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Chapitre 1 - Étudier des textes sur l’attachement et le changement

p. 19-32


Texte intégral

1La littérature scientifique sur la relation entre l’attachement au lieu et le changement est très abondante. Nous ne présentons pas ici les résultats d’une revue de la littérature selon les normes scientifiques traditionnelles qui permettent de couvrir l’ensemble d’un champ. Nous relatons plutôt comment certaines lectures ont orienté notre réflexion et nos interactions. Ainsi, pour répondre à cette question, nous contons ci-après ce que nous avons retenu de l’histoire des courants de recherche qui fondent le travail actuel sur l’attachement au lieu. Nous décrivons ensuite les principales méthodes de travail et quelques applications qui montrent la pratique et le sens donnés à ce concept dans l’étude du changement.

Les fondements

2La notion d’attachement traverse de nombreuses disciplines. Nous donnons dans un premier temps quelques références rapides en écologie, éthologie, géographie, puis nous nous attardons sur la psychologie et la sociologie, qui fourniront les fondements de nos explorations. Dans un deuxième temps, nous présentons quelques raffinements des concepts proposés par la psychologie environnementale.

Approches disciplinaires

3L’attachement est étudié par les écologues et éthologues. Dans les années 1930, l’éthologue Konrad Lorenz a montré que les oies suivent la première chose qu’elles voient après l’éclosion, mettant ainsi en évidence le principe dit d’imprégnation. Habituellement, il s’agit de leur mère, mais il peut très bien s’agir d’un mâle ou même d’un objet en mouvement. Cette forme d’attachement joue un rôle sur la dynamique écologique : la tendance des individus de certaines espèces animales, comme les requins ou les flamants roses par exemple, à revenir se reproduire à l’endroit où ils sont nés – appelée philopatrie –, malgré des changements environnementaux défavorables, peut entraîner une régression de leur population, voire leur disparition. La relation entre des individus ou des groupes sociaux et l’espace dans lequel ils vivent est aussi une des questions fondamentales en géographie. À la fin des années 1950, Bachelard (1957) puis Tuan (1961) ont développé la notion de topophilie, littéralement « l’amour des lieux », c’est-à-dire « le lien affectif qui existe entre les individus et un lieu donné ». Puis, Berque a produit en 1987 la notion d’écoumène qui est la « relation de l’humanité à l’étendue terrestre », puis la médiance, c’est-à-dire le sens d’un milieu issu de la relation dynamique d’une société à son environnement, étudiée par la mésologie – science des milieux et du lien au lieu (Berque, 1990 ; 2000). Face aux bouleversements du monde et l’avènement de l’anthropocène, les géographes francophones ont produit le concept d’« habiter », qui renvoie à l’ensemble des relations des individus aux lieux, qu’elles soient idéelles ou matérielles. Habiter, c’est à la fois être dans le monde, faire avec l’espace, mais aussi se construire tout en construisant le monde (Lazzarotti, 2006).

