Chapitre 2 - Faire du terrain à propos de la diversité des attachements et du changement
p. 33-72
Texte intégral
1Dirigeons-nous maintenant vers des lieux pour observer des exemples concrets d’études de la relation entre attachement et changement, à partir de nos travaux et d’une littérature choisie pour enrichir et étayer les leçons tirées de notre expérience. Ce chapitre se décompose en deux sous-parties. Dans la première partie, nous présentons un travail que nous avons effectué sur la relation entre l’attachement et le risque. Le postulat général sur la relation entre attachement et changement est que l’attachement au lieu joue sur les décisions pour faire face au risque, soit en les favorisant, soit les restreignant. Un projet de recherche international nous emmène en Afrique du Sud, en Angleterre et en France pour y observer le lien entre l’attachement au lieu et la perception du risque d’inondation. Nous y verrons une application des méthodes quantitatives de la psychologie environnementale, associées à une investigation socio-historique. Dans la deuxième partie du chapitre, nous présentons deux recherches qui portent sur la relation entre attachement et aménagement du territoire. L’aménagement passe par des choix d’organisations et d’infrastructures qui sont introduites sur un territoire. Divers groupes ou individus, en fonction de leur attachement aux lieux, réagissent différemment à ces introductions et ces changements. Le premier territoire visité sera celui de la Camargue, qui fait l’objet d’un fort attachement de la part des habitants. Nous verrons comment celui-ci peut être mobilisé pour résister à des velléités de transformation du lieu, mais aussi comment il peut être utilisé pour faire évoluer des alliances entre acteurs que tout semble opposer. Les méthodes utilisées seront les méthodes traditionnelles d’analyse de documents et d’entretiens, d’observation des pratiques et des interactions. Nous irons ensuite au nord du Sénégal, dans un territoire en transition sous l’effet, entre autres, de l’arrivée d’acteurs qui s’approprient la terre. L’une des originalités de cette étude est d’avoir articulé les méthodes quantitatives et qualitatives issues de la psychologie environnementale et de la sociologie pragmatique en impliquant l’expression corporelle et artistique.
Attachement au lieu et risque
2La définition du risque de Jaeger et ses coauteurs (2013) met en évidence l’importance de l’attachement dans la construction des risques : pour ces auteurs, un risque est « une situation ou un événement dans lequel quelque chose de valeur humaine (y compris les humains eux-mêmes) a été mis en jeu et dont l’issue est incertaine ». Les travaux qui lient attachement et risque sont fondés sur l’idée que les individus ou les groupes cherchent à assurer ou maintenir un sentiment de continuité ou de cohérence (Fullilove, 1996 ; Fried, 2000). La littérature scientifique sur les risques montre comment les émotions peuvent servir de médiateur dans la perception de ceux-ci. Il est ainsi souvent reconnu que plus une personne ressent des émotions positives à propos d’un objet ou d’un lieu, plus faible est la probabilité qu’elle considère que cet objet est dangereux (Finucane et al., 2000). La signification qu’une personne attribue à un objet, à sa maison, sa ville ou son quartier façonne sa façon de percevoir et vivre les risques. De même, plus une personne s’identifie à un lieu, plus elle attribuera à ce lieu des qualités, ce qui contribue à renforcer une image positive de soi (Bonaiuto et al., 1996) : les lieux sont porteurs des événements importants du passé et donc la continuité du lieu fait partie d’un processus plus large de gestion de l’identité. Dépendance, signification, identité, émotions : les différentes dimensions de l’attachement présentées dans le chapitre précédent sont utilisées pour comprendre plus finement la relation au risque.
3Pourquoi des personnes prennent des décisions face au risque, qui peuvent paraître irrationnelles aux yeux d’observateurs « détachés » ? Harries (2008) et de nombreux autres auteurs convoquent la notion de sécurité ontologique exprimée par Giddens (explicité dans le chapitre 1, page 19), nous regardons ici la question spécifique du risque) pour expliquer ce qui semble irrationnel. Ce concept désigne l’importance attribuée à la continuité de l’identité, ainsi qu’à la constance de l’environnement social et matériel. La sécurité ontologique procure un sentiment de fiabilité des personnes et des choses. L’anticipation devient possible à condition que le fonctionnement du monde puisse être considéré comme « normal ». En conséquence, les informations incompatibles avec la représentation d’un lieu en tant que lieu de sécurité sont filtrées et leur portée est minorée. C’est pour cette raison que des personnes peuvent choisir de ne pas installer de portes anti-inondation, parce qu’il s’agit de signes visibles d’une menace qui mine le sentiment de sécurité au quotidien. Cette rationalité alternative à l’adaptation, pour laquelle l’inaction est une forme de maintien du bien-être a été observée par De Dominicis et ses coauteurs (2015) à propos du risque d’inondation dans deux villes italiennes : lorsque l’attachement au lieu est fort, la relation entre perception du risque et action est amoindrie.
4Dans l’étude présentée en introduction de cet ouvrage, Bonaiuto et ses coauteurs (2016) trouvent à la fois des relations positives et négatives entre l’attachement au lieu et l’adaptation aux risques environnementaux naturels. Ils montrent la diversité des relations entre l’attachement au lieu et l’appréhension des risques naturels. Même en considérant de façon séparée la connaissance du risque et l’action pour y faire face, cette diversité persiste et ce niveau d’analyse ne permet donc pas de comprendre comment des relations d’attachement – c’est-à-dire des émotions, des affects – lient les humains aux changements. Il est donc nécessaire de préciser les différentes modalités d’attachement au lieu et de comprendre les processus qui lient l’attachement au lieu, l’appréhension du risque et l’action. C’est ce que nous avons fait lors d’une recherche générale sur l’adaptation au changement climatique, et plus précisément sur l’adaptation au risque d’inondation.
Une étude internationale sur l’adaptation au risque d’inondation
5Entre 2014 et 2018 une équipe internationale composée de chercheurs français, anglais, sud-africains et américains a mené une recherche sur le thème de l’adaptation au changement climatique (Therville et al., 2018). Les quatre villes qui constituaient les terrains de cette étude (deux en France, une en Afrique du Sud, une au Royaume-Uni) sont des sites exposés au risque d’inondation (soit par leur position au bord de la côte, soit parce qu’elles sont traversées par un fleuve, soit les deux) (figure 2.1). Les quatre villes connaissent des niveaux variables de risque d’inondation, avec des plans de gestion des inondations en place sur l’ensemble des sites.
Figure 2.1. Localisation des différents sites du projet : Royaume-Uni, France, Afrique du Sud

6Wadebridge est située en Cornouailles, dans le sud-ouest de l’Angleterre, au bord de la rivière Camel, et le risque d’inondation est associé aux tempêtes hivernales générées par des systèmes de basse pression au-dessus de l’Atlantique et aux épisodes de pluie en été. Wilderness est une ville localisée dans la province du Western Cape, en Afrique du Sud, dans la région touristique de la Garden Route. Cette zone a la réputation d’une beauté naturelle exceptionnelle qui attire les touristes et les propriétaires de résidences secondaires. Le risque d’inondation est associé à la fois au fleuve, qui est parfois entravé par l’accumulation de sédiments à l’embouchure, et la menace de la montée des eaux et de l’érosion des dunes pour les maisons du front de mer. En France, Sommières et Lattes sont établies dans la région côtière du Languedoc, et donc soumises aux épisodes climatiques méditerranéens, qui sont souvent dramatiques. Lattes est attenante à Montpellier et borde le fleuve Lez, tandis que Sommières se trouve entre Montpellier et Nîmes, sur le fleuve Vidourle. Le risque d’inondation de Wadebridge a été géré par le développement de vastes digues et écluses. La beauté du site de Wilderness et son attractivité pour les touristes et les retraités aisés ont conduit les décideurs de cette ville à privilégier le dragage des canaux plutôt que l’implantation d’infrastructures matérielles. Les trajectoires des villes de Lattes et Sommières sont détaillées plus loin : retenons ici que, alors que les deux villes présentaient des régimes hydrologiques similaires, il y a 50 ans, Lattes a développé une infrastructure importante pour permettre l’expansion urbaine tout en contrôlant les risques d’inondation. À Sommières, en revanche, la ville a adopté une stratégie de coexistence avec les crues du Vidourle.
Identifier la diversité des significations données à l’eau et au cours d’eau et leurs relations vis-à-vis du risque
7Pour comprendre comment les attachements au lieu et la signification donnée au lieu jouent sur les attitudes vis-à-vis du risque d’inondation, un questionnaire d’enquête commun pour ces quatre villes a été préparé, en s’appuyant sur les méthodes quantitatives de psychologie environnementale.
8La première partie de l’enquête portait sur l’attachement (questionnaire Likert – voir chapitre 1, page 24), la signification du lieu (association de mots – voir chapitre 1, page 25) et le risque général au niveau de la ville et au niveau de l’habitation. La seconde partie portait plus spécifiquement sur la signification donnée par les enquêtés à l’eau en général (association de mots), sur la signification du fleuve ou de la mer, sur la perception des risques d’inondation et le soutien à différentes formes de gestion des risques d’inondation.
9Plus de 50 % des personnes interrogées ont déjà été victimes d’inondations répertoriées dans leur ville (88 % des répondants à Sommières, 70 % à Lattes, 65 % à Wilderness et 35 % à Wadebridge).
10Le premier travail a consisté à analyser les résultats de l’enquête en cherchant les liens entre différentes catégories de risques identifiés par les enquêtés et la signification que ceux-ci attribuent aux lieux, à l’eau et aux cours d’eau, et à la mer.
11Dans un premier temps, les aléas dits naturels (inondations, incendies, tempêtes) et la dégradation de l’environnement (érosion, déforestation) ont été regroupés sous le terme de « risque environnemental ». Des visions contradictoires (ségrégation, politique), l’appauvrissement (chômage, perte d’activité, manque de service) et l’insécurité (criminalité, drogue, incivilités) ont été regroupés sous la rubrique « risque social », et une troisième catégorie correspond au « risque de surdéveloppement », qui comprend des risques tels que le trafic routier ou la surpopulation.
12En ce qui concerne l’attachement à la ville et à l’habitation, trois types d’attachements se distinguent grâce aux analyses statistiques, comme dans les travaux de Lewicka (2011b) : un attachement dit « ancré », qui caractérise des personnes n’envisageant pas de vivre ailleurs ; un attachement dit « actif », qui caractérise des personnes attachées par leurs activités dans la ville ; enfin un attachement de type « familial », qui caractérise des personnes attachées par leurs liens sociaux affectifs.
13Si l’on analyse la relation entre l’attachement à la ville et la perception du risque à l’échelle de l’habitation, on observe que l’attachement actif est négativement lié à la perception sociale du risque : plus on est actif dans sa ville, moins on est susceptible de percevoir un risque social pour son domicile. Par ailleurs, à l’échelle de la ville, les personnes qui montrent un attachement « ancré » ou « actif » sont moins sensibles que les autres au risque de surdéveloppement de la ville. Ces résultats sont conformes à ce que la littérature scientifique nous apprend : on ne peut comprendre la relation au risque qu’en analysant des modalités précises de l’attachement.
14Après avoir analysé la relation entre les différentes formes d’attachement à la ville et la perception de différentes catégories de risque, envisageons la signification que les personnes enquêtées attribuent à l’eau ou au cours d’eau et comment ces significations influencent la perception du risque ainsi que les mesures pour y faire face.
