Chapitre 6 - La recherche en agronomie, l’agronomie dans la recherche
p. 247-318
Texte intégral
1Quel rôle la recherche a-t-elle joué dans la fabrique de l’agronomie française aux xxe et xxie siècles ? Comme activité génératrice de connaissances, et comme creuset institutionnel dont les évolutions ont tantôt exposé, tantôt soustrait la discipline aux facteurs exogènes, elle a bien sûr été un vecteur essentiel de toutes les dynamiques évoquées dans les chapitres précédents : extension thématique et élaboration conceptuelle, enrichissement des démarches, interactions croissantes avec les autres disciplines et mutation des formes d’innovation. Mais, du point de vue de la structuration de la discipline, ce rôle devient moins discernable que dans beaucoup d’autres domaines scientifiques et technologiques, car l’enseignement d’une part, la pratique agricole d’autre part, ont eux aussi été des lieux de construction, si ce n’est d’invention, de l’agronomie102.
2C’est en effet une particularité de l’agronomie que de s’inscrire dans des chronologies d’évolution différentes selon qu’on la considère comme champ d’expertise, comme discipline d’enseignement ou comme activité de recherche. Sous cette dernière forme, son histoire est incontestablement plus courte : ce n’est pas de la recherche qu’émanent la plupart des traités et manuels d’agronomie qui se sont succédé en France depuis Olivier de Serres (1600)103. Cette discordance chronologique a un corollaire épistémologique : la recherche en agronomie se fonde, au départ tout au moins, sur un principe d’hétéronomie assumée vis-à-vis des disciplines fondamentales. Saisie dans son environnement scientifique, l’agronomie apparaît pendant longtemps comme un domaine applicatif de la science classique, et en particulier de la chimie. Il faut attendre le dernier tiers du xxe siècle pour que s’affirme une originalité épistémologique, qui ne devient autonomie revendiquée – et attestée par des ouvrages de synthèse désormais moins rares – qu’au cours des premières décennies du xxie siècle. Encore cette revendication est-elle loin d’être unanime parmi les chercheurs « en agronomie », tant sont vastes les domaines de recouvrement entre l’agronomie et d’autres disciplines, comme l’a montré le chapitre 4. D’ailleurs, les agronomes de la recherche n’ont guère aidé les historiens des sciences ou de l’agriculture à faire l’histoire de l’agronomie. Très tôt en effet, ils se sont forgé un « style » scientifique laconique, au sein duquel la réflexivité du chercheur, ses doutes, ses tâtonnements méthodologiques, étaient des préalables déontologiques assez partagés, mais qu’il n’était nullement besoin de coucher par écrit. Ce privilège était réservé à quelques grands penseurs, praticiens lettrés puis professeurs des écoles d’agronomie, voire chercheurs de renom comme Albert Demolon ou Stéphane Hénin, dont les écrits étaient au reste peu connus du « chercheur de base ».
3Cette discrétion épistémologique, se conjuguant avec une faible propension à élaborer des synthèses, a eu pour effets de limiter la prise de conscience par les chercheurs en agronomie des lacunes thématiques et des faiblesses conceptuelles de leur discipline, et en sens inverse de minorer l’originalité et la pertinence de son heuristique, retardant finalement l’élaboration d’une histoire de l’agronomie à dimension épistémologique assumée. L’Histoire de l’agronomie en France (Boulaine, 1992) fut écrite par un pédologue et ne parle guère d’agronomie stricto sensu. Ce n’est en définitive que très récemment que sont apparus des écrits retraçant certains pans de l’histoire de la recherche en agronomie (Richard et al., 2019). Encore est-ce dans un cadre où l’agronomie n’est toujours pas distinguée en tant que telle. La réponse à notre question initiale, celle du rôle de la recherche dans la construction de la discipline, reste donc à élaborer, ne pouvant se déduire de l’assemblage d’écrits préexistants. Ce chapitre n’est à cet égard qu’une tentative exploratoire, permettant avant tout de proposer et tester un cadre d’analyse historique susceptible d’éclairer la dynamique épistémologique de l’agronomie.
4Pour donner cohérence à ce cadre, il apparaît fondamental d’accorder une grande attention au contexte de développement de l’agronomie comme activité de recherche. L’histoire de la recherche en agronomie est en effet tributaire des changements profonds intervenus dans les relations entre agriculture, science et société au cours des xxe et xxie siècles. Elle porte aussi l’empreinte d’évolutions générales à la sphère scientifique, et notamment de certaines révolutions méthodologiques, conceptuelles ou technologiques, qui ont plus ou moins brusquement transformé les façons de penser, les pratiques et les métiers des agronomes de la recherche. Si la position de l’agronomie française au milieu du xxe siècle peut être caractérisée par une double hétéronomie au regard de la science classique d’un côté, et des enjeux agricoles de l’autre, c’est tout l’intérêt de son histoire que de révéler, dans la seconde moitié du siècle, le creusement d’une originalité épistémologique, puis l’affirmation d’une véritable autonomie non pas fermée sur elle-même, mais ouverte à l’interdisciplinarité, puis à la transdisciplinarité, dans un contexte de crise systémique de la relation entre société et nature. La mise en récit chronologique de cette histoire, à partir des archives écrites et orales disponibles104, et surtout des travaux à caractère historique qui se sont développés depuis une vingtaine d’années, apparaît donc non seulement comme la forme la plus commode de l’exposition de l’évolution de l’agronomie, mais également comme la manière la plus convaincante de comprendre son organisation, son fonctionnement, ses relations avec son environnement et ses productions de tous ordres.
5Après une brève description du point de départ très modeste de la recherche française avant 1940, nous présenterons notre analyse en croisant successivement trois types de récits, qui concernent respectivement l’organisation institutionnelle de la recherche, les thématiques abordées et démarches mises en œuvre, et enfin les partenariats et formes de valorisation des acquis de la recherche en agronomie. Le premier ordre de récit rend compte des mutations successives du système français de recherche-développement agronomique, qui ont affecté l’organisation et le développement de toutes les disciplines à caractère technologique, et tout particulièrement de l’agronomie stricto sensu. On y abordera la différenciation de longue durée entre recherche métropolitaine et recherche dédiée aux régions tropicales, qui caractérise le dispositif français par rapport aux écoles d’Europe du Nord ou d’Amérique du Nord. Dans le deuxième ordre de récit, le plus classique en histoire des sciences, on tentera de donner à voir la maturation épistémologique, tardive mais profondément originale, de la discipline agronomie, et sa double dépendance vis-à-vis des grandes évolutions scientifiques et sociétales, facteurs à la fois de vulnérabilité et de créativité méthodologique. Quant au troisième ordre, il confirmera l’idée avancée dans les chapitres précédents que, s’agissant d’agronomie, les interactions cognitives entre la recherche et le développement jouent un rôle essentiel. Mais ces interactions n’ont pas toujours fonctionné de manière optimale, elles ont traversé des crises et nécessité des refondations, faisant de la trajectoire de la recherche en agronomie une histoire bien peu rectiligne.
6Une analyse de l’évolution de la recherche en agronomie devrait idéalement être transnationale, prenant en compte la diversité des modes d’organisation de la recherche agronomique dans le monde, et l’internationalisation de la science. Cependant, conformément au cadre de cet ouvrage, nous nous limiterons à la recherche française. Il se trouve que, du fait de la dualité entre métropole et outre-mer, cette histoire s’inscrit déjà dans une très grande variété de contextes, obligeant à penser ensemble des trajectoires initialement divergentes, mais qui se sont finalement réunies pour produire une dynamique commune de développement de l’agronomie au tournant du xxie siècle.
Avant 1945 : une agronomie au statut indécis, confrontée à des contextes très divers
7Inscrite dans l’héritage des Lumières et fondée sur un pacte politique durable entre le monde social de la petite exploitation rurale et les élites intellectuelles et économiques urbaines, la IIIe République met un zèle certain à apporter les instruments du « progrès » à l’agriculture. Si les diplômés des écoles d’agronomie d’avant la Seconde Guerre mondiale appartiennent pour la plupart au monde de la notabilité rurale, c’est en faveur de la masse des « cultivateurs » que le ministère de l’Agriculture mobilise la structure centralisée et descendante de la machine d’État, avec les professeurs départementaux d’agriculture et les fermes modèles en vecteurs principaux de la vulgarisation des « pratiques éclairées ». Avant la Grande Guerre toutefois, seules les principales écoles disposent de chaires dont les titulaires se livrent à des travaux de recherche.
8La création d’un Institut de la recherche agronomique (IRA) en 1921 s’inscrit dans cette logique agrarienne progressiste, avec le souci de compenser par une augmentation de la productivité agricole la saignée dans les effectifs causée par la Grande Guerre. Inspirée par les héritages de la chimie agricole allemande105, par le modèle pasteurien et, plus marginalement, par la science du sol russe, la recherche agronomique française trouve un premier espace de développement dans les années d’entre-deux-guerres pour affirmer la pertinence de sa contribution à l’économie nationale, à la fois en métropole et dans un empire colonial alors à son apogée. La même année, en 1921, sont créés à Nogent-sur-Marne le Jardin colonial et l’Institut national d’agronomie coloniale (Lévêque et al., 2005). Mais, au sein de ces institutions, l’agronomie comme discipline n’occupe qu’une fonction modeste de synthèse et de conseil, mobilisant des connaissances acquises par les disciplines d’amont plus que produisant elle-même des savoirs spécifiques, et progressant dans l’ombre de l’amélioration variétale, secteur le mieux doté de la recherche publique comme privée. Seul Albert Demolon (1881-1954), nommé en 1927 inspecteur général des stations et laboratoires du ministère de l’Agriculture, et en charge de la station centrale d’agronomie de Versailles à partir de l’année suivante, propose une véritable ambition scientifique pour sa discipline (Pédro, 2005). Il est notamment à l’origine de l’implantation à Versailles de deux célèbres dispositifs d’expérimentation de longue durée : celui des « 42 parcelles » sur les effets à long terme des amendements, et celui des cases lysimétriques, qui permet d’étudier la composition des eaux de drainage et d’établir des bilans d’éléments minéraux (Burgevin et Hénin, 1939). C’est ainsi par la connaissance des sols, domaine de recherche mal représenté à l’université, que les agronomes prouvent la pertinence d’une approche qui combine l’observation de terrain et les analyses de laboratoire. Comme en témoignera Stéphane Hénin (1910-2003), disciple d’Albert Demolon, « c’est par son exemple et l’animation de ces structures qu’il a rénové l’esprit de la recherche agronomique française » (Hénin, 1997).
9Si l’agronome de l’entre-deux-guerres est reconnu pour son expertise et pour ses capacités de synthèse – lorsqu’il dispose d’une fonction pédagogique ou administrative qui lui laisse le loisir d’effectuer des lectures –, il n’appartient qu’à la marge au monde de la recherche scientifique, essentiellement comme médiateur entre le laboratoire et le champ, quand ce n’est pas simplement entre l’industrie des engrais et ses utilisateurs. Si l’extraordinaire diversité des terroirs et des systèmes de culture métropolitains exige de l’agronome une grande subtilité dans le maniement de la dialectique entre le générique et le singulier (non sans enjeux économiques et politiques lorsqu’il s’agit de répondre aux besoins des grands vignobles par exemple), il n’est pas en mesure d’en faire une heuristique, encore moins un discours de la méthode. Dans les plantations coloniales de même, l’agronomie se limite pour l’essentiel à une biologie végétale appliquée, ou « phytotechnie », l’étude des sols étant délaissée au profit d’un usage précoce d’intrants et de machines censés corriger les défauts inhérents à la nature tropicale.
10L’entrée dans la crise de 1929, rapide et brutale dans les économies coloniales, plus tardive et insidieuse en métropole, impacte directement le développement encore fragile de l’agronomie comme activité de recherche. En bridant la consommation intérieure et en fermant les débouchés extérieurs, la crise fait passer la recherche scientifique et technique à l’arrière-plan des politiques publiques, le gouvernement français supprimant l’IRA en 1934 – alors même que, de l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis mobilisent massivement les ressources scientifiques et techniques de l’United States Department of Agriculture (USDA) pour résoudre la crise de leur propre agriculture. En France métropolitaine, la recherche agronomique perd toute coordination, ne trouvant plus que des niches précaires pour maintenir ses connaissances et ses savoir-faire, dans quelques stations dotées de moyens autonomes, comme le laboratoire des sols de Versailles, ou dans des instituts techniques ayant gardé des financements industriels. Les trajectoires professionnelles quelque peu erratiques des élèves d’Albert Demolon – Stéphane Hénin en physique du sol, Étienne-Marcel Bastisse en chimie, Antoine Dunez en microbiologie, Georges Aubert en pédologie – illustrent les déboires des débuts de la scientifisation de l’agronomie, entre incertitudes institutionnelles et manque de considération du monde académique pour une discipline jugée trop proche de l’empirisme.
11Le contraste est frappant avec l’Europe du Nord et les États-Unis, engagés dans une course à l’intensification par le recours à la recherche scientifique et à une rationalisation technique et économique des modèles de production, en grande culture comme dans les systèmes spécialisés. Non que les agronomes français soient restés ignorants des avancées de la recherche internationale : l’émergence de la statistique fisherienne106 appliquée à l’expérimentation est sensible chez les chercheurs français dès cette période, et le centre de recherche de Rothamsted, au Royaume-Uni107, constitue un lieu de pèlerinage obligé pour les chercheurs français. Mais ces derniers ne sont pas en mesure de produire les données nécessaires à la mise en œuvre des outils cognitifs de la recherche anglo-saxonne, non plus que de mener les essais « en grand » qui permettraient de produire des innovations agronomiques transférables. La seule station agronomique allemande de Münchenberg, dévolue à la pomme de terre, compte autant de chercheurs que toute la recherche agronomique française.
12À l’exception notable du domaine de la nutrition minérale et de la fertilisation, l’agronomie française de l’entre-deux-guerres consiste donc principalement à établir des relations directes entre pratiques et rendement physique, à partir de l’expérience acquise et d’une observation du comportement des cultures, assez faiblement instrumentée. Ces relations sont circonscrites aux grandes cultures, et restreintes au contexte pédoclimatique de l’étude. S’appuyant sur la géographie physique et sur la pédologie, l’agronomie « savante » caractérise et délimite les aires au sein desquelles on peut rechercher et reproduire les pratiques les plus performantes, avec une coupure nette entre la métropole et les colonies. En France métropolitaine domine le modèle de l’agronome expert de l’évaluation des correctifs à apporter aux sols, dans une pratique de recherche modestement orientée vers des mondes professionnels agricoles sans grands moyens financiers ou techniques, même en régions de grande culture. Dans les possessions coloniales, l’agronome est davantage inclus dans des logiques d’action à la fois administratives, techniques et managériales avant la lettre, faisant la part belle aux enjeux de main-d’œuvre, de machinisme et d’intrants, à l’exemple des grandes plantations industrielles d’hévéa en Indochine ou de palmier à huile en Afrique. C’est en l’occurrence le secteur agro-industriel qui pilote les études attendues du personnel scientifique et technique dans les territoires d’outre-mer.
13En métropole, la recherche en agronomie s’insère dans le « modèle » des stations départementales, très lié à la chimie agricole, à l’industrie des engrais et à la répression des fraudes sur les semences et intrants, en relation étroite avec le monde social des syndicats agricoles et des coopératives. L’analyse des sols et le test comparatif des produits et des machines constituent le quotidien des ingénieurs et techniciens. Ce sont les assemblées départementales qui supervisent les stations, même si le ministère de l’Agriculture a un vrai pouvoir sur leurs agents. Par ailleurs, une partie importante des recherches et de l’expérimentation est financée, voire réalisée directement par les firmes d’engrais ou par des opérateurs de transport de pondéreux, notamment des compagnies de chemin de fer, comme dans le domaine du PLM à Époisses, près de Dijon, créé en 1930.
14En matière de recherche, cette période est marquée par le règne d’une phytotechnie étroitement normative, couplée à une pratique de l’expérimentation comparative qui cherche non pas à généraliser, sauf en matière de nutrition minérale et de fertilisation, mais à tester et optimiser localement. Dans cette période, seules les revues, quelques rares colloques publiés, et plus encore l’enseignement, opèrent un minimum de travail de préservation et de synthèse des résultats des recherches menées en métropole et dans les outre-mer. Il n’y a pas d’instance académique centralisée de validation des connaissances. La refondation des Annales agronomiques par Albert Demolon en 1931108 assure toutefois une cohérence méthodologique minimale au sein de la discipline. De fait, ce sont les universités, les instituts spécialisés comme l’Institut Pasteur ou les grands organismes de recherche (le Muséum national d’histoire naturelle, MNHN, et le CNRS, créé en 1939) qui produisent les normes auxquelles se plient les agronomes (protocoles d’analyse physico-chimique, inventaire botanique, classification pédologique, etc.). Seuls les travaux sur les sols, synthétisés par Albert Demolon dans La Dynamique du sol en 1932, constituent un embryon de corpus scientifique. Certes, dans les différentes institutions où le terme « agronomie » a une identité reconnue, les chercheurs qui la portent partagent un même socle de compétences. Pour autant, ils sont loin de constituer une véritable communauté scientifique, organisée autour de programmes concertés. Dispersées géographiquement et institutionnellement, les recherches en agronomie sont très inféodées aux spécificités régionales, tout particulièrement en métropole, et à quelques espèces végétales privilégiées, notamment outre-mer.
15La station de recherche de Versailles joue toutefois un rôle significatif de tête de réseau des centres de recherche agronomique métropolitains, en même temps que d’interface avec la recherche internationale. Albert Demolon y joue un rôle fondamental. Mais il ne parvient guère à faire entendre sa voix dans les jeux de factions qui conduisent le régime de Vichy à créer en 1943 un Service national de l’expérimentation (Bonneuil, 2021). Les moyens font cruellement défaut, et la collaboration avec l’occupant, qui induit un pillage méthodique des ressources agricoles du pays, et à laquelle s’ajoute une idéologisation à outrance du monde de la « terre », divise les chercheurs attachés à sortir l’agriculture nationale de son marasme. Seuls les secteurs de l’amélioration et de la santé des plantes trouvent à Vichy des crédits et des positions de pouvoir, qui seront pour l’essentiel préservées dans la création de l’Inra. La destruction du laboratoire des sols de Versailles lors d’un bombardement allié en juin 1944 s’apparente à un coup de grâce pour l’agronomie métropolitaine.
16Dans le domaine tropical, de facto beaucoup plus vaste, et objet de considérations commerciales et stratégiques bien plus importantes que les agricultures régionales métropolitaines, un ensemble d’institutions spécifiques émerge dans l’entre-deux-guerres, au sein duquel s’organise et se structure une activité de recherche au service des intérêts économiques coloniaux. Dans le dernier tiers du xixe siècle, la France a en effet constitué un empire de plusieurs millions de kilomètres carrés en Afrique du Nord et dans les régions intertropicales du globe, continentales et insulaires. À la période des explorations et des conquêtes, puis à celle de l’inventaire des ressources naturelles des territoires assujettis et de leur mise en exploitation, succède après la Première Guerre mondiale une tentative de rationalisation par spécialisation. Les plantes originaires du continent américain, dont les produits sont devenus indispensables aux industries et aux consommateurs, vont traverser les océans et être installées dans les jardins d’essais du continent africain et de l’Indochine. Ces lieux d’expérimentation, proches des jardins botaniques dans leur agencement, sont alors les unités de base d’une recherche qui valorise essentiellement les savoir-faire liés à l’amélioration des plantes, au détriment d’une agronomie qui se réduit alors à un simple corpus de bonnes pratiques. Il s’agit en priorité d’adapter de nouvelles espèces introduites, de sélectionner des variétés plus performantes ou moins fragiles, et de les diffuser auprès des planteurs. Sans que l’analyse écologique soit évoquée en tant que telle, ces recherches sur l’acclimatation des plantes accordent une attention particulière aux vulnérabilités des milieux tropicaux et aux conditions concrètes, économiques et bioclimatiques, de la création de plantations.
17Les années 1930 voient l’apogée de ce modèle, avec un nombre grandissant d’agronomes formés en France envoyés dans les colonies, souvent conjointement avec les forestiers. Entre les deux guerres, des stations sont créées dans tout l’Empire : Bambey au Sénégal sur l’arachide, La Mé en Côte d’Ivoire et Pobé au Bénin sur le palmier à huile. De nombreuses autres stations sont créées, en Indochine sur le riz et l’hévéa, à Madagascar sur le riz. Malgré des liens métropole-colonies très difficiles à maintenir suite à la défaite de 1940 qui laisse la France sans marine, la période de l’Occupation voit la création d’instituts sous la forme d’associations avec pour but d’assurer la continuité des actions des structures de recherche plus anciennes, qui avaient contribué à l’émergence de la recherche agronomique tropicale dans les colonies françaises. Cette phase d’intense activité institutionnelle se prolonge au reste dans l’après-guerre, avec davantage de continuité que de rupture.
Encadré 6.1. Institutionnalisation et spécialisation de l’agronomie tropicaliste L’Institut de recherches pour les huiles et oléagineux (IRHO) est fondé fin 1941, suivi par l’Institut des fruits et agrumes coloniaux (IFAC), fondé début 1942, et par l’Institut de recherches sur le caoutchouc en Afrique (IRCA), en octobre de la même année. En 1942 toujours est créée l’Union des instituts agricoles coloniaux, qui regroupe l’Institut de recherches sur le caoutchouc en Indochine (IRCI), l’IRCA, l’IRHO, l’IFAC et l’Union cotonnière de l’empire français (UCEF) qui a pris la suite, en 1940, de l’Association cotonnière coloniale (ACC), issue en 1903 du Syndicat général de l’industrie cotonnière créé en 1901. L’IRHO étudie l’ensemble des filières oléagineuses depuis la production jusqu’à la transformation des produits (palmier à huile, cocotier, arachide). L’IRHO intervient dans de nombreux territoires africains, mais aussi en Asie, en Polynésie et en Amérique du Sud. L’IRCA, créé à l’initiative des sociétés de plantations et intégré dès l’origine dans une organisation internationale, se trouve, par ses activités multiples, au service direct des planteurs, en Afrique, en Extrême-Orient et en Amérique. L’Institut d’élevage et de médecine vétérinaire des pays tropicaux (IEMVT) est issu du Cours de médecine coloniale vétérinaire, créé en 1921. Ses principales fonctions sont l’enseignement et la recherche. En 1948, l’Institut de médecine vétérinaire exotique (IMVE) prend la suite du Cours. L’Institut d’élevage et de médecine vétérinaire des pays tropicaux (IEMVPT) devient centre de recherches, centre de recrutement et de formation, et centre de documentation. Le Centre technique forestier tropical (CTFT), créé en 1949, est une société d’État qui s’intéresse à l’étude de tout ce qui concerne le bois, des activités forestières aux techniques industrielles. Il prend le relais de laboratoires spécialisés depuis 1917 dans l’étude des bois tropicaux. Créé en 1946, l’Institut de recherches du coton et des textiles exotiques (IRCT) travaille dans les territoires africains francophones et à Madagascar, en relation avec la Compagnie française pour le développement des fibres textiles (CFDT). Son action s’élargit au monde entier. |
18La loi du 11 octobre 1943 porte création d’un Office de la recherche scientifique coloniale (ORSC). En 1944, le Gouvernement provisoire de la République française confirme par une ordonnance la création de cette institution sous le nom d’Office de recherche scientifique d’outre-mer (Orsom)109. Celui-ci est alors implanté dans de nombreux pays, en Afrique centrale, en Océanie, à Madagascar. Sa vocation est de conduire des recherches fondamentales, les recherches du domaine agronomique étant réservées aux instituts spécialisés. Mais la distinction entre recherche fondamentale et appliquée n’est pas si nette, et sera l’objet de tensions sans fin entre les deux groupes d’instituts. L’agronomie, avec la pédologie et l’amélioration des plantes, se trouvera au centre de ces enjeux.
19La contribution des troupes africaines à la Libération et les craintes liées à l’essor des mouvements indépendantistes incitent la IVe République à investir fortement dans le développement économique des départements d’outre-mer et des colonies. En Indochine toutefois, les autorités françaises ne parviennent pas à reprendre pied en 1945, le territoire basculant dans la guerre dès l’année suivante. L’hévéaculture française, caractérisée par une exploitation de la main-d’œuvre particulièrement dure, y perd son principal terrain d’expérimentation. En Algérie également, les « progrès » de l’agriculture, notamment de la viticulture, ont été accaparés par les colons, dans une logique d’éviction ou d’exploitation de la paysannerie autochtone. De fait, après 1945, seuls le Maroc, la Tunisie et l’Afrique de l’Ouest offrent des conditions d’exercice propices à la recherche agronomique appliquée, avec un début d’intérêt – timide, tardif – pour les productions vivrières.
20Au sortir de la guerre, l’agronomie française apparaît ainsi en bien mauvaise posture, aussi bien en métropole que dans l’empire. Par contraste avec ce qui a cours au Royaume-Uni ou aux États-Unis, l’agronomie française n’échappe ni au qualificatif de « science de localité » ni à celui de « phytotechnie » qui la situe comme prolongement technique de l’acclimatation des espèces et de la sélection variétale. Pour autant, dans le contexte de la reconstruction du pays, la recherche agronomique est immédiatement identifiée comme une ressource majeure, avec comme modèles l’USDA et les centres agronomiques des pays de l’Europe du Nord (Royaume-Uni, Pays-Bas, Danemark, etc.). Dès lors, le défi pour l’agronomie française n’est plus tant d’obtenir des moyens que de trouver sa place entre l’amélioration des plantes, le génie rural et l’économie de la production, pour se construire une légitimité scientifique pleine et entière.
De 1945 à la fin des années 1960 : une amorce de structuration de la recherche en agronomie
21L’après-guerre est une intense période de reconstruction et de développement agricole, en métropole comme dans l’Empire. Les agronomes de la recherche sont en quelque sorte aspirés par une spirale « modernisatrice », leur pratique s’y inscrivant d’autant mieux qu’ils peuvent à bon droit s’attribuer les progrès de productivité spectaculaires qu’engendrent les amendements et la fertilisation minérale. Les formes que prend le développement de l’agronomie, aussi bien sur le plan institutionnel que du point de vue scientifique et technique, sont conditionnées à la fois par cette fonction de recherche appliquée à l’augmentation de la productivité et par les trajectoires des organismes de recherche agronomique qui l’hébergent, fortement différenciées entre métropole et outre-mer (figure 6.1).
Figure 6.1. Évolution du contexte institutionnel des recherches en agronomie dans les organismes publics de recherche français.

Des trajectoires d’évolution institutionnelle très contrastées
La reconstruction économique, rampe de lancement de la recherche agronomique
22Pouvoirs publics, recherche scientifique et syndicalisme agricole s’accordent sur un point : on ne peut reconduire le pacte agrarien, qui a certes maintenu une agriculture de peuplement plus dense et moins endettée qu’ailleurs, mais qui n’est pas à même de répondre aux défis de l’après-guerre, qu’il s’agisse des conditions de vie et de travail des agriculteurs ou des besoins essentiels et des aspirations des consommateurs. La modernisation agricole se définit dès lors comme un programme partagé d’augmentation de la productivité, de spécialisation des exploitations et de scientifisation des savoirs agricoles. Pour ce qui concerne l’agronomie, les conséquences sont majeures : intensification des productions, autonomisation de la production végétale vis-à-vis de l’élevage et de la fumure animale, et essor des productions végétales liées à l’alimentation animale, dans le cadre d’une « révolution fourragère » qui mobilise tout l’appareil de recherche-vulgarisation. Semences sélectionnées, engrais minéraux, amendements et machinisme agricole s’affirment comme les instruments d’une mutation accélérée de l’agriculture française, dans le cadre d’une politique agricole volontariste, d’abord nationale, puis européenne à partir de la fondation de la PAC en 1962. Pour accompagner cette stratégie résolument productiviste, la réforme des « structures » (agrandissement des exploitations, aménagement des infrastructures, etc.) et le développement de la recherche agronomique deviennent une grande priorité nationale, qui s’inscrit par ailleurs dans une dynamique plus large d’intense création institutionnelle, avec la fondation ou la réorganisation des grands instituts de recherche nationaux.