4C’est en psychologie humaine que le concept d’attachement au lieu trouve son fondement le plus souvent convoqué, et plus précisément en psychologie environnementale, discipline à laquelle nous nous sommes particulièrement intéressés. À la fin des années 1930, le psychanalyste britannique Bowlby souligne l’importance de la relation entre la santé mentale d’un enfant ainsi que le développement de son caractère et la présence physique de la mère et son attitude émotionnelle envers celui-ci (Bowlby, 1969). La théorie de l’attachement, qui se bâtit sur cette observation, s’intéresse à comprendre la nature du lien qui s’établit entre les humains, qui découle fondamentalement du besoin de protection, de sécurité et de confort : d’après Bowlby, les êtres humains sont nés avec un système comportemental qui les motive à chercher la proximité de figures d’attachement pour se protéger de menaces. Les travaux qui s’ensuivirent étendirent le rôle de la figure protectrice de la mère à celui d’autres personnes, puis à d’autres objets. Ces travaux sont souvent associés au concept de « sécurité ontologique » proposé en 1984 par le sociologue Giddens, qui désigne la confiance que nous attribuons à la continuité de notre propre identité, ainsi qu’à la constance de notre environnement social et matériel pour l’action (Giddens, 1984). Les origines de l’attachement au lieu viennent donc, pour partie, de cette théorie de la psychologie de l’attachement2 centrée sur le désir de l’individu de maintenir du lien et de la proximité avec l’objet de son attachement – ici le lieu – et sur l’impact de cette relation sur son bien-être. Pour Hernandez et ses coauteurs (2014), le concept de l’attachement dans le domaine de la psychologie environnementale a été pour la première fois utilisé et développé par Weinberg et Atkinson qui, en 1979, ont examiné le rôle de l’attachement à un lieu dans les décisions des personnes à faible revenu qui cherchent un logement locatif. L’attachement au lieu désigne pour eux aussi le lien que les personnes établissent avec leurs lieux de vie : les environnements dans lesquels ils effectuent leurs activités quotidiennes et développent leurs histoires personnelles, où elles se sentent en sécurité. Hernandez souligne qu’il s’agit d’un lien émotionnel unidirectionnel entre des personnes et des lieux, à la différence des liens entre enfants et adultes, qui sont définis comme des liens mutuels.

5Dans les années 1990, Callon, Hennion et Latour ont utilisé la notion d’attachement (Latour, 2000 ; Hennion, 2013) dans une perspective dite pragmatique, développée par les membres du Centre de sociologie de l’innovation. Leurs travaux sont pour nous une importante source d’inspiration dans l’approche que nous développons. La notion d’attachement est apparue dans leurs recherches lors du passage d’une théorie basée sur l’action à une théorie basée sur l’importance des multiples liens pour la capacité à faire. Une grande diversité de possibilités d’agir se développe parmi ces liens au-delà de l’opposition binaire entre sujets et objets. La notion de réciprocité est au centre de ces études : la relation devient l’objet et les actions deviennent l’acteur. Le terme d’attachement est utilisé pour identifier et caractériser notre façon d’être et d’être fait par les relations et les objets qui nous rassemblent. Les choses sont considérées comme les résultats temporaires d’un réseau hétérogène d’attachements qui sont constamment testés et éprouvés, toujours dans un « processus de fabrication » (James, 1909). Dans les situations difficiles, face à des problèmes déstabilisants, les attachements sont continuellement réévalués, ainsi que les entités dans lesquelles ils sont impliqués. La perspective pragmatique des attachements oblige à considérer une grande diversité d’entités impliquées dans ces attachements et dans les dynamiques relationnelles qui établissent les choses et les attachements.

6Thevenot, sociologue lui aussi, propose un cadre d’analyse qui différencie les rapports des humains aux choses ; il distingue différents régimes d’engagement (Thévenot, 2006). L’attachement ferait partie d’un engagement familier dans lequel une personne est engagée intimement avec son environnement, qui n’est pas traité en fonctionnalité, mais personnalisé. Ce n’est pas la fonction de l’objet qui compte, mais son usage qui conduit à la mise en place de repères personnalisés (Richard-Ferroudji, 2008). Centemeri, qui s’inspire des travaux de Thévenot, présente une version de l’attachement au lieu :

« Mais que faut-il entendre ici par “attachement au lieu” ? L’environnement auquel nous sommes attachés se présente, dans ces recherches, comme une matérialité qui nous est familière, qui répond à des besoins physiologiques de base (se reposer, manger, dormir, etc.). Une matérialité qu’on adapte ou ajuste, mais aussi à laquelle on s’accommode, à partir de la répétition au quotidien des usages, qui deviennent des habitudes. Ce sont les lieux de tous les jours, les lieux « ordinaires » de notre vie. Loin d’être un simple arrière‑plan de notre agir, ces lieux participent de manière active au maintien de nos capacités de faire avec les autres et avec nous-mêmes. L’attachement est alors à comprendre comme la (inter)dépendance à une matérialité que l’on façonne autant qu’elle nous façonne, par les processus d’usage et de familiarisation s’inscrivant dans la durée. » (Centemeri, 2015)