15Les réponses sur la signification de l’eau en général (réponse à la question : « Dites trois mots à propos de l’eau ») sont regroupées en trois types de relation (positive, avec des mots comme abondance, vie ; négative, avec des mots comme dangereux, neutre ; ou duelle, avec à la fois des mots positifs et négatifs). Dans toutes les villes, la majorité des personnes enquêtées attribuent une signification positive à l’eau, sauf à Wadebridge, où la majorité est neutre.
16Les réponses sur la signification du cours d’eau ou de la mer (réponses à la question « Dites trois mots sur ce fleuve, ou sur la mer ») sont réparties en six catégories :
relationnelle : il existe une relation personnelle forte avec le fleuve ou la mer, éventuellement anthropomorphisée – par exemple, « c’est un élément central de cette ville, j’ai grandi en le regardant » ;
de service : la relation est utilitaire, à la fois esthétique et fonctionnelle – par exemple « calmante, agréable, de loisirs » ;
structurelle : l’enquêté renvoie à des références comme la géographie – par exemple, « c’est un estuaire » ;
naturelle : l’enquêté fait référence à la flore, la faune ;
dangereuse : par exemple, l’inondation des maisons ;
non maintenue : cette catégorie fait référence au manque de soin comme « sale, laissé à l’abandon ».
17En ce qui concerne les cours d’eau ou la mer, à Lattes, tous les enquêtés attribuent une signification structurelle à la rivière Lez avec des réponses telles qu’« il y a une rivière » ou « [elle] coule vers la mer ». En revanche, 38 % des sondés de Sommières attribuent un sens relationnel et 28 % un sens de service. À Wilderness et Wadebridge, les significations relationnelles et de service représentent plus de 50 % des réponses. C’est à Wilderness que l’on trouve le plus de réponses sur le caractère dangereux et mal entretenu de l’eau.
18L’étape suivante de l’analyse a consisté à regarder s’il existe une relation entre la signification que les personnes attribuent à l’eau (en général) et leur perception du risque d’inondation (figure 2.2).
Figure 2.2. Effet de la perception de l’eau sur la perception du risque dans les quatre villes par rapport à ceux qui ont une vision neutre. Relation à l’eau : positive (trait bleu), duelle (trait gris)

19Les résultats (Quinn et al., 2019a) montrent que, dans les quatre villes, la perception du risque dépend de la signification que les enquêtés attribuent à l’eau. Les significations ont été regroupées par les chercheurs en trois catégories (positive, négative, ou duelle si une relation jugée positive et une relation jugée négative sont exprimées en même temps). Dans trois villes (Wadebridge, Wilderness et Sommières), les personnes qui ont une relation positive ou duelle avec l’eau perçoivent moins le risque que celles qui ont une vision neutre, tandis qu’à Lattes, ceux qui ont une vision duelle perçoivent plus le risque que ceux qui ont une vision neutre.
20Si l’on regarde la relation entre la signification du cours d’eau ou de la mer et la perception du risque, on ne trouve une relation statistiquement significative qu’à Sommières. Dans cette ville, les personnes qui ont une relation de type service ou relationnelle perçoivent moins le risque d’inondation que ceux qui ont une perception structurelle du fleuve.
21La leçon est la suivante : la signification que les personnes attribuent à l’eau, au fleuve ou à la mer joue sur leur perception du risque d’inondation, mais cette relation est différente pour chacune des quatre villes étudiées.
22La question suivante était celle de la relation entre la signification donnée à l’eau, au cours d’eau ou à la mer et la préférence pour différents types de gestion du risque (procéder par la construction d’infrastructures, l’imposition des taxes ou assurances, la production des lois ou actions politiques, l’implantation de mesures écologiques, le retrait des zones habitées). La figure 2.3 schématise les résultats publiés par Quinn et ses coauteurs (2018, 2019a, 2019b).
Figure 2.3. Choix d’une mesure de gestion des risques en fonction de la perception de l’eau dans les quatre villes. Relation à l’eau : positive (trait bleu), négative (trait rouge)

23À Sommières et Wilderness, qui sont les deux villes où l’eau n’est pas contrôlée par une infrastructure importante, les personnes enquêtées qui ont une perception négative de l’eau ou du cours d’eau favorisent les infrastructures. À Wadebridge, les personnes enquêtées qui perçoivent l’eau de manière négative sont plus favorables à l’imposition d’une taxe pour la gestion des risques d’inondation, de même que ceux qui ont une perception positive de la rivière Camel en tant que service ou dans une dimension relationnelle. À Lattes (l’autre ville avec une infrastructure en place), les personnes qui donnent une signification positive de l’eau préfèrent une mesure financière pour la gestion des risques d’inondation.
24La leçon est la suivante : la perception de l’eau et des cours d’eau ou de la mer est corrélée aux modes de gestion préférés par les personnes enquêtées. Cependant, ces relations diffèrent en fonction des villes. Les habitants des villes dotées d’infrastructures (Wadebridge et Lattes) sont en faveur de la fiscalité et de l’assurance, alors que les résidents des villes sans infrastructures de protection, qui se sentent en danger, se prononcent en faveur de la construction de ces infrastructures.
25Cette première partie de l’étude est conforme à ce que la littérature scientifique nous apprend : la signification que les personnes attribuent à leur environnement joue sur leur perception du risque et sur les mesures de gestion que ces personnes préfèrent. Par contre, il n’y a pas de règle générale, de relation spécifique que l’on retrouverait dans les quatre villes. Une perception positive (respectivement négative) peut majorer la perception du risque (respectivement la minorer) et la signification que l’on attribue au cours d’eau ou à la mer joue sur les mesures de gestion que les personnes souhaitent pour faire face au risque.
26En conséquence, le travail quantitatif à base d’enquêtes montre que les modalités d’attachement et la signification attribuée au lieu ou à l’environnement sont corrélées à la perception et aux attitudes face au risque. On ne peut donc se contenter de mesurer la force des attachements et en inférer une perception et une gestion préférentielle du risque. Toutefois, si elles affinent l’analyse, les études quantitatives peinent à expliquer les processus qui permettraient de comprendre ce qui construit les attachements et la signification. On connaît maintenant quelques relations au risque mais pourquoi existent-elles et comment se sont-elles construites ? Il est nécessaire pour répondre à ces questions d’analyser les déterminants historiques, sociaux, culturels, économiques, écologiques des attachements et de la relation au risque. Cette analyse qualitative a été conduite à Lattes et Sommières.
Comprendre les processus : socio-histoire contrastée de deux villes languedociennes
On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent.
Bertolt Brecht, Poèmes – Tome 5, 1967, Paris, L'Arche
27L’enquête présentée ci-dessus a été menée selon deux axes : d’une part, des entretiens avec des personnes appartenant à diverses organisations, des historiens locaux et des décideurs politiques locaux (en majorité des élus sélectionnés pour leur rôle passé ou présent dans la gestion des risques) ; d’autre part, une analyse de documents divers sur les risques d’inondation (Quinn et al., 2019a, 2019b) et sur la socio-histoire des villes (Durand, 2014). Ce travail permet de préciser le contexte historique et social.
28Il y a un demi-siècle, les deux villes de Lattes (2 368 habitants en 1968) et Sommières (3 384 habitants en 1968), distantes d’environ 50 km, présentaient beaucoup de points communs. Leurs régimes hydrologiques étaient ceux de toutes les villes méditerranéennes situées sur un fleuve côtier. En automne, la confrontation de masses d’air froid descendant du nord et d’air réchauffé par les hautes températures de la mer provoque de fortes pluies sur le sud du massif montagneux des Cévennes. Les fleuves grossissent de l’eau qui ruisselle sur des sols qui ne peuvent absorber la pluie. En résultent des inondations spectaculaires.
29Sommières, ville construite en partie sur le lit de la rivière depuis l’époque romaine, a une longue histoire de vie avec les inondations. Loin des grandes villes, Sommières attire des personnes qui passent du temps à se déplacer ou qui n’ont pas les moyens de vivre à proximité des grandes villes. Le centre historique de Sommières est renommé pour son architecture médiévale et attire un grand nombre de touristes. Cependant, en raison des inondations fréquentes, les prix de location à proximité du centre, qui se trouve sur le fleuve, sont relativement bas. À Sommières, trois quartiers hébergeant différents groupes sociaux ont été identifiés : un quartier du vieux centre, où la vulnérabilité aux inondations est bien connue et où cohabitent des familles anciennes et des nouveaux arrivants ; un quartier de la plaine inondable, qui est exposé à des inondations exceptionnelles ; et un quartier dans les zones surélevées, où les nouveaux arrivants, plus riches, se sont installés. À Sommières, vivre avec le risque d’inondation est accepté dans une certaine mesure. Les habitants et les autorités ont développé des stratégies d’adaptation pour faire face à celles-ci, comme la surveillance du bassin hydrographique supérieur pour alerter les habitants, le transfert rapide des biens aux étages supérieurs lorsque la crue est annoncée. Le fleuve Vidourle, souvent personnifié par les habitants (on l’appelle « Vidourle », ses sautes d’humeur sont des « Vidourlades »), inonde la ville chaque année et le rythme du fleuve est considéré comme un événement naturel faisant partie de la vie de Sommières. Un urbaniste local décrit cette relation historique :
« Sommières a toujours été une ville inondée depuis sa création, l’eau revient toujours à sa place. »
30Pour les personnes interrogées à Sommières, la signification de la rivière est souvent positive, soit pour les relations qu’elle renforce, soit en raison des services qu’elle fournit.
31Lattes était un village d’agriculteurs dont les maisons étaient situées sur des sites élevés et pour qui les inondations d’automne étaient des événements gérables (Durand, 2014). L’inondation momentanée des vignes en automne n’était pas un problème crucial. La stratégie d’urbanisme de la grande agglomération de Montpellier, décidée au plan local et national dans les années 1960 (rapatriement des Français d’Algérie, développement du tourisme populaire pour concurrencer l’Espagne, accueil de retraités), a transformé la donne pour les habitants de Lattes. Cette ville a connu une très forte croissance démographique (16 564 habitants en 2017) et un changement de population, composée initialement d’agriculteurs et aujourd’hui de citadins travaillant dans le bassin d’emploi de Montpellier. En revanche, Sommières (4 935 habitants en 2017), à mi-distance entre Nîmes et Montpellier n’a pas été une zone de développement ciblée et manque de connexions avec ces deux villes. L’évolution du contexte a conduit à différentes trajectoires d’adaptation aux inondations dans les deux villes. Alors que les décideurs politiques et les habitants de Sommières persistaient dans une approche qui consiste à « vivre avec le risque », comme ils l’ont fait pendant des siècles, les décideurs politiques de Lattes ont réorienté leur approche vers la « protection contre les risques ». Celle-ci s’est matérialisée à la fin des années 1980 avec des investissements dans des infrastructures dures (digues, canaux) pour protéger la nouvelle population du risque d’inondation. À l’automne 2002, une grande inondation a causé des dégâts considérables dans les deux villes, en particulier à Sommières (figure 2.4). En conséquence, et conformément à la logique poursuivie dans les années précédentes, les aménageurs ont renforcé les investissements dans des infrastructures dures à Lattes, en investissant davantage dans le système de digues, tandis que les autorités de Sommières ont renforcé la logique de vie avec des inondations, en choisissant d’améliorer le système d’alarme (le lancement d’une application au téléphone de chaque résident par exemple) et en faisant pression au niveau du bassin-versant pour la création de barrages de rétention en amont de la ville afin de diminuer l’ampleur des inondations dans le centre de Sommières. Les autorités locales de Sommières n’ont pas changé leur approche de gestion au cours des 50 dernières années : la communication et l’acceptation des risques en transférant cependant les infrastructures de réduction du risque en amont du territoire de la ville pour pouvoir vivre avec un risque acceptable.
