, de fait, des arènes de concertation et de négociation. Ils ne permettraient pas une bonne évaluation de la situation, des biens dont il est question. Il y aurait, d’un côté, la raison et le cognitif qui caractériseraient l’approche rationnelle des gestionnaires, décideurs et, de l’autre côté, l’affectif qu’il s’agirait de raisonner et, en cas d’échec du retour à la raison, de disqualifier, marginaliser ou de réduire au silence. Cheyns (2014) donne un excellent exemple en décrivant une table ronde (une arène d’action) sur la culture soutenable du palmier à huile en Indonésie. L’auteure montre comment les relations affectives qui lient les habitants, le territoire qu’ils habitent et le vivant avec lequel ils cohabitent ne peuvent pas être transmises au cours d’une conférence « participative » au sein d’une salle de conférences d’un grand hôtel, où les échanges sont très codifiés. Au cours de cette conférence, qui prétendait mettre sur un pied d’égalité toutes les parties prenantes, un représentant des communautés locales – qui avait fait l’effort de prendre la parole selon des normes des négociations internationales qui n’étaient pas du tout les siennes – a vu son intervention disqualifiée parce que « trop émotionnelle ». Nightingale, qui a travaillé sur des rencontres entre pêcheurs et décideurs sous ce format des rencontres « institutionnelles » (Nightingale, 2011), fait les mêmes observations que Cheyns et conclut sur l’importance du rôle des émotions et de la relation au lieu de l’interaction dans la construction de la coopération entre ces groupes de pêcheurs et gestionnaires.

« De nombreux décideurs politiques ont basé leurs politiques et même l’ordre du jour de leurs réunions sur l’idée de “pêcheurs rationnels” qui doivent être contrôlés et réglementés. Les pêcheurs passent donc du statut de fournisseurs familiaux, liés par des “gentlemen’s agreements” et soumis à la “communauté”, à celui de surexploiteur de la mer qui a besoin qu’on lui explique comment pêcher correctement et qui a besoin d’être informé sur la bonne gestion des pêches. Je soutiens que ce changement de subjectivité est la raison principale de l’antagonisme entre les pêcheurs et les décideurs politiques. Les rationalités alternatives ou l’(ir)rationnel sont donc un élément clé de la gestion des biens communs. Les relations et les lieux dans lesquels les pêcheurs interagissent sont des composantes importantes de leur subjectivité, qui à son tour fait partie intégrante de la façon dont le pouvoir est exercé. » (Nightingale, 2011)

33Le problème réside dans la défiance pour la dimension affective dans ces contextes. L’affect est perçu comme une dimension isolable et un processus exclusivement psychologique et subjectif. Or, de nombreuses études démontrent que l’affect, la cognition, et le comportement sont intimement liés et que tout processus de valuation n’est possible qu’au travers d’affects. Dans la recherche sur les phénomènes affectifs, la dichotomie entre affects et raison a depuis longtemps cédé la place à des vues qui soulignent leur enchevêtrement et leur dépendance mutuelle. La psychologie cognitive, la philosophie sociale et les neurosciences entre autres se rejoignent pour dire que les processus affectifs et émotionnels sont primordiaux pour définir ce qui est pertinent pour les personnes, pour la formation de valeurs individuelles et collectives et pour que les pratiques sociales maintiennent du sens (Kahl, 2019). Pour illustrer cette relation entre valeur et affect, l’encadré 2 sur une transmission de terre au Conservatoire du littoral montre comment un arrangement foncier a pu se régler entre deux parties que tout opposait, sur la base de la reconnaissance de leurs attachements respectifs.

Engagements affectifs : accompagner le changement

34Attachements, terrains, affects, arrangements affectifs, conflits, institutions : le chemin parcouru est déjà important. À ce stade de notre parcours se pose la question : comment produire de la connaissance pour comprendre et participer à la dynamique des arrangements affectifs ? Nous précisons tout d’abord brièvement les méthodes que nous pensons pertinentes, puis nous proposons des approches diverses pour associer les arrangements affectifs et institutionnels. Enfin, nous relions ces avancées à propos des arrangements affectifs aux approches d’accompagnement que nous développons depuis de nombreuses années, en précisant la posture du chercheur.