Dimensions du sens du lieu

7Des communautés de recherche qui travaillent sur l’attachement au lieu ont émergé ; les chercheurs et les chercheuses qui la constituent publient des livres, des articles, organisent des conférences dédiées à ce sujet. Ils ont produit un archipel de concepts à propos de l’attachement au lieu, qui constituent autant d’entrées sur un même objet d’étude. Les chercheurs, essentiellement géographes et psychologues, conviennent des distinctions suivantes, qui permettent de préciser les idées. Le concept ombrelle qui recouvre d’autres concepts plus spécialisés est celui de « sens du lieu » (sense of place). Il comprend à la fois des dimensions cognitives, affectives, symboliques et identitaires. Chacune de ces dimensions est étudiée à travers des concepts précis : l’attachement au lieu (aspects affectifs), la dépendance au lieu (aspects fonctionnels, usages), l’identité par le lieu (aspects identitaires). Un autre concept (place meaning, qui se traduirait par la « signification du lieu ») est utilisé pour décrire la signification symbolique de la relation au lieu. La distinction entre ces quatre concepts n’est pas toujours claire en raison de la multiplicité des référents théoriques et des méthodes utilisées. Cependant, géographes comme psychologues de l’environnement considèrent qu’il est important de distinguer plusieurs modalités pour mieux comprendre comment des individus ou des groupes perçoivent et agissent. Pour entrer dans le détail de la dimension affective, identitaire, symbolique ou dépendante, nous retenons de la littérature les distinctions décrites ci-après (Bousquet et al., 2021).

Attachement au lieu

8À la suite d’Altman et Low (1992) l’attachement au lieu décrit les liens émotionnels avec un lieu particulier. Parmi les différentes formes d’attachement au lieu, l’enracinement (rootedness) est une forme d’ancrage renforcée par la durée de résidence, la mémoire et la transmission intergénérationnelle.

Signification du lieu

9La signification du lieu (place meaning) correspond à l’importance symbolique du lieu, qui se réfère à l’expérience individuelle ou collective, ou à la mémoire d’une expérience individuelle ou collective. Elle est le plus souvent estimée de façon qualitative en demandant aux enquêtés d’associer des mots à un lieu. Il est ainsi possible de distinguer quels sont les marqueurs symboliques associés à ce lieu.

Dépendance au lieu

10Lewicka (2011a) définit comme « place dependence » la relation fonctionnelle qu’une personne peut entretenir avec son environnement. Cela comprend des éléments tels que l’accès aux soins de santé, le temps de trajet entre le domicile et le travail, ou encore l’accès aux installations de loisirs. Ce concept est lié aux usages que l’on fait du lieu. Il existe également une dimension utilitariste ou instrumentaliste de cette relation au lieu : un logement en bord de mer a ainsi potentiellement pour les propriétaires une forte valeur économique en cas de revente ou de location touristique et il peut donc être perçu comme un bon placement financier.

Identité par le lieu

11L’identité par le lieu est un des éléments par lesquels un individu construit son identité au cours de sa vie. Elle participe de l’estime de soi, motive le comportement et contribue significativement au bien-être psychologique. Renvoyant à une dimension cognitive liée aux connaissances, aux croyances et aux liens sociaux, elle se différencie des dimensions affectives et symboliques. Twigger-Ross et Uzzell (1996) définissent quatre dimensions de l’identité par le lieu : la distinction, la continuité, l’estime de soi et l’efficacité personnelle. Le caractère distinctif correspond aux caractéristiques du lieu qui permettent à l’individu de se différencier des autres. La continuité se réfère aux relations passées avec le lieu qui sont maintenues dans le présent. L’estime de soi indique la capacité d’utiliser les caractéristiques du lieu pour améliorer l’image que l’on a de soi. L’efficacité personnelle est la capacité à répondre à des situations. Pour les auteurs, le concept d’identité peut renvoyer aux représentations sociales (Jodelet, 1989) en ce sens qu’elles donnent aussi au groupe sa spécificité et impliquent un ensemble de valeurs et de normes.