Figure 2.4. Vivre contre et vivre avec : en haut, les digues à Lattes ; en bas, un repère de crue à Sommières

Figure 2.4. Vivre contre et vivre avec : en haut, les digues à Lattes ; en bas, un repère de crue à Sommières

32Dans les deux villes, la stratégie de gestion est soutenue par des campagnes de communication par les élus. « Le risque est contrôlé, vous êtes en sécurité » est le message diffusé à Lattes :
« Nous avons communiqué beaucoup sur l’absence de danger. Les plus sceptiques ont changé, maintenant tout le monde est convaincu. »
33Un autre élu évoque toutefois les conséquences de ce changement de logique.
« Maintenant, à Lattes, nous avons perdu cette culture du risque. Si quelque chose arrive, personne n’est préparé. »
34À Lattes, après la construction des digues, le prix du terrain a augmenté et les terres agricoles ont été transformées en zones urbaines, dans le but d’attirer des personnes fortunées travaillant à Montpellier et souhaitant un logement attrayant à proximité de leur lieu de travail. La dépendance de Lattes à l’égard de l’activité économique de Montpellier a favorisé le développement de nouvelles infrastructures de transport (autoroute, train à grande vitesse, stade, grandes zones commerciales) aux dépens des zones agricoles. Les nouveaux arrivants se sont installés dans les quartiers protégés, derrière les digues. Un élu témoigne :
« La structure de la population n’est pas la même que lorsque le processus d’urbanisation a commencé. Les personnes âgées sont parties et la population est de plus en plus jeune. […] Au port, le prix des maisons est élevé. Le niveau de logement est élevé, avec des piscines etc. C’est calme et proche de tout. Les “clients” sont principalement des classes économiques supérieures, souvent issues d’une autre région. Ils vont et viennent. »
35Les logiques de développement et d’appréhension du risque et les aménagements qui en résultent ont transformé les attachements à Lattes. Durand (2014) a analysé comment le fleuve côtier Lez a été représenté dans un journal local de la ville de Lattes depuis plus de 30 ans. L’analyse est basée sur des articles publiés entre 1978 et 2001 (avant les grandes infrastructures) et entre 2008 et 2010 (après les infrastructures). Les articles de la première période mettent souvent en évidence les connaissances et le savoir-faire ancestral de la gestion locale de l’eau. Une démonstration commune de cette relation historique est la multitude d’anthropomorphismes utilisés pour décrire le Lez, parfois appelé « Grand-père Ledum ». Cette personnalisation de la relation avec le fleuve contraste avec les représentations de la rivière au cours de la période plus récente. Avec l’évolution démographique de la ville, les formes d’investissement dans le fleuve évoluent, et de nouvelles significations aux lieux sont créées. Les nouveaux arrivants s’approprient le fleuve différemment et celui-ci devient un simple lieu de promenade derrière les digues.
36Ainsi, la socio-histoire de ces deux villes permet de comprendre pourquoi le Lez et le Vidourle revêtent des significations différentes pour les habitants de Lattes et de Sommières. L’enquête quantitative avait montré que, à Lattes, tous les enquêtés attribuent une signification structurelle à la rivière Lez, tandis que 38 % des sondés de Sommières attribuent un sens relationnel et 28 % un sens de service positif, qui sont corrélés à une faible perception du risque. L’analyse qualitative permet de comprendre comment se construisent les significations attribuées au lieu et la relation au risque.
Conclusion sur attachement et risque
37Le travail que nous venons de présenter se situe dans la droite ligne des nombreuses études qui établissent le lien entre, d’une part, des modalités de l’attachement ou bien de la signification que les gens attribuent au lieu et, d’autre part, la perception du risque et les actions entreprises pour y faire face. Les effets du changement global sont aujourd’hui très perceptibles, et la recherche sur l’attachement au lieu est souvent mobilisée pour l’étude de la réaction des personnes qui vivent au bord de cours d’eau ou au bord de la mer dans le contexte de la montée des eaux. Dans un projet mené par Nicolas Bécu, du CNRS, les résultats obtenus à Lattes et à Sommières ont été mis en commun avec de nombreuses études conduites sur le littoral en France (Bousquet et al., 2021) ; il ressort des analyses conjointes que les émotions et la signification donnée au lieu peuvent conduire à une faible sensibilité vis-à-vis d’un risque tout en favorisant différents types d’actions (se mobiliser pour que rien ne change, se tenir informé et participer aux débats locaux, se mobiliser pour faire advenir une option d’adaptation, etc.) cohérentes avec cette mise à distance du risque.
38Le travail effectué à Lattes et Sommières montre que les analyses par questionnaires et traitement quantitatif entre attachement au lieu et risque donnent des conclusions intéressantes, mais qui se limitent à révéler l’existence d’une relation ou à l’absence de celle-ci. C’est par une étude de l’histoire, des rapports sociaux et relations sociales entre habitants et personnes mobiles à Lattes et Sommières que nous avons pu décrire comment se font et se défont les attachements au lieu et la signification donnée à celui-ci. L’implantation d’infrastructures et la communication politique qui la soutient modifient le sens que les personnes attribuent au lieu et aux éléments naturels, et modifient la relation que les personnes font entre le lieu et le risque, confortant ou altérant de ce fait la santé psychologique des populations.
39Ce travail, parmi d’autres, effectué sur ces villes soumises au changement global et dont les habitants vivent avec le risque d’inondation, illustre l’intérêt d’étudier l’attachement au lieu dans sa dynamique et dans la diversité des relations tissés entre les personnes, leur lieu, les objets qui le composent ou que les humains implantent, en remarquant que ces objets (comme ici les digues) peuvent, en retour, faire évoluer les attachements.
Territoire, attachements et altérité : libertés et diversités camarguaises
40Le grand delta du Rhône est l’une des plus grandes zones humides et l’une des aires protégées européennes les plus emblématiques pour ses paysages entièrement façonnés par les activités humaines au fil des siècles, une imagerie naturaliste et traditionnelle avantageuse, qui ont nourri les politiques de protection de la nature du xxe siècle, ainsi qu’une diversité d’usages agricoles, cynégétiques, touristiques, salicoles et industriels qui alimentent ordinairement des conflits et des crises institutionnelles au sujet de la gestion de l’eau et de la biodiversité (Mathevet, 2004 ; Picon, 2008).
41Ce territoire est multiple : les Camargues sont languedociennes, provençales, petites et grandes, saintoise, gardoise, arlésienne, buccho-rhodaniennes, occidentale, centrale ou orientale pour l’administration jusqu’au milieu du xixe siècle ou de tout temps pour les biologistes en quête d’une lecture biogéographique du delta. Il est aussi unique : la Camargue, l’île de Camargue ou encore la « Camargue vraie » s’étend entre les deux bras principaux du Rhône au sud d’Arles pour les ingénieurs de l’État en charge de la protection contre les inondations et de la valorisation agricole. L’histoire environnementale et politique de la Camargue a nourri et a été façonnée par nombre de représentations des rapports des humains à la nature, mais aussi des humains entre eux au sujet de ce territoire. Au xixe siècle, il s’agissait de le conquérir sur l’eau et de le contrôler. Puis, au xxe siècle, l’objectif fut de protéger la nature sauvage et préserver les traditions provençales. Enfin, au xxie siècle, les humains sont en quête de sécurité et d’harmonie avec la nature face aux bouleversements induits par la mondialisation des échanges et les changements environnementaux planétaires. Dès lors, il s’agit d’un territoire privilégié pour regarder comment se construisent les attachements au lieu et questionner la place des attachements et des altérités dans les rapports sociaux et jeux d’acteurs, tant la quête de liberté d’action – face aux règles de l’État ou aux contraintes biophysiques propres au delta – et de préservation de la diversité culturelle et naturelle semble y avoir été constante.
42En modelant les humains et la nature, le processus historique de formalisation d’une identité camarguaise est un mode de construction d’attachement au lieu. Avec les grands espaces, sa mosaïque de milieux naturels et agricoles, le pâturage longtemps libre de clôtures, l’un des mythes fondateurs de la Camargue est celui de la liberté : en bref, l’attachement à la Camargue, c’est l’attachement à la liberté. Après avoir décrit le contexte général de ce processus, nous présentons deux travaux. Le premier étudie l’attachement au lieu à travers la relation entre les humains et les taureaux et la mise en scène de cet attachement à travers la course camarguaise (Bousquet, 2010). Le second analyse la mobilisation de l’attachement au lieu dans un conflit entre différents acteurs dans l’île de Camargue sur le pourtour du Vaccarès (Demmer, 2013). Nous montrons comment le processus d’attachement au lieu est à la fois la conséquence et le facteur de changement de rapports sociaux. Les approches mobilisées sont celles de la sociohistoire et de l’anthropologie, en observant en particulier les moments de crise, de conflit et de résistance que Cadoret et Centemeri, entre autres, considèrent comme révélatrices des attachements (voir chapitre 1).
Attachement à la Camargue, attachement à la liberté
43Très tôt, les humains ont aménagé et valorisé le delta au fil des changements de régime hydrologique et sédimentaire du Rhône et des fluctuations du niveau marin (Baujeu, 1551 ; Gangneux, 1966 ; Allard, 1992 ; Arnaud-Fassetta, 2000). Vent, eaux douces et marines ont été épaulés par les humains dans la construction de ce jeune delta.
44Au milieu du xixe siècle, qu’elle soit une terre agricole, pastorale, salinière ou marécageuse à conquérir ou à reconquérir selon les secteurs du delta, la Camargue était décrite comme plutôt inhospitalière pour les humains. Écrivains, poètes, artistes, romantiques et naturalistes y voyagent en quête d’inspiration et d’inventaires faunistiques et floristiques. Tous y voient des paysages pittoresques, y rencontrent des espèces exotiques ou sauvages comme le flamant rose ou le taureau de Camargue. Si, dans la continuité des siècles précédents, certains propriétaires et hommes d’affaires y voient toujours une terre à conquérir et à valoriser par l’agriculture ou la saliculture, d’autres y discernent les attributs nouveaux d’une terre vierge et mystérieuse, riche de traditions à préserver définitivement de la corruption de la modernité et de la technique. Chacune de ces visions nourrit son propre mythe – celui de la terre vierge à conquérir, de la terre de liberté et de nature sauvage, de la terre de traditions authentiques –, mais le recul de la langue d’Oc, avec la généralisation du français comme langue administrative et de l’élite du pays, invita des écrivains et poètes provençaux à fonder le Félibrige – mouvement littéraire porté par Frédéric Mistral4 et dont l’objectif est encore aujourd’hui5 de sauvegarder et promouvoir la langue et la culture des pays d’Oc. Le terme de « félibre » contient le mot « libre », qui signifie à la fois « livre » et « libre » en provençal, ce que l’on peut interpréter par l’esprit même du Félibrige : acquérir la liberté au travers de la culture. L’identité provençale et camarguaise s’est construite dans un combat de libération de la tutelle de l’État central en utilisant l’arme culturelle portée par le mouvement du Félibrige. Ce mouvement fut le lieu de débats et d’affrontements politiques entre régionalistes, fédéralistes et républicains. À la fin du xixe siècle, le marquis de Baroncelli vint d’Avignon et s’installa en Camargue comme manadier afin de contribuer à préserver la race des chevaux et des taureaux de Camargue. Il s’inscrivit dans le combat de Mistral, qui cherchait à purifier ou épurer la langue, les traditions provençales et à promouvoir le costume de l’Arlésienne. Baroncelli chercha à sélectionner les chevaux pour retrouver, sinon fonder le cheval et le taureau de race camargue. En effet, suite au mariage de Napoléon III avec Eugénie de Montijo, l’arrivée de migrants espagnols et l’engouement de l’élite intellectuelle et artistique pour l’Espagne, la corrida arriva dans la région. Certains manadiers (éleveurs) commencèrent à croiser les taureaux camarguais avec les taureaux espagnols. En l’espace de quelques générations les deux races étaient mêlées. Dans sa quête de références identitaires, Baroncelli affirme alors que le taureau camarguais est une race pure descendante des taureaux préhistoriques qui se seraient réfugiés en Camargue. La race du cheval camarguais sera reconstruite suivant la même logique.