35Au sein du chapitre 1, un certain nombre d’approches et de méthodes ont été présentées, s’appuyant le plus souvent sur une conception psychologique ou sur une conception sociologique de l’attachement. Kahl (2019), qui fait une revue des méthodes pour étudier les sociétés affectives, relève l’analyse de discours, les entretiens situés, l’utilisation de photographies et vidéos, l’observation participante et les recherches performatives. Il encourage la combinaison ad hoc de ces méthodes et souligne l’importance de prendre en compte la dynamique des corps et de leurs interactions. Les exemples et les développements présentés dans ce livre encouragent également à associer ces méthodes et ces approches. Nous ne présenterons pas ici de méthodologies intégrées, de boîte à outils, de guide pratique, de principes directeurs. Aussi réticents à délivrer du prêt-à-faire qu’à transmettre du prêt-à-penser, nous encourageons l’analyse et la création d’assemblages méthodologiques qui comprennent différentes méthodes et diverses approches. Les événements, les fêtes, les rituels qui mettent en scène la relation des individus et des groupes avec le lieu, telle la course camarguaise, sont des objets d’étude très pertinents, car ils indiquent les relations affectives qui ont du sens pour ceux qui les organisent et les vivent (Saumade, 1994 ; Bousquet, 2011 ; Bousquet et Mathevet, 2019). Pour saisir les affects, nous recommandons, comme Kahl, de mettre en œuvre des méthodes qui permettent de mobiliser le corps et les émotions : théâtre-forum, théâtre image, play-back théâtre, danse, sculpture, etc. Heras, en 2014 et 2021, a publié deux articles proposant des synthèses sur l’utilisation des méthodes artistiques pour contribuer à la soutenabilité (Heras et Tàbara, 2014 ; Heras et al., 2021). Elle en conclut que les méthodes artistiques permettent de : (i) intégrer et incarner différents types de connaissances, valeurs et perspectives dans le dialogue entre parties prenantes ; (ii) communiquer et traduire la complexité ; (iii) encourager la réflexivité sociale, la délibération publique et la compréhension ; (iv) construire des identités socio-écologiques et une conscience écologique ; (v) favoriser l’engagement et l’implication émotionnelle menant à l’action.

Vers des arrangements institutionnels et affectifs ?

36Comment peuvent se marier arrangements institutionnels et arrangements affectifs ? Nous percevons deux directions possibles, selon que l’on s’intéresse plutôt à la règle ou à la relation :

• dans cette première posture, la qualité de la règle est l’objectif. Les attachements sont alors une partie des arrangements institutionnels. Parmi les variables recensées par Ostrom et ses collègues pour comprendre la qualité et l’efficience des arrangements institutionnels, seule une variable prend en compte une dimension qui ressemble à de la dépendance. Des études futures pourront intégrer d’autres formes d’attachement pour prédire leurs effets sur les arrangements institutionnels, à l’image de ce que font les études qui associent l’attachement et le risque. On apprendra peut-être par ce type d’étude que, selon que l’attachement des personnes16 est plutôt « actif », « traditionnel », « social », « environnemental », etc., les arrangements institutionnels seront plus ou moins résilients, sensibles à des instruments économiques ou réglementaires, etc. En bref, la prise en compte des attachements, améliorera la compréhension et la qualité des arrangements institutionnels ;

• dans cette deuxième posture, la qualité des arrangements affectifs est l’objectif. Un arrangement institutionnel n’est alors qu’un élément d’un arrangement affectif. La compréhension des décisions et des comportements, et les changements qui résultent de ces interactions ne peuvent se limiter aux argumentations à propos des règles, mais doivent inclure l’ensemble des relations affectives. Le travail de recherche ou d’action se fait sur les assemblages d’humains, de non-humains, d’objets, parmi lesquels figurent les règles (les arrangements institutionnels sont ainsi un des éléments de l’arrangement affectif). On regardera en particulier quels sont les attachements qui sont dominants et comment cela joue sur la dynamique de l’ensemble. Réaliser la manière dont tous ces éléments s’affectent et sont affectés permet de comprendre et d’envisager le changement. Les processus sont plus que des relations entre acteurs et lieux, plus que des réseaux. Il est nécessaire de prendre en compte la potentialité d’action issue de leur histoire, de leur co-émergence. L’assemblage se structure à travers des relations inégales de pouvoir, ressources et connaissance.