Méthodes

12Il est convenu de distinguer deux groupes de méthodes pour étudier l’attachement au lieu : les méthodes quantitatives, qui trouvent généralement leur origine en psychométrie, et les méthodes qualitatives, qui trouvent plutôt leur origine en sociologie ou en géographie humaine.

Méthodes quantitatives

13À l’origine, les chercheurs évaluaient l’attachement par ce qu’on appelle des proxys, c’est-à-dire des variables qui permettent d’estimer indirectement l’attachement, par exemple la durée de résidence. Puis les chercheurs ont mesuré le niveau d’attachement des personnes enquêtées en posant la question suivante : « quel est votre niveau d’attachement à votre maison/quartier/territoire/région/pays ? ». Les enquêtés répondaient un nombre (par exemple entre 1 et 10). Cette intensité d’attachement était ensuite corrélée à des attitudes ou des actions identifiées dans le même questionnaire, par exemple « faites-vous partie d’une association de protection de la nature ? ». On pouvait ainsi conclure que les personnes faisant partie d’une association se disaient très attachées au territoire, mais peu au quartier. Cependant, ces méthodes se sont révélées insatisfaisantes car trop grossières et donnant des résultats contradictoires. C’est la raison pour laquelle l’idée de la mesure d’un attachement global a été pratiquement abandonnée et les méthodes se sont orientées vers l’identification des différentes dimensions de l’attachement, présentées ci-dessus (voir pages 22-23). La méthode quantitative la plus connue pour cela est l’enquête selon l’échelle de Likert (1932). Une échelle est composée d’assertions, c’est-à-dire d’un certain nombre de phrases affirmatives qui sont lues à l’enquêté et pour lesquelles il exprime son degré d’accord ou de désaccord. Le plus souvent, on distingue 5 degrés et l’enquêté choisit entre « tout à fait d’accord », « d’accord », « ni d’accord ni pas d’accord », « pas d’accord », « pas du tout d’accord ». Un très grand nombre d’échelles d’attachement ont été produites comme celle de Bonaiuto : « ce quartier fait partie de moi », « je ne me sens pas intégré à ce quartier », « c’est le quartier idéal », « ce serait très difficile pour moi de quitter ce quartier ». Puis, des échelles ont été élaborées pour distinguer ce qui est plutôt une relation de dépendance, ou d’identité. Une échelle souvent utilisée est celle de Lewicka (2011b) qui propose 24 assertions. Les données issues de ces enquêtes sont traitées par des méthodes statistiques de type analyse factorielle, qui permettent de regrouper les réponses aux assertions en différents facteurs. Par exemple, les réponses à l’échelle de Lewicka se regroupent en différents groupes qui distinguent en général une forme d’attachement héritée de la famille, une forme liée à l’activité dans ce lieu et des formes de non-attachement (aliénation, indifférence, relativité).

14En fonction de la question qu’ils se posent, les chercheurs rajoutent des dimensions à ces échelles. Par exemple Raymond (Raymond et al., 2010) ajoute des phrases à propos des liens à la famille (« je vis dans ce lieu car ma famille y vit ») ou à la vie sociale (« faire partie d’associations en ce lieu est important pour moi »). Le traitement statistique permet ensuite de savoir le lien entre des types d’attachements et des questions posées, comme la relation au risque, le comportement social, la relation à l’environnement.

15D’autres méthodes quantitatives sont aussi utilisées. Brown et ses coauteurs par exemple ont conduit de larges enquêtes par Internet en demandant aux enquêtés de placer sur des cartes les lieux auxquels ils s’identifient et les lieux dont ils dépendent (Brown et al., 2015).

Méthodes qualitatives

16De nombreuses méthodes dites « qualitatives » des sciences sociales permettent de caractériser les attachements au lieu. Par exemple, en observation participante, Durand (2014) décrit les différentes relations aux lieux des habitants de Lattes en France. Cadoret (2017), qui étudie de multiples conflits territoriaux en France, montre que l’attachement au lieu peut se révéler par l’étude des réactions d’opposition, la constitution de collectifs, la violence d’actes de contestation, l’inscription matérielle des revendications.

