Chapitre 5 - L’innovation au cœur de l’histoire de l’agronomie
p. 211-244
Texte intégral
1« L’agronomie est la science qui enseigne les moyens d’obtenir les produits des végétaux de la manière la plus parfaite et la plus économique » (de Gasparin, 1854, cité par Morlon, 2019). “Agronomy is focused on new and improved ways of agriculture”82, ajoute le site de la Iowa State University. Contribuer au processus d’innovation, pour aider les agriculteurs à cultiver « de la manière la plus parfaite », est donc bien un enjeu majeur pour l’agronomie (Papy, 2006). Que ce soit dans la production agricole, le conseil, l’industrie d’amont et d’aval, l’action publique, l’enseignement ou la recherche, l’agronomie est mobilisée pour produire à la fois des connaissances utiles à l’action et des nouveautés (par exemple des règles de décision, des outils agricoles, des systèmes techniques), appelées à contribuer aux transformations de l’agriculture. Mais comment se sont construits, comment ont évolué les liens entre agronomie, nouveautés et processus d’innovation83 ? C’est ce que nous nous proposons d’éclairer dans ce chapitre, dont l’ambition est de fournir, sur la base d’une mise en perspective historique, quelques clés de réflexivité à tous ceux qui s’intéressent à l’innovation en agronomie.
2Ce chapitre abordera les relations entre agronomie et innovation au prisme de différents angles de vue : la nature des nouveautés qui émergent, les outils et les instruments de l’agronomie qui participent à leur émergence, les rapports entre les acteurs, les contributions particulières des agronomes et les postures qu’ils choisissent d’adopter pour innover. En définitive, nous nous intéresserons à la façon dont sont définis les improved ways of agriculture ou « la manière la plus parfaite de produire », souvent objets de débat, et dépendants des contextes sociopolitiques dans lesquels se déploie l’agronomie. Après avoir décrit la diversité des objets, des acteurs et des contributions à l’innovation, nous éclairerons l’évolution historique des manières d’innover. Nous montrerons alors que ce qui s’est construit dans l’histoire reste présent dans les principales tendances rencontrées dans la recherche-développement aujourd’hui. Puis nous ouvrirons quelques perspectives sur les futurs des relations entre agronomie et innovation.
Diversité des objets, des acteurs et des contributions à l’innovation en agronomie
3Évoquer l’innovation en agronomie, ce n’est pas uniquement pointer les objets nouveaux que les agronomes contribuent à produire, c’est aussi s’intéresser à la façon dont les agronomes travaillent avec d’autres acteurs pour faire émerger ces nouveaux objets. Comme dans tout processus d’innovation, c’est grâce aux contributions et aux collaborations d’une multitude d’acteurs que la nouveauté rencontre des usages et/ou des marchés.
Les objets de l’innovation en agronomie
4Toute tentative de classification des objets de l’innovation en agronomie se heurte immanquablement à des difficultés, car les objets que traite l’agronomie sont souvent hybrides, avec une face matérielle (une variété, une machine) et une face immatérielle (un raisonnement, une règle, un indicateur). Nous avons choisi ici de présenter ces objets de l’innovation selon qu’ils sont plutôt au service de l’action conduite par les agriculteurs et leurs conseillers, de l’action d’autres acteurs, ou encore de l’essor des connaissances en agronomie.
5Les nouveautés proposées par les agronomes aux agriculteurs concernent des intrants (formulations d’engrais ou de produits phytosanitaires, associations de variétés ou d’espèces), le matériel agricole (outils de travail du sol ou de récolte), des règles de décision et des outils d’aide à la décision pour raisonner les intrants, des combinaisons systémiques de techniques complémentaires (itinéraires techniques, systèmes de culture), des règles d’organisation des paysages (pour limiter les contaminations biologiques – spores, pollen – ou pour favoriser des auxiliaires de défense des cultures), des modalités d’organisation du travail ou de la gestion collective de ressources rares (règles de priorisation d’interventions dans un calendrier de travail chargé, principes et règles de gestion collective de l’eau d’irrigation). Les agronomes conçoivent aussi, avec des agriculteurs, des nouveautés pour innover dans les exploitations agricoles ou conduire le changement dans celles-ci : outils d’appui à la conception84 de nouveaux systèmes de culture, indicateurs de diagnostic et tableaux de bord organisant la collecte et l’analyse de ces indicateurs, démarches de conduite du changement de système de culture ou de production (Prost et al., 2017a), etc. Certaines des nouveautés issues de l’agronomie sont commercialisées, et visibles sur un marché (intrants, matériel, logiciels, conseil payant). D’autres, en revanche, comme les itinéraires techniques, les systèmes de culture ou les organisations collectives, font « diffusion libre », souvent informelle, et sont de fait moins visibles.