37Pour illustrer ces deux approches, prenons par exemple la situation d’un lieu donné où se pose la question d’un changement, telle l’installation d’un nouvel arrivant (humain, animal, objet). Dans le premier cas, on s’intéressera aux éléments régulateurs, aux normes que les participants mettent en place et on examinera comment les attachements, les affects influencent, conditionnent l’ensemble de règles qui vont être instaurées. Pour cela, on pourra collecter les différentes formes d’attachements et voir comment elles jouent dans la construction des règles. Ceux qui sont plutôt attachés comme ceci veulent bien envisager des règles suivant une logique économique (le nouvel arrivant doit être autonome), ceux attachés comme cela veulent bien envisager des règles suivant une logique identitaire (le nouvel arrivant doit parler la langue des locaux), etc. En prenant en compte ces attachements, on définira en conséquence des règles. Dans le deuxième cas, on s’intéressera aux différents arrangements affectifs qui assemblent les éléments du lieu autour de ce qui fait peur, de ce qui motive, ce qui assemble, etc. et on considérera ce que seraient ces arrangements affectifs avec le nouvel arrivant. Tel assemblage qui inclut ces personnes, ces animaux, ces objets, ces règles dans un arrangement à propos du dynamisme économique par exemple sera enrichi par l’arrivée du nouvel arrivant, par contre tel autre assemblage qui inclut d’autres personnes, animaux, objets, et règles dans un arrangement à propos de la sécurité foncière sera perturbé par cette arrivée. On pourra travailler sur la place du nouvel arrivant dans et pour l’ensemble des relations et des arrangements affectifs.

38Ces deux logiques ne s’excluent pas et peuvent être complémentaires :

« Les émotions apparaissent aujourd’hui comme une composante essentielle d’une activité de coordination des actions sociales, au cours de laquelle les affects et la rationalité s’influencent mutuellement en fonction des normes qui prévalent dans des espaces en constante évolution (qu’il s’agisse de sociabilités et de milieux sociaux, de secteurs professionnels, d’organisation ou d’institutions politiques). » (Blondiaux et Traïni, 2018)

Accompagner la dynamique des attachements et des affects

39Considérant que les attachements, les affects sont au cœur du mouvement et du changement, comment comprendre et s’engager dans ce changement, dans ce mouvement ?

40Le lieu offre et construit les opportunités pour de multiples attachements au sein d’arrangements qui sont en permanente évolution. L’approche par les attachements au sein d’arrangements s’oppose à une perspective de gouvernance qui se limite à faire passer le lieu d’un état à un autre ; elle favorise un processus de construction de sens mettant en relation des personnes qui sont prises dans des arrangements affectifs différents. Plutôt que de formuler les termes de l’aménagement d’un lieu en se posant par exemple la question : « Une infrastructure pour l’intérêt général ou pas ? », la question se pose plutôt ainsi : « Quels attachements construire collectivement, quels arrangements affectifs existent et se mettent en place, sont mis à mal ou peuvent émerger, pour quel projet de territoire et quel projet de société ? ». La démarche que nous proposons depuis plusieurs années est celle d’accompagnement des interactions entre de nombreux points de vue, de multiples représentations et pratiques de ce lieu (Collectif ComMod, 2009). Comment donner du sens collectivement à un lieu alors que les personnes ont des points de vue différents ? Nous avons proposé et étudié depuis des années des méthodes à ce sujet, qui cherchent à favoriser l’action collective, l’apprentissage social, la création d’arrangements institutionnels entre des acteurs qui ont différentes représentations, différentes pratiques, différents poids dans la concertation. L’objectif est de favoriser une analyse réflexive individuelle et collective qui contribue à la reconnaissance de la diversité et au sentiment d’appartenance collective. Les avancées sur les attachements, les affects et les arrangements affectifs nous conduisent à utiliser et enrichir cette approche qui promeut le dialogue entre acteurs, mais néglige, jusqu’à récemment, la dimension affective.

41Nous avons beaucoup utilisé la méthode des jeux de rôles pour favoriser l’exploration collective et évaluer collectivement les dynamiques en cours, ce qui doit persister ou s’adapter ou se transformer. Depuis quelques années nous avons fait évoluer notre pratique des jeux de rôles afin de prendre en compte les attachements et les affects. En 2005, le jeu Concert’eau17 avait pour objectif de faire appréhender les différences entre participants en termes de logiques/valeurs (par exemple, développement économique vs préservation de l’environnement) et pas seulement d’intérêts, comme c’est souvent le cas lorsque l’on décrit les tensions sur la ressource en eau (Richard-Ferroudji, 2008).