23La recherche agronomique doit-elle être distincte et placée sous tutelle du ministère de l’Agriculture ou n’est-elle qu’un champ d’application de recherches génériques menées au MNHN, au CNRS et dans les universités ? Dans un contexte de pénurie alimentaire, c’est le ministère de l’Agriculture qui l’emporte, avec la création de l’Inra en 1946 comme organisme dévolu à la modernisation et à l’intensification des productions végétales et animales (Cornu et al., 2018). Cette création va induire, pour toute une génération d’agronomes, une forte identification de l’agronomie à la recherche publique sous tutelle du ministère de l’Agriculture, à la fois dans les approches et les structures. Outre-mer, les instituts spécialisés récemment créés se réorganisent à la Libération : il faut soutenir les planteurs et augmenter les exportations de produits tropicaux vers une métropole en croissance, dans une même logique productiviste. Les stations existantes sont renforcées, et de nouvelles stations sont créées, notamment en Guinée et au Cameroun.
Métropole et outre-mer : des agronomies qui divergent
24Dès sa création, l’Inra donne une primauté à la scientificité en adoptant une terminologie disciplinaire pour identifier et regrouper ses entités fondamentales – stations et laboratoires. Calquée sur le modèle des « stations centrales » du temps de l’IRA, cette nomenclature est bien plus qu’un mode de présentation, elle est structurante du fait de l’autorité dévolue aux directeurs de ces stations sur les autres entités de la même « branche d’activité ». Aux stations centrales, les meilleurs équipements et les chercheurs les plus expérimentés ; aux stations provinciales, les déclinaisons sectorielles et les essais techniques. Cette primauté à la science pour définir le mode d’organisation de la recherche contrebalance l’orientation très appliquée qu’a signifiée aux yeux du monde scientifique externe la tutelle du ministère de l’Agriculture. Dès l’origine de l’institut, parmi les « disciplines » ou « groupes d’activité », figure une « section » d’agronomie qui compte 43 chercheurs, et dont la figure de proue est la station centrale de Versailles, le gros des effectifs restant cependant dispersé dans les ex-stations départementales. En 1953, la physiologie végétale se sépare de l’agronomie pour former un ensemble autonome au sein de l’Inra. En 1964 est instaurée l’entité « département de recherche », qui consacre et renforce la nomenclature disciplinaire, mais dans une acception large : plus qu’à une discipline académique, le département d’Agronomie correspond à un ensemble pluridisciplinaire constitué autour d’un objet d’étude, le champ cultivé. Si le département bénéficie de l’expansion des effectifs de la recherche publique (en 1970, il compte 106 chercheurs), il reste sous-doté en locaux et en surfaces, notamment par comparaison avec celui de l’Amélioration des plantes, qui bénéficie de l’appui inconditionnel de la direction de l’institut et de contrats avantageux avec le secteur de l’agrofourniture. De fait, les chaires des écoles d’agronomie demeurent les points d’ancrage principaux d’une discipline dont la participation à la grande entreprise de « laboratorisation » des biosciences demeure assez marginale.
25Quoi qu’il en soit, la structuration disciplinaire, se conjuguant au sein de l’Inra à la centralisation des décisions en matière de financement et de recrutement, a pour la recherche en agronomie un impact décisif en ce qu’elle cristallise la confrontation entre la tradition de recherche des stations départementales et la vision scientifique unificatrice issue de la pensée d’Albert Demolon. Les recherches menées à Versailles s’inscrivent dans une approche fondamentale et générique du sol comme support des cultures. Elles se situent en opposition non seulement à une perspective étroite d’application à la production, mais aussi à l’approche pédogénétique qui privilégie l’analyse de la diversité des sols.
26Dans les stations régionales d’agronomie en revanche, ce sont des attitudes étroitement sectorielles et appliquées qui prévalent encore, favorisées par la dispersion géographique et institutionnelle et par la longévité des cadres. C’est grâce à l’influence grandissante de Stéphane Hénin, héritier intellectuel d’Albert Demolon, que la vision explicative et généralisatrice prend le dessus dans les années 1950. Après avoir reconstitué le laboratoire d’analyse des sols, puis effectué un détour par l’enseignement supérieur agronomique entre 1959 et 1966, Stéphane Hénin succède à Pierre Boischot à la tête du département d’Agronomie de l’Inra. Il jouit alors de l’autorité personnelle que lui donne sa notoriété internationale en physique des sols et minéralogie des argiles. De surcroît, il propose une réflexion épistémologique et méthodologique, excessivement rare pour l’époque, spécifiquement axée sur l’agronomie comme science appliquée110. Il introduit aussi dans les pratiques de recherche un style d’animation inédit et suscite l’enthousiasme d’un cercle de disciples créatifs et dynamiques. Non seulement à l’Inra, mais aussi à l’Orstom et à l’IRAT, ces derniers propagent ses conceptions et démultiplient son impulsion d’ouverture thématique et méthodologique. Mais cette dynamique se heurte à l’inertie que confère à l’agronomie la persistance de structures héritées de la IIIe République. Parmi les différents départements de l’Inra, aucun n’est aussi éclaté géographiquement que celui d’Agronomie, ce qui est un frein puissant et durable à la réflexion collective et à l’organisation des recherches. Jusqu’au seuil des années 1970, ce département reste un archipel de baronnies régionales, chacune choisissant ses propres thèmes de recherche en fonction de ses compétences et des enjeux locaux, d’où de fortes redondances et une faible capitalisation scientifique, bien traduite par le faible nombre de publications par chercheur dans cette période.
27Outre-mer, après la perte de l’Indochine en 1954, l’agronomie française se concentre sur deux zones : le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest, sans liens ou presque entre ces deux ensembles. En effet, l’Algérie fait partie intégrante du territoire national et dépend, dans l’après-guerre, de l’Inra et du rayonnement de l’école d’agronomie d’Alger, Maison-Carrée, qui obtient le rang d’École nationale d’agriculture en 1946, puis d’École supérieure agronomique en 1961, avec des effectifs importants et des installations dévolues à la recherche et aux expérimentations. Si la viticulture est reine en Algérie, la science du sol y connaît également un fort développement dans cette période. Quant au Maroc, il est le lieu d’une étroite coordination entre autorités du protectorat et monarchie pour le développement de la production agricole, mais avec bien plus d’efforts menés du côté du machinisme, de l’irrigation et du génie rural que du côté de l’agronomie. La céréaliculture, toutefois, fait l’objet d’initiatives de développement ambitieuses, la forte croissance démographique du pays aiguisant la problématique de l’autosuffisance alimentaire.
28Dans l’outre-mer tropical, la structuration de la recherche en instituts indépendants, rattachés à des filières d’exportation, répond à l’objectif de moderniser ou d’établir des plantations exploitées en monoculture, et d’augmenter les rendements pour maximiser la production et la rentabilité des entreprises exportatrices. Manquant de devises, la France compte sur son empire, puis sur une sphère d’influence économique dans la zone intertropicale, pour alimenter en commodités agricoles et ligneuses une métropole en croissance. Le fonctionnement des instituts est étroitement lié aux intérêts privés : en Afrique occidentale française, le financement des instituts est soutenu par des taxes à la production, les producteurs fixant l’agenda de la recherche. En 1948, l’IRHO dispose de six stations expérimentales sur le seul palmier à huile. Le dispositif agronomique couvre un immense éventail de conditions écologiques et permet ainsi des comparaisons intersites qui, à défaut d’engendrer une synthèse à fondement explicatif, assoient une expertise mondialement reconnue. Cette priorité aux cultures d’exportation n’encourage toutefois pas les agronomes à apporter une expertise cohérente aux paysanneries autochtones comme ils le font en métropole. Il faut attendre les années 1960 pour que la situation évolue sur ce plan, en lien avec les processus de décolonisation.
29Dans ce contexte, les disciplines scientifiques ne sont pas un facteur de structuration prioritaire. Certes, il y a besoin de compétences spécialisées et identifiées (en sélection variétale, en défense des cultures, en agronomie, etc.), mais ce qui compte avant tout, c’est la capacité à assurer une cohérence et une complémentarité pluridisciplinaires sur une culture donnée et dans une région donnée, pour proposer des techniques « optimales » (au sens de ce qui peut maximiser les rendements) et satisfaire les besoins des filières d’exportation. Les recherches sont donc organisées et programmées par culture. Au sein d’un même institut, les contacts entre chercheurs travaillant sur des plantes différentes sont rares, et quasi inexistants entre ceux relevant d’une même discipline, mais d’instituts différents. À ce cloisonnement institutionnel s’ajoute l’isolement géographique, car les déplacements sont longs et coûteux, aussi bien entre stations que vers la métropole. In fine, le terme d’agronomie est certes utilisé pour étiqueter les thèmes de recherche et profils de recrutement, mais les connaissances produites restent inféodées à l’espèce végétale considérée, et ne débouchent que rarement sur des publications génériques.
Le tournant postcolonial : menace pour la recherche agronomique, ouverture pour la recherche en agronomie
30La recherche agronomique tropicale n’est pas exempte de débats et tensions institutionnelles dans l’après-guerre, une situation qui se traduit par de sourdes luttes entre les instituts spécialisés par produits et l’Orstom pour le contrôle de différentes disciplines, dont l’agronomie. Le destin de cette dernière en est fortement impacté, et son développement se différencie alors nettement entre les « univers » agronomiques métropolitain et colonial-tropical. Mais, dans les deux cas, la dimension appliquée, portée par les ministères de l’Agriculture et des Colonies, puis de la Coopération, finit par l’emporter face à la dimension scientifique, portée par la DGRST (Délégation générale à la recherche scientifique et technique, créée en 1959) et le MNHN.
31Les années 1960 sont une période de grands bouleversements et de grandes incertitudes pour la recherche agronomique tropicale française. Le contexte de la décolonisation, marqué par une forte instabilité politique de certaines « jeunes nations » et par un problème massif d’émigration de populations rurales de l’intérieur des terres vers des capitales côtières « macrocéphales », rend très aléatoire la programmation d’une recherche agronomique sur le moyen terme, tout particulièrement pour les productions vivrières. Par ailleurs, les nouveaux États issus de la décolonisation créent progressivement leurs propres institutions nationales en recherche agronomique. Mais, à la différence de ce qui se passe pour la Grande-Bretagne et la Belgique, la recherche agronomique est un des domaines qui bénéficient d’un renouveau partenarial entre la France et une bonne partie de ses anciennes colonies et protectorats (hormis la Guinée). Après la décolonisation, les instituts poursuivent ainsi l’appui aux producteurs (les planteurs sont encore souvent français ou salariés de sociétés françaises) et maintiennent l’influence de la France. Leur statut privé leur permet une grande souplesse d’adaptation. Cette évolution a cependant des conséquences importantes sur le fonctionnement des huit instituts de recherche tropicaux : s’ils voient leurs effectifs d’ingénieurs augmenter, ils sont déstabilisés scientifiquement et financièrement par la perte de certaines de leurs bases d’outre-mer, notamment en Asie. Cette évolution est en partie compensée et masquée par une redistribution des cartes avec l’Orstom. Ainsi est créé en 1958 l’Institut français du café, du cacao et autres plantes stimulantes (IFCC, renommé Institut de recherche, IRCC, en 1982), issu d’un service de l’Orstom dédié à ces cultures.
32Le fait principal de cette période charnière est la création en 1960 de l’Institut de recherches agronomiques tropicales et des cultures vivrières (IRAT), dédié à la recherche agronomique et aux cultures vivrières, base de l’autonomie alimentaire des jeunes États indépendants. Son mandat est de « développer en régions tropicales des études et recherches appliquées en agronomie générale et cultures vivrières ». Une dizaine de stations sont créées non seulement en Afrique, mais aussi dans les départements d’outre-mer (DOM). Comme l’IFCC, l’IRAT est issu des services de recherche agronomique tropicale qui avaient été rattachés à l’Orstom à partir de 1953 pour accroître la production agricole, notamment vivrière, dans les régions tropicales. L’IRAT hérite de l’ensemble des responsabilités scientifiques et techniques de l’Orstom à Nogent-sur-Marne. Il bénéficie aussi de chercheurs mis à disposition par l’Office, et surtout des crédits gouvernementaux prévus pour le fonctionnement de ce dispositif métropolitain et la réalisation des programmes de recherche. Il hérite également de l’« agronomie générale », discipline auparavant « administrée » par l’Orstom, même si ce dernier, qui conserve par ailleurs un important service de pédologie, manifeste encore au début des années 1960 quelques velléités d’implication en agronomie, sous la houlette de Stéphane Hénin qui y place des élèves. Au sein de l’IRAT, la conception scientifique et généraliste de l’agronomie ne s’impose pas immédiatement, et les recherches vont longtemps rester programmées et organisées par espèce. Il faut attendre 1969 pour que soit créée une « division d’agronomie » qui se substitue à la « division des sols et de la phytotechnie ».
33Le début des années 1960 est marqué par une vision assez pessimiste de l’alimentation dans les pays nouvellement indépendants, caractérisés par une forte croissance démographique, avec des risques de famine en Asie, en Afrique subsaharienne et en Amérique du Sud. René Dumont, depuis la chaire d’agriculture comparée de l’INA de Paris, sonne l’alarme sur l’échec du décollage des « jeunes nations » africaines, mobilisant une nouvelle génération d’agronomes du développement. Comme en témoigne Didier Picard, « je souhaitais faire de l’agronomie et mettre en œuvre l’enseignement que dispensait Stéphane Hénin à l’époque, pour apporter ma contribution aux problèmes soulevés par René Dumont » (Picard, 2008). Sous l’impulsion des fondations Ford et Rockefeller, un système de coopération international est créé (il deviendra le Consultative Group on International Agricultural Research, CGIAR), basé sur un réseau de « centres d’excellence » installés dans les régions tropicales et ayant chacun un mandat bien défini111. La France reste toutefois en retrait de cette initiative et choisit de privilégier son propre dispositif d’appui à ses ex-colonies. De cette autonomie du dispositif français résultent un certain isolement par rapport aux grandes dynamiques scientifiques internationales, mais aussi un bénéfice pour l’agronomie : celui d’échapper à l’emprise des conceptions étroitement phytotechniques qui caractérisent la Révolution verte, alors triomphante en Amérique centrale et en Asie du Sud notamment.
Ouverture thématique et méthodologique : vers de nouveaux équilibres scientifiques
Une identité scientifique et technologique en gestation pour l’agronomie : la fertilisation raisonnée
34En 1945 et pendant les quinze années qui suivent, le domaine de recherche qui se situe à l’intersection de la chimie agricole, de la nutrition minérale des plantes et de la gestion de la fertilité des sols constitue l’étendard de l’agronomie. Il est le « cœur de compétence » des stations agronomiques départementales. C’est à ce domaine que s’attache la spécificité qui commence à être reconnue à la section puis au département d’Agronomie de l’Inra, et c’est là que l’agronomie acquiert ses principaux « états de service » en matière d’efficacité technique. Elle a déjà ou aura bientôt à son actif la levée des carences ou excès d’acidité qui maintenaient les niveaux de rendement des cultures à des niveaux très bas sur de vastes régions comme la Champagne crayeuse, la Bretagne ou les immenses étendues occupées sous les tropiques par les sols ferrallitiques. La prédominance de cette thématique concerne aussi bien l’outre-mer que la métropole, malgré les différences d’organisation, voire même de conception des activités de recherche. Elle se maintient tout au long de la période, comme en témoignent les sommaires de la série « agronomie » des Annales agronomiques où sont publiés la plupart des travaux des chercheurs en agronomie de l’Inra112.
35Bien que désormais rattachée au département d’Agronomie, chaque station régionale de l’Inra garde une forte autonomie. Cette situation a pour corollaire une homogénéité thématique : en 1945, il est impensable pour une station d’agronomie digne de ce nom de ne pas avoir une double activité d’analyse et d’expérimentation sur les effets à plus ou moins long terme des matières fertilisantes ou des amendements, tout en ayant ses particularités dans le choix des thèmes et des protocoles. C’est la diversité des sols rencontrés au sein de « son » territoire qui guide le choix des thèmes et lieux d’expérimentation, puisque c’est la pédogenèse qui « explique » la hiérarchie des facteurs limitants. Outre leur caractérisation physico-chimique et la mise en relation de celle-ci avec l’effet des engrais, la description des types de sol et de leur répartition territoriale est l’autre grand volet des activités de recherche, par définition inépuisable. À côté de l’Inra, l’industrie des engrais finance un gros effort d’expérimentation selon une approche avant tout empirique et statistique113, avec pour chaque catégorie de culture des centaines d’essais dont les résultats sont exploités, là encore, en les stratifiant par région.
36Outre-mer, durant cette période, l’amélioration génétique représente souvent la pierre angulaire de la stratégie de recherche des instituts. C’est le cas en particulier pour les cultures pérennes comme les oléagineux (palmier à huile et cocotier à l’IRHO), le caoutchouc (hévéa à l’IRCA) ou les cultures fruitières (bananier, manguier, avocatier, agrumes, ananas, etc., à l’Institut de recherches sur les fruits et agrumes, IRFA). Les travaux sont menés au sein de grandes stations de recherche dont la vocation première est de conduire des programmes pérennes d’amélioration génétique (La Mê et Port Bouët en Côte d’Ivoire par exemple). L’agronome a pour mission d’optimiser la production des différents cultivars en réponse au milieu. Comme en métropole, la maîtrise de la nutrition minérale constitue son fil rouge. Par rapport au regard privilégié qu’accordent au sol les chercheurs de l’Inra, le recours au diagnostic foliaire constitue une originalité notable (Martin-Prevel et al., 1969) qui répond à une préoccupation majeure : la mise au point de programmes de fumure pour les plantations industrielles. Tout en étant très centralisée, avec des spécialistes installés à Paris qui mettent en œuvre des analyses sophistiquées, cette activité de recherche s’appuie sur un réseau de parcelles réparti sur plusieurs continents, couvrant ainsi une vaste gamme de climats et de sols, débouchant sur la mise au point de plans de fumure pour le compte de grands groupes gérant des milliers d’hectares dans le monde, en Afrique ou en Asie.
37Outre-mer comme en métropole, le plus grand défi de l’agronomie de la fertilisation est la mise en cohérence des connaissances acquises dans des lieux et des conditions divers. Vers 1950, le cadre unificateur du raisonnement de la fertilisation est déjà présent dans les ouvrages d’Albert Demolon, s’appuyant sur la distinction entre raisonnement annuel et pérenne de la fumure selon les groupes d’éléments considérés, et sur le couplage entre dosage des éléments minéraux dans le sol ou plus rarement les plantes et courbes de réponse établies par expérimentation au champ (Demolon, 1956). Cependant, le raisonnement n’est encore formulé que de façon assez vague et ne se précisera véritablement qu’au cours des deux décennies suivantes. Grâce à la mise en œuvre de mésocosmes tels que cultures d’épuisement en pot (Chaminade, 1964) ou cases lysimétriques permettant d’établir des bilans d’éléments minéraux (Bastisse, 1953), la « boîte noire » qui s’interpose entre analyse de sol ou de plante et réponse aux engrais est progressivement ouverte. Les prémices d’une approche plus dynamique des processus, grâce à l’utilisation des isotopes radioactifs, apparaissent à la même époque (Barbier et al., 1954). Le raisonnement est étendu à tous les éléments nutritifs, y compris les oligoéléments114. Les promoteurs de ce déploiement sont une nouvelle génération de chercheurs115 qui, tout en ayant une formation classique en chimie, en pédologie et en physiologie végétale, s’inscrivent désormais dans la perspective à la fois explicative et généralisatrice de l’« école Demolon ». L’expression « fertilisation raisonnée »116 apparaît dans la presse technique à la toute fin de cette période (Prats, 1970). Les bases d’un raisonnement général, explicite et quantitatif, des apports d’engrais sont établies : à partir des analyses de terre ou de plantes dont les protocoles sont stabilisés, et des références établies sur les besoins des cultures, on peut, pour une parcelle donnée, calculer et prescrire des fumures d’entretien ou de redressement ainsi que des apports correctifs en cas de carences en oligoéléments, sans oublier les amendements visant à maîtriser l’acidité des sols. Pour l’azote, Jean Hébert met en forme la méthode du bilan prévisionnel (Hébert, 1969), qui n’est encore opérationnelle que pour les céréales à paille et dans un périmètre géographique limité au département de l’Aisne. Ainsi s’établit un continuum entre dynamique des éléments minéraux dans le sol, alimentation et nutrition des plantes, réponse du rendement aux engrais et conseils d’apports de fertilisation quantifiés, commençant à formaliser le lien entre processus écologiques et processus techniques. Du point de vue de la double identité scientifique et technologique de l’agronomie, on a bien là une émergence certes très partielle et imparfaite, mais qui est appelée à un bel avenir.
Émergence et essaimage de la physique du sol appliquée
38Dans la conception d’Albert Demolon, issue à la fois de ses propres expériences de terrain dans l’Aisne et de ses relations avec les scientifiques anglo-saxons, l’étude de l’objet « sol » ne saurait se limiter aux aspects chimiques, et doit comporter un volet physique d’importance égale, aussi bien d’un point de vue purement cognitif que du point de vue de la relation avec le comportement des plantes. Albert Demolon encourage donc ses disciples à s’engager dans cette voie, tout particulièrement Stéphane Hénin qui en est le grand promoteur en France, avec un rayonnement international notable, comme l’atteste la forte présence des chercheurs français au VIe Congrès mondial de science du sol en 1956. Dès 1960, l’étendue et la cohérence des travaux réalisés117 aboutissent à la première édition d’un ouvrage intitulé Le Profil cultural (Hénin et al., 1960), qui constitue un jalon dans l’histoire de l’agronomie française, à de multiples égards. Le succès de cette parution et la poursuite des travaux aboutissent à une édition revue et augmentée (Hénin et al., 1969) qui connaît une diffusion encore plus large.
39À la fin des années 1960, la physique du sol appliquée a essaimé dans plusieurs stations régionales, notamment Dijon-Époisses, où sont étudiés les effets des amendements calciques. Les jeunes recrues de l’Inra et de l’Orstom (dont certaines rejoindront ensuite l’IRAT) apprennent à réaliser les tests de stabilité structurale et à doser les matières organiques du sol, et leurs premiers sujets de recherche leur sont donnés dans ce domaine. Le monopole de la chimie agricole est désormais dépassé ; elle n’est plus la seule à pouvoir établir le continuum entre processus écologiques et processus techniques. Mais si l’agronomie ne se confond plus avec la chimie agricole, on peut toujours se demander si elle est davantage qu’une application à l’agriculture de la science du sol.
Au-delà de la science du sol et de la bioclimatologie, un nouvel horizon pour l’agronomie
40Au sein de l’Inra, le climat et ses incidences sur la production végétale sont étudiés au sein du département de Bioclimatologie, doté de fortes compétences en physique appliquée à la micrométéorologie. Les chercheurs de ce département sont bien insérés dans un courant de recherche international marqué par l’essor de l’écologie fonctionnelle et de l’écophysiologie. Les mécanismes énergétiques et le déterminisme climatique de l’évaporation et de la transpiration, ainsi que leur lien avec la photosynthèse, sont élucidés et modélisés. Aussi bien à l’Inra qu’à l’Orstom, Stéphane Hénin encourage des agronomes comme Lucien Turc ou Marcel Robelin à établir une interface avec les bioclimatologues, tout particulièrement sur le thème de l’eau, pour lequel la nécessité d’appréhender un continuum sol-plante-atmosphère est évidente, avec un prolongement technique non moins évident du côté de l’irrigation. La première édition du Profil cultural contient déjà plusieurs pages consistantes sur les bilans hydriques des cultures, établissant le rôle déterminant des réserves du sol, schématisé dans la notion de réserve utile (RU). Le lien est établi entre évapotranspiration, couvert végétal et production de biomasse (Robelin, 1962). Au sein du département d’Agronomie de l’Inra, mais aussi à l’Orstom et à l’IRAT, les facteurs de variation de la RU, les processus de transfert, le bilan hydrique des cultures et son impact sur la production végétale, sont étudiés certes par un effectif de chercheurs restreint si on le compare à celui des « chimistes agricoles », mais de façon suffisamment large et consistante pour constituer, à la fin des années 1960, un deuxième pôle d’ancrage de l’agronomie. En 1964, l’Inra publie L’Eau et la production végétale, ouvrage qui dresse l’état de l’art sur ce front de recherche. Les chercheurs de bioclimatologie y ont une place prédominante, mais plusieurs chapitres émanent du département d’Agronomie.
41À l’IRAT, les recherches sur les relations eau-sol-plante sont déployées dès la création de l’institut. Outre l’irrigation, l’un des thèmes les plus étudiés est la répartition saisonnière de la pluviométrie et de la demande évaporative pour la rationalisation des calendriers culturaux. Ces travaux s’appliquent à de nombreux couples culture-région : riz pluvial en Côte d’Ivoire, maïs au Nord-Cameroun, canne à sucre au Burkina Faso et en Guinée. L’importation et la mise au point de nouvelles méthodes de caractérisation hydrique et hydrodynamique des sols, avec entre autres l’utilisation des humidimètres à neutrons, permettent d’appréhender le fonctionnement hydrique des sols de façon dynamique et générique, en prenant en compte leur diversité pédologique, particulièrement étendue dans le continent africain.
42La diversification thématique impulsée par Stéphane Hénin est encore bien plus audacieuse si on considère l’enseignement supérieur agronomique et les sujets qu’il confie aux jeunes enseignants-chercheurs de l’équipe qu’il encadre à l’INA de Paris, notamment Michel Sebillotte et Jean-Pierre Deffontaines : étude de l’enracinement pour mieux interpréter le profil cultural, diagnostic sur le peuplement végétal à travers l’analyse des composantes du rendement, effets des rotations culturales, liens entre rotations et assolement, potentialités régionales, etc. L’agronomie explore des niveaux d’organisation nouveaux qui vont de la station jusqu’au système de production, tout en abordant l’échelle régionale. Certes, il ne s’agit que d’exploration, mais c’est un saut qualitatif qui ouvre l’horizon de l’agronomie au-delà du champ d’application de la science du sol et de la bioclimatologie.
43Outre-mer, l’horizon thématique était lui aussi déjà entrouvert au-delà de la fertilisation et de la gestion de l’eau et de l’alimentation minérale, mais plutôt du côté de la biologie végétale. Malgré leur caractère encore sporadique et fragmentaire, de nombreux travaux axés sur la plante annoncent le développement à venir de l’écophysiologie végétale : optimisation des angles d’insertion foliaire pour la captation de la lumière, résistance à la sécheresse, activité enzymatique des feuilles et des racines en relation avec la production, densités de plantation optimales.
Un début de révolution méthodologique ?
44Les recherches sur la fertilisation ont pour perspective d’établir un lien entre analyses de terre et réponse du rendement aux apports d’engrais. Du point de vue des méthodes et des outils mis en œuvre, aucun de ces deux ensembles n’est spécifique de l’agronomie, c’est leur mise en synergie qui est sa marque de fabrique. Cette association progresse laborieusement, à partir d’un double courant de travaux plus ou moins bien coordonnés : d’un côté, la mise au point des méthodes d’extraction et de dosage, visant à affiner l’évaluation des « réserves assimilables » par les plantes, et, de l’autre, un considérable effort d’expérimentation multilocale, partagé entre les stations départementales, intégrées ou non à l’Inra, et l’industrie des engrais. Cette dernière privilégie une voie plus statistique basée sur la stratification régionale des courbes de réponse, et la recherche des doses optimales par région. Quel que soit leur degré d’empirisme, ces approches relèvent clairement de la posture prescriptive évoquée dans le chapitre 2 : en matière de fertilisation, l’agronome est un « expert ». Grâce à ses connaissances en pédologie et en physiologie végétale, il est en mesure d’identifier la cascade de facteurs limitants à lever successivement, et donc de définir les thèmes d’expérimentation, sans avoir besoin de consulter les praticiens ni même d’observer de façon approfondie le comportement des cultures en dehors de « sa » station expérimentale. Il est également de son ressort d’interpréter les résultats et d’en déduire les recommandations techniques.
45Cependant, cette approche par expertise ex ante et expérimentation ne peut être aisément transposée à d’autres thèmes : tout ce qui relève des composantes physiques de la fertilité et de l’alimentation hydrique, ou même du choix variétal, est soumis à une variabilité climatique et technique plus forte, et redevable de critères d’évaluation moins simples que le seul rendement. La diversification thématique qui caractérise alors l’agronomie a pour implication une évolution nécessaire des démarches. Sous l’impulsion directe de Stéphane Hénin, une approche radicalement nouvelle s’affirme : l’agronomie « clinique », qui part de l’observation in situ pour élaborer des diagnostics sans a priori sur chaque situation particulière.