45De façon concomitante et aussi pour se distinguer définitivement de la tauromachie espagnole, il fixera les détails du costume des gardians et codifiera les fêtes, les rites et jeux taurins et équestres camarguais6. À la fin du xixe et au début du xxe siècle, il assistera au spectacle de Buffalo Bill – le fameux Wild West Show en tournée en Europe et notamment à Paris et Marseille – et recevra en grande pompe des chefs Sioux en Camargue. De ces rencontres, il établira un parallèle entre le Far West et la Camargue – terre de conquête – et entre les Camarguais et les Indiens – peuples conquis et soumis à la civilisation moderne –, ainsi que d’autres minorités opprimées, comme les gitans et les Boers en Afrique du Sud. En 1909, malgré son soutien ainsi que celui du Félibrige aux mouvements sociaux des vignerons du Languedoc7, il abandonna toute velléité fédéraliste et sécessionniste et créa la « Nation gardiane ». Après la Première Guerre mondiale, avec Joseph d’Arbaud – auteur de « la bête du Vaccarès » et également manadier – il continua de s’attacher à la défense de la Camargue, de sa nature (en proposant la création d’un parc national) et de ses traditions, face notamment aux tentatives nombreuses d’interdiction des jeux taurins par l’État et le développement des infrastructures de transport, hydrauliques et industrielles pour l’exploitation salinière et la chimie. Durant le régime de Vichy et la Seconde Guerre mondiale, il répondit à la demande politique de valorisation des régions, des traditions et de la terre, avant de mourir en 1943 à Avignon. Par la suite, ses cendres seront transférées avec les honneurs aux Saintes-Maries-de-la-Mer.
Le jeu entre les humains et les taureaux comme mise en scène de l’attachement au lieu et à la liberté
46La relation avec le cheval et le taureau camarguais symbolise l’attachement à la liberté. Cet attachement est mis en scène dans des jeux qui sont institutionnalisés. Tant le contenu des jeux, et de la course camarguaise en particulier, que les manifestations de défense de cette institution illustrent cet attachement à la liberté et cette relation à l’extérieur qui vient menacer la liberté.
47Le mythe de la liberté repose sur une vision, celle de l’ivresse du galop à travers des espaces désertiques – sans limites apparentes, sans barrières trop denses, sans obstacles naturels – aux horizons indéfinissables, où se mêlent dans des reflets confus le ciel, la terre et l’eau. Cette liberté fut et reste entretenue par le roman et surtout par le film Crin-Blanc d’Albert Lamorisse. Crin-Blanc le Camarguais est le seul cheval qui, devenu un héros de la culture universelle, a fait connaître sa race au monde entier. Crin-Blanc a largement diffusé le mythe de liberté, lui qui préfère se jeter dans le fleuve, avec l’enfant-cavalier, plutôt que d’être repris par les hommes.
48Ce mythe de la Camargue sauvage est une représentation sociale bien établie depuis le xxe siècle et qui se vérifie encore. Le noyau central de celle-ci comprend le cheval et le taureau, le marais et le gardian, tous représentants de la liberté et de la libre divagation, mais aussi des dangers liés aux palus, aux eaux8. La plupart des Camarguais rencontrés au cours de nos enquêtes ont l’œil qui s’allume lorsqu’ils parlent de chevauchées :
« Galoper avec un cheval dans les marais, derrière un veau, vous ne connaissez pas cette sensation, c’est une chose extraordinaire, il y a une sensation de liberté… »
49On trouve deux versions du qualificatif « libre » dans les jeux avec les taureaux. Beaucoup disent que la course camarguaise (encadré 1) était autrefois appelée course libre, car toute personne pouvait venir se mesurer au taureau, tandis que, pour d’autres, c’est la liberté du taureau qui est qualifiée. On retrouve aujourd’hui cette liberté de se mesurer au taureau lors des nombreux encierros9 qui sont organisés pendant les fêtes de village. Tout au long des événements qui sont préparés au cours de la fête votive, ce sont des valeurs de fuite et d’évitement, de courses dans un espace fermé, mais sans direction, de transgression, de vol rituel, d’ivresse, qui sont mises en avant.
50L’analyse de l’organisation des courses à la fin du xxe et au début du xxie siècle souligne aussi le fondement libertaire de la course. En effet, depuis une trentaine d’années, un travail important de rationalisation et d’encadrement de la course camarguaise a été conduit. En 1966, la course libre change de nom pour s’appeler la course à la cocarde et la fédération française de course camarguaise (FFCC) est créée en 1975. En 1995, trois accidents mortels endeuillent Saint-Rémy-de-Provence, Aigues-Mortes et les Saintes-Maries-de-la-Mer. Un responsable de courses résume les événements qui vont accélérer l’évolution récente du monde de la course :
« Pour la première fois, les familles de personnes qui ont été tuées sur la voie publique ont porté plainte. Instantanément, le milieu camarguais et de la bouvine s’est senti agressé. Trois présidents de comité de fête, trois maires ont été mis en examen, la veille de Noël, risquant des amendes de 300 000 F à l’époque et des peines d’emprisonnement allant jusqu’à 3 ans. Il y a eu une prise de conscience du fait que l’on n’était pas au-dessus des lois. Derrière les procès des trois, il y avait la menace de tuer ces activités, ces spectacles de rue. Les gens commençaient à avoir des velléités de lâcher des taureaux sur l’autoroute. Est né le CDTR, Comité de défenses des traditions régionales. On a mis en place le rassemblement de Beaucaire à Tarascon parce que c’est là que serait jugé le 1er cas. On a été 30 000 ce jour-là. L’événement antérieur de référence, c’est la levée des tridents en 1910, organisée par F. Mistral. On a montré aux juges que, de tout temps, cela s’est fait comme cela. Il n’y avait pas de barrières. Après, les procès ont eu lieu et tout le monde a été relaxé. La conséquence, ça a été la prolifération des barrières, des panneaux, des bombes (qui alertent du lâcher des taureaux). Voyez quand il y a un abrivado, vous entendez la bombe, il n’y en avait jamais avant. Et ça marque un tournant. »
51En effet depuis cette date-là un gros travail de normalisation de la course camarguaise et du milieu de la bouvine en général a été effectué dans le but de le légitimer. Comme indiqué dans l’entretien, les barrières sont installées pour protéger les spectateurs, la bombe annonce les lâchers de taureaux, le taureau camarguais a obtenu son label AOC pour une meilleure valorisation dans la filière bouchère, les écoles de raseteurs exigent des éducateurs pourvus d’un diplôme de la fédération. On entend des regrets et des protestations :
« Avant c’était la course libre, tu rentrais comme tu voulais. Ça s’appelait course libre. Après, il a fallu passer par l’école de raseteur. Après, ça a été fédéré par la FFCC sous le ministre de la Jeunesse et des Sports. C’est plus encadré, les éducateurs doivent avoir des diplômes. On est obligé de suivre. Les assurances, déjà qu’elles ne suivent pas, elles n’auraient pas suivi la course libre. Les raseteurs sont obligés de prendre l’assurance de la fédération plus une assurance personnelle. »
52La légitimation s’est grandement appuyée sur la démonstration de l’existence d’un secteur économique qui restait jusqu’alors invisible. Comme le résume Maudet, le développement économique fait partie des enjeux de la fête : « les fêtes taurines semblent parfaitement adaptées aux besoins et au fonctionnement des sociétés contemporaines qui les produisent : la récréation dont on assume désormais la portée " re-créative ", le développement économique dont on accepte qu’il puisse procéder d’activités apparemment non directement productives, l’affirmation des identités collectives qui ne cesse de valoriser l’authenticité de la culture et des traditions » (Maudet, 2006). L’argument du développement économique a été fortement utilisé par les défenseurs de la course camarguaise lorsque celle-ci a été en danger, avec l’effet pervers de cette démonstration : une fois établie la dimension économique de l’activité, les acteurs en demandent leur part.
53Pour les tenants de la course camarguaise, le danger vient de l’extérieur. C’est ainsi que la course est née et qu’elle a construit son sens politique. C’est en cela qu’elle est manifestation de l’identité, celle d’une liberté d’une expression locale dans le rapport social et dans le rapport à la nature. Comme l’analyse Keerle (2004), les stratégies d’adaptation pour répondre aux attaques extérieures la transforment et la rendent fragile de l’intérieur. La crainte de la mise aux normes de la course camarguaise s’illustre dans cette phrase que l’on prête à Hemingway à propos de la corrida :
« Elle existe non pas pour les étrangers et les touristes mais en dépit d’eux ; chaque modification qu’on y fait pour obtenir leur approbation, qu’on n’aura jamais, est un pas vers la suppression totale. »
54En conclusion, la relation avec les taureaux mise en scène à travers, entre autres, la course camarguaise symbolise la relation à la liberté dans son contenu, et la vie même de cette institution, vie mouvementée, est pensée et vécue comme une relation à la liberté dans sa lutte contre la norme venue de l’extérieur. Forte de son contenu symbolique, de l’attachement d’un grand nombre d’habitants et aussi de la contestation de son existence par les « autres », la relation avec les taureaux ainsi institutionnalisée peut aussi servir à résister au changement.
Mobiliser l’attachement à la liberté pour résister au changement
55D’un point de vue politique, les jeux avec les taureaux ont toujours été considérés comme une manifestation de défiance vis-à-vis d’un pouvoir central10. Ces événements déjà décrits au xvie siècle par Quiqueran de Beaufort dans les îles d’Arles (bœufs et veaux locaux, ferrade, abrivade et gardians sont déjà là) dérangeaient de tout temps les autorités publiques et l’Église. Ainsi, en 1667, Louis XIV promulgua le premier édit interdisant l’organisation de tels événements (Zaretsky et al., 2008). Malgré plusieurs décisions à l’échelle régionale (les élites régionales nîmoises étaient alors opposées aux courses), les courses ne cessèrent pas. L’avènement de la Révolution eut dans un premier temps pour effet l’introduction de la cocarde révolutionnaire de couleur entre les cornes, ce qui reste aujourd’hui le premier attribut à raseter et le symbole de la course : le taureau est appelé le cocardier. Cependant, rapidement, les révolutionnaires verront dans les régionalismes l’expression de la contre-révolution et tenteront de prohiber les langues et les jeux régionaux, sans plus d’effet que leurs prédécesseurs. Les changements successifs de régime au cours de la première moitié du xixe siècle se fêtaient par l’organisation d’une course en célébration de l’échec du vaincu, de ses interdictions et d’une liberté retrouvée. Les autorités, tant républicaines que légitimistes redoutaient ces rassemblements motivés par le jeu avec la charge du taureau et l’exultation qui en découlaient. Plusieurs rixes occasionnées par une mauvaise organisation ou une interdiction de course dégénérèrent en manifestations violentes contre les autorités, les confortant ainsi dans leur crainte.