42Au sein du projet Magic, qui portait sur l’adaptation au changement climatique et qui est présenté au chapitre 2, page 35, nous avions ainsi élaboré un jeu de rôles sur la Camargue (encadré 7), qui inclut la représentation de divers attachements et qui fut joué dans des ateliers avec des élus et des chargés de mission d’organisation territoriale. Les joueurs, qui sont des « aména’joueurs », prennent en compte les attachements des populations ainsi que leurs propres affects qui s’expriment au cours du jeu.

43Par ailleurs, l’évolution du jeu Rehab, le modèle de jeu didactique à propos de l’action collective, illustre la transition entre des jeux qui avaient pour objectif de favoriser le dialogue à propos de règles de gestion des ressources et des jeux qui mobilisent le corps et prennent en compte les affects dans le processus de création de règles. Le jeu Rehab est tout d’abord constitué d’une grille, telle un plateau de jeu de dames. Chaque cellule contient des ressources qui sont renouvelables. À chaque tour de jeu, les joueurs auxquels on assigne un simple objectif de survie, doivent déclarer aux organisateurs sur quelle case ils vont chercher des ressources. Une fois que tout le monde s’est positionné, les organisateurs informent les joueurs du prélèvement qui résulte de leur action, ce qui dépend du nombre de joueurs présents sur la cellule. Puis la ressource est mise à jour : elle se renouvelle plus ou moins en fonction de l’état antérieur de la ressource et du nombre de joueurs qui se sont positionnés sur elle. Par ailleurs, un joueur gestionnaire de parc doit veiller à ce que des oiseaux présents sur le territoire puissent se reproduire. Ils peuvent déclarer que des cellules sont protégées pour assurer la tranquillité des oiseaux.

44À l’origine du jeu, autour de 2005, les joueurs étaient assis derrière des tables et ne pouvaient que discuter en observant la grille de ressources projetée sur un écran par un ordinateur (figure 3.1). Au cours du temps, le jeu a évolué par la représentation d’un grand damier au sol permettant aux joueurs de se déplacer sur la grille et de se positionner sur la cellule pour un prélèvement.

Figure 3.1. Deux configurations de jeu : en haut, en concertation autour de tables et de projection d’ordinateurs ; en bas, en extérieur en vivant les changements avec le corps

Figure 3.1. Deux configurations de jeu : en haut, en concertation autour de tables et de projection d’ordinateurs ; en bas, en extérieur en vivant les changements avec le corps

45Dans cette dernière forme de jeu, les joueurs ont des maisons dans lesquelles ils peuvent se rendre, se regroupant en familles ; les gestionnaires de réserves d’oiseaux sont éloignés des autres joueurs. La mobilisation des corps, la mise à disposition dans l’espace de lieux où des relations entre sous-groupes sont possibles changent la dynamique. Christophe Le Page, spécialisé dans les jeux de rôle et porteur du jeu Rehab et de son évolution depuis des années raconte :

« Au cours du moment de discussion après le jeu une participante nous a dit : “ça me faisait du bien de me retrouver dans ma famille, car les conversations avec les autres familles m’affectent. C’était insupportable car ça me rappelait le monde réel. Dans ma maison, ça me calmait, ça me reposait pour retourner au combat”. »

46Ainsi l’espace général du jeu est composé de multiples lieux où s’expriment des intimités, de la confiance, de la compétition.

47Christophe Le Page poursuit :

« L’engagement du corps est important aussi : enjamber des barrières pour rentrer dans la réserve, repousser les autres physiquement. Le corps parle […]. Il y a des décalages. Certains vont recueillir les émotions, d’autres vont faire semblant de ne pas voir. Ces décalages influent énormément sur le déroulement de la discussion des règles. Des groupes peuvent se créer, des coalitions, des assemblages. »

48L’intérêt de ces jeux ne réside pas tant dans l’état de la ressource, des revenus, du nombre d’oiseaux atteints en fin de jeu que dans la succession des situations vécues par les participants au cours de la simulation. Le changement dans le jeu dépend des rencontres, des mouvements physiques, des émotions ressenties par les joueurs. Ceux-ci affectent et sont affectés par les autres, par les circonstances à un moment et dans un lieu donné. Des arrangements se forment. Les réflexions, les résolutions prises (ou non) sous forme de règles, de nouvelles normes, les nouvelles pratiques ou le maintien des anciennes sont affectivement situées.