46C’est particulièrement dans le domaine de la physique du sol appliquée que cette approche se structure. La première édition du Profil cultural contient déjà de nombreuses études de terrain qui permettent soit d’établir un diagnostic préalable sur un problème signalé par les agriculteurs, soit de vérifier que ce problème correspond à l’extériorisation des processus étudiés au laboratoire. Les capacités de diagnostic acquises sur l’état physique du sol et sa modification par les interventions culturales doivent être étendues vers la plante, ce qui suscite un courant de travaux méthodologiques ayant pour but explicite le diagnostic au champ : étude de l’enracinement pour mieux interpréter le profil cultural, diagnostic sur l’histoire du peuplement végétal à travers l’analyse des composantes du rendement, analyse floristique des prairies. Ce courant ne va pas encore jusqu’à instaurer l’enquête comme démarche de recherche, et ne s’appuie encore que sur un arsenal d’outils d’observation et de mesure très rudimentaires : observation visuelle systématisée, comptages de plantes et d’organes végétaux. Mais sa mise en œuvre fournit aux chercheurs un socle qui, en retour, nourrit la problématisation et ouvre le regard de façon illimitée : à chaque tournée de terrain, par leurs propres observations ou en questionnant agriculteurs et techniciens, Stéphane Hénin et ses disciples découvrent de nouveaux sujets, dont ils extraient de nouvelles questions de recherche, unifiées par une même épistémologie et une même finalité « clinique ».
47En métropole, la gestation de l’agronomie clinique a lieu dans des « niches », à l’interface de la recherche et de l’enseignement supérieur agronomique où s’est temporairement positionné Stéphane Hénin : la chaire d’agriculture de l’INA autour de Michel Sebillotte, et au sein de l’Inra le « groupe non sectoriel » autour de Raymond Gras et Jean-Pierre Deffontaines (Cornu, 2021). Outre-mer, elle se développe plus tardivement dans les instituts spécialisés dans les plantes pérennes, sans doute parce que les formes d’agriculture concernées, de type agro-industriel, donc plus demandeuses de normes techniques « standards », et les types de praticiens sont moins réceptifs à cette démarche réflexive.
L’agronomie clinique à l’épreuve du terrain
48Modernisation et vulgarisation sont les mots-clés des décennies de la « révolution silencieuse ». En métropole, ce qu’on appelle « Développement agricole » est dévolu aux directions départementales des services agricoles (DSA), services de l’État sur le territoire, avant qu’un décret de 1966 ne transfère la maîtrise d’œuvre du développement à la profession agricole (chapitre 8). Le modèle d’innovation de cette période est caractérisé avant tout par une logique de rupture avec les savoirs locaux et les ressources endogènes, privilégiant les « paquets techniques » de la modernisation agricole, notamment la « révolution fourragère ». Initialement réduite à une version duale et asymétrique (recherche-vulgarisation), la segmentation du système de recherche-développement agronomique prend après 1966 une forme plus complexe et diversifiée qui recueille l’assentiment de chacune des parties prenantes, car elle favorise la reconnaissance croisée d’institutions naissantes ou encore jeunes, et les financements qui en découlent. L’Inra calque sa propre organisation interne sur ce schéma en créant en 1964 un Service d’expérimentation et d’information (SEI), explicitement chargé de la vulgarisation et des domaines expérimentaux (Cornu et al., 2018). Les discontinuités que cette segmentation implique semblent n’entraver en rien le courant d’innovation technologique multiforme alimenté par l’agrochimie et les firmes semencières en pleine expansion, avec une contribution directe de l’Inra, notamment à l’innovation variétale.
49Au moins jusqu’à la fin des années 1960, et avant que l’agronomie clinique ne commence vraiment à se diffuser, les postures dominantes sont celles de l’agronome-savant et du prescripteur, aussi bien en métropole qu’outre-mer. Dans les deux cas, l’objectif qui prime est la définition de normes pour une agriculture standardisée qui doit rompre avec les pratiques traditionnelles. Cette rupture est vigoureusement affichée par les agronomes tropicalistes. La fertilisation est, comme en métropole, leur domaine-phare, et la prescription normative va jusqu’à l’établissement de plans de fumure pour les grands groupes. Cependant, la gamme des sujets techniques donnant matière à prescription est plus étendue : choix des sols propices à la mise en culture, irrigation, mécanisation, modes de plantation, etc. Les travaux de mise au point technique sont appuyés et financés par des accords de coopération avec des sociétés de plantation en place dans les pays concernés, souvent des sociétés à capitaux français. Parfois même, les agronomes du monde de la recherche contribuent directement à la gestion de grandes plantations à travers des contrats privés. En métropole et sauf pour la fertilisation, les chercheurs en agronomie ne s’engagent pas aussi largement dans la prescription. C’est sur la gestion de la fertilité qu’ils concentrent leur ambition en matière d’innovation et d’application. La « doctrine des stations agronomiques », selon l’expression d’Albert Demolon, propose dans ce domaine un raisonnement des apports assez sophistiqué. Une observation de la façon dont ont évolué les achats d’engrais en France révèle toutefois que cette doctrine a permis de légitimer l’utilisation en soi des engrais et amendements, sans réflexion poussée sur les quantités d’apports et leurs effets induits.
50Du côté de Stéphane Hénin et de ses collaborateurs, la motivation qui pousse au développement de l’agronomie clinique n’est pas explicitement liée à un engagement vis-à-vis des enjeux et finalités agricoles. L’observation et le diagnostic des situations agricoles réelles sont plutôt considérés comme des exercices qui non seulement permettent la découverte de questions inédites, mais stimulent l’esprit critique. En s’y livrant, l’agronome est amené à construire des schémas d’interprétation, et à concevoir des stratégies d’investigation associant terrain et laboratoire. Il s’aguerrit en faisant face aux confusions d’effet, analogies anthropomorphiques et autres obstacles épistémologiques analysés par le philosophe Gaston Bachelard, le maître à penser de « l’école Hénin ». Les recommandations techniques ne sont pas éludées, mais elles résultent d’un diagnostic auquel le praticien a participé, en donnant des informations sur ses interventions. Elles sont formulées de façon non impérative et laissent un large choix au praticien : plutôt que comme une prescription, elles apparaissent comme la mise à l’épreuve de la cohérence de l’interprétation agronomique de la situation. La dimension technologique de l’agronomie prend ainsi une valeur heuristique qui va bien au-delà de l’« application » au sens conventionnel du terme. Son caractère identifiant et structurant est clairement énoncé par le titre même de l’ouvrage qui, même s’il est publié tardivement, synthétise les conceptions élaborées à cette époque au sein du « groupe non sectoriel » : Le Fait technique en agronomie. Activité agricole, concepts et méthodes d’étude (Gras et al., 1989). Le SEI lui-même est contaminé par cette attitude et prend ses distances avec l’établissement de références normatives. En matière de systèmes fourragers, certains de ses membres passent plus de temps à enquêter à l’extérieur des stations expérimentales qu’à établir des expérimentations comparatives (Cornu, 2021).
51L’agronomie clinique et la posture de diagnostic-conseil qui l’incarne trouvent un accueil et un écho importants dans le nouveau monde du développement et de la recherche-développement sous tutelle professionnelle agricole. Elles entrent en résonance avec la vaste dynamique d’essai-erreur mutualisé (chapitres 2 et 8), qui est alors sous-jacente à la modernisation agricole et aux organismes de vulgarisation et de partage d’expériences qui portent la dynamique. Cette rencontre entre deux courants radicalement étrangers l’un à l’autre – l’un fondé sur l’épistémologie, l’autre braqué sur « le progrès technique » – va fructifier sur l’immense éventail de questions agronomiques ouvert par la révolution technique agricole. Stéphane Hénin et ses disciples établissent un dialogue approfondi avec certains instituts techniques, notamment avec l’Institut technique des céréales et des fourrages (ITCF) et le Centre technique interprofessionnel des oléagineux métropolitains (Cetiom) sur les questions de travail du sol et de rotations culturales, dont les bases agronomiques sont remises en question du fait de l’irruption des herbicides chimiques118. À l’Académie d’agriculture de France, les agronomes commencent à faire entendre une voix spécifique sur les questions liées à la modernisation agricole, notamment sur l’intensification fourragère qui s’avère moins simple qu’annoncé (Bouvier, 2021).
52Parmi les disciples de Stéphane Hénin, un petit nombre, au premier rang desquels Michel Sebillotte, s’implique plus encore dans la coopération avec le développement agricole en métropole, car ils discernent la synergie qui peut en découler pour autonomiser et légitimer la recherche en agronomie. Ils établissent des contacts étroits et réguliers avec les techniciens agricoles et avec les groupes de développement, tels que les Centres d’études techniques agricoles (CETA) et les Groupements de vulgarisation agricole (GVA), alors en plein essor. C’est dans des revues non académiques, voire même dans la presse technique agricole119, que paraissent certains articles qui deviendront des jalons emblématiques de l’émergence de l’agronomie clinique. Certes, un engagement aussi poussé reste très marginal parmi les chercheurs, et ce n’est pas un hasard si ce sont des enseignants-chercheurs qui en sont les promoteurs : les chambres d’agriculture et autres instituts techniques offrent un potentiel d’embauche considérable pour les jeunes ingénieurs. Mais comme ceux-ci sont désormais considérés comme devant être « formés par la recherche », la cloison recherche-développement commence à perdre de son étanchéité.
53Dans le monde tropical, on observe une évolution analogue qui fait passer d’un système prescriptif sommaire descendant à un schéma de transfert plus sophistiqué, où la problématique d’adaptation de l’innovation au contexte est encore plus prégnante qu’en métropole. Les agronomes de l’IRAT, qui travaillent essentiellement avec des petits producteurs, y sont très sensibles. L’évaluation agronomique et socio-économique des situations y est dès 1960 considérée comme un préalable nécessaire pour bâtir des scénarios d’avenir. Pour l’agronomie, cela consiste à identifier et recenser les principaux facteurs limitants de l’agriculture locale. Cette première étape est suivie du test et de l’évaluation de systèmes de culture pilotes en station expérimentale. Les modes d’intervention qui découlent de cette phase expérimentale servent ensuite de base à des scénarios de développement régional. De telles démarches sont établies sur le riz à Madagascar (lac Alaotra) et au Brésil (Maranhão, Mato Grosso). Malgré quelques réussites ponctuelles, les résultats restent toutefois peu mis en œuvre par les paysans, ce qui conduit à mettre l’accent sur les canaux de diffusion en aval des stations de recherche – services de vulgarisation, sociétés de développement –, qui dans les faits sont avant tout structurés en filières par espèces ou groupes d’espèces. La difficulté à intégrer ou faire percoler le « progrès technique » dans les systèmes de production paysans existants s’inscrit au centre de débats sur l’efficience des systèmes de recherche et de vulgarisation.
54Malgré des expériences d’implantation d’essais multilocaux chez des producteurs d’arachide au Sénégal sous l’égide du Centre de recherches agronomiques (CRA) de Bambey dans les années 1950, il faut attendre le début des années 1960 pour que les recommandations prennent vraiment en compte les réalités paysannes de la zone sahélienne. Et ce n’est que dans la période suivante qu’émergera et s’affirmera la posture d’accompagnement qui prend en compte de façon systémique les interactions entre recherche, développement et production.
Des années 1970 aux années 2000, la construction de l’agronomie moderne
55Après une phase d’émergence encore incertaine, l’agronomie va s’édifier et s’identifier progressivement, non sans allers-retours et crises conjoncturelles plus ou moins graves, mais finalement génératrices de progrès et de reconnaissance institutionnelle. D’un point de vue chronologique, ce parcours se place à des dates différentes selon les contextes. C’est particulièrement net si on compare le contexte métropolitain et les pays en développement de l’aire francophone. Cependant, par-delà cette diversité des cadres géographiques et institutionnels, se dégage une trame générale de développement thématique et méthodologique de l’agronomie, étroitement liée à une évolution des relations recherche-développement, chercheur-praticien, et plus globalement agronomie-agriculture-société. Dans cette trame, la rencontre des enjeux environnementaux va être une épreuve de vérité, dont finalement l’agronomie sort « augmentée ».
Des parcours institutionnels variés et plus ou moins tourmentés
L’agronomie : champ d’expertise, domaine de recherche ou discipline à part entière ?
56Il n’y a pas d’acte ni de date de naissance de l’agronomie comme discipline scientifique. Cependant, il y a bien un moment, à la charnière des décennies 1960 et 1970, avant lequel l’agronomie est du point de vue de la recherche scientifique française plutôt un domaine qu’une discipline, et après lequel, pour au moins une partie des chercheurs, elle est devenue une discipline à part entière, qui leur confère une identité thématique et méthodologique et leur permet de se situer par rapport à d’autres communautés de recherche. C’est en 1967 que Stéphane Hénin présente l’agronomie comme « une écologie appliquée à l’amélioration de la production et à l’aménagement du territoire », dans un article publié dans Économie rurale. À la toute fin des années 1960, l’agronomie a acquis droit de cité au sein de l’enseignement supérieur agronomique, certes de façon très inégale selon les établissements (chapitre 7), ainsi que dans une partie de la recherche-développement appliquée métropolitaine sous tutelle professionnelle. En 1974, Michel Sebillotte publie un manifeste fondateur120 qui formalise une large part du socle conceptuel et méthodologique de l’agronomie moderne.
57Dans les organismes de recherche publique, au début des années 1970, le statut de l’agronomie est toutefois encore assez mal défini. À l’Inra, les recherches menées au sein du département éponyme couvrent un champ vaste et hétérogène qui va de la minéralogie des argiles aux potentialités régionales en passant par les rotations culturales, même si un contingent important de chercheurs reste axé sur le cœur historique issu de la chimie agricole appliquée à la fertilisation. Le vocable « agronomie » correspond donc plutôt à un domaine qu’à une discipline, et encore moins à une communauté scientifique.
58Dans la recherche tropicale, la discordance entre définition et statut de l’agronomie est d’une autre nature. Qualifié d’expert ou de phytotechnicien, l’agronome y est considéré à la fois comme le spécialiste d’une plante et comme un « assemblier » qui, maîtrisant un ensemble de connaissances larges, propose une optimisation de techniques culturales dans un contexte donné et pour un cultivar donné (Charpentier et al., 1995). Pour cela, il doit établir des référentiels pour chaque technique, en s’appuyant sur de vastes réseaux expérimentaux. En revanche, les agronomes ne disposent que rarement de laboratoires dédiés, alors que des laboratoires de technologie, phytopathologie, biochimie et même biométrie existent dans chacun des instituts, et constituent des foyers de développement des disciplines dont ils relèvent. Le corpus théorique propre à l’agronomie est surtout discernable par son échelle d’étude et de préconisation, la parcelle, considérée comme un tout homogène. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que des recherches intégrées vont émerger, considérant les cultures au sein d’une exploitation comme un système, dans un contexte écologique et social donné. La création du Cirad, en décloisonnant les recherches conduites dans les instituts spécialisés, va favoriser ces approches, avec pour conséquence un nouveau positionnement de l’agronomie.
L’agronomie au sein de l’Inra : le défi de l’académisation de la recherche
59Avec le départ à la retraite de Stéphane Hénin à la fin des années 1970, la période qui suit est celle d’un déclin de l’agronomie au sein de l’Inra, débouchant sur une véritable crise du renouvellement des idées et des recrutements. Un premier événement majeur est la création en 1974 d’un département de Science du sol par scission du département d’Agronomie, conséquence de la montée en scientificité et de la spécialisation de l’ensemble de la recherche agronomique française. Comme en témoigne Jean Mamy (1999), « à l’intérieur du département d’Agronomie, plusieurs équipes s’étaient à la longue individualisées. Elles ne s’intéressaient plus seulement au sol en tant que support de la plante […], mais en tant que milieu ou objet d’étude autonome. Elles considéraient que l’agronomie était la discipline de la conduite de la culture et de la fertilisation, même si elle s’intéressait au travail du sol et aux itinéraires techniques, le sol n’étant guère, pour elle, que le support un peu inerte de la végétation. Les équipes de chercheurs regroupés autour de Chaussidon ou de Pédro, les microbiologistes des sols qui étaient à Versailles puis se sont regroupés par la suite à Dijon, accordaient au sol un rôle plus important, réclamant des moyens et des modes d’approche plus spécifiques. Aussi poussaient-elles à la création d’un département autonome de science du sol, regroupant en son sein des physico-chimistes, des physiciens, des microbiologistes. Le partage qui s’est fait entre le département d’agronomie et celui de science du sol a été réalisé sur cette base-là : ont été regroupés en science du sol tous les gens qui, comme moi, travaillaient sur le sol, en tant qu’objet d’étude et de compréhension, et en agronomie, tous ceux qui prêtaient une plus grande attention aux problèmes de conduite des cultures ».
60Au sein du département qui garde l’intitulé d’Agronomie, placé sous la direction de Louis Gachon, le domaine « nutrition minérale-fertilisation » retrouve mécaniquement une prépondérance qu’il était en train de perdre, et ce alors même que son renouvellement y était circonscrit à quelques thèmes de recherche, principalement celui du cycle de l’azote. L’apparente stagnation, si ce n’est le repli thématique et méthodologique du département, n’est sans doute pas étrangère à la forte implication de certains agronomes dans la création du département Systèmes agraires et développement (SAD) en 1979, notamment ceux des groupes animés par Jean-Pierre Deffontaines à Versailles, ainsi que par Michel Sebillotte à la chaire d’agronomie de l’INA P-G. Même si le rejet du réductionnisme physico-chimique ou biologique et la volonté de mettre en œuvre l’agronomie-système (Cornu et Meynard, 2020) sont des motivations explicites de migration au département SAD, cette création ne génère pas véritablement de schisme parmi les agronomes de la recherche, dès lors qu’ils ne constituent pas vraiment une communauté scientifique distincte, au contraire de ce qui se passe en génétique animale ou en zootechnie (Cornu, 2021). D’emblée, le département SAD se présente comme un lieu d’exploration et de coopération interdisciplinaires, tourné vers une forme d’ingénierie réflexive du développement agricole. La communauté qu’il regroupe se situe à la charnière des sciences biotechniques et des sciences sociales, s’ouvrant ultérieurement sur les sciences de gestion et l’ergonomie, dans la foulée des explorations méthodologiques initiées par Marianne Cerf (Cerf, 1994). Pour l’agronomie, ce département est donc plutôt un terrain d’expansion qu’un foyer contestataire, ce qu’atteste le fait que plusieurs chercheurs restent « double-appartenants ». Il n’empêche que, vue par des observateurs extérieurs, et si on l’identifie à ce qu’étudie à l’Inra le département éponyme, l’agronomie prend une apparence résiduelle et passéiste. Au tournant des années 1980, seul un petit nombre de chercheurs proches de la retraite représente désormais le département d’Agronomie à Versailles. Ce dernier apparaît de nouveau comme une fédération de stations régionales, pour ne pas dire un département-vestige du réseau des stations départementales hérité de la IIIe République.
61Au cours de cette période, la question du rattachement de l’agronomie à un « secteur » scientifique reçoit des réponses variables et plus ou moins opportunistes : certains commencent à voir dans le département d’Agronomie une réserve de postes à dépecer… Il y a cependant de vraies questions de fond sous-jacentes et l’option finalement retenue, le secteur scientifique dénommé à l’époque « Milieu physique », traduit bien le lien fondamental de l’agronomie avec l’écologie fonctionnelle plutôt qu’avec une biologie végétale qui privilégie des niveaux d’organisation de plus en plus fins, dominée par le secteur de l’amélioration des plantes et en particulier la recherche en biologie moléculaire, fortement soutenus à l’Inra.
62De fait, la structure géographique très éclatée du département bloque toute évolution significative. Les fermetures de plusieurs petites stations, qui se réalisent au compte-gouttes non sans laborieuses tractations tant internes qu’avec les collectivités territoriales, ne modifient cette situation qu’à la marge. L’action des chefs de département s’en trouve considérablement entravée, les « schémas stratégiques » de cette époque consistant essentiellement à répartir les recrutements à solliciter auprès de la direction générale de l’Inra, d’ailleurs de plus en plus difficilement concédés. Comme en témoigne Didier Picard, nommé chef de département Agronomie en 1985 après une carrière à la croisée des agronomies tropicale et métropolitaine, « un des problèmes du département d’Agronomie jusqu’à la fin des années 1990 était une dispersion excessive des chercheurs sur une vingtaine de stations et finalement, à l’échelle du département, une situation un peu comparable à celle que j’avais connue en modèle réduit à mon arrivée à Colmar, c’est-à-dire peu d’unités constituées, beaucoup de chercheurs fonctionnant sur un modèle individuel – un chercheur, un technicien, un sujet – ou de petite équipe, trop peu de communication et d’échanges constructifs entre ces petites équipes. Ma préoccupation était beaucoup plus d’arriver à organiser de vrais échanges scientifiques au sein du département, entre des personnes travaillant sur des sujets très complémentaires, mais qui étaient relativement dispersées géographiquement » (Picard, 2008).
63À partir du rattachement de l’Inra au ministère de la Recherche et de la Technologie en 1984, la montée des exigences scientifiques et les procédures d’évaluation qui en sont le corollaire constituent une menace existentielle pour une discipline qui a certes renforcé son corps de doctrine, mais qui n’a guère pris la peine de le faire valider au-delà de son propre cercle. La généralisation des évaluations individuelles, puis collectives en 1991, instaurant la notion d’équipe de recherche, représente un défi de premier ordre au sein du département. Hormis une minorité de chercheurs actifs sur les nouveaux fronts de science, la plupart des chercheurs et des stations expérimentales d’agronomie peinent à répondre aux injonctions à l’excellence de la direction générale scientifique de l’Inra, incarnée par le biophysicien Guy Paillotin. À quelques exceptions près, les agronomes français sont encore peu visibles dans les publications en langue anglaise et dans les revues internationales. En 1981, les Annales agronomiques sont sur le point de disparaître, du fait de leur absence d’impact international, alors que leur diffusion dans l’Hexagone commence à s’éroder. Bénéficiant d’un sursis, elles donnent naissance à la revue Agronomie, intitulé dont l’ambiguïté est révélatrice puisqu’il recouvre deux séries, l’une d’amélioration des plantes, l’autre d’agronomie stricto sensu. Son nouveau comité de rédaction doit faire la preuve que les agronomes peuvent se conformer à des standards de publication honorables.
64Au déficit de dynamisme scientifique et de reconnaissance académique s’ajoute un décalage de positionnement par rapport aux enjeux de l’époque. Entre le rapport signé par Jacques Poly en 1978 « Pour une agriculture plus économe et plus autonome » et l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, l’émergence des enjeux environnementaux et la prise de conscience de leur lien avec les pratiques agricoles constituent une nouvelle donne qui va à la fois mettre l’agronomie en danger et lui offrir les clés d’une relance (Cornu et Valceschini, 2019). Mais cette opportunité n’est saisie que tardivement. Le « Rapport Hénin » de 1980 sur le lien entre intrants agricoles et pollution des eaux est à cet égard un premier jalon, et beaucoup de chercheurs du département d’Agronomie s’y impliquent fortement. Cependant, il n’a guère d’impact sur les orientations collectives du département, qui peine à se détacher des finalités d’augmentation des rendements et d’optimisation des apports d’intrants. Ce sont les départements de Science du sol et de Bioclimatologie qui s’emparent des enjeux environnementaux.
65À la fin des années 1980, l’existence même du département d’Agronomie est remise en cause de toutes parts, y compris à la direction de l’Inra. Les critiques les plus vives proviennent à la fois du secteur Environnement physique et Agronomie auquel est rattaché le département, portant sur l’insuffisante prise en compte des problématiques environnementales et sur l’absence de stratégie scientifique, et des disciplines de biologie végétale, qui fustigent le caractère rétrograde de l’approche « plante entière ». Les instances dirigeantes du département sont mises en demeure de présenter un plan de rénovation, dont les premières versions sont à plusieurs reprises jugées insuffisantes. Cette situation de crise a pour effet d’accélérer l’arrivée aux responsabilités d’une nouvelle génération d’agronomes frottés tout à la fois à l’internationalisation de la recherche, à l’interdisciplinarité et aux questions sociétales. En 1992 est proposée une restructuration thématique et géographique du département, avec la formalisation de trois champs thématiques, la mise en place d’un « partage des tâches » à l’échelle nationale, corollaire d’un énoncé collectif des thèmes (Boiffin et Lemaire, 1992) et d’une nette reconnaissance des enjeux environnementaux. C’est la fin de l’époque des baronnies régionales.
66Suite à l’examen de ce projet, l’institut opte finalement pour conserver un département d’Agronomie, sur la base d’un nouveau schéma stratégique (Collectif, 1993), et en le dotant d’un conseil scientifique fortement renouvelé. Les inquiétudes que suscite dans le monde agricole la réforme de la PAC de 1992 et la montée en son sein d’un sentiment d’éloignement, si ce n’est d’abandon de la part de la recherche, ne sont sans doute pas étrangères à ce choix. Plus globalement, l’agronomie bénéficie in extremis d’un changement d’orientation stratégique au sein de l’Inra. Guy Paillotin, devenu président de l’institut en 1991, essaie de développer une pratique moins étroitement sectorielle de la relation à la demande sociale, et de nouveaux modes de concertation et de partenariat. La direction générale fait pression sur les communautés de chercheurs pour leur faire intégrer de nouvelles préoccupations. Les problématiques d’alimentation et d’environnement ont désormais droit de cité et font l’objet de grands programmes transversaux. Guy Paillotin fait de Michel Sebillotte son « éclaireur » sur les questions agriculture-science-société, en le plaçant en 1993 à la tête d’une Délégation à l’agriculture, au développement et à la prospective (DADP). De façon concomitante, la direction de l’Inra prend conscience des dangers de la polarisation académique, et impulse une dynamique de réflexion inédite sur la diversité des « produits » de la recherche, qui revalorise l’innovation et l’expertise. Pour les agronomes, cette nouvelle donne converge avec la prise de conscience, qui a fini par s’imposer, de la nécessité de sortir du confort de l’agronomie de station et du potentiel de renouvellement qu’offrent pour leur discipline les enjeux alimentaires, environnementaux et territoriaux.
67Formalisée à l’interface de l’agronomie, de la zootechnie et des sciences sociales, la notion de multifonctionnalité agricole (Béranger, 2001 ; Hervieu, 2002) qui émerge lors du Sommet de Rio en 1992 confirme et élargit ce tournant. Elle encourage la régénération de l’agronomie (Boiffin, 2001) et contribue à réintégrer les interventions techniques comme objets de recherche « nobles », au titre de leurs impacts environnementaux, et plus globalement de l’évolution des attentes des citoyens et consommateurs vis-à-vis des activités agricoles. À la fin des années 1990, l’agronomie est ainsi de nouveau en mesure de jouer sa propre partition dans la refonte générale de l’organisation de la recherche.
Dans la recherche tropicale, une agronomie en quête d’un espace scientifique propre
68La montée en scientificité de la recherche agronomique tropicale pose le problème de l’équilibre entre pôles métropolitains et stations immergées dans les pays partenaires. À une division ancienne entre formation, administration et programmation en métropole, et travaux de base, accueil de stagiaires et vulgarisation en station, se substitue peu à peu un schéma plus complexe, marqué par la création de grands équipements scientifiques en métropole. À partir des années 1960, des laboratoires s’établissent ainsi à Paris, puis à Montpellier à partir de la création du Groupement d’études et de recherche pour le développement de l’agronomie tropicale (Gerdat) (Volper et Bichat, 2014). À l’IRFA et dans d’autres instituts, on note la création de services de biométrie qui réalisent l’analyse statistique des essais agronomiques. Ces créations de laboratoires renforcent la dimension scientifique de l’agronomie tropicale française, et sa capacité à dialoguer avec les autres organismes internationaux.
69En juin 1970, le comité de liaison qui réunissait régulièrement les représentants des huit instituts prend la structure juridique d’un groupement d’intérêt économique (GIE) : le Gerdat, placé sous l’égide du ministère de la Coopération. Chaque institut y garde son statut propre et son autonomie d’orientation, toujours dédiée à une filière donnée. Même dans le domaine des cultures vivrières, à l’IRAT, la recherche reste organisée et programmée par plante : on distingue les programmes riz, maïs, sorgho et mil ou arachide (Tourte et al., 2002). Les tubercules (manioc, igname), pourtant à la base de l’alimentation des populations d’Afrique humide, restent peu étudiés.
70Au terme de plusieurs années de négociations et d’incertitude, le Cirad est créé le 8 juin 1984, ce qui va profondément changer la donne. Après quarante ans d’existence, les instituts d’origine organisés par filière (Braud, 1993 ; Surre, 1993 ; Charpentier et al., 1995) mutent et se transforment. Ce nouvel organisme regroupe les instituts du Gerdat en un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), placé sous la double tutelle du ministère chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et du ministère des Affaires étrangères et du Développement international. Les instituts d’origine donnent naissance à des « départements » au sein du nouvel organisme. Ainsi l’IRCA, l’IRCC et l’IRHO se regroupent pour former le département des Cultures pérennes (CP) ; l’IRFA devient le département des Fruits, légumes et horticulture (Flhor) ; l’IRAT et l’IRCT deviennent le département des Cultures annuelles (CA).