56Sur le plan local aussi, l’attachement à la liberté est invoqué comme valeur qui différencie le Camarguais des « autres ». Lors d’une enquête dans la ville de Mauguio, proche de Lattes et de Montpellier, un habitant témoigne :
« Je ne suis pas contre ceux de Montpellier, ce n’est pas forcément Montpellier. Il faut savoir vivre ensemble, partager des moments de passion autour de traditions et amitiés, c’est beau. C’est un peu dommage que les élus réfutent ces valeurs de tradition. C’est vrai qu’on ne les encourage pas avec ces valeurs de traditions, avec des lois mal placées à Bruxelles ou ailleurs. Aujourd’hui, on écoute plus des gens de l’extérieur parce qu’ils ont un bon phrasé, une bonne façon de voir les choses, mais je pense que ceux-là oublient qu’on est une ville agricole et qu’il y a des valeurs de tradition et de respect. Si on n’aime pas ça, il ne faut pas vivre ici. »
57Pour Maudet (2006), la tradition tauromachique qui affirme un attachement à la terre et la ruralité est stratégiquement utilisée dans l’affrontement foncier, comme l’indique un Melgorien :
« Le long des marais, tant qu’il y a des taureaux il n’y aura pas d’immobilier. Toutes les mairies, même au nord de Montpellier, veulent les taureaux pour contrôler le feu et résister à la pression foncière. »
58Les « ruraux » savent utiliser une légitimité qui s’exprime lors des fêtes camarguaises célébrant la liberté pour leur revendication d’exercer le pouvoir sur la commune ou la communauté de communes, s’opposant en cela aux « non-ruraux » de l’intérieur et à l’ambition hégémonique de la ville et l’agglomération de Montpellier. Revendiquer un attachement, c’est alors asseoir une légitimité de présence et d’action.
« Coutume et intérêt ne peuvent, pas plus que des motifs d’alliance strictement affectuels ou strictement rationnels en valeur, établir les fondements sûrs d’une domination. Un facteur plus large s’y ajoute : la croyance en une légitimité. » (Weber, 1971)
59La leçon principale de cette visite des relations entre Camarguais et taureaux est que la mise en scène de celle-ci, qui reflète l’attachement à la liberté et la résistance au changement venu de l’extérieur, peut être mobilisée pour effectivement résister au changement dans les territoires, au nom des attachements et du sens donné à la vie dans un territoire. Comme indiqué dans le chapitre 1, la menace de perte d’une relation au lieu, ou des manifestations de la relation au lieu, et les actions entreprises pour lutter contre ces menaces sont révélatrices de l’attachement. L’analyse des fêtes, des jeux, des événements partagés et institutionnalisés est un moyen d’avoir accès à ces attachements.
Attachements des propriétaires et gestion de la diversité
60La préservation de la Camargue, la sauvegarde du mythe de la « nature sauvage » et de la « terre de traditions » s’inscrit depuis les années 1970 dans un projet politique régional et national, un projet de territoire que le parc naturel régional de Camargue porte en dynamisant les initiatives locales et en organisant la concertation entre acteurs. Une enquête a été conduite entre 2006 et 2007 auprès des propriétaires camarguais dans la région du Vaccarès au cœur du parc naturel régional de Camargue qui traversait alors une grave crise11 (Demmer, 2013) : l’association des propriétaires fonciers de Camargue attaquait en justice le parc naturel régional de Camargue (PNRC), s’opposant ainsi aux représentants de l’action publique en faveur de l’écologisation du territoire camarguais, dénommés en bloc « écologistes » par les propriétaires privés interrogés. Les propos recueillis auprès des plus grands propriétaires de Camargue, comprenant les plus actifs opposants au parc, expriment la critique soit de la gestion publique du delta, soit de sa gouvernance jugée trop autoritaire, tout en faisant état d’une difficulté importante à accepter toute ingérence sur des terres privées. La recherche s’est orientée vers la compréhension de l’action des propriétaires en analysant leur histoire socio-politique et leur relation à la Camargue. Trois profils de propriétaires ont été identifiés à partir de l’enquête, profils correspondant à la nature du dialogue plus ou moins constructif avec les « écologistes » présentés comme « Parisiens bardés de diplômes », socialistes, étatistes, partisans d’une société utopique (parce qu’anti-productiviste). Les attachements ont été mobilisés pour comprendre les positions prises par différentes catégories de propriétaires.
Les rentiers
61Les rentiers, qui sont des personnes ayant hérité des fortunes de l’industrie et du commerce de la fin du xixe siècle et de la première partie du xxe siècle, ont une conception patrimoniale de la terre, un bien à transmettre. Ils étaient présents et parfois actifs dans la construction du PNRC et se sont enracinés à l’époque de Mistral et de Baroncelli au moment de la création du mythe du cheval, du taureau et du gardian. Ils revendiquent une connaissance intime de « la vraie Camargue ». Ces rentiers étant libres de la contrainte financière, leur attrait pour la Camargue réside dans un attachement au mythe camarguais qui contient l’idée de la préservation d’espaces « sauvages ». Leur attachement à la terre et à la culture les éloigne d’un rapport purement productiviste et marchand et les conduit à considérer la position des « écologistes ». Le rentier estime que la grande propriété détenue par des gens qui n’ont pas besoin d’exploiter le foncier est la garantie absolue de la préservation du milieu naturel (mais aussi culturel).
Les agriculteurs
62Les « agriculteurs » sont soit pluriactifs (riziculture, élevage, sagne, location de gîtes), soit plus rarement grands éleveurs se consacrant surtout à la bouvine. Leur diversification est le fruit de l’abondance de terres basses (avec sansouïres, marais et roselières) sur leur propriété. Ces propriétaires sont moins fortunés que les deux autres groupes et le foncier camarguais représente la part principale de leur patrimoine global. Ils sont attachés à leur savoir-faire agricole et au milieu humide méditerranéen. L’attachement, issu de la famille et de la relation à la nature est un marqueur d’identité de Camarguais. Les éleveurs (manadiers et gardians) s’identifient au mythe de la bouvine, qu’ils incarnent et transmettent, tandis que d’autres se réfèrent au folklore autour des costumes arlésiens. Tous défendent le versant écologique du mythe camarguais. Or, cette valeur identitaire, ajoutée à la valeur marchande de la terre, favorise un usage plus modéré du sol et une plus grande attention pour le maintien des « terres incultes ». L’enracinement en Camargue semble renforcer le lien à l’environnement, qui pousse à vouloir préserver la terre. Les « agriculteurs » apparaissent plus ouverts aux propositions des protecteurs de la nature, pour peu que ceux-ci respectent les propriétaires en les impliquant mieux dans la gouvernance locale.
Les entrepreneurs
63Les membres de cette catégorie sont arrivés au milieu du xxe siècle, à la suite des guerres de décolonisation, ou ont acquis de grandes propriétés après leur réussite dans l’immobilier ou la finance. Ces propriétaires, accessoirement cultivateurs (riziculteurs), pratiquent aussi la location de chasse et n’ont qu’un faible enracinement en Camargue (une à deux générations). Ils défendent une logique productiviste, ce qui les conduit à dénigrer les savoirs locaux, bons pour les agricultures de subsistance. Leur propriété est un capital – parmi d’autres – qu’il s’agit de rentabiliser. Ces propriétaires n’ont pas d’attache sentimentale aux lieux et à la nature. Peu sensibles aux politiques publiques environnementales, ils se font les chantres de la libre entreprise. Ils sont attachés à la notion de propriété qui leur confère la liberté : pour pouvoir exister comme un individu indépendant vis-à-vis du corps social et politique, il faut être propriétaire. Les riziculteurs – les plus stigmatisés – se faisaient les défenseurs d’une production dite « raisonnée », à la fois rationnelle (fondée sur la technologie agricole et chimique au service du rendement) et raisonnable (utilisant moins d’engrais et de pesticides que dans les années 1950 jusqu’aux années 1960 et 1970, et respectant les terres basses).
Mobiliser les attachements pour accompagner le changement
64L’analyse sociale et historique montre à la fois des points communs entre tous ces propriétaires et des différences. Celles entre les « entrepreneurs » d’une part, et les « agriculteurs » et « rentiers » d’autre part tiennent en grande partie aux oppositions d’attachements. Alors que les deux derniers groupes revendiquent leur attachement au mythe de la Camargue, de la liberté et de la nature, les « entrepreneurs » clament leur détachement à ce sujet. Les relations avec les « écologistes », représentants de l’altérité administrative, nationale ou transnationale, sont impactées par ces différences d’attachements, les deux groupes attachés au mythe de la Camargue étant plus ouverts au compromis pour une gestion patrimoniale publique (Mathevet et al., 2002). Au-delà de ces trois profils, le poids de la grande propriété en Camargue a manifestement fait émerger en ces lieux un attachement partagé au statut de propriétaire. Dans la relation aux « écologistes », l’ensemble des propriétaires défend ce statut en utilisant l’argument de son effet de maintien de la biodiversité, concept auquel sont attachés les « écologistes ». Les propriétaires déplacent la défense de la diversité biologique vers la socio-diversité et la diversité des paysages que permettrait la grande propriété.
« La défense de cette dernière avait de surcroît l’avantage de valoriser une synthèse de l’identité camarguaise, renvoyant aussi bien à son versant naturel (ses habitats spécifiques) que culturel (symbolisé par ses activités pastorales et équines). Sur ce point, ils étaient rejoints par les “écologistes” qui adhéraient à l’idée que la grande propriété protège l’environnement contre l’urbanisation forcenée. » (Demmer, 2013)
65Cet exemple montre comment des protagonistes que tout semble opposer dans le projet de territoire peuvent trouver un agrément sur la base de la compatibilité de leurs attachements et de leur reconnaissance réciproque. Les enseignements de cet exemple sont renforcés par l’encadré 2, qui expose la relation entre un grand propriétaire et le conservatoire du littoral.
66La Camargue comme territoire singulier, protégé et esthétisé, intègre désormais directement les identités et valeurs d’attachement collectives, qui étaient portées jusqu’alors par les communautés villageoises du grand delta. Cette forme de patrimonialisation propose un modèle d’attachement partagé qui favorise grandement l’accès à la fois symbolique et physique à l’espace, son appropriation rapide par des habitants non investis dans sa gestion (résidences secondaires, nouvelles générations de grands propriétaires et de grandes fortunes) ou des visiteurs en quête d’un environnement pittoresque et de qualité.