6Les objets de l’innovation en agronomie s’adressent aussi à d’autres acteurs que les agriculteurs, par exemple : les sélectionneurs (mode d’emploi des variétés, idéotypes à privilégier pour un milieu ou un système de culture donné), les collecteurs et les transformateurs de produits agricoles (règles d’assemblage de lots collectés, cahiers des charges), les consommateurs (cahiers des charges de labels, indicateurs d’impact environnemental des produits issus de l’agriculture), les acteurs de l’eau (agencement de systèmes de culture ou outils d’appui à la conception pour améliorer la qualité des eaux de captages) ou encore les acteurs des politiques publiques (démarches pour l’évaluation des variétés avant inscription, règlements visant à réduire des pollutions ou à protéger la biodiversité).
7Enfin, les agronomes innovent pour eux-mêmes, en vue d’accroître la pertinence de leurs diagnostics et de leurs connaissances : ils ont ainsi inventé les analyses de sol, la méthode du profil cultural, le diagnostic agronomique régional, les typologies d’exploitation ou la « traque » aux innovations. On se reportera aux chapitres 1 à 3 de cet ouvrage pour une vision plus complète de ces méthodes et outils. Il est important de souligner que, dans ce domaine, l’innovation a été constante, bien que parfois peu visible, cachée dans le back-office de l’agronomie.
8Comme le montrent Duru et al. (2015a), dans des processus d’innovation visant une rupture avec l’existant, un enjeu consiste souvent à développer simultanément différentes nouveautés complémentaires. Meynard et al. (2017) et Salembier et al. (2020) parlent d’innovation couplée pour désigner un processus d’innovation où plusieurs nouveautés sont conçues et développées de manière coordonnée, alors qu’elles relèvent de domaines d’innovation habituellement gérés de manière indépendante (exemple dans l’encadré 5.1).
Encadré 5.1. Exemple d’un processus d’innovation couplée accompagné par l’Atelier Paysan Salembier et al. (2020) montrent que plusieurs nouveautés émergent de manière coordonnée au cours des processus d’innovation accompagnés par la société coopérative d’intérêt collectif Atelier Paysan. Le projet de cette structure est de soutenir la conception par les agriculteurs d’outils agricoles pour l’agriculture biologique, et adaptés à leurs situations, ce qui constitue un champ d’innovation jusqu’alors orphelin de travaux de recherche-développement. Par exemple, l’Atelier Paysan a accompagné des agriculteurs qui souhaitaient concevoir des systèmes légumiers économes en temps de travail et en intrants (carburant, paillage plastique), et permettant d’améliorer la fertilité du sol. Pour ce faire, le collectif a innové simultanément dans quatre domaines :
Figure 5.1. Illustration de la version 2 du rouleau Faca Buzuk. Le Faca Buzuk est composé de 6 rouleaux aux lames tranchantes. Il est utilisé pour aplatir un couvert de culture et casser les plantes sur des planches permanentes (dessus, côtés). Le roulage est jugé efficace quand les plantes ne se relèvent pas et qu’une culture peut être semée en direct ensuite (source : www.latelierpaysan.org ). |
Les acteurs de l’innovation en agronomie et leurs rôles
9Des acteurs très variés prennent part aux processus d’innovation impliquant l’agronomie et y jouent des rôles contrastés. Une première catégorie d’acteurs renvoie à ceux qui se reconnaissent derrière le vocable d’agronome, dans la mesure où ils s’appuient sur les méthodes, les outils et les concepts de la discipline, pour contribuer à l’innovation. Ces agronomes peuvent avoir des statuts professionnels variés : agriculteurs, agents de développement (chambres d’agriculture, Civam), techniciens ou ingénieurs de recherche-développement dans l’industrie d’amont ou d’aval (coopératives, agrofourniture), agents dans des administrations publiques (ministères, agences régionales de l’eau) ou encore dans les organismes de recherche (INRAE, Cirad, instituts techniques).
10Une deuxième catégorie concerne les bénéficiaires des nouveautés en cours d’émergence. Leur rôle dans le processus est parfois limité à l’expression de leurs besoins, les cantonnant à un rôle passif de réceptionnaires des nouveautés. Aujourd’hui, de plus en plus, ces bénéficiaires sont mobilisés pour être parties prenantes du processus d’innovation (par exemple, on parle de processus de coconception). D’autres acteurs occupent des rôles variés pour contribuer à faciliter l’insertion de la nouveauté dans son environnement sociotechnique, notamment en assurant ses conditions de développement et d’existence. Par exemple, Le Bellec et al. (2012) ont travaillé de concert avec des agriculteurs, des chercheurs, des conseillers agricoles et ce qu’ils appellent « des acteurs publics » (représentants de l’État, des organisations professionnelles) pour construire localement les conditions d’émergence de systèmes agrumicoles économes en pesticides.