71En juillet 1984 est créé un nouveau département à intitulé transversal, le Département des systèmes agraires (DSA) (Tourte, 1997). La recherche agronomique tropicale prend désormais en compte de façon explicite les systèmes de production non seulement comme échelle d’étude, mais comme thème structurant pour la recherche. Les aspirations des sociétés rurales et la demande sociale sont des enjeux affichés. Ainsi se met en place une agronomie plus intégrée, à côté des approches thématiques, analytiques et spécialisées par filière des autres départements. La démarche n’est pas sans rappeler la création du département SAD à l’Inra, mais elle a ici une ambition plus structurante, qui va au-delà du caractère exploratoire et du statut atypique qu’a ce département au sein de l’organisme métropolitain. À l’heure où les principales innovations auxquelles s’attelle la recherche agronomique sont dictées par des impératifs technicistes et productivistes, le DSA cherche à entrer en interaction avec le petit paysannat.
72La dialectique entre une approche « verticale », par produit et par filière, qui construit puis diffuse un message technique, et une approche « ascendante », qui part du milieu rural et propose des voies de développement local, bat alors son plein au Cirad. Au gré des acteurs et des demandes, le Cirad peut ainsi orienter son offre. Les approches « système » se mettent en place dans la plupart des départements au sein des cercles d’agronomes, dans une ambiance de circulation des idées qui contribue à briser le cloisonnement entre recherches métropolitaine et tropicale. Ce tournant a aussi pour conséquence la possibilité pour les chercheurs appartenant à une discipline de se regrouper de façon transversale. Pour l’agronomie, cette opportunité coïncide avec l’arrivée d’agronomes inscrits dans la filiation de Stéphane Hénin, aussi bien à la base que dans les instances dirigeantes, à l’instar de Didier Picard, Hubert Manichon et Alain Capillon. Même si elle n’a pas de département propre au Cirad (tous les départements restent pluridisciplinaires), l’agronomie s’identifie à travers la création de structures d’animation et de réflexion qui lui donnent l’espace dont elle manquait jusqu’alors.
Extension thématique et renforcement méthodologique de la recherche en agronomie
73À travers ces avatars institutionnels et à la faveur d’importations et d’interactions fécondes avec les autres disciplines, la recherche en agronomie conquiert de nouveaux espaces thématiques, tout en progressant sur ceux déjà investis. Cette évolution se réalise non pas comme une progression orchestrée, mais à travers différents fronts de recherche particulièrement actifs pendant cette période, où se combinent exploration de nouvelles problématiques, innovation conceptuelle – souvent par emprunt, mais parfois aussi par création endogène – et progrès méthodologiques.
Les suites agronomiques du Profil cultural
74Au début des années 1970 à l’Inra, la physique du sol appliquée poursuit son essor dans deux directions complémentaires, étroitement liées par l’héritage intellectuel de Stéphane Hénin, et par la complicité qui perdure entre ceux qu’il a formés. Au sein du nouveau département de Science du sol de l’Inra, l’équipe de Gérard Monnier aborde de nouveaux processus d’évolution de la structure du sol. À la suite de son transfert à Avignon, elle élargit son champ d’investigation aux problèmes de transferts hydriques et thermiques. Au sein du département d’Agronomie puis du département SAD, c’est à Paris et Grignon, autour de Michel Sebillotte, que se poursuivent les recherches sur le profil cultural121, pour le systématiser en tant que méthode de diagnostic (Manichon, 1982a), mieux comprendre son évolution sous l’effet des interventions techniques et du climat (Manichon et Sebillotte, 1975 ; Papy, 1984), et analyser son influence sur le fonctionnement du peuplement végétal par l’intermédiaire du système racinaire et de la germination des semences (Bruckler, 1979 ; Tardieu, 1984 ; Richard, 1988).
75Les interactions entre ces équipes donnent naissance, au cours de la décennie 1980, à un fructueux courant de recherche aux multiples ramifications : travail du sol, enracinement et implantation des cultures, évolution et gestion à moyen et long termes de la fertilité physique des terres, érosion et protection des sols, jours disponibles et organisation des chantiers122. Ce courant est aussi présent à l’Orstom et à l’IRAT, avant de continuer à se développer au sein du Cirad. D’importantes avancées sont ainsi réalisées sur la fertilité des sols (Pieri, 1989). Au Cirad, des débats s’élèvent suite au développement d’une approche radicalement différente et plus normative, celle de l’agriculture de conservation, portée notamment par Lucien Séguy123. La vivacité de ces controverses et les divisions qui se manifestent sur l’analyse des performances des agricultures tropicales montrent que la communauté des agronomes est encore loin d’être unifiée sur un socle épistémologique commun.
76Quoi qu’il en soit, le parcours accompli sur ce front de recherche illustre plusieurs des sauts qualitatifs qui caractérisent la construction scientifique de l’agronomie : intégration sol-plante, interprétation écologique de l’effet des techniques, articulation entre intervention technique et processus de décision, modélisation spatio-temporelle des processus, prise en compte des enjeux environnementaux. Se révèle ainsi la façon dont l’agronomie alimente et accompagne l’innovation agricole, notamment à travers la simplification du travail du sol en France (Labreuche et al., 2014).
La composante technologique de l’agronomie prend forme
77Travail du sol, fertilisation, irrigation : sur au moins trois grandes catégories de techniques, il est possible de concrétiser dans son intégralité la représentation conceptuelle de l’agronomie, c’est-à-dire le triangle climat-sol-plante influencé et actionné par les techniques, et d’en déduire des applications en matière de diagnostic ou de prescription, ce que ne font ni la bioclimatologie, ni la science du sol, ni la physiologie végétale. C’est bien à l’agronomie qu’il revient de développer cette spécificité. Mais l’approche technologique ne fait pas encore l’objet d’une véritable théorisation transversale. Toute la protection des plantes échappe à l’agronomie, d’ailleurs sans résistance de sa part, au profit des disciplines phytosanitaires : phytopathologie, entomologie, malherbologie, phytopharmacie. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1980 qu’elle se réapproprie la gestion phytosanitaire, d’abord à travers des démarches pionnières plus ou moins isolées124, puis de façon volontariste à partir de 1993, avec la création d’une équipe de recherche sur les adventices à l’Inra de Dijon. Quant au choix variétal, ce sont les améliorateurs des plantes qui en assurent le leadership, et, sans en ignorer l’importance, les agronomes ne le revendiquent pas comme objet de recherche.
78Cependant, un thème technique irréductiblement non sectoriel, et qui incombe de façon incontournable à l’agronomie, est celui des rotations et des assolements. Il fait d’ailleurs l’objet d’un courant historique d’expérimentations de moyenne et longue durée125, à vrai dire d’ampleur et de productivité scientifiques bien modestes au regard du caractère monumental des travaux menés à Rothamsted en Grande-Bretagne. L’un des thèmes privilégiés y est la durabilité des monocultures (Péquignot et Récamier, 1961), auquel s’est ajouté au cours des années 1960 celui de l’effet des prairies temporaires dans la rotation, lié à la forte régression de ces dernières pour cause de spécialisation des systèmes de production. Au début des années 1970, les résultats de ces expérimentations commencent à être publiés126, mais ils s’avèrent complexes, difficiles à interpréter et encore plus à généraliser, faute d’un cadre conceptuel permettant a minima de décortiquer en quoi consiste l’« effet rotation ».
79Plus globalement, toutes les recherches en agronomie basées sur l’expérimentation au champ se heurtent au problème de la contingence des résultats vis-à-vis du passé cultural : si ce dernier ne peut être typé et caractérisé avec un certain degré de généricité, les résultats expérimentaux restent difficiles à généraliser. Un groupe de travail est créé au sein du département d’Agronomie de l’Inra et propose en 1975 une définition de la notion de système de culture (Gras, 1990). Il s’agit de la première véritable réflexion collective traduisant l’existence d’une communauté scientifique dédiée à l’agronomie. Ainsi légitimé comme concept, le système de culture est reconnu comme un sujet d’intérêt collectif (Combe et Picard, 1990). Jusqu’au milieu des années 1970, l’investissement expérimental sur ce thème se réduit toutefois à la création à Toulouse d’une plateforme dédiée au croisement entre rotations culturales et irrigation, principalement exploitée en tant que source de références technico-économiques (Marty et al., 1984). Au début des années 1990 apparaît une nouvelle génération d’expérimentations s’appuyant sur la notion d’essai-système, mais les publications tarderont à venir, reportant d’au moins dix ans la reconnaissance de cette approche comme démarche de recherche fructueuse (Jeuffroy et Meynard, 2019).
80Dans le même temps apparaît une autre avancée conceptuelle tout aussi marquante : l’« itinéraire technique ». C’est à partir des questionnements sur le travail du sol que Michel Sebillotte (1978b) la conçoit et la formule. C’est une nouvelle rupture – on pourrait dire le coup de grâce – par rapport à la relation directe technique-rendement, ouvrant un nouvel espace de recherche dont s’emparera le département SAD de l’Inra plutôt que celui d’Agronomie, au moins dans un premier temps.
81En amont des « combinaisons logiques et ordonnées d’interventions techniques », il y a les processus de décision. Ils constituent un champ d’étude à part entière, avec des perspectives jusqu’alors insoupçonnées d’investigation et d’application, en interaction avec les sciences sociales, et plus particulièrement les sciences de gestion127, mais aussi la biométrie. Ce champ d’étude s’étend sous des formes différentes à la plupart des grandes catégories de techniques culturales, y compris jusqu’à un niveau jusqu’alors peu abordé : celui du système de production, appréhendé par le biais de l’organisation des travaux en lien avec l’équipement et la main-d’œuvre (Papy et al., 1988 ; Sebillotte, 1990). À la fin des années 1990 est enfin abordé le « bassin de production » comme entité fonctionnelle au sein de laquelle s’élabore la qualité des produits végétaux (Le Bail, 1997). Cette démarche pionnière articule les décisions techniques prises aux niveaux de la parcelle et de l’exploitation, avec celles des acteurs des filières, et insère l’agronomie dans les contrats et cahiers des charges relatifs à la qualité des produits. Au passage, elle permet à l’agronomie de faire un premier pas, certes encore exploratoire, dans l’appréhension des problématiques liées à l’alimentation.
L’écophysiologie comme nouveau paradigme
82Au tout début de la période considérée, la recherche en agronomie s’intéresse plus au sol qu’à la plante. C’est particulièrement le cas au sein du département d’Agronomie de l’Inra qui, à l’exception des travaux cités sur l’eau et la production végétale, et de quelques travaux encore menés à Antibes sous la direction de Denise Blanc et à Versailles par Serge Trocmé sur la nutrition minérale et les diagnostics de carence ou toxicité, semble déléguer au département de Physiologie végétale l’essentiel de sa responsabilité stratégique vis-à-vis du fonctionnement des plantes128. Mais la priorité donnée par les physiologistes au niveau d’organisation cellulaire et leur désintérêt croissant pour les échelles de la plante entière, et a fortiori du peuplement, rendent cette position intenable. Sous l’impulsion des promoteurs de l’agronomie clinique, les agronomes se donnent alors comme perspective centrale de comprendre l’élaboration du rendement (Combe et Picard, 1994) dans le but d’identifier ses causes de variation. La démarche s’appuie sur l’analyse des composantes du rendement, fondée sur l’observation phénologique, utile pour le diagnostic au champ mais dont la portée explicative reste assez limitée (chapitre 2, encadré 2.1).
83La prépondérance du sol comme objet d’étude est moins marquée dans l’agronomie tropicale, qui à l’occasion s’aventure à la frontière de la physiologie végétale pour répondre aux questions posées par l’amélioration des plantes : optimisation des angles d’insertion foliaire pour la captation de la lumière, résistance à la sécheresse, activité enzymatique des feuilles et des racines en relation avec la production, densités de peuplement optimales, etc. Mais là encore, les travaux manquent de cohérence d’ensemble. C’est l’irruption d’un nouveau courant de recherche en écologie fonctionnelle, celui de l’écophysiologie végétale, qui permettra de jeter les bases d’une véritable stratégie de recherche autonome par rapport à la physiologie végétale. Ce courant est porté par la bioclimatologie, elle-même importatrice des approches, d’inspiration plus physique que biologique, élaborées au Royaume-Uni par Monteith et Penman (chapitre 4). La relation à trois pôles entre photosynthèse, rayonnement et transferts d’eau est établie à l’échelle du peuplement végétal (Gosse et al., 1986), et ouvre à l’agronomie de nouvelles perspectives : en effet, cette échelle est non seulement celle à laquelle se mesure le rendement, mais aussi celle à laquelle sont appréhendées les relations plante-milieu et leur perturbation par les interventions techniques. Aux États-Unis, en Australie, aux Pays-Bas, ces approches fondatrices ne tardent pas à être exploitées et donnent lieu aux premières approches de modélisation des rendements (Bonhomme et al., 1995 ; Bouman et al., 1996 ; Jones et al., 2003) (chapitre 2, encadré 2.3).
84Initialement axés sur la micrométéorologie, les bioclimatologistes français s’y investissent de façon collective et volontariste dans les années 1980, en s’appuyant sur les opportunités de financement liées à la crise énergétique et à l’intérêt pour la biomasse végétale comme ressource alternative (Chartier, 1999). Cette dynamique converge avec la montée en puissance de l’écologie fonctionnelle au CNRS et à l’université, et des liens étroits s’établissent avec les leaders de cette discipline, à qui est confiée la formation de jeunes recrues. Au début des années 1980, l’écophysiologie représente au sein du département de Bioclimatologie un groupe important et désormais distinct de celui des micrométéorologistes. Il a toutefois, au départ, moins d’affinités stratégiques avec l’agronomie qu’avec l’amélioration des plantes129.
85C’est d’abord à travers des démarches individuelles130 que l’agronomie s’intègre dans cette dynamique sur deux points d’accroche : l’alimentation hydrique et la nutrition azotée. Sur ce dernier thème, la thèse de Gilles Lemaire (1985) et la « courbe de dilution » de l’azote dans le couvert (Lemaire et Salette, 1984a ; 1984b) constituent des jalons cruciaux. Se situant dans le cadre théorique du paradigme « captation-conversion », ces travaux établissent le couplage entre les dynamiques du carbone et de l’azote au sein du couvert. Ils ouvrent par là une perspective d’interfaçage jusqu’alors insoupçonnable, entre l’écophysiologie des bioclimatologistes et l’agronomie de la fertilisation. Leur généricité, et aussi leur succès enviable en matière de publications et de notoriété internationale contribuent à accélérer un véritable basculement.
86À partir du milieu des années 1980, l’écophysiologie devient le mainstream des recherches en agronomie, non seulement à l’Inra, mais également au Cirad. Dans un contexte de forte concurrence pour le renouvellement des postes de chercheurs, elle concentre une large part des recrutements et des moyens. Il faut en effet investir sur plusieurs espèces cultivées, avec le soutien des instituts techniques de filière qui mesurent le potentiel d’application de l’écophysiologie à l’augmentation des rendements. C’est d’ailleurs un phénomène international, et la Société européenne d’agronomie (ESA), fondée en 1991, est à peu de chose près une société européenne d’écophysiologie. L’écophysiologie sera le vecteur principal de l’internationalisation de la recherche en agronomie française, et c’est en bonne part dans ce champ thématique qu’elle réussira à relever le défi académique. La controverse « élaboration du rendement versus écophysiologie » est dépassée, grâce aux travaux menés en agronomie notamment à Grignon sur le blé ou à Dijon sur le pois, qui établissent les liens entre croissance et morphogenèse. La Charte de l’écophysiologie végétale (Perrier et Picard, 1989), élaborée sous l’autorité des deux chefs de département concernés au sein de l’Inra, officialise l’écophysiologie comme domaine partagé entre agronomie et bioclimatologie, et comme « motion de synthèse » entre les approches analytiques et intégratives.
87Au cours des années 1990, l’écophysiologie française rencontre la modélisation, alors en plein développement dans le monde anglo-saxon, et s’attelle à l’élaboration de modèles de culture. Certains chercheurs optent pour l’adaptation de modèles importés déjà existants, d’autres se lancent dans une entreprise d’élaboration nouvelle et autonome : c’est « l’épopée » de l’élaboration du modèle Stics (Simulateur multidisciplinaire pour les cultures standard) (Brisson et al., 1998 ; Beaudoin et al., 2019). À la fin des années 1990, le succès de l’entreprise et son caractère fédérateur sont patents. Ils se traduisent à la fois par l’extension du modèle Stics à de nombreuses cultures, et par l’adjonction de nouveaux modules qui élargissent et améliorent la prise en compte des relations plante-milieu. Le Cirad a dans ce domaine son propre « étendard », à travers la démarche de modélisation de l’architecture des plantes issue de la botanique, qui s’applique avec succès en recherche forestière (Bouchon, 1995 ; Bouchon et al., 1997). Les agronomes ont plus de mal à y trouver leur compte, car les relations plante-milieu y sont appréhendées de façon moins explicative et les utilisations du modèle restent peu opérationnelles. Plusieurs d’entre eux s’associent à la dynamique Stics, rejoignant une communauté désormais identifiée de façon transversale aux institutions, et au sein de laquelle non seulement le Cirad et l’Inra, mais aussi différents instituts techniques se trouvent représentés.
La difficile prise en charge de la question environnementale
88Tout en s’inscrivant de façon plus ou moins directe dans une perspective d’accroissement des rendements, les finalités des recherches en agronomie apparaissent jusqu’aux années 1970 comme assez déconnectées du contexte social et politique général. Dans le milieu des chercheurs en agronomie, on ne s’intéresse guère à la politique agricole ou aux enjeux de l’aménagement du territoire, et on fait plus confiance aux dirigeants professionnels qu’aux pouvoirs publics, et a fortiori aux mouvements politiques, pour identifier les finalités pertinentes. Le tournant environnemental qui s’affirme dans cette nouvelle période surgit d’un extérieur très lointain pour l’agronomie, sous la pression d’une prise de conscience internationale, à partir de la publication du rapport du Club de Rome et de la Conférence de Stockholm en 1972 principalement. Certains problèmes de pollution directement liés à l’activité agricole sont déjà identifiés, et l’écotoxicologie s’impose en tant que domaine de recherche dès les années 1980. Les impacts environnementaux des produits phytosanitaires sont désormais pris en compte dans les procédures d’homologation, mais ce n’est pas l’affaire de l’agronomie, uniquement mobilisée sur l’efficacité des matières fertilisantes. Les entomologistes sont plus avancés dans la prise de conscience des nuisances liées à l’intensification, mais les agronomes ne les fréquentent qu’épisodiquement. Cet isolement culturel et scientifique est sans doute un des freins qui vont ralentir la prise en charge de la question environnementale, qui au départ est à peine identifiée en tant que telle par les agronomes de la recherche, que ce soit en métropole ou en outre-mer. Pourtant, c’est dans cette même période qu’on les voit prendre leurs distances vis-à-vis de l’intensification, non seulement au sein du département SAD, cadre propice à l’étude des formes « marginales » d’agriculture, mais aussi au sein du département d’Agronomie où apparaissent des travaux pionniers sur les « itinéraires bas-intrants » pour le blé (Meynard, 1985).
89De fait, le ver est déjà dans le fruit, c’est-à-dire en plein cœur du domaine identitaire de l’agronomie : la fertilisation. Les premières chroniques de longue durée de dosage des nitrates dans les sources situées en zone rurale montrent la croissance rapide des teneurs, et alertent sur le dépassement des normes de potabilité. Averti du problème et conscient de son lien avec la fertilisation azotée, le directeur de la station agronomique de l’Aisne, Jean Hébert, propose la « méthode du bilan » comme moyen de prévention (Hébert, 1969 ; 1974). À Quimper et Bordeaux, les agronomes Coppenet et Juste ont déjà identifié les problèmes de pollution par les métaux liés aux épandages d’effluents d’élevage ou urbains, et de produits fongicides sur la vigne. En 1974 paraît un numéro spécial « Pollution » des Annales agronomiques, qui est toutefois plus centré sur la pollution subie par l’agriculture du fait des épandages d’effluents et produits résiduaires, et le « pouvoir épurateur » des sols, que sur l’impact des pratiques agricoles. Au total, ces approches restent fragmentaires et ne débouchent pas sur une réflexion globale, si ce n’est de la part de Stéphane Hénin. Lorsque ce dernier prend sa retraite de l’Inra, c’est en effet au sein du ministère de l’Environnement qu’il poursuit une activité de chargé de mission. Dès la fin des années 1970, il formule une problématisation des relations agriculture-environnement, qui offre pour la première fois un cadrage structuré et global de la question environnementale telle qu’elle se pose pour l’agronomie (Hénin, 1978).
90Le jalon majeur qui marque le début de la prise en compte de l’environnement est le rapport qu’il signe en 1980 et qui établit un lien entre pollution nitrique des eaux et activités agricoles. C’est une rupture de portée considérable, à de multiples points de vue. Mais au départ, elle est circonscrite à la fertilisation azotée et les chercheurs sont loin d’en percevoir les répercussions : il s’agit tout au plus de modérer les apports d’intrants, en recyclant les connaissances acquises dans une perspective d’optimisation de la production.
91D’autres sujets environnementaux ne tardent toutefois pas à se dévoiler : métaux lourds, érosion et nuisances associées, biomasse-énergie, pollution par les produits phytosanitaires, mais aussi confirmation de leur impact massif sur les espèces non-cibles. Leur écho progresse lentement parmi les agronomes de la recherche : dans les années 1980, les travaux à finalité environnementale explicite ne concernent tout au plus qu’une vingtaine de chercheurs sur un effectif total de plusieurs centaines, toutes organisations confondues. L’étude des pollutions métalliques a démarré à Bordeaux, Nancy et Quimper, où sont également établis des bilans minéraux à l’échelle de l’exploitation qui révèlent les impacts environnementaux désastreux de la concentration spatiale des élevages intensifs (Coppenet et al., 1993). Des travaux sur l’érosion sont entrepris à Paris-Grignon (Boiffin et al., 1988) et Laon (Auzet et al., 1990), axés non plus sur les pertes en terre, mais plutôt sur les nuisances en aval des terres agricoles. Cependant, l’investissement environnemental de l’agronomie reste concentré sur la pollution nitrique des eaux et sa maîtrise par le raisonnement de la fertilisation, étudiées à Laon, Colmar, Châlons-sur-Marne, Mirecourt et Versailles. Ces deux dernières unités jouent un rôle moteur au sein du vaste chantier pluridisciplinaire lancé sur le bassin hydrologique des eaux de Vittel à l’initiative de Jean-Pierre Deffontaines en 1989. Conçu dans une perspective interdisciplinaire, ce programme mobilise essentiellement l’agronomie à travers une démarche plus descriptive que véritablement explicative. Mais pour la première fois, les agronomes se confrontent à des variables d’intérêt autres que liées à la production, les teneurs en nitrates des eaux de drainage, et au changement d’échelle qu’impliquent les finalités environnementales. Cette rupture leur donne accès, à la fin des années 1990, aux grands programmes de recherche soutenus par les agences de bassin, notamment le Piren-Seine (Meybeck et al., 1998 ; Cornu, 2021).
92Biodiversité, paysages, déforestation, usage des terres, pollution atmosphérique, contamination des sols et des eaux par les pesticides : la diversification des thèmes environnementaux se poursuit et les connexions avec l’intensification de l’agriculture sont patentes, au Nord comme au Sud. Se méfiant des modes d’origine extra-agricole, et concentrés sur le renforcement de l’écophysiologie, les agronomes restent à l’écart du débat politique et campent sur leurs états de service en matière de fertilisation raisonnée. C’est d’ailleurs à l’un de leurs meilleurs représentants dans ce domaine, Jean-Claude Rémy, que sont confiés à l’Inra la direction du secteur Milieu physique et le lancement d’un vaste programme incitatif sur l’environnement, toutefois très prudent dans ses propositions. À cette époque, il n’est pas encore interdit de penser que l’Inra – et en son sein les départements les plus « productionnistes » comme celui d’Agronomie, mais aussi ceux dédiés à la forêt et à l’élevage – pourra honorablement assumer les finalités environnementales en les traitant comme « coproduits » de recherches tournées vers la production. Mais à l’extérieur comme au sein de l’Inra, d’autres communautés scientifiques s’en emparent de façon beaucoup plus ouverte et vigoureuse, notamment au sein des départements de Zoologie, mais aussi de Science du sol et de Bioclimatologie (Cornu et Valceschini, 2019). Au département SAD également, l’hybridation de l’agronomie et de l’écologie commence à produire une critique environnementale de plus en plus franche (Cornu, 2021).
93C’est donc sous la pression d’une véritable mise en demeure, tout en s’appuyant sur une minorité active de chercheurs convertis, que l’environnement est affirmé comme finalité à part entière du département d’Agronomie de l’Inra à partir de 1993. Le pari sous-jacent est que c’est bien l’agronomie dans son ensemble, et pas seulement les spécialistes de la fertilisation azotée, qui peut et doit prendre ce virage. Ce ne sera fait que très progressivement, en raison de la désorientation qu’entraîne l’abandon du cap de la maximisation de la production, et non sans de multiples décalages, notamment entre les agronomes métropolitains et ceux désormais regroupés au sein du Cirad. Ces derniers, moins exposés à la pression sociopolitique qui résulte du constat du lien entre pollution et intensification agricole, sont logiquement plus axés sur l’impératif que constituent pour les agricultures du Sud l’augmentation de la production et le maintien de la fertilité. Cependant, les problématiques de déforestation, de désertification et d’érosion, et d’impact d’un usage massif des insecticides ne tarderont pas à s’imposer et à devenir des points de rapprochement.
94Du point de vue scientifique, le virage environnemental consiste en premier lieu à appréhender le fonctionnement de l’agroécosystème avec de nouvelles variables « de sortie », ce qui entraîne la prise en compte de nouveaux processus, et donc de nouvelles variables « d’entrée ». L’agronome doit désormais s’intéresser à tout ce qui induit des impacts environnementaux (positifs comme négatifs) de l’activité agricole, à égalité d’importance avec ce qui détermine ses performances technico-économiques. L’un des apports spécifiques de l’agronomie consiste à remonter jusqu’aux déterminants techniques (y compris, en amont, les processus de décision de l’agriculteur) qui agissent sur ces processus, et à concevoir des itinéraires techniques et des systèmes de culture qui intègrent, au sens propre du terme, les différentes finalités environnementales.
95À l’Inra, le premier succès illustrant de façon spectaculaire la contribution des agronomes à cette appréhension élargie de l’agroécosystème est à mettre au crédit des chercheurs de Colmar et de Laon, qui montrent que la gestion des intercultures, et en particulier l’insertion de cultures intermédiaires « pièges à nitrates », est autant sinon plus efficace que le raisonnement de la fertilisation pour contrôler la pollution nitrique (Machet et al., 1997 ; Mary et al., 1997)131. De façon concomitante, les travaux entrepris tant sur la pollution nitrique à Vittel que sur l’érosion dans le pays de Caux démontrent que les notions d’itinéraire technique et de système de culture fournissent les clés d’une lecture ordonnée de la répartition spatiale des impacts environnementaux de l’agriculture132. Cependant, au-delà de ces cas d’école ancrés dans ses domaines historiques, l’agronomie n’est guère en mesure d’apporter une valeur ajoutée à l’investissement de la science du sol sur la dynamique des pesticides ou de la bioclimatologie sur la pollution atmosphérique. Au sein du département SAD, les travaux sur les paysages initiés par Jean-Pierre Deffontaines restent orientés dans une perspective plus typologique que véritablement environnementaliste. Enfin, si ce n’est sur les adventices, l’agronomie reste encore à l’écart du courant qui prend son essor au sein de différentes communautés de recherche sur la biodiversité.
96Au cours de la décennie 1990, la problématique de l’effet de serre et du changement climatique finit par atteindre l’Inra, et là encore ce sont les bioclimatologues qui sont en pointe et qui, les premiers, intègrent les exigences qu’elle induit en matière de précision quantitative des mesures, d’analyse explicative et dynamique des processus, et d’échelle d’appréhension spatio-temporelle des phénomènes (Pellerin et al., 2019). Même si l’environnement est désormais reconnu et assumé comme finalité à part entière de l’agronomie, la spirale d’expansion thématique et méthodologique qu’il implique reste un défi redoutable, et un motif potentiel de scepticisme vis-à-vis de l’avenir de l’agronomie, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté des agronomes.
Entre recherche et développement, synergie ou discontinuité ?