67La patrimonialisation de la Camargue et la valorisation de cette autochtonie, sur la base de cet attachement, sont une construction sociale qui repose sur un questionnement permanent des valeurs culturelles de la société locale et nationale ou internationale, sur ce que l’on doit préserver et changer, voire détruire dans le grand delta du Rhône – qu’il s’agisse des paysages, des pratiques matérielles et immatérielles –, au risque de la muséification et de la folklorisation, au risque aussi de figer les choses et de trop borner les changements, ne permettant plus de saisir l’évolution et de s’adapter ou anticiper les changements non désirés. Les héritages, la mémoire collective sur le présent peuvent conduire à des patrimonialisations fatales en réduisant la capacité d’adaptation des populations locales. Ainsi, face aux remontées de sel liées aux changements de régime pluviométrique et à la montée du niveau de la mer, beaucoup envisagent de répondre seulement en entretenant mieux les infrastructures d’irrigation existantes qui ont permis le développement agricole et pastoral de ce territoire pendant le xxe siècle. Les liens peuvent renforcer l’attachement au territoire et son devenir, réaffirmer un passé partagé par les membres d’une communauté, mais c’est autant le discours sur les attachements qui fait l’attachement, tout comme pour le patrimoine. Façonnée par les idéologies, les émotions, le patrimoine change avec le pouvoir ; ce dernier définit ce qui sera détruit, conservé ou construit. Appartenir à la Camargue, ce n’est pas seulement contempler la Camargue, c’est aussi faire la Camargue au risque de la défaire (Mathevet et Arnaud, 2020).
68L’attachement à la Camargue peut soutenir tour à tour le renfermement sur soi, le racisme et le populisme (Saumade, 1996 ; Claeys-Mekdade, 2003) comme l’ouverture, le courage et l’abnégation. Il peut lutter contre le changement imposé par des forces extérieures au grand delta du Rhône ou le façonner et le favoriser – à défaut de l’initier – comme les actions publiques en faveur du développement durable, ainsi que le montre l’exemple ici présenté de négociation.
Conclusion sur attachements, libertés, changements
69La Camargue est un territoire riche de diversité – sociodiversité, biodiversité –, qui se construit une identité et les attachements associés en costumant les humains, en mettant en scène des paysages et des jeux avec les animaux. Les analyses socio-historiques montrent que ce processus continu de construction est stratégiquement mené pour soutenir les valeurs de liberté et l’opposition à une autorité nationale ou supra-nationale qui se manifeste par des règles, mais aussi à travers la présence d’individus qui s’installent dans le territoire au sein de métropoles ou directement dans les villages. L’attachement et l’identité sont d’abord utilisés pour résister aux forces de la modernité. Symboliquement, le marquis de Baroncelli voyait dans les cornes du taureau en forme de lyre un bouclier destiné à servir de barrière contre l’invasion des nouvelles normes idéologiques et techniques. Ses descendants développent l’élevage de taureaux aussi dans la compétition foncière avec les promoteurs d’une urbanisation qui favoriserait d’autres valeurs et attachements. Les attachements sont utilisés pour résister, mais aussi pour entreprendre et changer, car ils sont en dynamique permanente et peuvent évoluer pour peu que ces évolutions contribuent aux rapports de pouvoir en cours. Ainsi, alors que le taureau camarguais et les jeux qui le mettent en scène se sont codifiés en opposition au taureau espagnol et à la corrida (Saumade, 1994 ; Bousquet, 2011), on a vu se développer ces dernières années l’élevage de taureaux espagnols en Camargue, car la tauromachie espagnole et l’élevage extensif associé contribuent à une évolution du territoire qui concilie ruralité et activités économiques. Certes, traditions et attachements n’ont guère permis d’éviter la transformation radicale de l’agriculture camarguaise après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, elles ont contribué, via la patrimonialisation notamment du delta intérieur, à limiter le développement et les impacts de zones de tourisme balnéaire et de zones portuo-industrielles.
70Les attachements peuvent contribuer à rapprocher des projets de territoire portés par des groupes sociaux différents. L’analyse des rapports entre propriétaires, usagers et conservationnistes montre que les attachements communs à la Camargue, sa singularité et sa diversité peuvent servir de médiateurs pour construire un projet et une gestion concertée du territoire et la résilience socio-écologique de ce dernier (Mathevet et Bousquet, 2014).
Attachement et territoire, les leçons du lac de Guiers
Si tu veux aller vite, marche seul mais si tu veux aller loin, marchons ensemble.
Proverbe africain
71Au bord du lac de Guiers, au nord du Sénégal, en avril 2018, le campement de chasse de la Teranga, installé au sommet d’une dune à quelques encablures du village de Ngnith, accueille des clients bien insolites en ce lieu. Un groupe de chercheurs français et sénégalais venant de Dakar, Saint-Louis et Montpellier et des membres d’une troupe de théâtre-forum basée à Dakar, dans le village de pêcheurs de Yaraax, s’activent jour et nuit. Des voitures s’élancent tôt le matin dans différentes directions de la brousse et des villages environnants et les phares dans la poussière signalent leur retour à la nuit tombée. Le calme du bord du lac laisse alors place à des échanges nourris de l’enthousiasme et des déceptions des rencontres de la journée. Les uns rapportent les histoires racontées par les personnes qu’ils ont interrogées sur des lieux qui leur sont chers ; les autres s’étonnent de l’apparente pertinence du questionnaire de psychologie élaboré en Pologne qu’ils ont utilisé auprès des habitants de la zone ; d’autres encore partagent les photographies que les agriculteurs-éleveurs ont choisi de faire pour représenter les lieux. Plus tard, voilà que toutes ces personnes se lancent dans la création d’une scène de théâtre en jouant des personnages qui parlent aux arbres ou se disputent sur le tracé d’une piste qui traverse un village imaginaire. Le vieux chasseur éberlué qui tient ce campement de chasse et le cuistot qui l’assiste et tente de le rassurer ne savent pas qu’ils logent et nourrissent une équipe venue pour « mettre au point et tester une méthodologie transdisciplinaire innovante pour caractériser l’attachement au lieu des habitants d’un territoire en transition ».
72Quelques mois plus tôt, nous12 avions décidé de collaborer afin de confronter différentes approches pour aborder la relation entre attachement au lieu et changement dans ce territoire. Le site choisi pour mettre en œuvre et tester la méthodologie proposée se situe dans la vallée du fleuve Sénégal et plus précisément dans la zone du lac de Guiers, au nord du Sénégal. Il s’agit d’une zone stratégique pour le développement économique du Sénégal, avec des enjeux forts de production et plus largement de sécurité et de souveraineté alimentaire. Cette zone est en pleine mutation, avec des flux migratoires nationaux et internationaux, l’implantation d’agro-industries impliquant de nouvelles reconfigurations sociales et spatiales et une multiplicité de systèmes de production et d’acteurs en présence (figure 2.5). Au sein de cette zone, les recherches ont concerné la communauté rurale de Ngnith, et plus spécifiquement les villages de Yamane, Nder et Ngnith. Les populations de la communauté rurale de Ngnith pratiquent l’agriculture, l’élevage et la pêche, ainsi que l’artisanat et le tourisme. Les principales cultures sont l’arachide, le niébé, le mil et la pastèque.
Figure 2.5. Carte du delta du Sénégal et du lac de Guiers avec la localisation des agro-industries. © Simon Guillouet (Cirad)

73Dans la communauté rurale de Ngnith, les périmètres irrigués gagnent progressivement sur les terres dans lesquelles l’agriculture pluviale est exercée. Ainsi, les terres de la communauté rurale qui sont proches du lac sont jalonnées de canaux d’irrigation réalisés par les paysans, les investisseurs locaux et nationaux. L’élevage, le second domaine d’activité des populations après l’agriculture, est une activité traditionnelle et extensive pratiquée surtout par des Peuls, dont une partie se consacre exclusivement à l’élevage, alors qu’une autre partie l’associe à l’agriculture irriguée. Le développement de l’élevage se heurte à une diminution constante de l’espace pastoral. La pêche vient en troisième position après l’agriculture et l’élevage. Elle est exclusivement pratiquée sur le lac de Guiers et l’accroissement des ressources halieutiques du lac et les revenus tirés de la pêche ont encouragé la venue de nombreux migrants, notamment des Maliens. La communauté rurale compte par ailleurs de nombreux sites historiques liés à l’ancien royaume du Walo et à l’histoire des Linguères du village de Nder13.
74C’est une zone qui présente de fortes potentialités hydro-agricoles et qui subit à ce titre d’importantes pressions et une compétition accrue pour l’exploitation de ses ressources. Elle est aussi la cible de projets agricoles de grande envergure entrepris par l’État, qui veut en faire un pôle de développement agro-industriel horticole. C’est ainsi qu’en 2012, l’État a déclassé la réserve naturelle du Ndiael (qui couvre environ de 43 % du territoire communautaire) pour affecter 20 000 ha à l’entreprise Senhuile-Senéthanol pour la production d’éthanol, d’huile de soja et de patate douce. Les aménagements de cette agro-industrie ont grandement réduit l’espace de pâturage et les pistes de bétail, et contraignent fortement aujourd’hui les pratiques d’élevage extensif dans la communauté rurale. À Yamane, une agro-industrie s’est également implantée en 2008 : la West Africa Farm (WAF). Contrairement au cas de l’entreprise Senhuile, les chefs de village et le conseil rural ont été conviés dans les échanges concernant les modalités d’implantation de l’agro-industrie et les contreparties en découlant.
75Un ensemble de méthodes présentées en chapitre 1, ont été sélectionnées et développées lors de cette étude au Sénégal afin de définir les formes et la force des attachements qui lient des individus à des territoires (Lewicka, 2011a). À notre connaissance, ces méthodes ont été essentiellement développées dans des pays du « Nord » – à l’exception de l’Afrique du Sud (Masterson et al., 2017) et du Pacifique (Le Meur, 2015). Le projet au nord du Sénégal avait pour objectif de définir une méthode qui permette à la fois de caractériser la pluralité des valeurs et attachements aux lieux au sein d’un territoire, de mettre en débat cette pluralité avec l’ensemble des acteurs impliqués et enfin d’analyser et d’identifier collectivement des modalités de coexistence des valeurs et attachements pour soutenir une vision commune du territoire. Pour ce faire, nous avons proposé de développer une méthodologie articulant enquêtes, photographie collaborative et scènes de théâtre forum.
76Certains des chercheurs appuyaient leur recherche sur les théories issues de la psychologie environnementale, d’autres trouvaient dans la sociologie pragmatique l’assise théorique de leurs investigations (voir chapitre 1) ; tous avaient une pratique de théâtre-forum. L’ensemble des chercheurs et artistes partageaient l’idée que le savoir et l’action s’approchent par une compréhension de la relation entre les humains, les lieux et les non-humains. Le groupe postulait que le rapport aux lieux, ou plus exactement la diversité des rapports aux lieux, doit être pris en compte pour comprendre la transition des territoires ruraux. Différents acteurs du territoire sont engagés dans des pratiques agricoles, d’élevage, de pêche, de commerce, de tourisme et leurs actions s’ancrent dans un ensemble de valeurs et de rapports singuliers aux lieux. Or, cette dimension est généralement très peu considérée dans l’analyse des transitions des territoires ruraux. Pourtant, des travaux présentés dans le chapitre 1 montrent que les difficultés de gouvernance des territoires, la résistance à des projets d’aménagements ou à des innovations pour la gestion des ressources tient à l’absence de prise en compte des valeurs et attachements (Stedman, 2002 ; Devine-Wright, 2013).
La panoplie des chercheurs : enquêtes, histoires, photographies, théâtre
77Une enquête fut alors réalisée auprès de 160 personnes sur les trois villages de Yamane, Ngnith et Nder. Faisant l’hypothèse que l’âge des personnes peut jouer sur l’attachement, la moitié de cet échantillon est composée de personnes âgées de moins de 45 ans.