17Les chercheurs travaillant sur l’attachement distinguent généralement deux grands groupes de méthodes qualitatives traditionnellement utilisés pour caractériser l’attachement au lieu, qui est souvent étudié conjointement avec la signification du lieu (place meaning). Un premier ensemble de méthodes consiste à analyser des textes (des documents qui parlent du lieu et de la relation au lieu) ou les entretiens avec les personnes concernées. Le second ensemble de méthodes s’appuie sur des représentations comme des dessins ou des photographies, qui sont soit présentées aux personnes concernées, soit créées par les personnes elles-mêmes. Les personnes peuvent se déplacer sur les lieux évoqués et les dessiner ou les prendre en photo. Les expressions verbales et les dessins ou les photographies peuvent être combinées et déployées en situation. Par exemple, le chercheur et la personne concernée iront visiter le lieu, en prenant des photographies et en racontant l’histoire de ce lieu, les émotions ressenties dans le passé et dans le présent, les projections dans le futur, les liens tissés avec des objets et des personnes en ce lieu, etc.

18Les techniques d’analyse qualitative, d’analyse de contenu, d’analyse lexicale sont utilisées en se référant le plus souvent à des approches inductives ou à la théorie ancrée (grounded theory) : la lecture et l’observation permettent d’identifier des formes, des mots, des phrases qui font sens par rapport au sujet étudié (ici, ce serait l’attachement et le changement) et qui se répètent. Après avoir été identifiés, ceux-ci sont regroupés en catégories ou ensembles (par exemple, les perceptions, les politiques, les acteurs, les éléments naturels), puis les distinctions et les liens entre ces catégories sont « théorisées ».

19Un nouvel ensemble de méthodes qui engage l’action et le corps émerge d’une conception de la connaissance appelée cognition située ou distribuée (Brown et al., 1989). Selon cette conception de la connaissance, celle-ci ne réside pas seulement dans le cerveau d’une personne, mais aussi dans les liens dynamiques entre cette personne et d’autres personnes et avec les différents objets de l’environnement, vivants ou artefacts. L’engagement du corps fait partie de cette production de connaissance. En conséquence, de nouvelles méthodes apparaissent, comme les pratiques théâtrales. Pour les chercheurs qui mobilisent le théâtre participatif comme méthode d’investigation, la pratique théâtrale est également considérée comme une forme de connaissance globale par l’implication tant des esprits que des corps. Certains auteurs soulignent le rôle clef de l’action et de l’incarnation dans le savoir en théâtre, qui est ainsi culturellement situé et socialement distribué. Selon Courtney (1988), la pratique théâtrale « offre une autre façon d’acquérir des connaissances – une façon unique et puissante d’accéder aux connaissances, en tirant des réponses qui sont spontanées, intuitives, tacites, expérientielles, incarnées ou affectives, plutôt que simplement cognitives » (Conrad, 2004 ; Fourat et Jankowski, 2021).

La relation entre attachement et changement

20De nombreuses études tentent de comprendre la relation entre attachement et changement ; selon nous, trois leçons s’en dégagent. D’abord, le retour aux fondements des travaux de Bowlby et de la sociologie pragmatique rappelle que l’attachement doit être vu comme une condition de l’action et de l’exploration. Ensuite, la plupart des études cherchent à évaluer si l’attachement au lieu est un facteur de refus, d’acceptation ou d’engagement dans le changement. Enfin, d’autres études, plus rares, regardent comment la diversité des attachements peut être prise en compte pour envisager et réaliser le changement.