Métropole et outre-mer : des systèmes de recherche-développement contrastés
97Le système de recherche-développement métropolitain apparaît doublement segmenté dans les années 1970, du point de vue des fonctions (recherches de base, recherche appliquée, test et diffusion) et des structures (recherche publique, instituts techniques et chambres d’agriculture sous contrôle professionnel, sans oublier les firmes d’agrofourniture). La montée en puissance des instituts techniques, des chambres et bientôt des services techniques des coopératives a des répercussions à la fois importantes et ambivalentes sur la recherche en agronomie. D’une part, elle l’installe dans une version plus élaborée, mieux structurée, et au total plus performante, du modèle de transfert linéaire descendant : la diversité des acteurs institutionnels et la spécialisation des tâches, qui en est le corollaire, sont censées permettre de mieux traiter les différentes étapes du processus d’innovation. Mais d’un autre côté, elle l’expose aux multiples risques qui peuvent résulter des divergences de vue entre organismes différents, celui d’une démotivation des chercheurs par rapport à l’innovation n’étant pas le moindre.
98Outre-mer, le contexte est totalement différent, puisque les instituts d’origine, distingués par filière, intègrent en leur sein l’ensemble des fonctions de la recherche-développement, et que cette situation perdure après la décolonisation du fait de la faiblesse des organismes nationaux. Cependant, au moment de la création du Gerdat en 1970, les différents instituts ont des approches contrastées vis-à-vis de leur relation avec la pratique agricole et ses acteurs. Ainsi, l’IRHO dispose en propre de plantations et d’huileries, l’IRFA de structures productrices spécialisées, l’IRCT est étroitement associé à la Compagnie française pour le développement du textile et l’IRCA est très lié aux industriels du caoutchouc. Un lien direct existe entre praticiens et recherche, cette dernière s’identifiant et se définissant comme « au service de la profession », et même comme en faisant partie, puisqu’elle dispose de structures de production. Au contraire, à l’IRAT, on parle déjà de recherche-action, « qui repose sur un dialogue constant avec les paysans. Ce dialogue n’est pas accidentel, au hasard des champs, mais permanent, et accepté de part et d’autre. Cette durée implique que les chercheurs, pour poursuivre leurs actions, aient été capables de se créer un capital de confiance auprès des paysans »133. Le regroupement des petits paysans au sein de structures coopératives organisées par les industriels pour alimenter des usines (conserverie d’ananas, transformation d’huile de palme ou de latex) conduit cependant les instituts « filières » (IRHO, IRCA, IRFA, etc.) à s’intéresser au petit paysannat également. Mais dans ce cas, l’agronome ne s’intéresse qu’à la parcelle d’ananas, de banane ou de palmier à huile, et peu à l’exploitation agricole dans son ensemble : l’objectif est d’optimiser la production et la qualité du produit issu de la parcelle paysanne. Même à l’IRAT, l’organisation des programmes par espèce conduit les agronomes, dans leur relation avec les paysans, à privilégier leur centre d’intérêt sectoriel. Il faut attendre l’impulsion du département Systèmes agraires au milieu des années 1980 pour voir se renouveler les interactions entre recherche et développement, avec des approches qui reconnaissent enfin l’agriculteur ou les collectifs paysans comme interlocuteurs et partenaires à part entière.
La diversification des démarches
99À la fin des années 1960, même si l’approche de diagnostic-conseil est identifiée, et peut déjà se prévaloir de succès exemplaires, c’est l’approche prescriptive et le modèle de transfert linéaire-descendant qui sont massivement dominants dans les systèmes de recherche-développement agronomiques tant métropolitains que tropicaux. Cependant, à partir des années 1970, en raison de la variété des contextes, des différences de maturité technologique atteinte par l’agronomie selon les thèmes, enfin et peut-être surtout du renouvellement des conceptions en matière d’innovation, les modes d’implication de la recherche en agronomie dans l’innovation agricole se diversifient considérablement, au point de devenir objets de débat et de recherche.
100Un premier type de proposition nouvelle consiste à essayer de sophistiquer et moderniser l’approche prescriptive, aboutissant au paradigme de « l’agriculture raisonnée »134 (Bonny, 1997). Sans rupture majeure avec les modalités antérieures, celui-ci s’accommode parfaitement de l’existence de différents maillons institutionnels, ce qui explique sans doute en partie que jusqu’aux années 1990, il ait fait l’objet d’un vaste consensus dans le système de recherche-développement métropolitain. Cette trajectoire prend sa source sur le thème de la fertilisation. Grâce aux avancées réalisées pendant la décennie 1970, et malgré la régression des expérimentations traditionnelles dans les stations départementales, le raisonnement de la fertilisation peut s’appuyer sur une représentation explicative de la dynamique des éléments minéraux. À la fin des années 1970, la fertilisation raisonnée constitue un ensemble cohérent qui prolonge et dépasse la « doctrine des stations agronomiques »135. Le raisonnement s’applique à de nombreuses cultures, non seulement à l’échelle de la parcelle, mais aussi à celle de l’exploitation à travers les plans de fumure, et il devient même automatisable grâce à l’informatique qui vient s’immiscer dans la recherche agronomique (Rémy et Marin-Laflèche, 1974).
101Cependant, dans un article qui rencontre à l’époque un large écho, Louis Gachon (1974a) fait le constat que la progression des achats d’engrais dans les différents départements français n’est pas conforme à ce raisonnement, avec des excès de bilan dans les régions de grande culture et d’élevage intensif, et des déficits dans celles d’élevage extensif. Or les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979 entraînent un net renchérissement des engrais et, sans interrompre le processus d’intensification, y introduisent une problématique de maîtrise des coûts, suscitant de la part des organismes professionnels un intérêt nouveau pour la fertilisation raisonnée. Ce n’est donc pas en s’en remettant à la répartition des tâches théorique, sur laquelle est fondé le système de recherche-développement français, que la recherche en agronomie est assurée de s’acquitter de sa mission innovatrice, même là où ses états de service technologiques sont les plus avancés. L’exception de la Station agronomique de l’Aisne (Julien, 2017) confirme la règle : c’est précisément là où s’est installé un système d’interface atypique où chercheurs, ingénieurs de recherche-développement et agents de développement se côtoient et travaillent sur des projets communs, que l’impact régional sur les pratiques de fertilisation est le plus important. Se conjuguant avec l’idée que l’Inra ne peut pas assumer à lui seul le leadership de l’innovation en matière de fertilisation, puisque d’autres thèmes y sont désormais prioritaires, ce contexte aboutit en 1980 à la création du Comité français pour le développement de la fertilisation raisonnée (Comifer), carrefour interprofessionnel qui sera par la suite le creuset des avancées de la fertilisation raisonnée, en organisant de façon concertée la mise en forme des schémas de raisonnement et des référentiels.
102Un tout autre type de trajectoire s’appuie sur la démarche clinique et l’approche de diagnostic-conseil, moins verticales et plus interactives (chapitres 2 et 8). Les problèmes posés par l’intensification agricole et la transformation des systèmes de culture136 se révèlent inédits et complexes, et ce nouveau mode de partenariat avec la recherche est conforme aux attentes et besoins d’une grande partie des agents du système de recherche-développement professionnel. Le concept de profil cultural et son évolution sous l’effet des itinéraires techniques, en particulier des opérations de travail du sol, constituent au départ le domaine d’élection de ce type de lien recherche-développement. S’appuyant sur l’enquête plutôt que sur l’expérimentation, il se déploie ensuite sur une large gamme de sujets allant des accidents culturaux ponctuels jusqu’aux potentialités agricoles régionales, et dans des contextes agraires eux aussi très divers, depuis la grande culture jusqu’au pastoralisme en passant par l’arboriculture et les systèmes de polyculture. Perçue comme aventureuse par beaucoup de chercheurs, cette démarche ouverte et interactive est d’abord mise en œuvre « aux marges » du département d’Agronomie de l’Inra, par la chaire d’agronomie de l’INA P-G, dans le groupe non sectoriel autour de Raymond Gras, et au SEI (Service d’exploitation et d’innovation), puis au département SAD. Encouragé par les États généraux du développement agricole de 1982-1983, le modèle de la recherche-action se dote peu à peu d’une doctrine, mobilisée à la fois au SAD et dans le département d’Agronomie de l’Inra137, alors qu’elle l’était depuis déjà près de dix ans au Gerdat. Bénéficiant de cette antériorité, et stimulée par le défi que représente la confrontation sans filtre aux paysannats des agricultures du Sud, la recherche-action est activement mise en œuvre au Cirad et y débouche, plus tôt qu’à l’Inra, sur l’approche d’accompagnement. À la fin des années 1990, cette dernière fait l’objet de travaux dûment référencés (Malézieux et Trébuil, 2000) et d’une véritable formalisation.
La montée des forces centrifuges
103Au tournant des années 1980, la diversité et la richesse des formes de relation entre recherche et développement, et les résultats prometteurs obtenus sur certains thèmes, permettent d’espérer que, malgré le découpage institutionnel et les discontinuités qu’il instaure, le dispositif national de recherche-développement va « faire système » et être en mesure de guider l’innovation technique, presque aussi efficacement en agronomie qu’en zootechnie (Landais et Deffontaines, 1988). Mais il y a aussi des forces contraires, qui tendent à écarter la recherche du développement, en métropole comme en outre-mer.
104L’agronomie de l’« école de pensée Hénin » est loin d’avoir conquis toutes les sphères de la recherche-développement professionnelle. Au sein des organismes dédiés aux filières, tant métropolitains que tropicaux, l’approche phytotechnique apparaît encore bien souvent comme plus opérationnelle et plus directement compatible avec l’évaluation et la prescription variétale. En métropole, de fait, même les instituts techniques les plus proches de l’Inra (Cetiom, ITCF) sont en fait partagés entre une composante nationale dont les agents ont la même formation et la même culture scientifique que ceux de la recherche publique, et des structures régionales dont les agents sont avant tout des prescripteurs de messages normatifs138. S’exerçant sur un milieu professionnel aussi hétérogène, le tournant que prend l’intensification technique en métropole à la fin des années 1970 est un puissant facteur de distension et de fragmentation du système de recherche-développement en agronomie. Le courant phytotechnique est conforté par l’apparition d’une nouvelle génération de produits phytosanitaires – fongicides, régulateurs de croissance, insecticides –, dont la combinaison avec le « progrès » génétique fait reculer sans cesse la limite des accroissements de rendements. Au début des années 1980, l’opération « Blé-conseil », coorganisée dans toute la France par l’ITCF, les coopératives et les firmes phytosanitaires, diffuse à des dizaines de milliers d’agriculteurs les « paquets techniques » qui vont permettre d’atteindre les 100 quintaux par hectare. Les chercheurs ne sont pas conviés, et sont occupés à bien autre chose : exactement à la même époque, tout le département d’Agronomie de l’Inra est réquisitionné pour rédiger le deuxième tome du rapport Hénin sur la pollution des eaux, où sont détaillés les principes de raisonnement qui permettront de modérer les apports d’azote.
105Au cours de la décennie 1980, les dynamiques contradictoires de rapprochement et d’éloignement entre recherche et développement poursuivent leur cours, et le contraste s’accroît entre des cas exemplaires de coopération et de vastes zones d’ignorance mutuelle. Comme exemple des premiers, on mentionnera les programmes de typologie des exploitations agricoles de la chaire d’agronomie de l’INA P-G, qui étendent l’agronomie clinique à l’échelle du système de production et sont menés en partenariat avec les chambres d’agriculture. À la fin des années 1990, le département SAD, plus largement, fait du dispositif de développement agricole, au sens institutionnel du terme, un objet de recherche à part entière, avec les agronomes en pointe sur ce sujet139. À l’opposé, l’écophysiologie apparaît alors comme un espace réservé aux chercheurs du département d’Agronomie. Au premier congrès de la Société européenne d’agronomie (en anglais, European Society of Agronomy, ESA), qui pourtant se tient à Paris, la participation des organismes de recherche-développement professionnels est quasi nulle. Les chercheurs (et même les agronomes) se mettent à publier de plus en plus dans des revues anglophones et, au regard des systèmes d’évaluation qui leur sont désormais appliqués, les articles techniques n’ont plus aucune valeur. D’ailleurs, la répartition des tâches au sein du dispositif de recherche-développement agronomique se propage à la presse technique : le Bulletin technique d’information du ministère de l’Agriculture et l’Encyclopédie des techniques agricoles, derniers supports où il était honorable pour un agronome-chercheur de publier des articles de synthèse technique, cessent ou réduisent leur activité. À la fin des années 1980, ce sont désormais des revues professionnelles de filière telles que Perspectives agricoles qui tiennent le haut du pavé, et les chercheurs n’y publient qu’en se faisant prier. Au Cirad en revanche, les revues propres à chaque département (Oléagineux, Fruits, Cahiers Agriculture, etc.) continuent d’exister. Elles tentent de se « scientifiser », recherchant la reconnaissance académique et les facteurs d’impact.
106Au début des années 1990, le tournant environnemental porte à leur paroxysme les forces de distanciation, en raison à la fois des divergences de finalité qu’il instaure, et de l’investissement qu’il demande aux chercheurs dans des thématiques et démarches nouvelles. Le sentiment prévaut chez les dirigeants professionnels que l’Inra s’éloigne de l’agriculture, et qu’au sein de la recherche même les agronomes se désintéressent de la production. Ce sentiment se développe aussi parmi les agents des organismes de recherche-développement, qui comprennent de moins en moins ce que publient et à quoi s’intéressent les chercheurs. Ainsi, l’essor de la modélisation dans les différents secteurs thématiques de l’agronomie sera d’abord un facteur de divergence, avant d’apparaître, nettement plus tard, comme un puissant vecteur de développement d’applications.
107La recherche outre-mer connaît les mêmes tensions : alors que les forces « traditionalistes » des anciens instituts privilégient l’appui direct aux filières, et justifient l’existence de la recherche par l’applicabilité de ses produits, deux forces complémentaires éloignent le chercheur agronome de la dimension applicative. C’est en premier lieu la nécessité d’une reconnaissance académique par les pairs qui s’impose de plus en plus, et en second lieu la transformation même des objectifs du Cirad, qui s’affirme de plus en plus comme organisme de recherche international (vis-à-vis du CGIAR) et en tant que tel producteur de biens publics (dont les publications scientifiques). Le débat est vif en interne et se traduit par l’avènement de la reconnaissance scientifique dans le pilotage stratégique. Il faudra attendre une décennie pour que l’exigence de l’excellence scientifique s’harmonise avec l’exigence d’impact, au prix d’efforts constants pour résoudre cette dialectique.
108En métropole, le caractère critique de cette situation commence à être perçu de part et d’autre du dispositif. À l’Inra, un courant nouveau d’intérêt pour les processus d’innovation est apparu, non sans rapport avec la perception d’un risque de perte d’impact qui peut mettre en cause la raison d’être de l’organisme (Inra et École des Mines de Paris, 1998140). Plusieurs responsables, aussi bien scientifiques que professionnels ou dans les ministères, prennent conscience que les questions environnementales doivent devenir un enjeu de travail en commun et non de confrontation, d’où l’opération Ferti-Mieux (chapitres 8 et 9), où les chambres d’agriculture voient une opportunité de reprendre une part de leadership face aux instituts techniques et aux coopératives, et dont la direction scientifique est confiée à Michel Sebillotte. Ferti-Mieux n’enraye guère la pollution, et s’étiole faute de persistance dans l’engagement professionnel. Au-delà du succès d’estime qu’a suscité ce dispositif, les partenariats d’accompagnement semblent réservés à des expériences enrichissantes, mais marginales, menées de concert avec des groupes d’agriculteurs plus ou moins contestataires. Au reste, les chercheurs de l’Inra ne s’y engagent pas massivement. Malgré leur caractère démonstratif et leur consistance méthodologique, les réussites obtenues au Cirad restent, elles aussi, des expériences-pilotes de portée limitée, en raison de la faiblesse, pour ne pas dire l’absence des organismes de développement pour relayer et démultiplier les chantiers où sont physiquement présents les agronomes de la recherche.
109Initiée à la fin des années 1980, l’expérience des Agrotransferts (Boiffin et Chopplet, 2015) traduit la prise de conscience que, pour l’agronomie, le danger qui résulte d’un éloignement entre recherche et développement est mortel en ce qu’il risque à terme de dissocier les dynamiques cognitive et technologique. Pour parer à ce danger, il faut créer des interfaces au sein desquelles le travail en commun va permettre de mieux traiter certaines étapes de synthèse et de mise en forme des connaissances à mobiliser, mal identifiées et orphelines, et ainsi de redonner une continuité à la chaîne qui va des acquis de la recherche à une innovation adoptée. Paradoxalement, c’est par un effort supplémentaire de scientifisation, et de prise en compte de la complexité, que la recherche en agronomie essaie de dépasser le déphasage entre recherche et développement. Tout en demeurant dans le cadre de pensée du schéma de transfert linéaire, et bien qu’ayant comme Ferti-Mieux subi la défection des acteurs professionnels141, cette expérience doit, elle aussi, être considérée comme un germe de la revitalisation des partenariats qui surviendra dans la période suivante.
Depuis le tournant des années 2000 : l’agronomie à l’épreuve de l’intégration et de la transdisciplinarité
110À la charnière entre les xxe et xxie siècles, la dimension planétaire de l’enjeu environnemental s’affirme, et il devient intenable de continuer à traiter les effets négatifs des pratiques agricoles comme de pures externalités. L’agriculture ne peut plus être pensée de manière sectorielle, elle doit s’inscrire dans un projet de développement global conçu en matière de durabilité. Au Sud, la sécurité alimentaire reste un enjeu de premier ordre dans nombre de régions tropicales, mais les menaces qui pèsent sur l’environnement imposent de passer d’une exploitation souvent minière et dégradante des écosystèmes à une gestion beaucoup plus ménagère des ressources naturelles. Par-delà les solutions techniques, la recherche en agronomie doit dorénavant proposer des modèles de développement alternatifs. Cette exigence rend plus que jamais nécessaire une meilleure intégration des connaissances entre disciplines et des échelles d’approche des phénomènes.
Une agronomie « désinstitutionnalisée » et pourtant mieux reconnue
Un contexte de réforme des organismes qui décloisonne la recherche en agronomie
111À la fin des années 1990, les organismes de recherche agronomique sont placés devant des choix en apparence cornéliens : intérêt général et protection de l’environnement ou intérêts économiques du monde agricole et des filières agroalimentaires ? Faut-il s’éloigner de l’agriculture, voire la concéder totalement à des organismes spécialisés142 – en France, les instituts techniques, et au Sud, les organismes agronomiques nationaux ? Dans le même temps, comment s’inscrire dans la dynamique qui révolutionne la biologie, et où seule une minorité d’équipes de recherche agronomique ont pignon sur rue ? Faut-il résolument opter pour l’excellence académique et remonter vers l’amont, au risque de perdre toute spécificité par rapport au CNRS et à la recherche universitaire ?
112Les crises sanitaires du milieu des années 1990, auxquelles s’ajoutent les controverses bien mal anticipées sur les OGM, créent une situation d’urgence143 et induisent une forte réaction de la part des directions générales du Cirad et de l’Inra144, qui comprennent que des champs scientifiques organisés en baronnies académiques ne permettent plus de répondre aux impératifs de l’heure. Pire, elles vont de pair avec une certaine myopie d’une partie des cadres scientifiques, et risquent d’asservir les organismes aux logiques de verrouillage qui menacent l’innovation agricole.
113Les disciplines à dimension technologique comme l’agronomie sont dans l’œil du cyclone. Il n’est déjà plus question d’afficher zootechnie, aquaculture, sylviculture, voire même amélioration des plantes, comme mots-clés identificateurs des organismes. La réforme de l’Inra engagée en 1997, épreuve de vérité et tremplin pour la recherche en agronomie, est pensée en termes non plus de disciplines, mais de « questions ». Les disciplines ne sont pas niées, mais il leur revient de légitimer leur contribution singulière à l’effort collectif, pour produire une recherche non pas seulement « applicable » en théorie, mais véritablement « finalisée », c’est-à-dire gouvernée par une double dynamique d’accroissement des connaissances et de résolution des problèmes d’intérêt général. Au tout début de la réforme, on peut toutefois se demander si la biologie moléculaire et ses normes d’évaluation n’emporteront pas tout sur leur passage. La place de l’agronomie sera finalement reconnue, moins en raison de ses mérites et performances en tant que communauté de recherche, que par sa pertinence vis-à-vis des enjeux sociétaux : les dirigeants de l’Inra, ainsi que certains de ses partenaires et leaders scientifiques des sciences de l’environnement, au CNRS, au MNHN, au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ou dans les universités, perçoivent qu’on ne peut rien comprendre à l’environnement, et encore moins le gérer, si on ne met pas les systèmes de culture et leurs déterminants dans le périmètre d’étude. Cette reconnaissance n’entraîne toutefois pas d’afflux de moyens, la priorité de la période allant à la constitution du pôle « alimentation » de l’Inra, alors même que la finalité environnementale implique un considérable effort d’élargissement thématique et de décloisonnement interdisciplinaire145.
114C’est dans ce contexte qu’est créé en 1998 un nouveau département de recherche dénommé Environnement et Agronomie (EA), regroupant l’agronomie avec la bioclimatologie et la science du sol. Dans la suite de cette réforme, le département SAD devient en 2003 « Science pour l’action et le développement », sous la direction d’un agronome, Jean-Marc Meynard. L’agronomie n’est pas réunifiée en termes institutionnels, mais elle l’est largement en termes de méthodologie et d’engagement collectif des chercheurs. Les agronomes du département SAD continuent à émarger à des programmes plus délibérément interdisciplinaires que ceux d’EA, ou du moins plus ouverts vers les sciences sociales et les questions sociétales, mais avec le souci de partager leurs acquisitions dans les nouvelles revues agronomiques.
115Cette approche finalisée va progressivement inspirer l’évolution de toute la recherche agronomique française, aussi bien au Cirad et au Cemagref qu’à l’Inra. Les dispositifs de recherche ne sont plus structurés selon les disciplines, ou selon les filières et systèmes de production, mais par grandes catégories d’objets ou de finalités. Désormais, dans tous les organismes de recherche ou de recherche-développement où elle a droit de cité, l’agronomie (comme d’ailleurs beaucoup d’autres disciplines technologiques, à l’exemple de la zootechnie) n’est plus identifiée à un dispositif de gestion de la recherche, mais incluse dans des structures plus vastes et des programmes où les agronomes travaillent de plus en plus souvent avec les chercheurs d’autres disciplines dès la phase de questionnement sur des dispositifs communs. Ils en viennent à partager des concepts et cadres d’analyse qui échappent à la catégorisation disciplinaire. Ce mouvement de « transdisciplinarisation » ne se limite pas aux superstructures ou projets : plus en profondeur, il concerne aussi le niveau des unités de recherche146.
116Au sein de l’Inra et de son département EA, le découplage entre disciplines et structures administratives vaut aussi pour la bioclimatologie et la science du sol, et, pour l’agronomie comme pour ses disciplines compagnes, on peut redouter un risque de dissolution qu’exacerbe l’émergence du vocable « agroécologie ». Bien identifié par les responsables qui se succèdent à la tête du département, ce danger sera écarté, au moins en ce qui concerne l’agronomie, grâce au maintien, à quelques reformulations près, des champs thématiques qui en constituent la trame (Bruckler et al., 2019). La composante proprement technologique de l’agronomie, celle qui revendique explicitement les systèmes de culture comme objet d’étude, peine toutefois à s’adapter au nouveau contexte, ses états de service en matière de publications académiques étant jusqu’alors moins fournis que ceux des autres courants. En outre, sa division entre les départements EA et SAD ne contribue pas à sa lisibilité extérieure, alors même que, dans la pratique, cette période de l’histoire de la discipline est caractérisée par une intense réflexion méthodologique transversale aux départements de recherche.
117Longtemps considérée comme associée aux enjeux agricoles, l’agronomie à l’Inra s’insère désormais dans le « tripode agriculture-alimentation-environnement », qui définit le champ d’action de l’institut sous la direction de Marion Guillou à partir de 2000 (Collectif, 2001). Mais elle s’inscrit aussi dans la réévaluation de la dimension ingénieriale de la recherche qui caractérise cette gouvernance, avec l’essor du modèle de l’« expertise collective » et la prise en compte du développement territorial comme objet et débouché revendiqué par la recherche agronomique. La conception et le développement des programmes « Pour et sur le développement régional » (PSDR) à la fin des années 1990, sous l’impulsion de Michel Sebillotte, font ainsi la part belle à une ingénierie réflexive et collaborative du développement (Sebillotte, 2001). Les agronomes sont bien représentés dans ces programmes, notamment dans la vague du début des années 2000 (Mollard et al., 2007), sur le thème de la multifonctionnalité agricole. Plus globalement, l’agronomie est fortement sollicitée dans les programmes pluridisciplinaires qui naissent à l’Inra (« Agriculture et Développement durable », « Porcherie verte », « Production fruitière intégrée »), portés à partir de 2005 par des financements importants de la toute nouvelle Agence nationale de la recherche (ANR). Dans ce cadre, les projets communs aux agronomes du département SAD et de l’ex-département d’Agronomie sont nombreux, et les distinctions antérieures ont plutôt tendance à s’effacer.
118Une autre conséquence du développement des approches intégrées au sein de la recherche agronomique est de confronter la recherche en agronomie à des partenaires extérieurs à son monde relationnel hérité des décennies modernisatrices, que ce soit les acteurs de la cogestion agricole en France ou les partenariats noués dans la Révolution verte sous les tropiques. Cette dynamique s’inscrit par exemple dans une nouvelle appréhension de l’agriculture biologique au sein de l’Inra (encadré 6.2, voir en fin de chapitre), qui rompt avec celles qui ont prévalu jusqu’alors : vue comme doctrine à réfuter, puis pratique à observer sans lui accorder d’intérêt particulier, l’agriculture biologique est enfin considérée comme un champ d’innovation riche d’enseignements pour la recherche.
119Des évolutions parallèles sont conduites au Cirad. Acteur de recherche scientifique et de coopération internationale, ce dernier a toujours cherché l’équilibre entre ses deux mandats d’origine, avec la volonté de s’affirmer tant dans le domaine scientifique que dans celui de l’appui au développement de ses partenaires. Dans les années 2000, le Cirad choisit cependant explicitement le camp de la recherche, et place l’excellence scientifique au cœur de son organisation. « La science au centre » constitue le motto de la réforme de 2006. Celle-ci est efficace : le nombre de publications des chercheurs du Cirad et des doctorants accueillis augmente fortement. En matière d’organisation de la recherche, les anciens départements organisés en filières et les programmes d’assistance technique cèdent le pas aux départements scientifiques et aux unités de recherche. L’agronomie s’inscrit de façon volontariste dans ce nouveau cadre, et en profite pour affirmer sa légitimité scientifique. Au sein de la direction scientifique, la délégation AGER (Agronomie, gestion de l’environnement et des ressources naturelles) appuie cette orientation, soutient les implications dans des initiatives de recherche ambitieuses et des recrutements de chercheurs de haut niveau dans les disciplines de l’agronomie et de l’environnement. La réforme de 2006 incarne alors l’aboutissement du nouveau projet ciradien. L’établissement s’affiche officiellement comme un organisme de recherche en partenariat sur les « biens publics mondiaux ». Le constat sous-jacent est que l’organisation en filières, jusqu’alors épine dorsale de l’institution, ne permet pas de comprendre et d’accompagner la production de ces biens et de répondre aux nouveaux défis qui se posent pour les pays du Sud : développement social, bien-être, problématiques environnementales et sanitaires.
120Cette rupture majeure se traduit par une nouvelle organisation interne du Cirad et la création des trois départements scientifiques actuels : « Bios » pour les systèmes biologiques, « ES » pour les systèmes sociaux et institutionnels, « Persyst » (Performances des systèmes de production). Ce dernier rassemble la majorité des agronomes et accueille également les disciplines technologiques de la transformation des produits. Dédié aux systèmes de culture et de production, il prend en compte les problématiques environnementales et territoriales. L’interdisciplinarité est de règle au niveau de chaque unité de recherche et l’agronomie y occupe une place majeure, mais jamais exclusive. Certains agronomes trouvent également leur place dans le département ES, au sein d’unités travaillant sur l’innovation, la gestion de l’eau ou encore les territoires.