78Les personnes interrogées ont répondu à un questionnaire Likert tel que celui présenté dans le chapitre 1, page 24 et celui pour l’étude sur les risques d’inondation (voir le chapitre 2, page 36) en disant à quel point ils étaient en accord ou en désaccord avec des phrases énoncées sur le rapport avec leur lieu (par exemple : « je suis fier d’habiter ce lieu », « je ne quitterai jamais ce lieu » « j’aime faire visiter ce lieu », « je peux aussi bien vivre ailleurs qu’ici »…).
79Les personnes questionnées donnaient ensuite trois mots à propos de leur zone, citaient trois lieux dont ils dépendent, et les lieux auxquels ils s’identifient. Certaines personnes enquêtées indiquèrent en plus des lieux importants pour le collectif, des lieux qui ont changé et des lieux de tension ou de conflit. Ces trois dernières questions furent ajoutées aux dimensions classiques des recherches sur l’attachement pour appréhender le changement dans cette zone en forte mutation, associée à un ensemble de tensions. Les nouvelles questions concernaient les liens impliquant un lieu et un collectif, la manière dont est perçue la transformation d’un lieu, et enfin la manière dont l’individu ressent le changement.
80Au cours de l’enquête, les participants pouvaient indiquer un nombre illimité de lieux correspondant aux catégories explicitées ci-dessus. Nous avons demandé à 25 d’entre eux de choisir un à deux lieux pour chacune des catégories, puis nous nous sommes rendus sur ces lieux. Une fois sur place, les participants étaient invités à raconter l’histoire de ce lieu ou une histoire personnelle de ce lieu. À l’issue de ce récit, les participants prenaient eux-mêmes une photographie qui représentait, dans la mesure du possible, des éléments de l’histoire du lieu. Ainsi, la photo était prise par les participants et s’inscrivait dans le fil d’un récit explicitant le lien de l’individu au lieu.
81À la suite des enquêtes et des prises photographiques, une pièce de théâtre forum a été construite par l’équipe composée des chercheurs et des comédiens. Afin de définir la trame de celle-ci, nous sommes repartis des différentes données issues des questionnaires et des récits photographiés. L’objectif était de représenter la diversité des attachements et valeurs associées aux lieux, mais également d’observer la manière dont certains attachements peuvent ou non être privilégiés lors de l’aménagement d’une zone. Dans un contexte de négociation, il y a explicitation de processus de valuation, de ce à quoi l’individu accorde de la valeur. Il s’agissait donc, au travers des séances de théâtre-forum, et donc dans un contexte d’interaction, de rendre explicite des processus de valuation et de mise en commensurabilité des lieux et de la manière dont les individus y étaient attachés.
82Nous avons volontairement choisi de ne pas représenter une situation impliquant l’arrivée d’un agro-industriel, car des tensions importantes dans la zone subsistent du fait de la présence d’agro-industries. La pièce de théâtre forum qui en a résulté est présentée dans l’encadré 3.
83Les méthodes exposées ci-dessus ont permis d’acquérir un riche ensemble de données et de connaissances qui peuvent alimenter et étayer plusieurs discussions différentes. Nous choisissons ici de contribuer à deux avancées différentes, l’une sur les types de relations au lieu, l’autre sur la négociation des valeurs.
Les types de relations au lieu, au-delà des fonctions et de l’identité
84Le traitement statistique des enquêtes montre que toutes les personnes enquêtées sont ancrées dans le territoire. La différence majeure, qui est issue de l’analyse exploratoire des données, sépare ceux qui sont ouverts à un départ vers l’ailleurs de ceux qui ne le sont pas. Les plus jeunes sont plus prêts à envisager un départ que les anciens, et ceux qui sont agriculteurs sont moins prêts à l’envisager que ceux qui exercent d’autres professions.
85Les résultats du traitement des différents mots qui donnent la signification du territoire montrent que ce sont les dimensions symboliques « valeurs » et « culture » qui sont les plus citées.
86Pour l’identité comme pour la dépendance, nous avons regroupé en catégories les lieux indiqués par les enquêtés. Pour les lieux auxquels les personnes s’identifient, on note la très forte prédominance de la catégorie habitation, qui regroupe des mots comme maison, chambre, cour de ma maison. Viennent ensuite des lieux de spiritualité et de culture (baobab de Nder, mosquée), de connaissance (école), d’activité (lac, champ). Pour les lieux de dépendance, les personnes ont cité essentiellement le champ, le marché et la WAF (l’aménagement sud-africain). Le champ est le lieu qui est le plus cité pour les lieux qui ont changé. Les lieux qui ont changé, indiqués par les participants, renvoient tant à des changements négatifs que positifs. Il s’agit, par exemple, d’école, de poste de santé, des champs que l’on peut cultiver toute l’année, mais aussi de lieux qui se sont dégradés au point de ne plus assurer leur fonction principale (salinisation des terres cultivées, dégradation environnementale et sanitaire de sources d’eau comme les bords du lac de Guiers). Les réponses à propos des lieux qui sont importants pour le collectif sont très diverses, incluant des lieux de travail, des espaces autour du village, des lieux de culte. Par ailleurs, les lieux de tension ou de conflits sont tous liés à l’arrivée d’acteurs extérieurs à la zone (Senhuile, WAF, SDE, Eaux et forêt).
87L’analyse des récits de lieux photographiés permet d’envisager une typologie des lieux, non plus à partir de leurs dimensions identitaires, fonctionnelles ou symboliques, mais de ce qu’ils suscitent chez les acteurs, la manière dont ces derniers se sentent affectés par les lieux. Dans le fil des histoires de lieux, des émotions ont été exprimées soit de manière explicite par les participants, soit indirectement au travers d’un discours empreint de sentiments. L’analyse de l’expression de ces émotions permet de distinguer :
des lieux qui rendent fiers (figure 2.6). La fierté que suscite un lieu peut être liée à la manière dont l’individu, au fil du temps, s’est investi dans celui-ci, le « valorisant » au travers d’aménagements, de mise en culture. Ce qui est source de fierté est alors la ténacité et la capacité de l’individu à avoir fait évoluer un lieu ;
Figure 2.6. Un champ mis en valeur, qui rend fier. « Avant, c’était moche ici, maintenant c’est beau ». © Bastien Defives

des lieux qui suscitent un manque (figure 2.7). Cette catégorie souligne quant à elle, la manière dont l’absence, la disparition d’entités (physiques et socio-culturelles) participe tout autant de la relation et du sens du lieu. Par exemple, l’un des participants a photographié l’une des berges du lac de Guiers pour montrer « ce qui n’est plus », à savoir un espace de rencontre et d’activités sportives pour les jeunes du village ;
Figure 2.7. « Ce qui n’est plus », à savoir, un espace de rencontre et d’activités sportives pour les jeunes du village. © Bastien Defives

des lieux qui suscitent un sentiment de désarroi, d’injustice, voire de colère (figure 2.8). Ces lieux sont tous associés à la présence d’un acteur exogène et plus précisément de l’implantation d’une agro-industrie. C’est le cas de l’ancien emplacement d’un cimetière, rasé par l’agro-industrie alors que la plupart des éleveurs étaient hors de la zone, en période de transhumance ;
Figure 2.8. Un ancien emplacement de cimetière. « Nos ancêtres étaient ici ». © Bastien Defives

des lieux qui suscitent un sentiment d’harmonie ou de cohésion (figure 2.9). Ce qui est souligné par les participants est la manière dont un ensemble de villageois s’est mobilisé pour que ce lieu existe et/ou soit maintenu. Ce qui est mis en avant dans les récits accompagnant ces photos est donc un esprit de cohésion, de coordination, de « bonne entente » au sein de la communauté ;
Figure 2.9. Ce site a été complètement aménagé par la communauté, sur sa propre initiative. Avant, ce n’était pas utilisé pour les cultures. La population s’est mobilisée pour amener un canal pour la culture. C’est le maire avec la population qui a décidé d’aménager l’endroit. © Bastien Defives

des lieux qui suscitent/font éprouver un sentiment d’appartenance (figure 2.10). Ces lieux renvoient à une histoire familiale au travers d’une habitation, nationale au travers d’un arbre symbolisant la lutte contre l’esclavage ou encore sociétale par l’accès à l’enseignement scolaire et l’écriture. Ces lieux correspondent à la dimension identitaire interrogée dans les questions directes sur ce sujet, mais l’effet d’inscription dans l’histoire rend ici plus précise cette dimension identitaire. L’ensemble des récits associés à ces photos ont la particularité de lier le passé, le présent et le futur.
Figure 2.10. « C’est là que s’est passée l’histoire des femmes de Nder, la place où les femmes se sont brûlées, Pour moi l’histoire de Nder, [aucun] Sénégalais ne doit […] l’oublier, c’est la dignité des femmes sénégalaises. Le baobab, c’est le symbole qui reste. » © Bastien Defives

88Ce travail confirme la pertinence de la distinction des dimensions identitaires et fonctionnelles, mais il montre aussi la nécessité de compléter cette différenciation, d’une part, par des questions sur la dimension collective de la relation au lieu et, d’autre part – comme l’analyse des prises photographiques et des histoires associées l’a montré –, par une analyse des interactions entre le lieu, la personne et le groupe.
Négociation des valeurs : respect de la tradition et ambition de modernisation
89L’analyse des représentations théâtrales permet de saisir les valeurs et attachements associés aux lieux par les participants aux forums. À l’issue des représentations théâtrales, la troupe Kaddu Yaraax interpellait le public en lui demandant ce que celui-ci avait perçu au travers de la pièce et s’il considérait que les personnages de la pièce avaient bien ou mal agi. Il était demandé aux membres du public d’expliciter les critères leur permettant d’évaluer la conduite de l’individu. La scène de théâtre forum amène les acteurs à argumenter à propos des attachements et ceux défendus par les autres.
90L’analyse des justifications avancées par les participants pour évaluer ou justifier l’attachement collectif à des lieux laisse apparaître deux grands ensembles d’argumentation : l’un ancré dans le respect de la tradition, l’autre dans l’ambition de modernisation. Ainsi, quels que soient l’âge et le sexe des participants aux représentations, nous observons une diversité de postures sur ce qui est faisable, les lieux collectifs qu’il est possible de transformer ou pas.
91L’une des premières réactions spontanées à l’issue de la représentation théâtrale est celle d’intérêts individuels défendus au détriment de l’intérêt du village, de la communauté.
« Ce que j’ai vu, c’est [sic] des habitants d’un village qui ne pensent qu’à leur intérêt et pas [à] l’intérêt du village, chacun protège ses intérêts au point où ce qui peut développer le village est laissé en rade pour des intérêts personnels. » (Villageois de Yamane)
92Des spectateurs soulignent qu’en tant que membre de la communauté, le devoir d’un habitant est de veiller au bien-être de celle-ci. Ainsi, plusieurs participants appellent à la nécessité d’un « esprit de dépassement » de chacun pour contribuer au bien collectif. Un villageois « responsable » est défini comme celui qui accepte de perdre quelque chose, ici, en l’occurrence, de se détacher d’un lieu, au profit du village. Au-delà de l’individu, l’honneur de son clan familial vis-à-vis de la communauté est également mobilisé par les spectateurs pour convaincre l’un des personnages à céder une partie de sa concession familiale ou de son champ :
« Vos grands-parents ont rempli leurs devoirs à vous de remplir le vôtre vis-à-vis de vos voisins. » (Villageois de Yamane)
93Un tel argument, en se référant aux actes passés de la famille, inscrit l’action présente dans une histoire collective.