49Les méthodes de théâtre participatif, et en particulier le théâtre forum, sont aussi pertinentes et utiles pour représenter et mobiliser les attachements et les affects dans la démarche individuelle et collective à propos du changement. Au cours du chapitre 2, nous avons présenté une expérience d’utilisation du théâtre forum au Sénégal. Le théâtre-forum mobilise un collectif, en jouant sur les affects. Dans la scène proposée, différents acteurs étaient attachés à différents lieux et objets, que la construction de la route venait menacer. La scène a provoqué un débat sur les possibilités de maintenir les attachements dans le contexte des transformations. Ce qui paraissait le plus important pour les participants était la possibilité de maintenir l’arrangement affectif qui les lie, c’est-à-dire de maintenir la capacité à agir et à former une communauté : en d’autres termes, le maintien de leur capacité à agir individuellement et en collectif. Ce n’est pas le lieu en tant que tel (le terrain de foot, la mosquée, la place du village) que les villageois cherchent à maintenir, mais plutôt un arrangement affectif qui les lie, leur permet de faire communauté et d’y trouver leur place. Dès lors que ceci était reconnu, les villageois étaient prêts à changer et à évoluer. Ainsi, un des villageois a proposé de préserver l’arbre sacré au centre du village et de créer un rond-point pour le contourner.

50Nous favorisons des méthodes relationnelles comme celle du jeu de rôle ou du théâtre-forum car elles révèlent les arrangements affectifs, font vivre les émotions par une mobilisation du corps et la mise en interaction. La méthodologie pour mettre en place ces méthodes et en analyser les résultats existe et fait l’objet de développements récents (Jankowski et al., 2020 ; Fourat et Jankowski, 2021).

Les chercheurs pris dans les affects

Si tu es venu pour m’aider, tu perds ton temps. Mais si tu es venu car ta libération est liée à la mienne, travaillons ensemble.
Ella Watson, artiste, chercheuse, activiste aborigène

51En introduction de cet ouvrage, nous avons raconté l’anecdote de l’agriculteur de la région de Yamane rétorquant « et toi ? » à la chercheuse qui l’interroge sur ce qu’il ressent en ce lieu dans lequel les deux se trouvent. La relation de la personne au lieu, l’émotion ressentie à cet instant qui s’insère dans l’affect plus général s’interroge, se partage, s’échange. « De la désolation », répond-elle. « Tu vois », acquiesce-t-il.

52Au cours des dernières décennies, les approches, méthodes et outils sur les représentations, les modèles mentaux, les cartes cognitives ont fleuri, permettant au chercheur, de façon réflexive, d’expliciter ses propres représentations (voir chapitre 1). Cependant, avec ces approches et méthodes, l’émotion et les affects n’ont pas souvent voix au chapitre. En utilisant des méthodes traditionnelles sur les représentations, le fait que l’agriculteur et la chercheuse soient affectés – ils ressentent ensemble de la désolation à la vue du lieu – ne sera pas retenu et formalisé. À la suite du « tournant émotionnel », les pratiques scientifiques qui récoltent l’expression des émotions suivent les pratiques, et les sens qui se mobilisent permettent de prendre en compte le sensible des observés, mais les affects des chercheurs restent souvent hors du champ.

53Nous pensons que les affects des chercheurs ne peuvent être séparés de l’objet de recherche, car l’affect ne peut être localisé ni dans le sujet, ni dans l’objet de l’enquête, car il est produit conjointement.

« Les chercheurs ne doivent pas considérer leurs propres affects comme des impressions purement subjectives, et encore moins comme des perturbations ou des irritants au sein du processus de recherche. Au contraire, leurs affects peuvent être transformés en ressources épistémologiques pour produire des connaissances et des idées. Pour que cela se produise avec succès, cependant, les chercheurs ont intérêt à suivre un certain protocole pour permettre une “réflexivité émotionnelle dans la recherche” systématique qui inclut spécifiquement la réflexivité vitale à l’égard des propres affects et émotions des chercheurs. » (Kahl, 2019)

54Dechezelles et Traïni (2018), qui proposent un dossier sur l’ethnographie politique et comparative des émotions dans la Revue internationale de politique comparée, soulignent que les affects ne sont pas seulement l’expression de la sensibilité du chercheur – qu’il doit à sa propre histoire – et argumentent comment ils peuvent être transformés en ressources pour l’analyse.