121Du point de vue de l’activité scientifique, aussi bien au Cirad qu’à l’Inra les changements d’organisation qui affectent la recherche en agronomie s’avèrent parfois perturbateurs, certaines équipes étant réorganisées et réorientées. À l’Inra, suite à la constitution du nouveau département EA, les unités de recherche de l’ancien département d’Agronomie entrent dans un cycle de fusions, recompositions et parfois disparitions, dans le cadre d’une tendance générale à la constitution d’unités de plus en plus importantes, concentrées sur les sites universitaires. Toutefois, dans les deux décennies qui suivent, l’implication forte des agronomes dans les programmes et projets pluridisciplinaires, ainsi que dans les expertises collectives, témoigne globalement d’un regain de dynamisme, et montre que la recherche en agronomie est en route pour relever le défi de la transdisciplinarité.
La dynamique des unités mixtes de recherche, d’abord menaçante, finalement bénéfique
122Le grand mouvement des unités mixtes de recherche (UMR), promu initialement par Claude Allègre, ministre de la Recherche en 1997-1998, en vue de soutenir la recherche universitaire, aurait pu marginaliser une partie de la recherche agronomique, et tout particulièrement les disciplines à caractère spécifiquement agricole, qui n’ont pas de répondant universitaire. Il sera habilement négocié par les organismes de recherche et d’enseignement supérieur agronomiques, qui proposent et obtiennent sa transposition aux écoles d’ingénieurs. Grâce à cet élargissement, l’instauration des UMR s’avère en définitive très bénéfique à l’agronomie. Elle conforte et élargit l’intégration des équipes d’enseignants-chercheurs, ce qui a pour effet de renforcer sa composante d’ingénierie et d’apporter une vision plus intégrée, plus ouverte sur les enjeux de l’époque : ainsi, la dichotomie des approches entre agronomes des départements SAD et d’Agronomie de l’Inra est-elle beaucoup moins marquée parmi les enseignants-chercheurs.
123Au Cirad, la création des UMR est concomitante de l’avènement des unités de recherche, qui fait suite à l’instauration des trois départements. Profondément remaniée, la structuration scientifique du Cirad est désormais proche de celle de la plupart des organismes de recherche publique, avec ses trois niveaux d’organisation vitaux : équipe, unité, département. Comme à l’Inra, des dispositifs de gestion spécifiques se mettent en place pour les UMR. L’agronomie en tire parti, car l’homogénéité thématique qu’apporte la notion d’unité lui permet de mieux organiser tant sa programmation scientifique que ses politiques de recrutement. La dimension « espèces-filières » n’est pas pour autant abandonnée, mais elle est transposée et réintégrée dans une vision plus systémique : des unités pluridisciplinaires sont créées autour de grands types de systèmes de production147.
124La création des UMR, qui permettent de combiner les tutelles, est également l’occasion de renforcer la collaboration entre l’Inra et le Cirad. Montpellier notamment devient un haut lieu du dialogue retrouvé entre agronomies métropolitaine et tropicale. Une nouvelle UMR est créée pour les systèmes agroforestiers (System), et des unités thématiques sont créées sur les sols (Eco&Sols, Écologie fonctionnelle et biogéochimie des sols et des agro-écosystèmes, avec l’IRD) et le recyclage des éléments (UR Recyclage et Risques). La création des UMR System et Eco&Sols montre la capacité des organismes à créer de nouvelles structures pour répondre à de nouvelles problématiques. Au Cirad, ces unités sont accueillies au sein du département Persyst, qui assure la programmation, la gestion et l’animation scientifique transversale entre unités. Toutes ne sont pas des UMR, mais les conditions sont les mêmes pour toutes ; le système d’évaluation national est en place et toutes doivent s’y conformer, en adoptant en particulier une politique de publication dynamique.
125Au sein de la recherche publique et tout particulièrement de sa composante « finalisée », pour laquelle Inra et Cirad jouent de concert un rôle moteur, la prise de conscience des dérives que peut engendrer l’académisme amène à remettre en valeur la spécificité du statut et des missions des corps d’ingénieurs (Chemineau et al., 2012). De surcroît, l’application de la grille de critères issue du groupe de travail interorganismes sur l’évaluation de la recherche finalisée (Erefin, 2010) tempère l’orientation académique des établissements. L’agronomie bénéficie indirectement, mais très significativement, de ce rééquilibrage. Au Cirad, la réflexion générale du tournant des années 2000 sur la science finalisée permet à l’organisme, et en son sein aux disciplines et communautés à dimension technologique, d’entrer dans les systèmes d’évaluation nationale, non sans débats internes, mais finalement sans traumatisme.
126À partir du milieu des années 2000, le dispositif combinant « UMRisation » et évaluation nationale, dans le cadre d’une recherche finalisée dont la légitimité n’est plus mise en cause et où l’interdisciplinarité est en forte progression, apparaît désormais comme un contexte plutôt favorable pour l’agronomie. Il lui permet de continuer sa structuration, tout en développant ses interactions avec d’autres disciplines.
Une légitimité toujours à prouver, malgré la normalisation en cours
127Au tournant des années 2000, la recherche en agronomie ne ressemble plus à celle des années 1970. Elle a désormais étendu, mais aussi délimité et stabilisé les trois grands champs thématiques qui composent son domaine : le fonctionnement du peuplement végétal, l’influence des systèmes de culture sur le fonctionnement des agroécosystèmes, l’évaluation et la conception des systèmes techniques. En assimilant la notion de multifonctionnalité, elle s’est émancipée par rapport aux finalités strictement agricoles. Elle s’est constituée un vaste éventail de méthodes et d’outils très avancés, et a considérablement progressé dans l’appréhension de différentes échelles et de différents niveaux d’organisation. Elle se conforme désormais honorablement aux standards académiques qui attestent le statut scientifique d’une discipline. En particulier, elle a réussi à s’insérer dans un panel de revues internationales à la fois très diversifié et à impact respectable, car s’adressant à des communautés scientifiques plus larges. Elle réussira même à créer ou à soutenir la création de certaines de ces revues, comme Agronomy for Sustainable Development (ASD) en 2003, héritière des Annales agronomiques et d’Agronomie, qui en moins de dix ans acquiert une forte notoriété grâce à une stratégie éditoriale qui privilégie les numéros thématiques. Dans les années 2010, la diversification des supports de publication, dans des revues de moins en moins sectorielles et avec des facteurs d’impact bien plus élevés qu’auparavant (Bruckler et al., 2019), montre que la recherche en agronomie s’adresse à un très large éventail de communautés scientifiques, et a franchi un nouveau palier dans la montée en généralité.
128Pour autant, des points de vigilance demeurent. Si on regarde « la bouteille à moitié vide », on voit bien que la recherche en agronomie n’est pas à l’avant-garde de la recherche en environnement. Ce sont les géosciences, et en particulier les sciences du climat, mais aussi la biogéochimie et l’écologie évolutive, qui dévoilent de nouveaux enjeux – tout particulièrement ceux du changement climatique et de la biodiversité –, avec leur cortège de nouveaux thèmes à étudier et compétences à acquérir par l’agronomie148. L’irruption du vocable « agroécologie » dans les années 2000 et le succès certes tardif149, mais important, qu’il rencontre, y compris dans les sphères scientifiques, suggèrent que le débat sur le statut scientifique et technologique de l’agronomie peut encore resurgir.
Thèmes, démarches et production scientifique : nouvelles avancées, nouveaux défis
Intégration et spatialisation : la montée en complexité de l’agronomie
129Si la recherche en agronomie a bien pour objectif spécifique de comprendre et prévoir le fonctionnement de l’agroécosystème, piloté par des acteurs, elle se doit d’établir une connexion entre les champs thématiques susmentionnés qui, s’ils restent séparés, peuvent aussi bien être annexés, chacun de leur côté, par d’autres disciplines. Or les interfaces sont difficiles à établir, car les « sous-systèmes » – climat, sol, plante, techniques – sont redevables de concepts et méthodes de caractérisation plus ou moins compatibles, et les modèles de fonctionnement disponibles pour chacun d’entre eux ne sont pas d’emblée faciles à connecter. C’est dans les domaines de la fertilisation et de la gestion de l’eau que l’agronomie s’est jusqu’alors le plus rapproché du but, c’est-à-dire d’une continuité explicative et prédictive entre décision de l’agriculteur et variables d’intérêt agro-environnementales. Cependant, des déséquilibres subsistent dans la qualité de description des différentes composantes, le système racinaire et son fonctionnement demeurant une « boîte noire ». Et sur les autres thèmes, les progrès accomplis pendant la période précédente, en s’appuyant notamment sur la modélisation, ne concernent le plus souvent qu’un seul type d’interface : climat-plante comme dans le cas des modèles de captation-conversion, sol-plante pour l’imbibition des graines, technique-sol pour l’étude du travail du sol, etc. À partir du milieu des années 1990, l’élaboration de modèles plus complets et plus homogènes, intégrant les effets des interventions techniques, devient un objectif stratégique explicite. Les travaux mis en chantier à cette époque commencent à porter leurs fruits dès le début des années 2000 et se traduisent par l’éclosion d’une série de « grands modèles » (chapitre 2, encadré 2.3), qui à l’image du modèle Stics couvrent un éventail de plus en plus large de thèmes et de processus. Dans les années 2010, cette dynamique s’amplifie dans plusieurs directions.
130Une première tendance est l’agrandissement et l’élargissement des modèles de fonctionnement des agroécosystèmes, que ce soit par adjonction de modules décrivant de nouveaux processus150 ou par extension du paramétrage à une gamme de situations plus large qui permet une montée en généralité151. Les avancées de la modélisation elle-même entrent en synergie avec les progrès en matière de recueil et de gestion des données (chapitre 2), accroissant de plusieurs ordres de grandeur l’étendue d’application des modèles. Dans ce cadre, un aspect plus spécifique de l’agronomie est l’intégration effective des interventions techniques dans l’analyse et la modélisation du fonctionnement de l’agroécosystème152. Leurs impacts sur les processus étant explicités, ces interventions, considérées comme perturbations écologiques complexes, peuvent désormais se connecter aux modèles de culture, ce qui ouvre d’immenses perspectives d’expérimentation virtuelle, et plus globalement peut révolutionner le travail d’acquisition des références en agronomie (Angevin et al., 2020).
131Un deuxième type d’avancée a pour origine les coopérations initiées lors de la période précédente entre agronomes (principalement du département SAD), informaticiens et chercheurs des sciences de gestion, sur la formalisation des règles et processus de décision, et leur traduction sous forme de modèles décisionnels et organisationnels informatisés153. Les travaux pionniers en la matière avaient été menés, au cours de la période précédente, à Grignon sur l’organisation des chantiers et le dimensionnement des ressources en main-d’œuvre et équipement, débouchant sur le logiciel Otelo (Papy et al., 1988), et à Toulouse sur la conduite des systèmes fourragers à base de prairies (Duru et al., 1988 ; 1999). Ils s’y poursuivent activement et sont bientôt renforcés, à Toulouse encore, par des travaux sur la gestion des ressources en eau. C’est notamment sur ce thème qu’un nouveau pas agronomique est franchi, par la connexion entre modèles décisionnels et modèles de culture (Bergez et al., 2001). La continuité qui s’instaure entre décisions techniques et fonctionnement de l’agroécosystème (Bergez et al., 2010) ouvre de vastes perspectives, notamment celle de l’élaboration et de l’évaluation de scénarios dont peuvent s’emparer les acteurs. On donne ainsi à la posture d’accompagnement un fondement scientifique qui va favoriser son expansion (Étienne, 2010), tout particulièrement au Cirad.
132Une troisième tendance majeure est la spatialisation des connaissances agronomiques, amorcée dans la période antérieure de façon exploratoire et sur quelques thèmes isolés, mais qui apparaît désormais comme une rupture méthodologique et conceptuelle majeure qui concerne toute l’agronomie154. Cette rupture a deux aspects : le premier est celui de la prise en compte de l’espace dans la caractérisation des objets d’étude, c’est-à-dire l’adjonction de trois dimensions supplémentaires à celle du temps, déjà présente dans les modèles de culture ou de cycles biogéochimiques. C’est un saut considérable au regard du volume d’informations à traiter et de la complexité des procédures de traitement mathématique155 qui en résultent. Il a pour vecteur privilégié les systèmes d’information géographique (SIG), dont s’emparent les agronomes à la suite des pédologues et des géographes. Mais la vraie rupture conceptuelle correspond à l’appréhension des processus spatiaux, c’est-à-dire impliquant des interactions entre sites dont la fonction dépend de la position spatiale, comme c’est le cas pour le ruissellement et l’érosion. Elle concerne là encore pratiquement tous les objets d’étude de l’agronomie : thèmes agro-environnementaux liés à l’hydrologie ou à la propagation des organismes ou organes vivants, prise en compte de l’architecture des plantes, dynamique d’évolution de la structure du sol et ses conséquences sur l’implantation des cultures, organisation et fonctionnement des bassins de production influençant la qualité des produits végétaux, pour ne retenir que quelques exemples illustratifs. La jonction avec l’écologie du paysage devient possible, certains allant jusqu’à évoquer une « agronomie du paysage » (Benoît et al., 2012).
133La combinaison de ces trois tendances se traduit par le développement de nombreux travaux où les agronomes étudient, modélisent et accompagnent la gestion de l’espace, notamment à travers la conception et l’évaluation de scénarios prenant en compte les décisions des agriculteurs, ainsi que les systèmes de culture et leur localisation. En France, un exemple emblématique est la place que prennent les agronomes au sein du programme Piren-Seine pour contribuer à la prévision des impacts de différentes formes d’agriculture sur la qualité des eaux. Dans les recherches menées outre-mer, l’approche spatiale et paysagère devient centrale pour comprendre le fonctionnement des terroirs, avec par exemple les interactions très complexes entre forêt et espace cultivé. Le vocable « territoire » devient un des mots-clés les plus cités dans les publications, la contribution de l’agronomie au développement territorial ne se limitant plus à l’étude « en région » de problèmes agronomiques localement prioritaires, mais représentant un apport central dans un « tournant territorial » (Boiffin et al., 2014) qui concerne l’ensemble de la recherche finalisée sur les questions agricoles, alimentaires et environnementales.
Le réinvestissement dans la santé des plantes
134Si l’agroécosystème est appréhendé de façon de plus en plus intégrée, la composante biologique du milieu reste un angle mort de la recherche en agronomie, pour différentes raisons, dont certaines difficultés méthodologiques inhérentes à la biologie du sol, mais aussi un choix stratégique d’abandon du domaine phytosanitaire. Même si le réamorçage par les adventices ne tarde pas à se montrer fructueux, il ne concerne qu’un seul type de bioagresseurs, pour lequel l’intervention des agronomes est la moins contestable. Sur les maladies fongiques, des travaux pionniers ont été menés par les agronomes de Grignon en collaboration avec les épidémiologistes (Colbach et al., 1997), mais, faute de possibilités de recrutement, ils sont restés des cas d’école. À la fin des années 1990, les recherches qui avaient le vent en poupe au sein de la direction scientifique Environnement physique et Agronomie de l’Inra concernaient le devenir, et non l’usage, des pesticides, et étaient principalement menées en science du sol, et accessoirement en bioclimatologie pour la partie atmosphérique du cycle156. Elles avaient pour finalité essentielle la compréhension et la maîtrise de la pollution des eaux. Elles débouchaient sur des applications relevant des aménagements fonciers (fossés, zones tampons, bandes enherbées, etc.), mais s’adressaient finalement très peu aux systèmes de culture.
135Le basculement de la problématique s’opère au tout début des années 2000. Il est d’abord dû à l’élargissement et à l’intensification des préoccupations relatives aux impacts des pesticides. Il devient de plus en plus évident que la pollution croissante des eaux et de l’air ne pourra être maîtrisée en agissant uniquement sur les transferts et transformations des pesticides, et qu’il faut intervenir à la source, sur la nature et la quantité des épandages. Un autre puissant facteur de rééquilibrage est la montée des préoccupations relatives à la biodiversité et aux impacts des pesticides sur les organismes « non-cibles » : ces impacts peuvent encore moins être contrôlés après épandage, et s’avèrent imparfaitement pris en compte au niveau des évaluations préalables aux autorisations de mise en marché, comme le montre le cas des abeilles. L’expertise collective Pesticides (Aubertot et al., 2005), réunissant l’Inra et le Cemagref, est la première traduction officielle et retentissante de cette prise de conscience.
136Cette dynamique d’origine exogène entre en résonance avec la dynamique endogène, jusque-là encore timide, de réinvestissement dans la gestion phytosanitaire, qui est elle-même favorisée par le décloisonnement interdisciplinaire intervenu au sein de la recherche agronomique. Les nouvelles configurations, tant du Cirad que de l’Inra, font apparaître des possibilités de synergies inédites entre agronomes et biologistes de la santé des plantes. Un premier point de convergence est l’écotoxicologie, et tout particulièrement l’étude des processus d’exposition des organismes non-cibles. L’agronomie y apporte une contribution significative à travers l’analyse des itinéraires techniques et de leurs effets sur l’agroécosystème.
137Un autre carrefour de rencontre est l’épidémiologie, qui mobilise à la fois l’écologie des bioagresseurs, la bioclimatologie, l’écophysiologie des plantes et l’agronomie des systèmes de culture. Elle débouche sur les notions de protection intégrée (Ricci et al., 2011) et de protection agroécologique des cultures157, qui toutes deux reposent sur la compréhension et la valorisation des effets écologiques des interventions culturales. Des équipes d’agronomes se constituent pour développer cette orientation, à Avignon, Grignon et Toulouse à l’Inra, et dans plusieurs unités de recherche au Cirad, avec de nombreux travaux en Afrique, à Madagascar, à la Réunion, aux Antilles. Sur les adventices, l’équipe de l’Inra de Dijon se renforce, fusionne avec celle de malherbologie et développe des approches d’expérimentation, d’enquête et de modélisation à la fois originales et de grande ampleur (Chauvel et al., 2018). Un courant inédit de publications relatives à la santé des plantes, dont les agronomes sont auteurs ou coauteurs, apparaît dans la littérature scientifique, aussi bien dans des ouvrages ou revues agronomiques où la santé des plantes était peu abordée que dans des supports de pathologie végétale, malherbologie ou entomologie, où les agronomes ne publiaient pas. Ces publications ont pour support des agrosystèmes du Nord comme du Sud, et font appel à des démarches de modélisation innovantes (Tixier et al., 2006), préfigurant des hybridations fortes avec les concepts de l’écologie (Tixier et al., 2013).
138À partir du milieu des années 2000, la préoccupation relative à l’impact des pesticides se mue en exigence sociétale de réduction massive de leur usage, qui à l’issue du Grenelle de l’environnement en 2007 donne naissance au plan Écophyto (chapitre 9, encadré 9.4). La place reconnue à l’agronomie dans la gestion de la santé des plantes s’en trouve fortement accrue, puisqu’il faut recourir aux autres techniques culturales pour protéger les cultures, et même reconcevoir les systèmes de culture en fonction de cet objectif. Ce nouveau statut est attesté par le leadership confié aux agronomes dans la préparation et le suivi de plusieurs actions majeures du plan, et tout particulièrement le dispositif Dephy, conçu puis animé et valorisé avec le concours décisif des agronomes de l’Inra et d’autres organismes. Du point de vue conceptuel, la notion de système de culture s’avère un puissant vecteur de cette dynamique de « reconquête » de la prise en compte de la santé des plantes. Elle permet de structurer l’analyse des situations agricoles et de donner une traduction concrète – opter pour de nouvelles rotations culturales – à la version la plus radicale du paradigme ESR (« efficience, substitution, reconception »), qui guide la recherche d’une gestion durable de la santé des plantes (Butault et al., 2010).
Agronomie et changement climatique, une nouvelle boîte de Pandore
139Au tournant des années 2000, la recherche agronomique française appréhende l’environnement comme une finalité en soi, mais la problématisation est encore en pleine maturation, et la hiérarchie des thèmes porte encore la marque d’une vision étroitement agricole de l’environnement. Dans le document d’orientation 2001-2004 (Collectif, 2001), le changement climatique n’est mentionné que de façon relativement subsidiaire, à travers les émissions de gaz à effet de serre par l’agriculture. Avec plus de dix ans de retard par rapport aux communautés scientifiques des sciences de l’environnement, c’est à partir du milieu de la décennie 2000-2010 qu’il fait l’objet d’un fort courant de réflexions transversales dans les sphères de recherche agronomique (Malézieux et Seguin, 2004 ; Malézieux, 2004 ; Pérarnaud et al., 2005), avant d’être affiché à l’Inra comme enjeu institutionnel prioritaire (Pellerin et al., 2019b)158. Il n’apparaît ainsi de façon explicite que dans le deuxième schéma stratégique du département EA, qui couvre la période 2004-2008 (Bruckler et al., 2019). Et encore n’est-ce que sur l’un des deux versants du problème, celui de l’atténuation de l’effet de serre. L’enjeu symétrique, celui de l’adaptation, est d’abord énoncé par la communauté scientifique internationale en lien avec les forts impacts du changement climatique sur les agricultures du Sud. Il est affiché par le Cirad dès 2000, mais bien plus tardivement à l’Inra, où il n’apparaît comme priorité structurante du département EA que dans la génération suivante (2010-2015) des schémas stratégiques.
140Sur le volet de l’atténuation, l’agronomie peut se prévaloir de résultats substantiels concernant la partie agricole du cycle du carbone (fixation dans les cultures et évolution de la matière organique du sol, chacun de ces deux aspects étant fortement dépendant des itinéraires techniques et des systèmes de culture). Or d’autres gaz à effet de serre sont émis ou fixés par l’agriculture, notamment le méthane et le protoxyde d’azote. Dans ce dernier cas, les agronomes sont à nouveau fortement concernés, mais tout reste à découvrir, car en matière de bilan d’azote, les émissions de N2O sont négligeables et n’ont donc pas été étudiées. Le défi est redoutable : du point de vue des échelles d’appréhension, il oblige à faire le grand écart. Avant même de comprendre les processus, il faut apprendre à mesurer des flux dont les ordres de grandeur sont très inférieurs à ceux des flux de nitrates, et même aux erreurs de mesure sur ces flux. Mais ces phénomènes, infiniment ténus à l’échelle de la parcelle, prennent une importance majeure à l’échelle planétaire. Et surtout, ils amènent à appréhender le cycle de l’azote et son couplage avec celui du carbone de façon totalement nouvelle, c’est-à-dire véritablement globale, incluant toutes les étapes de la « cascade de l’azote » (Gruber et Galloway, 2008), depuis la synthèse industrielle de l’ammoniac qui initie la fabrication des engrais jusqu’à la dénitrification plus ou moins complète dans les zones humides extra-agricoles, en passant par les transferts atmosphériques – tous sujets qui sont des terres inconnues pour les agronomes159.
141Pour relever ce défi, les dispositifs interdisciplinaires tels que le département EA au sein de l’Inra ou la vaste plateforme inter-organismes que constitue le site de Montpellier sont sans conteste des atouts majeurs. Dans ce cadre, les agronomes contribuent significativement au courant de publications sur les émissions de gaz à effet de serre (Pellerin et al., 2019a). Ils jouent un rôle leader dans l’élaboration de plusieurs expertises collectives, synthèses expérimentales (Dimassi et al., 2014) ou méta-analyses (Mary et al., 2014) réalisées sur le sujet, qui contribuent à redresser « la trajectoire sinueuse des connaissances de l’impact du travail du sol sur le stockage de carbone et sur les émissions de gaz à effet de serre » (Balesdent, 2019). Les agronomes du Cirad participent à l’étude de la séquestration du carbone, étendue à toute la gamme des écosystèmes (forêts sèches ou humides, plantations, agricultures de savane, etc.). Les résultats sont intégrés dans des études à l’échelle planétaire (Besnard et al., 2019 ; Fu et al., 2018).
142Sur le volet de l’adaptation, il faut d’abord comprendre et prévoir les impacts du changement climatique sur le comportement des cultures. Les modèles de culture tels que Stics constituent de puissants outils d’expérimentation virtuelle, qui permettent d’appréhender les effets ambivalents de l’augmentation de la teneur en carbone de l’atmosphère, et du changement climatique stricto sensu (Brisson et Levrault, 2010). A posteriori, ces modèles peuvent être utilisés pour confronter les tendances observées – notamment concernant les dates de floraison et de maturité, ou l’évolution des rendements – aux données météorologiques enregistrées dans les dernières décennies (Brisson et al., 2010). L’éventail des sujets agronomiques étudiés en lien avec le changement climatique ne cesse de s’ouvrir : possibilités d’avancement des dates de semis, risque de déstabilisation des aires d’appellation viticoles, avancement des dates de floraison des arbres fruitiers et accroissement concomitant des risques de gel, pour ne citer que quelques exemples. Aux confins de la physiologie végétale et de la génétique, les écophysiologistes de l’UMR Lepse de Montpellier (Laboratoire d’écophysiologie des plantes sous stress environnementaux) développent une analyse systémique de la réponse au stress hydrique, et de son déterminisme génotypique, pour contribuer à l’élaboration des idéotypes variétaux adaptés à la sécheresse. Dans son cœur de métier, l’agronomie est mobilisée pour concevoir des systèmes de culture et des itinéraires techniques qui diminuent l’exposition aux risques climatiques, comme l’illustrent l’expertise collective « Sécheresse » (Amigues et al., 2006) à l’Inra et les nombreux projets qui portent sur l’adaptation au changement climatique des agricultures du Sud (Torquebiau, 2015).
Écologisation et globalisation
143Tels sont les mots-clés qui, selon Bruckler et al. (2019), caractérisent l’évolution de la stratégie de recherche du département EA de l’Inra à partir de 2010. Ils s’appliquent également à la plupart des organisations pluridisciplinaires au sein desquelles sont désormais intégrés les chercheurs ou enseignants-chercheurs en agronomie, notamment au Cirad.
144Déjà bien établies dans la période antérieure, les relations avec les écologues se multiplient et s’intensifient tout au long des années 2000, à un moment où cette discipline cherche également à sortir des systèmes « naturels » pour s’intéresser aux systèmes « anthropisés ». Les écologues du CNRS ou du MNHN prennent une place importante dans les instances d’évaluation, de recrutement et d’orientation des départements du Cirad et de l’Inra qui hébergent les chercheurs en agronomie. La politique de recrutement d’écologues, dont le département SAD avait été précurseur, s’amplifie. De façon plus fondamentale, de nombreux leaders scientifiques cherchent à appliquer à l’agronomie les concepts et méthodes issus de l’écologie : ingénierie écologique (Lescourret et al., 2015a) ; services écologiques, qui intègrent la notion de multifonctionnalité dans un cadre scientifique plus général (Lescourret et al., 2015b) ; intensification écologique (Doré et al., 2011b) ; écologie du paysage (Benoît et al., 2012) ; protection agroécologique des cultures (Deguine et al., 2016) ; protection intégrée valorisant la biodiversité (Lescourret et al., 2019) ; sans oublier des concepts directement issus de l’écologie comme ceux de « trait de vie » ou de « trait fonctionnel », dont l’application se révèle très fructueuse pour affronter le problème de la diversité des espèces, tant en écophysiologie qu’en matière de dynamique de flore adventice (Colbach et al., 2014a). Ces concepts sont aussi centraux pour comprendre les systèmes complexes, comme les systèmes agroforestiers (Malézieux et al., 2009). Une forme inédite d’interaction agronomie-écologie est la collaboration qui se noue dans les années 2000 autour des impacts écologiques des cultures transgéniques (Gouyon et al., 2001) : cette fois, la liaison s’établit non plus seulement avec l’écologie fonctionnelle, mais avec l’écologie évolutive, jusque-là étrangère à l’agronomie. Cependant, ces collaborations restent circonscrites au sujet des OGM, alors que celles avec l’écologie fonctionnelle poursuivent leur développement. Ce retard est particulièrement frappant en matière de biologie des sols : l’agronomie n’est encore impliquée que de façon très exploratoire dans l’exploitation des vastes perspectives que lui offrent les avancées méthodologiques de l’écologie microbienne (Lemanceau, 2019).