94Enfin, pour convaincre les personnages de céder leurs biens, plusieurs participants convoquent également la religion musulmane et certaines des valeurs qu’elle promeut, telles que l’entraide et la solidarité :
« Et moi dans cette position, je viens juste demander une faveur car la solidarité entre musulmans l’exige. » (Villageois de Yamane)
95Ainsi, quel que soit le public considéré, le principe commun premier mobilisé pour juger de la valeur d’un attachement à un lieu se rapporte à la « loyauté » vis-à-vis d’une commune famille villageoise ou religieuse. En convoquant les valeurs de responsabilité, de respect des autorités, d’honneur, d’entraide ou encore de solidarité à l’égard des autres villageois, les spectateurs évaluent l’attachement des personnages aux lieux au travers de leur attachement à la communauté.
96Par ailleurs, la valeur des attachements collectifs à des lieux est évaluée par certains participants au regard d’une ambition de modernisation. Vouloir le bien de la communauté signifie souhaiter participer à son développement. C’est ainsi que l’un des participants interpelle un personnage :
« En tant qu’enfant du village, tu veux que le village progresse ou pas ? » (Villageois de Yamane)
97Au travers de ses propos, ce participant définit le lien entre le villageois et sa communauté, mais aussi la manière dont il doit agir pour elle. Pour les personnes mobilisant ce critère, l’attachement à ces lieux est discuté comme une contrainte potentielle à la modernité.
« Tu veux que le monde évolue avec ou sans toi ? Un monde qui évolue a ses exigences, c’est-à-dire que certaines choses doivent changer, la route qui va passer là va apporter des choses plus bénéfiques que cet arbre. » (Villageois de Yamane)
98Ces individus n’appellent pas pour autant au détachement, mais à une nouvelle manière d’être reliés à ces lieux. Certains soulignent que le respect des ancêtres n’est jamais passé par l’immobilisme, que le village, les habitations, les pratiques n’ont cessé d’évoluer, de se déplacer. Pour ces individus, l’évaluation des attachements aux lieux collectifs convoque un ensemble d’éléments dépassant la communauté et la positionnant dans le mouvement du monde. Ainsi, pour évoluer, augmenter son pouvoir d’action, mais aussi faire partie du monde, il faut savoir modifier certains de ses attachements collectivement. Pour d’autres, cette modernisation, ne peut se faire au détriment de lieux de tradition. Plusieurs insistent sur le fait qu’il faut bouger avec le monde, mais que cela peut ne pas être au détriment de la tradition des « places de convergence ». Certains membres du public ont ainsi fait des propositions pour concilier transformation et respect de la tradition :
« Non, on ne va pas la transformer, on laisse l’arbre pour montrer que c’est un patrimoine culturel, de ce fait, il va y avoir un rond-point. » (Villageois)
99Le discours se rapportant à la tradition n’est pas uniquement du ressort des plus âgés. Les justifications énoncées par les villageois de Yamane de moins de 45 ans portent, pour beaucoup d’entre elles, sur des dimensions en lien avec la tradition. Ainsi, plusieurs participants de ce groupe ne conçoivent pas que l’on puisse abattre l’arbre sacré du village. Selon eux :
« Il y a des valeurs qu’on peut emporter, par contre il y a des traditions qu’on ne peut pas toucher. »
100Si ce discours peut également être celui de villageois de Yamane de plus de 45 ans, d’autres membres de ce groupe proposent, au contraire, d’abattre l’arbre sacré et de faire disparaître la place du village, symbole pourtant de l’histoire du village :
« Cette bataille est dépassée. On ne peut rien faire pour assister cette bataille. Nous n’étions pas encore nés. Parlons donc du présent. »
101On note ainsi un discours de modernisation important dans le groupe de villageois âgés de plus de 45 ans.
102Au regard des résultats de l’analyse statistique des questionnaires qui indiquent que les plus jeunes sont les plus « ouverts vers l’ailleurs », il est intéressant ici de souligner que c’est dans la catégorie des moins de 45 ans que les propos sur le respect de la tradition et des sites sacrés ont été les plus importants. À l’opposé, certains participants de plus de 45 ans, moins « ouverts vers l’ailleurs », portent un discours fort de modernisation, au détriment de lieux symboliques de la tradition.
La transition et les attachements, des préjugés battus en brèche
103Au-delà des apports méthodologiques, nous avons tiré des enseignements sur l’attachement et la relation au lieu dans la zone de Ngnith. Dans le cadre des avancées sur la transition des territoires, nos résultats remettent en cause des idées reçues couramment entendues comme les suivantes :
« Le lieu est une ressource et un facteur de production ! » On a vu que la zone est d’abord caractérisée par les valeurs et la culture ;
« Les personnes les moins attachées sont les plus prêtes à partir ! » Nous constatons que tout le monde est attaché à la zone, l’ouverture au départ dépend de l’âge et de l’activité ;
« L’attachement au lieu dans une histoire longue empêche d’envisager la modernisation ! Les valeurs émotionnelles et les attachements bloquent la négociation sur le changement ! » Personne ne s’est opposé à la construction de la route (le changement), mais il y a eu des discussions à propos de la manière dont le maintien des attachements pouvait être possible ;
« Les valeurs économiques et sociales associées aux lieux sont incommensurables ! » Les différentes valeurs et attachements ont été discutés et mis en relation. Ici, les participants aux forums ont évalué l’attachement à la communauté de la personne et à ses valeurs via sa capacité à se détacher d’un lieu. Cela est apparu, notamment, au travers des compensations proposées : un peu de terre contre une valeur sociale agrandie, qui renforce l’expression de l’attachement à la communauté.
104Ces idées reçues sont invalidées à l’échelle des personnes avec lesquelles nous avons travaillé, révélant des relations plus complexes, ce qui justifie d’affiner l’analyse de l’attachement pour mieux comprendre sa relation au changement.
Retour sur la diversité et la complexité des attachements
105La visite des différents lieux et l’examen des recherches qui sont menées témoignent de la richesse des études sur l’attachement, qui embrassent l’histoire, la psychologie et les relations sociales. Les relations entre attachement et changement ont ici été explorées sous deux angles différents, celui de la relation entre attachement au lieu et à l’eau et perception et gestion du risque, d’une part, et celui des relations sociales et écologiques associées aux processus de transitions des territoires, d’autre part. Au sein des multiples enseignements que l’on peut tirer de ces visites commentées, nous en retenons ici trois.
106La première est tout simplement la confirmation empirique de l’existence de l’attachement et de ses dimensions cognitives, symboliques, émotionnelles et identitaires et l’importance de les prendre en compte pour comprendre le changement. Pourtant, ce phénomène, dans ses différentes dimensions reste ignoré de l’ingénierie de la transition des territoires, ainsi que Sandrine D. en a témoigné dans l’introduction.
107Notre visite en des lieux où des habitants vivent avec le risque d’inondation et les nombreuses autres études illustrent l’importance d’étudier l’attachement au lieu dans sa dynamique et dans la diversité des relations tissées entre les personnes, leurs lieux, les objets qui le composent ou que les humains implantent, en remarquant que ces objets peuvent, en retour, faire évoluer les attachements. Un des grands défis pour les scientifiques est de communiquer sur cette importance et faire évoluer les logiques d’action des élus et des aménageurs (mais aussi des chercheurs, qui restent en majorité persuadés que seule l’innovation technique est facteur de changement) pour qu’ils posent le problème autrement qu’en termes d’acceptabilité sociale et de coûts d’adaptation. Le maintien de ce paradigme conduirait à la multiplication des conflits et surtout de l’augmentation de la violence dans les processus de résistance.
108Le deuxième enseignement sur les attachements dans un contexte de transition est que les habitants considèrent l’attachement à une zone de vie ou à des lieux de manière évolutive, c’est-à-dire qu’il s’inscrit socialement et se trouve associé à une dynamique de transformation pensée à différentes échelles – des lieux jusqu’au monde. Cela fait écho aux observations de Devine-Wright et Batel (2017) sur les infrastructures énergétiques au Royaume-Uni. Ils étudient les attachements aux niveaux local, national et mondial. Ils montrent que ceux qui ont des forts attachements aux trois niveaux sont ceux qui sont les plus engagés dans une transition, contrairement à ceux qui expriment un attachement uniquement local ou national. Cela fait aussi écho aux travaux de Sébastien, Cadoret ou Centemeri, qui montrent que les luttes locales pour la défense d’un attachement au lieu sont imprégnées de représentations sur le modèle social, écologique et économique à d’autres échelles.
109Le troisième enseignement est que les attachements peuvent provoquer et ancrer la résistance, mais ils peuvent aussi, pour peu qu’ils soient interrogés et mobilisés dans la concertation, soutenir les initiatives et servir au changement. Les attachements sont en dynamique permanente, peuvent évoluer et contribuer à rapprocher des projets de territoire portés par des groupes sociaux différents.
110Ce parcours de différents terrains sur plusieurs continents, dans des contextes culturels variés, en examinant l’histoire et le présent des processus au moyen de méthodes traditionnelles ou novatrices faisant appel à l’expression artistique, en s’appuyant sur des fondements sociologiques ou psychologiques basés sur la notion de sécurité démontre que la relation entre l’attachement et le changement ne peut se cantonner à la relation d’un sujet et d’un objet (le lieu). Il existe, d’une part, une multiplicité d’attachements au lieu et, d’autre part, le lieu est composé d’une multiplicité d’entités distinctes qui peuvent elles-mêmes agir sur les individus et les groupes sociaux. Le changement passe en conséquence par l’analyse de ces interactions complexes entre des entités qui s’affectent réciproquement.
Notes de bas de page
4 Prix Nobel de littérature en 1904.
5 À la suite du Félibrige, la Maintenance est un mouvement militant et associatif qui assure le maintien et la transmission de la langue et des traditions provençales – bouvine, course camarguaise, musiques et danses folkloriques, artisanat santonnier, fêtes –, dont l’usage du costume arlésien et l’élection de la reine d’Arles.
6 Si des attributs sont créés (la croix de Camargue en 1924, le costume de gardian dans les années 1930) ou normalisés tardivement, certains préexistaient (comme le trident utilisé par les gardians pour le tri des bêtes ou le pèlerinage aux Saintes-Maries-de-la-Mer, daté du milieu du xve siècle et auquel on adossera le pèlerinage gitan en 1935).
7 Suite à la crise de surproduction viticole de 1907.
8 D’après une enquête des représentations de la Camargue, basée sur la méthode de l’évocation libre, et restée à l’état de manuscrit en préparation.
9 Un taureau est lâché dans la ville.
10 L’anthropologue Frédéric Saumade a longuement étudié ce sujet (Saumade, 1994, 1996) ; ses analyses et conclusions inspirent grandement cette section.
11 Ce travail s’inscrivait alors dans une recherche interdisciplinaire sur la conservation de la biodiversité en Camargue initiée et portée par R. Mathevet (Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, CNRS CEFE), M. Gauthier-Clerc et A. Béchet (Tour du Valat), et financée par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB).
12 Étaient présents lors de réunions en bureau ou sur Internet, ainsi que sur la dune : Frédérique Jankowski, Amandine Adamczewski, Astou Diao Camara, François Bousquet, Bastien Defives, Mouhamadou Diol et la troupe Kàddu Yaraax.
13 Les Linguères de Nder étaient des femmes qui, un mardi du mois de novembre 1819, se sacrifièrent collectivement pour ne pas tomber entre les mains d’esclavagistes maures. Leur histoire est fréquemment invoquée comme symbole du courage et de l’identité locale

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