11Enfin, l’agronomie est une discipline d’interface, profondément systémique (Sebillotte, 1974 ; Doré et al., 2006), et elle entretient des relations étroites avec de nombreuses autres disciplines pour développer des connaissances nouvelles, clés de la réussite du processus d’innovation. Par exemple, au moment d’accompagner l’innovation dans les systèmes herbagers, Duru (2013) s’inspire de méthodes en sciences de gestion pour construire une dynamique collective d’innovation et produire des connaissances sur les modes de gestion des prairies. Il sollicite également des expertises en écologie et en zootechnie au moment de concevoir des systèmes herbagers adaptés à chaque ferme. Ainsi, des acteurs aux ancrages disciplinaires contrastés alimentent le processus, chemin faisant, de leurs connaissances, de leurs expertises et de leurs savoir-faire : cela permet aussi à l’agronomie d’enrichir la façon d’aborder ses objets ou d’en saisir de nouveaux (par exemple le bassin d’approvisionnement, Le Bail, 2012, ou le système socioécologique, Duru et al., 2015a). Un enjeu aujourd’hui est de savoir comment organiser les relations entre ces différents acteurs, dont les rôles ont évolué dans l’histoire et qui peuvent changer au cours d’un processus d’innovation.
Les contributions des agronomes au processus d’innovation
12Le processus d’innovation a fait l’objet de nombreuses études en sciences sociales. Ainsi Akrich et al. (1988) soulignent que « les scientifiques et les ingénieurs n’ont pas le monopole de l’imagination. [La nouveauté] peut aussi bien naître dans un centre de recherche que dans un service commercial, chez un client ou dans une usine. Puis […] elle se transforme progressivement, à travers une série d’épreuves et d’expérimentations qui la confrontent aux savoirs théoriques, aux savoir-faire ou aux utilisateurs […]. Le célèbre modèle linéaire, par lequel sont distinguées des étapes successives dont l’ordre chronologique ne peut être bouleversé, est le plus mal adapté qui soit pour rendre compte de ce mouvement erratique. Nous proposons de lui substituer le modèle tourbillonnaire qui permet de suivre les multiples négociations sociotechniques qui donnent forme à l’innovation ». Cette vision « tourbillonnaire » du processus d’innovation bouscule l’enchaînement recherche, puis conception, puis développement, puis industrialisation, et enfin mise sur le marché, tel qu’il est souvent mis en avant dans une logique de technology readiness level85. Ces tâches ne sont ni strictement successives ni précisément distinctes. Le processus d’innovation est caractérisé par des allers-retours permanents entre elles : c’est un processus collectif et interactif. Loin de reposer sur des connaissances et des compétences établies, le processus d’innovation stimule la production de nouvelles connaissances scientifiques ou/et techniques, et peut contribuer à enrichir les compétences des acteurs impliqués (Prost et al., 2017a).
13Meynard et Dourmad (2014) décrivent quatre modalités de contribution des agronomes à ce processus tourbillonnaire :
ils peuvent être à l’origine de l’invention d’une nouveauté. La conception assistée par modèle informatique est par exemple souvent mise en œuvre dans ce but. Elle aide, entre autres, à identifier, simuler et optimiser les combinaisons de choix techniques qui remplissent un cahier des charges donné, en matière de production, de revenu, de travail ou d’impacts environnementaux (Meynard, 1998 ; Bergez et al., 2010). Les modèles agronomiques permettent une exploration très large des combinaisons de techniques, bien au-delà de ce que les meilleurs experts connaissent, et informent le concepteur sur le comportement à long terme des systèmes qu’il imagine. D’autres méthodes peuvent également y contribuer (voir sur ce sujet le chapitre 2) ;
ils peuvent proposer à différents acteurs des instruments et outils pour innover par eux-mêmes, ou pour adapter à leur propre situation des innovations exogènes. Les ateliers de conception (Reau et al., 2012), par exemple, permettent de construire collectivement en salle des systèmes innovants. Cette démarche permet de valoriser la diversité des savoirs, associés à des métiers ou à des disciplines variées, et leur complémentarité. Elle met en œuvre des techniques d’animation spécifiques, visant en particulier à « défixer » les participants (c’est-à-dire leur faire explorer des nouveautés sortant des sentiers qu’ils explorent habituellement). Un autre exemple concerne l’appui à la conception pas à pas, où, par contraste, le système existant est graduellement modifié en s’appuyant sur des boucles d’apprentissage par l’action (Meynard et al., 2012 ; Coquil et al., 2014), pour aboutir à un système innovant qui n’était au départ ni connu ni prévisible. Le travail de conception est souvent initié par un diagnostic, qui permet d’identifier les points à améliorer et d’imaginer, pour ce faire, des changements de pratiques ou d’organisation ;