L’attachement sécurise l’exploration

21Dans ses études de la relation entre l’enfant et la figure à laquelle il est attaché, le psychologue Bowlby avait signifié que cette relation sécurisante favorisait le comportement d’exploration. C’est aussi le sens des travaux de Giddens sur la sécurité ontologique. Pour celui-ci, la créativité, qui signifie la capacité d’agir ou de penser de façon innovante est liée à la confiance acquise par l’individu. Du côté de la recherche pragmatique, Centemeri (2015), qui a étudié la catastrophe de Seveso en adoptant l’approche de la sociologie des attachements, indique aussi que l’attachement à un lieu peut être le support à l’exploration de la nouveauté.

« Cette relation de dépendance (au lieu) s’accompagne d’un attachement, dans la mesure où une affectivité entre ici en jeu, notamment par l’enjeu d’une mémoire “ancrée” de soi et de proches que l’environnement familier entretient. Les choses y sont connues, les gestes y sont adaptés sans effort, les formes modelées par la fréquentation. La personne y est “distribuée”, au sens fort, sur son environnement de proximité. Cette matérialité connue, et dans laquelle on est “à l’aise”, contribue à alimenter une sécurité ontologique qui est une condition cruciale pour explorer des nouveautés et construire progressivement l’autonomie. L’exploration demande, en effet, de se détacher du lieu connu et de ses habitudes réconfortantes. Pouvoir compter sur un lieu d’accueil et de retour, dans lequel on peut se laisser aller dans la confiance à ce qui nous entoure, est alors une condition cruciale pour l’exploration de ce qui est ailleurs, distant, inconnu. »

L’attachement comme levier ou frein de l’acceptabilité sociale

22Les recherches empiriques sur la relation entre attachement et changement sont très nombreuses. Pour mieux les comprendre, il faut placer le contexte général dans lequel la plupart des études sont faites. La situation est le plus souvent la suivante : des aménageurs, qui ont la volonté d’aménager ou de transformer un lieu, se posent la question de l’acceptabilité de leur décision et de leur action. Il s’agit souvent de l’implantation d’infrastructures comme des barrages, des lignes électriques, une usine, une mine, un parc naturel, etc. Échaudés par de nombreuses expériences passées au cours desquelles les populations habitant sur le lieu ont résisté à ces aménagements ou à ces déplacements, les aménageurs posent la question aux chercheurs de « l’acceptabilité sociale » du changement proposé. Un exemple parlant est celui de la destruction des tours dans les cités, étudié par Botéa et Rojon (2015). Des urbanistes décident de détruire des tours jugées laides et inconfortables et de reloger les personnes qui les habitent. Cette destruction est, contre l’attente des urbanistes, très mal vécue par les habitants.

« Le décalage entre ces manières de voir la démolition est illustré de manière exemplaire par une affiche publicitaire exposée à la Duchère sur la barre 220 démolie en 2010, “L’Opac construit votre avenir”, et par la réplique d’un habitant regardant cette affiche : “L’Opac détruit nos souvenirs.” »