145Dans les sphères de recherche agronomique, l’« écologisation » de la recherche en agronomie ne remet pas en cause l’agronomie en tant que discipline, bien au contraire, elle démontre sa capacité à évoluer pour s’adapter aux nouveaux enjeux du xxie siècle. Prenant à revers la sensation de « bonne conscience écologique », qui commençait tout juste à s’installer dans la communauté des agronomes, le développement de l’agroécologie dans les années 2000, et surtout le nouveau tour qu’elle fait prendre aux débats sur la durabilité de l’agriculture posent une question cruciale. Si partout dans le monde les formes d’intensification agricole s’avèrent aussi peu durables, n’est-ce pas parce que la science qui les sous-tend n’est pas qualifiée pour assumer cette durabilité, et qu’il faut soit la refonder, soit lui en substituer une autre ? Pour assumer le tournant écologique et attirer les vocations, faut-il aller jusqu’à donner une autre appellation à la science de la conduite des cultures, « agroécologie » sonnant plus clair et plus mobilisateur que « agronomie » ? Accueillie pour l’essentiel dans un esprit d’ouverture et d’autocritique constructive, l’agroécologie constitue de fait, dans les années 2010, un enjeu stimulant plutôt qu’une menace. Ce dépassement résulte pour partie d’une clarification des acceptions de l’agroécologie (Wezel et al., 2009) : mouvement sociopolitique émancipateur, ensemble de pratiques agricoles, discipline ou domaine scientifique160. C’est en considérant ce dernier aspect que les chercheurs français, qui se demandent si « l’agronomie est […] soluble dans l’agroécologie » (Aubertot et al., 2016), peuvent répondre paisiblement par la négative : l’agroécologie n’inclut pas, ou de façon très partielle, la composante technologique de l’agronomie, et tout particulièrement son extension vers les sciences de gestion161. En définitive, l’émergence de l’agroécologie162 aura poussé l’agronomie à remettre en cause ses finalités, et à construire de nouveaux paradigmes plus en phase avec les nouveaux enjeux des agricultures du monde. La biodiversité devient ainsi un objet central pour comprendre et piloter les agrosystèmes (Malézieux, 2012 ; Reboud et Malézieux, 2015 ; Gaba et al., 2015).
146La globalisation des problématiques, des thématiques et des démarches est une autre tendance marquante de l’évolution de la recherche agronomique, et en son sein tout particulièrement des composantes qui ont pour objet d’étude le fonctionnement des agroécosystèmes et ses impacts sur l’environnement. Comme l’illustre le vocable « agronomie globale » (Makowski et al., 2014), l’agronomie est en première ligne de cette évolution, qui combine différents aspects. Le plus évident est l’extension de la gamme des échelles spatiales et des niveaux d’organisation auxquels sont appréhendés le fonctionnement et la gestion des agroécosystèmes. S’agissant du changement climatique, des cycles biogéochimiques, de la biodiversité ou de la sécurité alimentaire, cette extension atteint d’emblée le niveau planétaire. Pour d’autres types de problèmes, le « macroscope » doit s’ajuster à l’une des échelles intermédiaires entre la région et le monde : nation, continent, grand bassin fluvial. De cette extension aux échelles globales découle un ensemble de défis méthodologiques, entre autres celui d’une caractérisation exhaustive du milieu et des systèmes de culture sur de grandes étendues163, ou encore celui de la synthèse des innombrables expérimentations menées sur des thèmes voisins dans des contextes géographiques différents. C’est notamment en réponse à ce problème de contingence des résultats expérimentaux – au demeurant aussi ancien que l’agronomie, mais jamais bien résolu – que se développent les approches de méta-analyse et leur application à l’agronomie (Makowski et al., 2018 ; Lesur-Dumoulin et al., 2017 ; Beillouin et al., 2021).
147Un deuxième aspect de la globalisation est, pour l’agronomie, la rencontre de « macro-processus » tels que la circulation atmosphérique, la mondialisation des échanges, la division internationale du travail quant à la production agricole, et les dynamiques géopolitiques mondiales, processus qu’elle pouvait ignorer lorsqu’elle se confinait aux échelles « parcelle », « exploitation » voire « petite région » en les occultant au sein de la vaste boîte noire du « contexte ». Certes, il n’est pas du ressort de l’agronomie de les étudier, en revanche certains objets d’étude qui relèvent sans conteste de son domaine en sont directement tributaires. L’exemple caractéristique est celui de la gestion durable des cycles biogéochimiques, thème auquel les agronomes apportent une contribution substantielle en développant des approches inédites par leur exhaustivité. Dans le cas du phosphore par exemple, elles prennent en compte les flux liés au commerce transcontinental des protéines pour l’alimentation du bétail, et des phosphates pour la fabrication des engrais (Senthikumar et al., 2012 ; Pellerin et al., 2014). Aux échelles continentales ou régionales, ces approches mènent à l’établissement de scénarios territoriaux et globaux prenant en compte les stocks et flux de matières fertilisantes de divers types, en particulier les produits résiduaires de toutes origines, et leur utilisation agricole (Billen et al., 2019).
148Le « point culminant » du défi de la globalisation pour l’agronomie est la conjonction des problématiques environnementales – elles-mêmes multiples – et alimentaires. Peu présents dans les grandes études prospectives récentes sur la capacité de la planète à satisfaire les besoins liés à la croissance démographique mondiale et à l’évolution des régimes alimentaires, les agronomes sont interpellés par les antagonismes qui apparaissent de prime abord entre augmentation de la production agricole, limitation du dérèglement climatique et préservation de la biodiversité : ils ne peuvent être résolus qu’au niveau des « systèmes agroalimentaires régionaux » (Billen et al., 2014). La répartition géographique de ces systèmes doit être combinée à celle des habitats et des lieux de consommation pour concilier les différents objectifs. Tout récemment, plusieurs ouvrages collectifs ou articles de synthèse164 démontrent que les chercheurs en agronomie sont en pleine réflexion sur cette perspective.
Un renouvellement des partenariats d’application et des liens recherche-développement
Un contexte plus partenarial
149Au tout début des années 2000, le climat institutionnel, au sein de la recherche agronomique, est devenu plus favorable à la reconnaissance de l’innovation et de l’expertise comme produits de la recherche à part entière, dûment pris en compte dans les évaluations individuelles et collectives165. Ce rééquilibrage traduit une prise de conscience, de la part des dirigeants de la recherche publique finalisée, du risque de perte d’identité – et à terme de remise en cause de leur existence – que courent ces organismes s’ils se laissent totalement orienter par les dynamiques d’accroissement des connaissances et laissent le champ libre au tropisme académique. Or ce dernier ne cesse d’accroître son emprise sur les communautés scientifiques de base, y compris celles liées aux disciplines à dimension technologique comme l’agronomie. De surcroît, la force d’appel qu’exercent les organismes d’application et d’innovation, à travers leurs thèmes de recherche, leur motivation à valoriser les résultats acquis et leur propension à coopérer, est beaucoup moins intense – parfois même, elle devient négative – pour traiter les enjeux environnementaux que pour poursuivre l’intensification de la production. L’agronomie est plus que tout autre domaine disciplinaire le lieu où s’exercent ces tensions, et où se joue l’avenir d’une innovation agro-environnementale soutenable. Dans un tel contexte, il est clair qu’une responsabilité nouvelle incombe à la recherche publique : elle doit assumer un leadership dans l’orientation de l’innovation agronomique, faute de quoi cette dernière restera ciblée sur les mêmes objectifs. Or ce n’est pas en s’isolant, mais au contraire en entraînant l’ensemble du système de recherche-développement, que la recherche publique peut réorienter l’innovation agronomique, et plus spécialement l’innovation en agronomie. Toujours et partout déterminante, la question du partenariat se pose et se résout sous des formes différentes selon les contextes géographiques et institutionnels. À l’Inra, le partenariat avec le développement agricole fait l’objet de deux « radioscopies » collectives (Béranger et al., 2001 ; Guyomard, 2011), traduisant l’inquiétude des dirigeants de l’organisme vis-à-vis de la cohérence du soi-disant « système » de recherche-développement agronomique.
150Au Cirad, la proclamation de « la science au centre » comme priorité stratégique n’est pas – en tout cas pas encore – le signe d’une mutation identitaire : la continuité recherche-développement reste inscrite dans les missions fondamentales de l’organisme. Pour les chercheurs du Cirad, la finalité d’application de leurs recherches n’est pas en discussion : ce qui l’est, ce sont les cibles et les modalités des démarches d’innovation et d’expertise, dans des contextes où les organismes de développement sont faibles, voire inexistants, et où les financeurs internationaux restent plus motivés par les enjeux de sécurité alimentaire que par ceux de durabilité. L’une des priorités identifiées dès le tournant des années 2000 est de faire émerger des formes plus efficaces d’organisation et de coordination des acteurs. Face à la complexité grandissante des situations agraires et à la diversité des partenaires et de leurs demandes, les chercheurs privilégient une approche de recherche-action et d’accompagnement des dynamiques agricoles en cours, en s’adaptant aux situations locales et en prenant en compte les pratiques existantes (Malézieux et Trébuil, 2000). La question du partenariat débouche ainsi directement sur celles des régimes d’innovation, et du type de relation agronome-praticien.
151Les agronomes de l’Inra sont quant à eux confrontés à un système de recherche-développement à la fois beaucoup plus puissant, mais aussi beaucoup plus cloisonné que leurs collègues du Cirad. Cette segmentation est une des clés du contrôle qu’exercent les organisations professionnelles et économiques sur l’orientation du processus d’innovation agricole. La crise du système de financement du développement agricole en France, aboutissant à la fin de l’Association nationale pour le développement agricole (Anda) en 2003 et à la création du Casdar (compte d’affectation spéciale « Développement agricole et rural »), sur lequel s’exerce désormais un contrôle beaucoup plus fort de la part de l’État, crée une opportunité d’innovation dont vont s’emparer les tenants d’une rénovation de l’interface recherche-développement. Les unités et réseaux mixtes technologiques (UMT, RMT) sont instaurés, une partie des fonds du Casdar est réservée au financement de projets coopératifs auxquels doivent prendre part des équipes de recherche publique, et l’implication de ces dernières dans l’orientation des organismes de recherche-développement professionnels est considérablement renforcée166. Les organismes de développement sous contrôle professionnel sont amenés, sous peine de voir s’amenuiser leurs financements, à réorienter leurs programmes et à intensifier leurs coopérations avec l’Inra ou l’Irstea sur des thèmes agro-environnementaux. Le Grenelle de l’environnement accroît encore d’un cran la pression sur ces organismes et les oblige à s’investir dans de nouveaux dispositifs partenariaux tels que le plan Écophyto ou le GIS « Grande culture à hautes performances économiques et environnementales »167. Au milieu des années 2010, on peut dire que le fonctionnement du dispositif de recherche-développement agronomique est devenu beaucoup plus coopératif, cette évolution allant de pair avec une dynamique de regroupement des organismes. Les contradictions et conflits sur les objectifs ne sont ni annulés ni résolus, mais s’exercent dans un nouveau cadre, et sur un mode de « partenariat-confrontation ». Vis-à-vis des chercheurs, cette évolution a au moins pour effet positif une sollicitation accrue pour s’impliquer dans l’innovation agro-environnementale.
152L’importance qu’accorde l’Inra au lien recherche-développement se confirme et s’amplifie dans les années 2010, avec l’instauration d’une direction scientifique Agriculture qui a pour mission de développer ce lien, et la création du GIS Relance agronomique qui coiffe les GIS de filières, concernant désormais tout l’éventail des productions animales et végétales. Dans le même temps, le partenariat de l’Inra avec les mouvances sociopolitiques contestataires par rapport au courant dominant168 continue de s’étendre en direction d’organismes de développement considérés jusqu’alors comme plus ou moins marginaux169. La recherche en agronomie met à profit cette conjoncture institutionnelle et s’y implique très activement : elle est à l’initiative de plusieurs des UMT, RMT et GIS de première génération, et très présente dans les projets Casdar, y compris en partenariat avec les organismes « non conventionnels » susmentionnés.
La transition dans les régimes d’innovation, vue côté recherche
153À travers des itinéraires différents, et de façon plus directe et précoce au Cirad qu’à l’Inra, les agronomes des deux établissements se retrouvent confrontés à la même exigence de renouvellement des régimes d’innovation, pour des raisons qui tiennent d’une part au caractère systémique des objets d’innovation, d’autre part au caractère interactif du processus d’innovation.
154Quel que soit le problème à traiter, et a fortiori si on doit en traiter plusieurs conjointement, on débouche sur la double nécessité de reconcevoir les systèmes de culture, et de proposer de nouvelles modalités d’aménagement et de gestion de l’espace. Et ce, désormais, sans se limiter à la composante agricole, mais en prenant en compte une pluralité d’acteurs. Déjà largement amorcée au cours de la période précédente, cette complexification a suscité l’émergence du régime d’innovation « de l’agronomie-système » (chapitre 5). Le recours accru à la modélisation et l’accroissement de la taille des modèles permettent de nourrir cette dynamique, mais de manière insuffisante au regard de la complexité et de la diversité des systèmes qui constituent désormais les objets d’innovation. De surcroît, et à quelques exceptions près, les modèles issus de la recherche en agronomie s’avèrent plutôt générateurs d’incompréhension que de rapprochement entre chercheurs, agents du développement et agriculteurs.
155C’est à travers un double processus de tâtonnement empirique et d’importation théorique, notamment en provenance de l’École des Mines de Paris, avec laquelle le département SAD de l’Inra maintient les liens noués par le groupe « Impact » dans la période précédente, qu’émerge le régime d’« innovation ouverte »170. Sous d’autres appellations, cette émergence a été plus précoce au Cirad, en raison d’une confrontation plus directe des chercheurs avec les limites des postures prescriptives. Pour sortir par le haut de la double impasse hypercomplexité-hyperdiversité, il a fallu changer de paradigme et ne plus mettre la recherche et la science à l’origine exclusive du processus d’innovation, comme c’était le cas, explicitement ou implicitement, depuis les débuts de l’agronomie. Cela conduit à mettre en synergie les différents types de savoirs, à rééquilibrer et surtout à modifier la relation entre praticiens et chercheurs, qui s’inscrit désormais dans l’approche d’accompagnement et prend ses distances avec celle de prescription raisonnée.
156Dans ce cadre, la contribution de la recherche à l’innovation devient plus méthodologique que technologique : il ne s’agit plus de fournir des alternatives techniques « clé en main », mais d’aider à concevoir, identifier et évaluer des options et scénarios, puis d’aider à suivre et guider leur mise en œuvre en documentant les tâtonnements successifs qui permettent de mettre au point les innovations systémiques. En amont, la mobilisation des capacités d’invention, aussi bien des praticiens que des chercheurs, et leur mise en synergie à travers des procédures itératives permettent d’ouvrir radicalement l’éventail des options techniques, sans éluder les changements radicaux de systèmes de culture ou d’aménagements de l’espace171. Suite à ce déverrouillage, il faut alors démultiplier les boucles de rétroaction usage-perfectionnement : l’évaluation multicritère (Bockstaller et al., 2019) est à cet égard la contribution la plus marquante de la recherche en agronomie. Elle est encore aujourd’hui le support d’un intense courant de coopération entre recherche et développement. Ainsi le logiciel MASC (Sadok et al., 2009) est-il utilisé dans de nombreux projets coopératifs soutenus par le Casdar. Plus globalement, l’évaluation multicritère devient un véritable champ d’émulation entre organismes, voire même entre équipes tenantes de telle ou telle école172. La modélisation d’accompagnement déjà évoquée est un autre point d’ancrage des coopérations, particulièrement utile en matière d’aménagement et de gestion de l’espace pour tester des scénarios et permettre un ajustement progressif conciliant les objectifs et les intérêts de différents acteurs. Cette utilité est illustrée par la plateforme Co-click’eau (Chantre et al., 2016), de plus en plus souvent mobilisée dans les démarches de concertation collective visant à améliorer la gestion de l’eau.
157Mis en œuvre sous des formes et à des degrés divers, le régime d’innovation ouverte est aujourd’hui sinon la norme, en tout cas un principe de référence dans l’ensemble des démarches d’innovation en agronomie. Il a d’ailleurs incorporé et assimilé plutôt que remplacé et mis au rebut les régimes antérieurs.
Les pouvoirs publics, partenaire alternatif ?
158L’élaboration d’expertises et d’études collectives de grande ampleur, en réponse à des commandes des ministères de l’Agriculture et de l’Environnement, est un trait marquant de l’évolution de la recherche agronomique durant cette période. L’élaboration des politiques publiques – notamment en réponse aux crises sanitaires ou environnementales, et aux enjeux de sécurité alimentaire mondiale et de préservation de la planète – implique un appel intense et constamment renouvelé à l’éclairage scientifique. Quant aux institutions de recherche publique finalisée, leur légitimité au regard de l’intérêt général a besoin d’être confortée, et leur contribution au développement économique ne peut plus en être le seul garant. Pour l’Inra, cela implique de rééquilibrer l’influence respective que prennent les agences d’objectif publiques et les organisations professionnelles agricoles dans le dialogue sur ses orientations, et de diversifier les interlocuteurs, l’un des plus importants étant désormais l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).
159Déjà expérimentée de longue date par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), la réalisation d’expertises et d’études collectives en réponse à la commande publique, et sur des sujets où la science est en pleine évolution, apparaît comme une voie particulièrement intéressante pour concrétiser cette convergence d’intérêts, car elle suscite un dialogue intense entre pouvoirs publics et recherche, tout en préservant l’indépendance de cette dernière. Pour que les communautés scientifiques s’y impliquent, il faut que la démarche d’élaboration soit systématisée, que les activités et produits qui en découlent soient reconnus dans les évaluations, et que des moyens spécifiques soient attribués. En France, le département EA de l’Inra est à la pointe de cette dynamique (Stengel et Schmitt, 2019), inaugurée par l’expertise collective Pesticides déjà citée. À chaque fois, les agronomes sont fortement impliqués, souvent en position de maîtres d’œuvre dès lors que l’impact des systèmes de culture et leurs possibilités d’évolution sont au cœur de la question posée (figure 6.2). C’est un investissement considérable, qui mobilise les leaders scientifiques les plus chevronnés. Pour certains d’entre eux, cet engagement prolonge, et même remplace au moins partiellement, celui qu’ils avaient déjà dans des dispositifs d’interface avec le développement agricole, comme les unités ou réseaux mixtes technologiques.
Figure 6.2. Thèmes des vingt expertises scientifiques collectives (ESCo) ou études réalisées par l’Inra de 2000 à 2020, avec une contribution importante de l’agronomie. Reprise de Stengel et Schmitt (2019), actualisée pour 2018-2020.

Les rectangles indiquent les sujets des études ou expertises, les ovales indiquent les domaines thématiques auxquels se rattachent ces sujets.
160Un pas supplémentaire est franchi lorsqu’il est demandé aux chercheurs de s’engager plus avant dans l’action publique pour préparer des plans d’action, comme c’est le cas pour l’étude « Écophyto R&D » (Butault et al., 2010), animer leurs instances de suivi, coordonner le recueil des références nécessaires, si ce n’est participer directement à certaines actions. Au Cirad, des chercheurs agronomes s’impliquent dans différentes négociations internationales sur la biodiversité, le climat, l’alimentation, au sein de différentes instances comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), ou à l’occasion de sommets internationaux qui impliquent des décideurs publics. L’implication des agronomes français dans la transition agroécologique n’est pas pour rien dans le changement opéré par la FAO ces dernières années dans sa politique internationale vis-à-vis de cette thématique. De la même façon, les recherches conduites par les agronomes sur l’adaptation au changement climatique et la mitigation vis-à-vis du changement climatique sont non seulement publiées sur le plan académique, mais valorisées dans des instances internationales à des fins de décision publique. Les résultats de recherche sont ainsi diffusés dans des productions de la FAO, en incluant les nouvelles visions portées par l’agroécologie (Beed et al., 2021).
161Compte tenu de l’investissement qu’exigent ces démarches, et de la différence de nature des interlocuteurs rencontrés, il s’agit d’une véritable réorientation stratégique des partenariats d’application de la recherche. Cette réorientation fait écho à des motivations profondes de la part des agronomes de la recherche, qui se sont fortement approprié la finalité de bien public. Les expertises et les études collectives utilisent intensivement des démarches qui leur sont familières, notamment la bibliographie internationale. Dans l’élaboration de la connaissance, elles correspondent à une étape de présynthèse qui valorise leurs travaux. Elles suscitent une dynamique collective motivante, avec un appui institutionnel plutôt efficace. Enfin, elles répondent à un besoin d’ouverture sociale : en dialoguant avec les responsables et les agents des services ministériels, les chercheurs découvrent que beaucoup de ces derniers, loin de se comporter comme des administratifs inertes, sont de véritables partenaires. Toute médaille a son revers, et l’engagement dans l’action publique a pour l’agronome-chercheur des inconvénients que n’a pas le partenariat avec le développement : exposition à l’accusation de compromission de la part des ONG contestataires, dévoiement de l’agronomie systémique dans l’élaboration de normes rigides, approximations liées aux contraintes d’exhaustivité, lenteur et lourdeur administratives, voire inconstance des orientations politiques qui freinent les actions ou dénaturent leur sens. In fine, le partenariat avec les pouvoirs publics constitue bien une forme spécifique qui complète la panoplie, mais ne se substitue pas au lien recherche-développement, car elle ne suscite pas le même type d’interaction entre chercheur et praticien, ni la même confrontation entre savoirs issus de la recherche et savoirs issus de l’action.
Conclusion
162Considérée sur la longue durée, l’histoire de la recherche en agronomie et de l’agronomie dans le dispositif de recherche français peut sembler bien erratique, marquée par une alternance de phases d’expansion et de repli, de créativité et de stagnation épistémologique, de scissions et de recompositions organisationnelles. Mais la complexité de cette trajectoire ne doit pas faire perdre de vue l’enseignement principal de notre analyse historique : un spectaculaire élargissement du « territoire thématique » de la recherche en agronomie depuis le temps de la maîtrise de la fertilisation des grandes cultures. Quels que soient les critères pris en compte – quantité et qualité de la production académique, diversité des objets d’étude et des échelles d’appréhension, puissance et sophistication des méthodes et outils de recherche, impact technologique, environnemental ou sociétal, diversité et intensité des relations avec les autres disciplines –, les avancées réalisées en trois quarts de siècle – c’est-à-dire peu de temps à l’aune de l’histoire des sciences – sont considérables. Au cours des deux dernières décennies notamment, les travaux de recherche en agronomie ont pris une ampleur et un degré de généricité inédits. Légitimation des interventions culturales en tant qu’objet d’étude écologique, capacité à articuler les différents maillons de la chaîne qui va des processus décisionnels de l’agriculteur jusqu’aux impacts environnementaux de la production végétale, pertinence et efficacité des concepts de système de culture et d’itinéraire technique pour structurer l’appréhension des agroécosystèmes à différentes échelles sont des acquis fondamentaux, réutilisables par toute autre discipline, et a fortiori dans le cadre d’approches transdisciplinaires.
163Ce parcours remarquable n’a pas été aisé pour les femmes et les hommes qui l’ont réalisé. Il s’est accompli sous l’influence de facteurs parfois contradictoires :
protection, contrainte ou instabilité institutionnelles ;
pression des enjeux économiques, puis sociétaux, et prise en compte de nouvelles finalités comme l’environnement, la biodiversité, la santé ;
interactions avec d’autres disciplines, tantôt dans une logique d’émulation et tantôt par rapprochement ;
importation et assimilation de nouvelles ressources méthodologiques, au premier rang desquelles les apports de la révolution informatique et numérique ;
évolution des critères et modalités d’évaluation de la recherche, et notamment de la science finalisée ;
transformation et renouvellement des partenariats d’application ;
sans oublier les dynamiques endogènes qui, à partir d’une perspective d’application étroite, ont poussé les agronomes vers une vision de plus en plus intégrée, ouverte et réflexive, du fonctionnement et de la gestion des agroécosystèmes.
164La recherche en agronomie a été mise en œuvre dans des cadres institutionnels étonnamment divers, qui selon les périodes ont été plus ou moins favorables à l’affirmation de l’agronomie en tant que discipline, et plus ou moins propices à une interaction stimulante – et non asservissante – avec la pratique agricole. Ces contextes institutionnels évolutifs et parfois déphasés entre la métropole et les Suds, de même que les modalités d’insertion de l’agronomie en leur sein, ont plus ou moins exposé ou soustrait les chercheurs aux influences, les unes fécondes, les autres paralysantes, d’une économie de la connaissance en accélération continue. Au regard du parcours retracé ici, l’un des traits les plus marquants de cette histoire est la convergence conceptuelle, thématique et méthodologique des travaux menés dans le cadre des institutions initialement dédiées à la métropole et à l’outre-mer, selon des approches qui au départ étaient radicalement divergentes. Il en ressort que ni la vitalité ni la reconnaissance scientifique ou sociale de l’agronomie ne sont strictement corrélées ou identifiées à une structure institutionnelle donnée qui en aurait constitué la « maison » de manière pérenne et légitime. Cela n’enlève rien à l’influence qu’ont eue sur son devenir les organismes qui ont hébergé la recherche en agronomie et la plus ou moins bonne compréhension que les chercheurs y ont rencontrée selon les périodes. Il s’en est parfois fallu de peu que la recherche en agronomie ne disparaisse et ne se replie dans les instituts techniques sous contrôle de la profession et des filières. Nul doute que sa trajectoire thématique et méthodologique en aurait été radicalement modifiée.
165En définitive, la diversité des appartenances et des situations institutionnelles, avec un ancrage persistant dans la recherche publique et dans les moyens de recherche des institutions d’enseignement supérieur, semble bien avoir été plutôt un atout qu’un handicap pour la recherche en agronomie. Cela tient non pas à de supposées vertus que pourrait revêtir la diversité des systèmes de recherche-développement, mais au moins en partie au discernement et à l’inventivité dont ont fait preuve les agronomes des différentes structures, et notamment quelques figures visionnaires et rassembleuses surgies à des moments-clés. Par leur autorité scientifique, leurs réseaux nationaux et internationaux aussi, elles sont parvenues à maintenir et constamment renouveler leurs interactions, et ainsi surmonter les dangers d’une fragmentation excessive qui aurait pu être tout aussi grave que la restriction des moyens.
166Laborieusement formé et tardivement structuré comme une véritable communauté épistémique, le collectif des chercheurs en agronomie a ainsi pu construire par tâtonnements, essais et erreurs, un équilibre entre autonomie et hétéronomie, vis-à-vis aussi bien des autres disciplines que de la « demande sociale ». Par-delà les différenciations entre métropole et outre-mer et entre recherche publique et organismes professionnels, un schéma d’ensemble commun s’est ainsi dégagé à la fin du xxe siècle, dessinant une convergence vers une agronomie riche de subtiles différences méthodologiques ou de cultures de l’action, mais unifiée par des héritages et une représentation de la responsabilité de l’agronome largement partagés. L’acquis le plus significatif à cet égard est, pour la recherche en agronomie, de s’être approprié les enjeux environnementaux, en relevant les défis thématiques et méthodologiques, et on peut même dire les changements de paradigme que cela impliquait. La recherche publique a en la matière joué un rôle pionnier, entraînant à sa suite les autres composantes du système de recherche-développement et de formation agronomique.
167Pour autant, ni cette convergence ni la reconnaissance des objets et concepts de l’agronomie, et pas davantage les incontestables succès obtenus en matière d’applications, ne se traduisent, de la part des chercheurs en agronomie, par une conscience généralisée et définitivement acquise de l’appartenance à une communauté disciplinaire spécifique. Moins avare de travaux de synthèse et de problématisation que dans le passé, la recherche en agronomie ne va pas jusqu’à structurer et formaliser l’agronomie en tant que discipline scientifique et technique à part entière. C’est déjà beaucoup qu’elle lui apporte des matériaux de plus en plus divers, élaborés et intégrés. En fin de compte, si la recherche fournit les connaissances qui « font » l’agronomie, c’est bien à l’épreuve de l’enseignement que ces connaissances se structurent et que l’agronomie acquiert son statut de discipline.
168Rien ne dit que cette répartition des tâches et des responsabilités, propre à l’agronomie française, soit inscrite dans le marbre, ni d’ailleurs qu’elle doive en quoi que ce soit faire l’objet d’un jugement de valeur. C’est peut-être parce qu’elle s’affranchit de tout rôle de gardienne du temple que la recherche en agronomie est le mieux à même de jouer en toute liberté, mais également avec réflexivité et sens de ses responsabilités, celui d’exploration et d’ouverture de nouveaux espaces, notamment à l’heure de la transdisciplinarité et de la montée des grands enjeux planétaires. Dans le même temps, elle continue de s’impliquer encore plus intensément dans les interactions avec les autres composantes du système de recherche-développement agronomique, et plus largement avec un éventail d’acteurs socio-économiques qui s’est récemment élargi aux pouvoirs publics nationaux et internationaux comme partenaires d’application. C’est à ce prix que la tension dialectique entre les dimensions scientifique et technologique de l’agronomie, s’exerçant au sein même de la recherche, continuera d’être non pas un facteur de repli, et finalement de blocage, mais une source de renouvellement de son heuristique et de ressourcement de son lien à l’agir.