« On pourra ainsi voir que la surprise, l’étonnement, l’indignation peuvent alerter le chercheur sur le fait qu’il est doté d’attentes ou de préconceptions qui l’empêchent de comprendre immédiatement une réalité complexe. Si ce qu’éprouve le chercheur lui semble en décalage avec les états affectifs que manifestent les acteurs étudiés, c’est parce qu’il n’a pas encore saisi dans quelle mesure les émotions des acteurs étudiés sont façonnées par de multiples facteurs qui, là encore, loin de résulter exclusivement de ce qui se joue in situ, ne pourront être identifiés qu’à l’issue de la triangulation des données collectées sur le temps long de l’enquête. […] Autant dire que les écarts, les décalages entre les états affectifs du chercheur et ceux des acteurs observés constituent de précieuses pistes d’investigation. » (Dechezelles et Traïni, 2018)

55L’engagement du chercheur dans des activités d’expression sensible ouvre la porte à la représentation de ses affects et aux croisements des affects. La co-construction de scènes de théâtre-forum, offre au chercheur la possibilité de représenter ses émotions dans l’interaction avec les autres parties, dévoilant par conséquent les arrangements affectifs dont il fait partie. Ainsi, la troupe Agropolis18 a monté une scène en 2011 (encadré 8) qui montre et fait partager les émotions et attitudes de différents chercheurs en relation avec les personnes avec lesquelles elles travaillent : les chercheurs doivent annoncer que, en raison de leurs avancées techniques, on sait maintenant que l’eau que les gens boivent est polluée. Les divers arrangements affectifs des chercheurs sont représentés et la scène montre les conséquences de ces affects. Le théâtre-forum invite le public à se plonger dans ces arrangements affectifs pour les éprouver à son tour et faire des propositions de changements « in emotio ».

56La connaissance naît de la relation ; la relation affecte le chercheur. Certains qualifieront de biais l’influence de cet affect sur la connaissance produite, la disqualifiant ainsi. Nous pensons que l’affect doit être reconnu et explicité, car il fait partie de la connaissance, et que c’est dans le contexte de cet affect que les connaissances produites peuvent être mobilisées, particulièrement dans le domaine des systèmes sociaux et écologiques, des territoires, des zones de risque. Dans ces domaines, les connaissances sont le plus souvent destinées à être utilisées pour gérer, gouverner le territoire : on parle de connaissances « actionnables ». Le chercheur qui les exprime fait partie d’un arrangement affectif souvent complexe avec des humains, des non-humains, des concepts et des objets qu’il est nécessaire de prendre en compte pour les mettre en relation avec d’autres connaissances issues et parties d’autres arrangements affectifs.

57Gouverner par les émotions, c’est jouer sur celles des populations pour un objectif stratégique que le gouvernant révèle ou pas. Au contraire, comprendre et révéler le jeu des affects, dont ceux des chercheurs, c’est ouvrir les possibilités d’une compréhension collective plus fine des jeux de pouvoir, compris comme ce qui peut être fait par chacun et par le collectif.

Retour sur la théorisation par les affects et les arrangements affectifs

58Concevoir les attachements au lieu dans la réciprocité plutôt que comme des représentations mentales d’un sujet à propos d’un objet nous a orienté vers le concept d’affect. Analyser une situation au prisme de l’affect invite à une compréhension dynamique et polycentrique du pouvoir, c’est-à-dire ce que les individus et le collectif peuvent faire. Concevoir ces affects dans la complexité, c’est-à-dire les élaborer comme émergents des multiples interactions entre des entités nous a conduits à adopter le cadre des arrangements affectifs. La participation à un arrangement affectif joue sur le potentiel d’un individu ou d’un groupe à affecter et à être affecté, contribuant ainsi au maintien d’une situation ou au changement.

59Ce réajustement du socle théorique offre un soutien à une recherche sur l’attachement au lieu qui regarde la diversité des relations entre humains, et entre humains et non-humains, qui se focalise sur la dynamique conjointe de construction des attachements et de changement du lieu. Il oriente les pratiques de recherche vers l’étude des conflits provoqués par des transformations du lieu, ainsi que l’analyse des mises en scènes de la relation au lieu, que ce soient des fêtes instituées ou des créations artistiques à propos du lieu. Ce réajustement encourage aussi à travailler les convergences et divergences entre les arrangements affectifs et les arrangements institutionnels. L’utilisation de méthodes de mises en situation comme les jeux de rôles, qui incluent de plus en plus la dynamique corporelle et les émotions, ou des formes de théâtre, vidéo ou photo participatives semble particulièrement adéquate.