23À présent, les aménageurs aimeraient bien savoir si l’infrastructure – et l’investissement qui lui est associé – va être acceptée ou si, au contraire, des mouvements de protestation vont naître, si une zone à défendre (ZAD) va émerger. Les arguments invoqués par les résistants sont classiquement ceux de l’attachement, du sens donné à ce lieu par ses habitants, des actions qu’ils y mènent ou de l’unicité de cet habitat pour une espèce endémique. La recherche est donc invitée à travailler sur la relation entre attachement au lieu et acceptabilité du changement. Ainsi, Devine-Wright (2009), l’un des chercheurs les plus influents dans le domaine de la recherche sur l’attachement au lieu, travaille depuis des années sur la question de l’énergie au Royaume-Uni, et en particulier sur la question des éoliennes. Comment faire en sorte que ne s’exprime pas le syndrome NIMBY (Not In My Backyard, pas dans mon jardin) ? Celui-ci se formule comme suit : « j’accepte l’installation d’une infrastructure qui contribue au bien public, mais pas dans mon environnement personnel ». Lorsque la question est posée comme une question d’acceptabilité sociale, la réponse – ce n’est pas très surprenant –, est le plus souvent la suivante : un fort attachement au lieu – c’est-à-dire de forts liens émotionnels avec le lieu –, favorise l’opposition au changement. Cependant de nombreux chercheurs soulignent que le soutien aux projets qui transforment le lieu dépend de l’objet de l’attachement et beaucoup font la part entre un attachement plutôt environnemental ou plutôt social au lieu. Lorsque les personnes sont attachées plutôt à la dimension environnementale de leur lieu, elles s’opposeront à des changements qui affecteraient négativement l’environnement, et, au contraire, elles favoriseront des changements pro-environnementaux, comme la création d’un parc naturel. Lorsque les personnes sont attachées plutôt à la dimension sociale du lieu et que le changement proposé est cohérent avec le sens que les personnes donnent à cette société, a fortiori si celle-ci est menacée, alors elles soutiendront le projet proposé. Les actions menées par les personnes en ce lieu, la relation physique et corporelle influencent cette relation. Dans une étude en Californie, Larson et ses coauteurs (2018) montrent que les chasseurs et les observateurs d’oiseaux ont chacun un fort attachement au lieu qui les conduit à des comportements en faveur de la conservation de la nature. Cependant, les observateurs d’oiseaux donnent du sens à leur action par la relation à l’environnement, tandis que les chasseurs revendiquent un attachement à la culture et à la société. En bref, le soutien au changement dépend de ce que les personnes aiment dans ce lieu et le sens qu’elles donnent à ce lieu : elles soutiendront les changements qui protègent ou favorisent le développement des entités qu’elles aiment, et s’opposeront aux changements qui les menacent. Dans une étude sur les énergies renouvelables en Écosse, Van Veelen et Hagget (2017) montrent que l’attachement au lieu peut être un soutien au développement de projets conduits par la communauté elle-même en cohérence avec ses valeurs. Sébastien (2016) souligne que, lorsque les acteurs se rassemblent autour des entités aimées, un positionnement politique peut émerger du collectif, soit pour valoriser les entités aimées, soit pour les défendre en cas de menaces.

24D’autres études montrent qu’un fort attachement au lieu contribue différemment au soutien ou à l’opposition au changement selon qu’il s’agit d’une adaptation ou d’une transformation. Par exemple, Marshall, qui étudie les changements de la filière arachide en Australie, montre que l’attachement aux lieux et au métier est un facteur favorisant l’adaptation des agriculteurs, c’est-à-dire des changements qui ne remettent pas en cause les liens émotionnels avec les activités qu’ils développent dans ce lieu (comme d’autres types de culture). Par contre, l’attachement au lieu constitue un frein à des changements qui conduiraient les agriculteurs à changer de lieu ou de métier, ce qui est considéré comme une transformation (Marshall et al., 2012).

La diversité des attachements informe la décision

25Il existe des approches différentes de celle de l’acceptabilité sociale. La connaissance produite par les chercheurs sur l’attachement peut être utilisée au sein d’un processus de changement. Celui-ci survient dans des mondes où de multiples personnes ont des attachements différents qui sont construits au cours de leur vie au sein d’assemblages qui se font et se défont. Comprendre ou promouvoir le changement passe donc par l’analyse et la mise en mouvement des interactions entre ces multiples sens du lieu. Le récent livre Senses of place. Navigating global challenges (Raymond et al., 2021), dont le titre met au pluriel la notion de sens du lieu, montre que la diversité des attachements commence à être reconnue. Cependant, il existe très peu de travaux qui s’intéressent à l’interaction entre ces attachements, par l’opposition ou par la négociation au sein de réseaux de pouvoir. On trouve de nombreux travaux qui décrivent la diversité des attachements, mais très peu qui plongent dans l’analyse des interactions entre ceux-ci.