Encadré 6.2. Dynamique des relations entre agriculture biologique et recherche agronomique française : le cas de l’Inra Stéphane Bellon173 Les relations entre agriculture biologique (AB) et recherche ont fortement évolué au cours des cinquante dernières années, passant d’une indifférence complète de la part des institutions de recherche à l’émergence de programmes dédiés. Cette dynamique concerne plusieurs niveaux d’organisation : de dispositifs régionaux ou nationaux (GIS, UMT, etc.) à des réseaux européens, comme l’EraNet Core Organic174. Nous centrons cet encadré sur l’Inra, mais des agronomes du Cirad se sont également intéressés à l’AB (De Bon et al., 2018). Le développement des recherches sur l’AB à l’Inra suit celui de l’AB, comme en atteste une périodisation des grandes étapes d’évolution de l’AB et des approches scientifiques dont elle est l’objet depuis les années 1970. L’AB comme alternative à l’intensification agricole (années 1970), puis comme « situation expérimentale » (années 1980) Construite au début du xxe siècle par quelques fondateurs questionnant l’intervention de l’homme sur la nature et se situant entre spéculations philosophiques, observations empiriques et approches scientifiques (Besson, 2009), l’AB a été élaborée et mise en œuvre par des producteurs. Et la France était en position de leader dans l’Europe des années 1970. À cette époque, l’AB est la principale alternative observable aux pratiques dominantes ; elle est aussi objet de controverses (ACTA, 1972) qui perdurent jusqu’aujourd’hui (Kirchman, 2021). Elle rencontre peu d’intérêt, quand ce n’est pas du rejet, de la part de la recherche. Dans ce contexte, le travail coordonné par la chaire d’agriculture de l’INA P-G, qui considère l’AB comme objet d’étude légitime pour l’agronome, comme pratique à étudier et non pas comme doctrine à réfuter (Berthou et al., 1972), est véritablement pionnier. Dans la préface de ce rapport, M. Sebillotte en justifie l’intérêt pour « étudier des situations agricoles nouvelles et, en les comparant à d’autres plus connues, enrichir éventuellement la palette des combinaisons déjà recensées des différents facteurs techniques de la production, en un mot accroître le nombre d’itinéraires techniques »175. À cette époque, les agronomes s’intéressant à l’AB l’ont souvent fait en marge ou hors de leur institution, en allant sur le terrain (Gautronneau et al., 1981). Ce faisant, ils se sont dans une certaine mesure coupés des dynamiques à l’œuvre au sein même des institutions : c’est le cas en agronomie, où l’effervescence de la discipline dans les décennies 1970-1980 s’est peu enrichie de l’apport de ces approches individuelles de l’AB – et en retour a peu été utile à l’AB. Comme dans d’autres pays (Ollivier et al., 2011), les premiers travaux académiques français ont privilégié ses pratiques, ses performances productives et sa reproductibilité (Bellon et Tranchant, 1981), ainsi que sa capacité à répondre à des enjeux d’autonomie énergétique ou protéique (Viel, 1979). Une approche « productionniste » en somme, notamment dans le domaine de la production végétale, dans le but explicite d’évaluer l’AB. La question des motivations et des valeurs afférentes à la conversion est cependant récurrente dans plusieurs travaux (Barrès et al., 1985). En parallèle des incursions de la recherche dans les registres techniques, les recherches ayant l’AB pour objet principal se sont aussi développées dans le domaine socio-économique (Cadiou et al., 1975 ; Bonny et Le Pape, 1983). Elles vont ensuite s’insérer dans des programmes consacrés aux modèles de développement alternatifs (Le Pape et Rémy, 1988). À partir de 1983 se déploient des études économiques de la consommation et des filières de produits biologiques (par exemple, Sylvander et Mougin, 1986). À partir de ces jalons et de la reconnaissance nationale de l’AB en 1981, une réflexion est engagée à l’Inra, qui va impacter progressivement l’agronomie sans la révolutionner pour autant. Les propositions issues de ce travail (Girardin, 1990) concernent : un besoin d’investissement sur les pratiques promues par l’AB, en particulier en élevage ; et la mise en place d’expérimentations en grandes cultures avec une modalité « AB »176. L’AB est alors positionnée comme situation extrême dans un continuum d’agricultures (la production intégrée étant intermédiaire), ou comme modèle générique pour l’étude des processus biologiques du sol. Dans ce sens, l’AB a permis d’élargir la gamme des systèmes et donc des situations observées, comme le fait au même moment l’essor de la simplification du travail du sol. Les cadres théoriques de l’agronomie et ses outils ne sont pas remis en cause, mais ils s’appliquent à des situations et à des pratiques plus diverses. Sans être les seules, ces situations et ces pratiques agissent comme des révélateurs, et in fine comme des motifs, voire des justifications de nouveaux centres d’intérêt pour l’agronomie : l’inclusion de la composante biologique du milieu dans la compréhension du fonctionnement du champ cultivé, ou encore le regain d’intérêt pour le raisonnement des successions de culture en sont des exemples. En revanche, sur le plan méthodologique, il y a peu de nouveautés : des méthodes d’étude classiques sont appliquées à l’AB, en référence à un modèle « conventionnel », sans lien explicite avec ses acteurs professionnels, dont l’importance a progressivement crû (création en 1978 de la Fédération nationale de l’agriculture biologique, FNAB ; en 1979 du Groupement de recherche en agriculture biologique, GRAB ; et en 1982 de l’Institut technique de l’agriculture biologique, ITAB) en même temps que la place de l’AB. Ces organismes dédiés à l’AB ont soutenu et amplifié les essais faits par les agriculteurs eux-mêmes, tandis que la recherche académique considère l’AB comme situation expérimentale plutôt que modèle innovant. Institutionnalisation de l’AB et spécialisation des systèmes bio (années 1990) puis développement d’un programme dédié (années 2000) Cette période de reconnaissance de l’AB se caractérise par un premier règlement européen dédié (1992) dans un mouvement général d’écologisation de l’agriculture incarné par les mesures agro-environnementales (MAE). Le premier plan de développement national (PPDAB) est formalisé en 1999 et l’AB s’étend sur un marché « de masse ». Les fermes en AB se spécialisent, s’éloignant du modèle polyculture-élevage des années 1970. Les premières expérimentations de l’Inra débutent en 1994 au domaine arboricole de Gotheron (Drôme), précédant l’engagement d’autres domaines expérimentaux et systèmes de production177. À ce jour, quatorze unités ou installations expérimentales sont certifiées AB ou en conversion vers l’AB, soit un doublement par rapport à 2009. Trois d’entre elles sont totalement certifiées ou en conversion totale, en particulier dans le département SAD (Cornu, 2021), et trois autres sont en conditions « AB » mais non certifiées. Les principaux systèmes de production sont représentés (figure 6.3). Figure 6.3. Sites expérimentaux INRAE certifiés AB ou respectant le cahier des charges AB, en 2021. ![]() La stratégie de recherche élaborée par l’Inra (Bellon et al., 2000) reprend la notion de prototype178 proposée dans le PPDAB. Portée par un collectif interdisciplinaire, elle s’accompagne d’un programme dédié (« AgriBio ») pour soutenir des projets dans trois domaines de recherche : la compréhension et la maîtrise des processus biotechniques, l’étude du fonctionnement des systèmes de production en AB et la connaissance de ses conditions de développement socio-économique. Une cinquantaine de projets ont été financés, avec une forte contribution de l’agronomie. Plusieurs ont porté sur les verrous techniques à lever, parfois exacerbés par des évolutions réglementaires. Les connaissances produites résultent de partenariats élargis, impliquant plusieurs équipes et des professionnels179. Les méthodes d’étude ont également évolué, accompagnant l’évolution générale en agronomie : mise en place et développement d’essais-systèmes, études spécifiques à l’AB plutôt qu’en référence au conventionnel. Créé en 2008, le Conseil scientifique de l’agriculture biologique (CSAB) a élargi ce dispositif et défini des priorités de recherche pour le développement de l’AB (Meynard et Cresson, 2011). Cette période correspond à un moment où les systèmes pratiqués par les agriculteurs se diversifient considérablement. Système soutenu par des normes, l’AB a pris une place spécifique dans les institutions. Pour l’agronomie néanmoins, elle fait de plus en plus partie d’un univers élargi, où la gamme des pratiques et des situations est très étendue, et où sa singularité n’est pas particulièrement dominante, même si elle est source d’inspiration (à travers notamment ses pratiques qui essaiment dans la conception de systèmes non biologiques, comme le désherbage mécanique). Alors qu’il existe un programme sur l’AB à l’Inra, il n’existe pas d’« agronomie biologique » (Calame, 2007). Identité de l’AB et interactions avec d’autres agricultures : le nouveau tournant des années 2010 Dans un mouvement général d’écologisation de l’agriculture, la question de la spécificité des recherches en AB reste posée. Ainsi, l’agroécologie est parfois présentée comme englobant l’AB, ce qui implique un travail de démarcation ou de convergence entre l’AB et différentes conceptions plus ou moins radicales de l’agroécologie. La coexistence de l’AB avec les autres formes d’agricultures fait également l’objet de nouvelles problématiques sur les interdépendances entre systèmes de production, sur la santé des agroécosystèmes ou sur l’impact d’un changement d’échelle de l’AB. Depuis 2019, ce dernier thème fait l’objet d’un programme dédié à l’Inra (Metabio180), explorant l’hypothèse où l’offre nationale de produits bio deviendrait majoritaire, dans un contexte de forte demande et de transition agroécologique. Le nouveau pacte vert européen partage cette ambition et fixe un objectif de 25 % de surfaces agricoles bio dans l’Union européenne en 2030. En conclusion, partant de chercheurs pionniers, les recherches en AB se sont institutionnalisées. Dans ce mouvement, les travaux de recherche entrepris devaient à la fois compenser un certain retard et répondre à la diversité des acteurs et des modèles de développement de l’AB. L’AB stimule l'innovation et apporte des éléments de réponse à des enjeux agricoles dont elle se saisit : préservation de la biodiversité, changement climatique, qualité des aliments et de l’eau. Elle participe ainsi à l’amélioration des performances plurielles de l’agriculture. Symétriquement, l’AB s’inspire aussi d’innovations issues ou traduites d’autres formes d’agriculture et de recherches génériques. En ce sens, son dynamisme et sa capacité à créer, à moissonner et à intégrer de nouvelles connaissances affirment son rôle de prototype, contribuant à l’orientation de futurs plans de développement et de programmes de recherche. |
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10.35690/978-2-7592-3176-8 :Notes de bas de page
102 En cohérence avec le propos général de l’ouvrage, nous traiterons ici du champ de recherche de l’agronomie stricto sensu et de ses interfaces immédiates (science du sol, bioclimatologie, etc.), et non de la « recherche agronomique » sensu lato.
103 Voir le numéro spécial édité par la revue Agronomie, environnement & sociétés à l’occasion du 400e anniversaire de sa mort (Collectif, 2020).
104 Nous avons principalement mobilisé la production scientifique elle-même (revues, publications, thèses, etc.), les archives orales de l’Inra et du Cirad (collection Archorales) et des documents de gouvernance de la recherche rassemblés par le Comité d’histoire INRAE-Cirad.
105 Le fait que le nouvel organisme soit placé sous la direction d’Eugène Roux (1863-1948), gestionnaire des ressources en engrais pendant la Grande Guerre et artisan de la mise sous contrôle français des potasses d’Alsace, est emblématique de l’orientation donnée à la recherche agronomique nationale.
106 Du nom de Ronald A. Fisher (1890-1962), mathématicien, généticien et initiateur des analyses de variance.
107 Fondée en 1843, cette station expérimentale occupe le premier rang en Europe par la diversité de ses champs de recherche et le prestige de ses laboratoires.
108 Fondées en 1875 à l’initiative du ministère du Commerce et de l’Agriculture, les Annales agronomiques avaient cessé de paraître en 1902.
109 Rebaptisé Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (Orstom) en 1953.
110 Après sa thèse de docteur-ingénieur de 1938, il avait soutenu en 1944 une seconde thèse de philosophie intitulée « De la méthode en agronomie », préparée sous la direction de Gaston Bachelard. Il poursuivra cette réflexion épistémologique tout au long de sa carrière, notamment via de multiples « notes » à l’Académie d’agriculture de France (Hénin, 2016).
111 Le premier centre créé est l’International Rice Research Institute (IRRI) aux Philippines en 1960, suivi de l’International Maize and Wheat Improvement Center (Cimmyt, maïs et blé) au Mexique en 1966.
112 De 1941 à 1970, environ 45 % des mémoires se rattachent à cet ensemble, dans une proportion remarquablement constante si on compare les trois décennies successives. Les études de cartographie des sols et autres monographies régionales viennent en deuxième position au cours des deux premières (environ 20 % des mémoires), mais régressent nettement dans la troisième (moins de 10 %), supplantées par les travaux sur l’eau et l’alimentation hydrique (environ 20 %), et ceux de physique du sol appliquée et sur les matières organiques du sol (environ 15 %).
113 À l’exception notable des travaux menés par les services de recherche des Potasses d’Alsace, créés en 1947 à Aspach.
114 En 1970, un numéro spécial des Annales agronomiques leur est consacré.
115 Parmi lesquels Robert Blanchet, Marcel Coppenet, Louis Gachon, Jean Hébert, Christian Juste, dont à partir de 1950 les signatures sont fréquentes dans les sommaires des Annales agronomiques ou des Comptes-rendus de l’Académie d’agriculture.
116 Jusqu’alors le terme consacré était « la doctrine des stations ».
117 Les axes principaux de ce développement sont la caractérisation des propriétés qui découlent de la composition granulométrique du sol (notion de texture), la description de la structure du sol, qui permet d’analyser l’influence des interventions culturales, la définition et l’analyse de la stabilité structurale, propriété qui conditionne le maintien de la structure face aux actions de dégradation par l’eau ; le lien de cette propriété avec les caractéristiques de composition du sol, tout particulièrement sa garniture ionique et sa teneur en matières organiques (Monnier, 1965) ; et enfin, pour « boucler la boucle » agronomique, l’évolution de cette teneur en lien avec les bilans organiques des systèmes de culture.
118 En 1969 se déroule à Versailles un congrès du Comité français de lutte contre les mauvaises herbes, structure associative interprofessionnelle et interdisciplinaire très active, avec une forte participation de l’Inra et deux communications (Monnier, 1969 ; Sebillotte, 1970) qui font date.
119 Entre autres, Bulletin technique d’information du ministère de l’Agriculture, Fourrages, Revue agricole de France, Bulletin des CETA, Entreprises agricoles.
120 Élaboré lors de la préparation d’un dossier de concours de professeur à l’INA Paris-Grignon, et publié dans la série Biologie des Cahiers de l’Orstom, il s’intitule : « Agronomie et agriculture. Essai d’analyse des tâches de l’agronome ».
121 La possibilité de délivrer des thèses de docteur-ingénieur à l’INA P-G (chapitre 7) stimule fortement ce courant de recherche.
122 Pour une vision d’ensemble de ces travaux, voir Boiffin et Marin-Laflèche (eds, 1990), ouvrage édité à l’occasion du centenaire de la Station agronomique de l’Aisne.
123 Jusqu’à la fin des années 2000, ce courant de travaux reste à l’écart des revues et ouvrages académiques, et n’est publié que sous forme de « littérature grise », dont un inventaire est accessible via https://www.verdeterreprod.fr/bibliographie-de-lucien-seguy/ . Pour une mise en perspective des recherches sur l’agriculture de conservation, voir Scopel et al. (2013).
124 Deux exemples marquants sont les thèses de Debaeke (1987) et Colbach (1995), cette dernière issue d’une collaboration, exceptionnelle à l’époque, entre épidémiologistes et agronomes (Colbach et al., 1997).
125 Les plus célèbres sont celles implantées à Grignon par Dehérain.
126 Voir par exemple Jacquard et al. (1969), qui inaugurent une série de quatre articles sur l’essai implanté à Lusignan, ou Boiffin et al. (1975), sur l’essai implanté à Montluel.
127 Notamment dans le cadre de grands projets de recherche-action pluridisciplinaires mobilisant des financements du ministère de la Recherche.
128 C’est d’ailleurs au sein du département de Physiologie végétale qu’ont été menés les célèbres travaux sur la nutrition azotée du blé (Coïc, 1956), qui constituent la base du fractionnement des apports d’azote.
129 À Mons-en-Chaussée sur le maïs et à Lusignan sur les plantes fourragères, des équipes de bioclimatologistes sont créées pour développer des coopérations avec les unités d’amélioration des plantes déjà présentes.
130 Exemplairement celles de M. Robelin et G. Lemaire, rattachés à des unités pluridisciplinaires communes à plusieurs départements de recherche, ce qui jusque vers la fin des années 1990 reste exceptionnel à l’Inra.
131 En 1996, à l’occasion de la commémoration du cinquantenaire de l’Inra, est organisé à Reims le colloque « Maîtrise de l’azote dans les agrosystèmes », qui dresse un état de l’art et montre comment, en dix ans, les recherches sur ce thème se sont réorientées.
132 Il est à noter que ces deux exemples correspondent à des collaborations entre chercheurs des départements d’Agronomie et du SAD.
133 Intervention de Louis Malassis en conclusion du Séminaire sur la recherche agronomique tenu en mai 1977, à Bambey, Sénégal.
134 Employé depuis la toute fin des années 1960 à propos de la fertilisation (Prats, 1970), le qualificatif « raisonné » apparaît dans une acception plus large en 1989 dans la formulation des cahiers des charges des filières céréalières, puis en 1993 lors de la création du réseau Farre (Forum pour une agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement). À l’Inra, au cours de sa présidence, G. Paillotin est un promoteur actif de cette notion, tant en interne qu’auprès des pouvoirs publics. Il est l’auteur d’un rapport (Paillotin, 2000) qui préfigure le référentiel officialisé en 2002 (chapitre 2).
135 Plusieurs cycles de formation permanente sont organisés, auxquels participent un grand nombre de chercheurs de l’Inra (Marchon, 1971 ; Capillon et Sebillotte, 1977 ; Boiffin et Sebillotte, 1977), et des numéros spéciaux de plusieurs revues techniques majeures lui sont consacrés (par exemple Gachon, 1974a) et présentent des systèmes de prescription formalisés et quantifiés.
136 Le cycle supérieur d’agronomie organisé en 1978, qui rencontre un large écho auprès des agents du développement, et auquel interviennent S. Hénin et J. Poly, s’en fait l’écho (Boiffin et al., 1978).
137 L’enrichissement de la réflexion sur l’action des agronomes passe notamment par des échanges au long cours avec le Groupe d’expérimentation et de recherche : développement et actions localisées (Gerdal).
138 À cette époque, de l’ordre de la moitié des budgets annuels de l’ITCF et du Cetiom est consacrée à l’évaluation variétale post-inscription, et les comptes-rendus annuels des expérimentations correspondantes sont les temps forts de communication des agents régionaux auprès des agriculteurs.
139 Voir les contributions de Marianne Cerf et al. dans Conseiller en agriculture (Rémy et al., 2006).
140 Cet ouvrage est issu des travaux menés par deux équipes de l’École des Mines, à la demande du « groupe Impact », missionné par G. Paillotin en 1995 et animé par J.-M. Attonaty. Sur les 12 études de cas, l’une est issue du département d’Agronomie et concerne le raisonnement de la fertilisation azotée.
141 Sauf en Picardie, où au contraire elle a connu un important développement jusqu’à aujourd’hui.
142 Le Cemagref, qui en 2012 se rebaptise Irstea (Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture), affiche résolument sa « désagricolisation » au profit de l’environnement, du génie agroalimentaire et de l’évaluation du risque.
143 En juin 1999, des plants de riz transgéniques sont détruits par des militants de la Confédération paysanne menés par José Bové, entrés par effraction dans une serre du Cirad à Montpellier. Il s’ensuit un procès retentissant, qui a des répercussions fortes sur la manière dont les OGM sont appréhendés par le Cirad.
144 Voir le dossier récapitulant les textes d’orientation de la réorganisation de l’Inra (Collectif, 1998a). Pour une analyse plus circonstanciée du contexte et des motivations de la réforme de l’Inra et de ses suites, voir Cornu et al. (2018) ; Cornu et Valceschini (2019).
145 La fluctuation des structures administratives et la difficulté d’identifier précisément la discipline agronomie dans les documents institutionnels rendent délicat un suivi précis des évolutions d’effectifs. À la fin des années 1990, les effectifs de chercheurs et ingénieurs de l’Inra se rattachant à l’agronomie se situent à environ 160, auxquels se rajoutent environ 25 enseignants-chercheurs. Ces effectifs sont répartis entre les départements Agronomie et SAD, pour respectivement 85 et 15 % environ. Quelques agronomes sont également présents au Cemagref. Au Cirad, au tout début des années 2000, l’estimation correspondante est d’environ 170. Si on tient compte des ingénieurs relevant des instituts techniques métropolitains et ayant une activité proche de la recherche (entre 50 et 100), on arrive pour la France à un ordre de grandeur de 400 à 500 chercheurs au sens large, œuvrant dans le domaine de l’agronomie stricto sensu, au tournant des années 2000.
146 Voir chapitre 4 : la transdisciplinarisation s’exprime dans plusieurs position papers et ouvrages publiés, à partir des années 2000, par les agronomes de la recherche.
147 On identifie ainsi les unités SCA (systèmes de culture annuels), CP (systèmes de culture pérennes, qui rassemblent palmier à huile et cocotier), HortSys (systèmes horticoles) et GECO (bananiers et plantains).
148 Le décalage de l’agronomie vis-à-vis des sciences de l’environnement est toutefois beaucoup moins accentué en France que dans d’autres pays (États-Unis, Canada, Royaume-Uni), où la recherche en environnement est très avancée, mais menée dans des institutions distinctes de la recherche agronomique, qui reste étroitement agricole dans ses finalités. Ce contraste est particulièrement perceptible lors des « conférences tétrapartites », lieux d’échanges sur les stratégies des organismes de recherche agronomique du Canada, de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis, ou lors des congrès internationaux, dont ceux de l’ESA.
149 Si on le rapporte à 1983, date de publication aux États-Unis du premier ouvrage scientifique éponyme (Altieri, 1985, pour la traduction française).
150 Cas exemplaire de l’adjonction d’un module de dynamique de l’azote au modèle Stics, qui ouvre d’importantes perspectives d’application.
151 La transformation d’Alomysys (Colbach et al., 2006), modèle de dynamique de flore adventice monospécifique, en modèle plurispécifique FlorSys (Colbach et al., 2014b) est à cet égard exemplaire.
152 Typiquement illustrée par FlorSys (chapitre 2, encadré 2.3).
153 Au début des années 2000, l’action transversale Inra-Cirad « Aide à la décision », prolongeant une action incitative programmée (AIP) Inra antérieure initiée de concert par les départements d’Agronomie, du SAD et de Biométrie et intelligence artificielle, permet d’intensifier ces collaborations et débouche sur des publications qui témoignent de l’ampleur de ce front de recherche (de Turckheim et al., 2009).
154 Évolution patente quand on compare les sommaires des deux « états de l’art » sur le sujet, édités par l’Inra à huit ans d’intervalle (Christophe et al., 1996 ; Monestiez et al., 2004) : les agronomes sont nettement plus présents en 2004.
155 Par exemple, résolution numérique de systèmes d’équations aux dérivées partielles.
156 Au Cemagref, la problématique des pesticides est également traitée du point de vue des équipements d’épandage.
157 Plus radicale, cette dernière est basée sur une utilisation renouvelée du concept de biodiversité. Elle est issue d’approches initiées par les agronomes et entomologistes du Cirad, et appliquées par exemple à la Réunion (Deguine et al., 2008). Des agronomes de l’Inra se joignent ensuite à ce courant, qui s’étend à d’autres types de bioagresseurs (Deguine et al., 2016).
158 Membre du GIEC et chef de département adjoint EA à l’Inra, le bioclimatologue B. Seguin joue un rôle-clé dans la prise de conscience que le changement climatique est beaucoup plus qu’un thème supplémentaire pour la recherche agronomique (Seguin, 2010). Il sera ensuite fortement relayé par J.-F. Soussana, également membre du GIEC et spécialiste de la prairie au sein de l’ex-département d’Agronomie (Soussana, 2013).
159 Un fait particulièrement révélateur à cet égard est la publication de Crutzen et al. (2008) qui contredit l’effet favorable des biocarburants agricoles sur l’effet de serre, en établissant un bilan planétaire global de l’azote : alors que le cycle de l’azote est le cœur historique de la recherche en agronomie, c’est un chimiste qui est à l’origine de cette approche agro-environnementale pertinente et novatrice.
160 Cette polysémie fait écho à celle du terme « écologie » en français, mouvement politique ou discipline scientifique.
161 Position exprimée en des termes voisins par Hinsinger et al. (2019b) dans un texte évoquant les perspectives de recherche en matière d’environnement et d’agronomie.
162 Dont la délimitation en tant que champ scientifique est elle-même très variable (incluant ou non amélioration des plantes, élevage et transformation des produits).
163 La caractérisation de la répartition géographique des systèmes de culture requiert des procédures particulièrement sophistiquées (Mignolet, 2010).
164 Voir par exemple Lemaire et al. (2019a) ; Beillouin et al. (2021).
165 Elles constituent deux des cinq branches de l’« étoile des produits de la recherche », métaphore utilisée par le sociologue Michel Callon, dont les analyses sont diffusées au sein de l’Inra et du Cirad et sont à la racine de la démarche Erefin (Évaluation de la recherche finalisée).
166 À travers notamment l’instauration obligatoire de conseils scientifiques pour l’ACTA, l’APCA et chaque institut technique, dont le président doit appartenir à la recherche publique. Le comité d’orientation scientifique et technique (COST) de l’ACTA, qui est présidé par un dirigeant de l’Inra, et où les responsables de la recherche publique sont très fortement représentés, joue un rôle majeur dans la répartition des crédits du Casdar, la qualification des instituts techniques et la validation de leurs plans stratégiques.
167 Ce dernier est créé à l’initiative de Marion Guillou, alors PDG de l’Inra et animatrice du Comité opérationnel « recherche » du Grenelle de l’environnement.
168 Une convention entre l’Inra et la Confédération paysanne est signée en 2002 et donne lieu à la tenue d’un séminaire sur la désintensification de l’agriculture (Inra, Mission Environnement-Société, 2003).
169 Cas des Civam (Boiffin et al., 2013a) et de l’Institut technique de l’agriculture biologique (ITAB), dont le conseil scientifique est présidé par l’agronome J.-M. Meynard, chef du département SAS jusqu’en 2012.
170 Dans son application à l’agriculture, il devient « innovation pour la transition agroécologique » (chapitre 5).
171 Créé en 2007, le RMT Systèmes de culture innovants est à la pointe de ce mouvement. Il joue un rôle majeur dans la mise en place du dispositif Dephy au sein du plan Écophyto, et dans la promotion des systèmes de culture les plus en rupture par rapport aux pesticides.
172 Dans le « méta-projet » Plage, Agrotransfert Ressources et Territoires (nouvel intitulé d’Agrotransfert-Picardie) élabore une plateforme qui regroupe plusieurs dizaines d’outils d’évaluation multicritère et les caractérise pour permettre aux utilisateurs de choisir au mieux en fonction de leurs besoins (Surleau-Chambenoit et al., 2013).
173 INRAE, unité Écodéveloppement, domaine Saint-Paul, 228, route de l’Aérodrome, site Agroparc – CS 40509, 84914 Avignon Cedex 9.
174 https://www.coreorganic.org/ . Ce réseau a permis le financement d’une soixantaine de projets transnationaux depuis 2004.
175 C’est donc à propos de l’AB qu’est esquissée ici une définition de l’« itinéraire technique », antérieure à celle de l’article princeps (Sebillotte, 1974).
176 De multiples données sur les propriétés du sol, la protection des cultures et la production ont été obtenues grâce à l’essai DOC (biodynamique, biologique et conventionnel) de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL), comparant depuis 1978 une rotation de cultures sous différents régimes de fumure et de protection contre les ravageurs (Watson et al., 2008).
177 https://www6.inrae.fr/metabio/Lieux-d-echange/Les-sites-experimentaux
178 Elle permet de situer l’AB dans sa diversité et de la relier à d’autres agricultures, de rendre compte de ses dynamiques et de mieux caractériser ses performances ou ses propriétés.
179 Depuis 2015, l’Inra est la première institution publiant sur l’AB au niveau mondial (selon le Web of Science).
Auteurs
-
Jean Boiffin
Centre Pays de Loire – Angers, 42, rue Georges-Morel, CS 60057, 49070 Beaucouzé Cedex 01.
-
Pierre Cornu
INRAE, Laboratoire d’études rurales, Maison des sciences de l’homme, 16, avenue Berthelot, 69007 Lyon.
-
Éric Malézieux
Cirad, unité de recherche HortSys, université Montpellier, TA B-103/C, campus international de Baillarguet, 34398 Montpellier Cedex 5.

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