26Un des rares exemples de travail sur la prise en compte des multiples attachements au lieu est celui de Verbrugge et ses coauteurs (2019), qui relate l’expérience « Viu la Rieira »3, au cours de laquelle des citoyens, des organisations locales, des experts et des autorités publiques se sont engagés à la réhabilitation d’une rivière en partageant des opinions, des connaissances, des décisions et des ressources. Une cartographie des lieux et des divers attachements à ces lieux fut utilisée dans ce processus. Ruggeri (2020) présente le cas d’une île au large de la Norvège, où l’aménagement du territoire a fait l’objet d’une recherche sur les différents attachements au lieu, à l’aide de jeux de rôles et d’une analyse de médias informatisés.

Leçons et perspectives

27Les fondements de la recherche sur l’attachement soulignent que la sécurité que confère cet attachement est la condition de l’exploration. La littérature scientifique sur le sujet de la relation entre attachement au lieu et changement est immense, et les quelques exemples présentés dans ce chapitre ont pour objectif de montrer que l’on ne peut établir une relation simple. Il est nécessaire d’étudier plus subtilement les formes de l’attachement et du sens donné au lieu par les différentes personnes pour comprendre comment celles-ci s’engageront dans le changement ou pas, que celui-ci soit décidé par eux-mêmes ou qu’il leur soit imposé. L’information sur cette relation entre attachement et changement est très prisée par les aménageurs, en particulier dans le cadre de la problématique de l’acceptabilité sociale ou de la compréhension des attitudes face au risque. Cependant, elle est limitée car elle se cantonne à la relation entre des personnes et des lieux. Or, Devine-Wright montre que cette relation entre l’attachement et le changement s’inscrit dans un système d’attachements liés. Pour comprendre l’acceptabilité des infrastructures d’énergie, il interroge les personnes à propos de leurs attachements locaux, nationaux et mondiaux. Il montre que ceux qui sont attachés aux trois niveaux soutiennent les mesures de réduction de la demande en énergie, ceux qui ont un attachement fort à la nation anglaise ne veulent pas de l’intégration à l’espace énergétique européen, ceux qui ont un fort attachement mondial soutiennent les systèmes décentralisés de fourniture d’énergie. Sébastien, qui a étudié les ZAD (Grisoni et al., 2018), remarque aussi que l’argumentation de l’attachement à un lieu précis s’insère dans une argumentation plus générale et un engagement dans la promotion d’un modèle de société. En conséquence, l’attachement au lieu et sa relation au changement doivent être analysés dans un système d’attachements entre de multiples entités, à différents niveaux.

28L’attachement doit donc être compris dans un système de relations plus complexes que celui d’un sujet et un objet. Williams et Miller (2020), qui analysent les différents moments dans la recherche sur l’attachement au lieu, considèrent la rencontre avec les sciences de la complexité appliquées aux systèmes sociaux et écologiques comme le tournant actuel dans la recherche sur les attachements au lieu. Les sciences de la complexité postulent qu’un système social et écologique, un territoire, – ici un lieu – sont composés de multiples entités qui sont en relation, ont des connaissances sur le monde, des attachements, des pouvoirs différents, qui se construisent par les interactions entre ces entités. De ces interactions entre entités différentes émergent des changements du lieu et ces changements influencent les entités et leurs interactions, ce qui provoque de nouveaux changements du lieu, et ainsi de suite. Ceux et celles qui travaillent avec cette vision du monde portée par les sciences de la complexité commencent à rencontrer ceux travaillant sur les attachements. Williams et Miller notent que les chercheurs s’intéressant aux questions environnementales appréhendent maintenant le lieu – dans leurs mots « le système social et écologique » – comme un assemblage socio-écologique et se posent la question du rôle de l’attachement au lieu dans l’adaptation et la résilience. Réciproquement, un des principaux chercheurs sur l’attachement au lieu, Di Masso, considère que l’attachement au lieu peut être vu comme la propriété émergente d’un système complexe, ce lien ayant des propriétés qui ne sont le reflet ni des composantes individuelles, ni du système ou de l’assemblage (Di Masso et al., 2020).

Notes de bas de page

2 Keller souligne cependant que cette théorie ne peut être universelle car toutes les formes d’éducation et de protection de l’enfant à travers le monde sont loin d’être homogènes (Keller, 2018).

3 https://viulariera.org/en/

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