ils peuvent contribuer à identifier, analyser, améliorer, adapter et promouvoir des innovations conçues par des acteurs de terrain. Au cours de ces démarches, des nouveautés repérées dans d’autres fermes que la leur peuvent venir stimuler l’imaginaire d’agriculteurs engagés dans le changement, voire renouveler en profondeur les champs d’innovation explorés en recherche-développement (Salembier et al., 2021). Ces nouveautés peuvent être de nouvelles façons d’envisager la gestion d’une culture, de nouveaux matériels conçus en ferme (encadré 5.1), mais elles peuvent aussi concerner l’ajout de nouvelles fonctions à des outils existants, ou encore des façons originales de les utiliser. Ainsi Cerf et Meynard (2006), en analysant comment des outils d’aide à la décision (indicateurs, modèles, kits de diagnostic, etc.) sont utilisés, montrent comment les agriculteurs et les organismes de conseil imaginent de nouveaux usages de ces outils, mieux ajustés à leurs propres contextes d’utilisation ;
enfin, ils peuvent aider à anticiper les impacts agronomiques et environnementaux des innovations, les conditions et les modalités de leur usage et leurs conséquences sur les performances de l’agriculture, à différentes échelles. C’est notamment dans cette optique qu’ont été développées des méthodes d’évaluation ex ante de variétés (Jeuffroy et al., 2012), de systèmes de culture (Bockstaller et al., 2009) ou du paysage (Allain et al., 2017), et les méthodes de scénarisation (Hossard et al., 2015).
14Depuis l’émergence de l’agronomie en tant que science au xviiie siècle, la nature des connaissances mobilisées et les postures des agronomes ont considérablement évolué, en cohérence avec les objets de l’innovation, les méthodes et les concepts. Ce sont ces cohérences, fortement dépendantes des contextes historiques dans lesquels elles ont émergé, que nous proposons de décrire maintenant.
Une approche généalogique de l’innovation en agronomie
15D’où émergent ces différentes postures, ces nouveautés, ces relations entre acteurs au moment d’innover ? Cette section s’appuie sur les résultats de Salembier et al. (2018) et Salembier (2019), lesquels proposent d’appréhender ces questions au travers d’une approche généalogique, c’est-à-dire en revenant aux racines de la construction des relations entre agronomie et innovation.
16De nombreux travaux portant sur l’histoire de l’agronomie rendent compte de différents régimes de production de connaissances dans des contextes sociotechniques, politiques et scientifiques contrastés (Denis, 2001 ; Jas, 2001 ; Cornu, 2014 ; Knittel, 2007). Pour appréhender les relations entre agronomie et innovation, notre angle de vue s’est orienté sur les activités de conception dans ces régimes, à savoir la manière dont des agronomes ont, dans l’histoire, généré des prescriptions86 pour l’action (c’est-à-dire des contenus agronomiques visant à faire évoluer les pratiques en ferme). Nous décrivons ainsi différents « régimes de conception » (Segrestin et al., 2002 ; Le Masson et al., 2017), caractérisés par une cohérence entre l’organisation du processus d’innovation, la nature des objets conçus, et les stratégies et les raisonnements de conception. Nous avons analysé ces régimes en étudiant des écrits d’agronomes87 datés du xviiie au xxie siècle, connus pour leurs inventions (par exemple la méthode du bilan, Jean Hébert) et ayant déjà fait l’objet d’études en histoire (par exemple Tillet, 1755 ; Denis, 2007). Pour chaque régime de conception, nous avons retracé le problème que cherche à gérer le concepteur, le processus de génération de prescriptions pour l’action (concepts et modèles conceptuels mobilisés – représentant le champ cultivé et l’action des agriculteurs –, instruments d’appui à la conception invoqués, etc.), la nature des prescriptions produites pour soutenir l’innovation en ferme (par exemple les règles d’action) et des traits de l’organisation du processus (en particulier les relations entre agronomes et agriculteurs).
17Les cinq régimes de conception qui suivent sont décrits en relation avec les contextes historiques dans lesquels s’est construite l’agronomie88. Nous verrons plus loin que ces régimes, nés à différentes périodes de l’histoire, coexistent aujourd’hui.
L’innovation basée sur une science agronomique émergente : régime de conception 1
18Le projet des agronomes du xviiie siècle est de mobiliser la science pour améliorer l’agriculture, une science qui se veut utile, s’appuyant à la fois sur l’étude des phénomènes de la nature et sur l’étude des savoirs et pratiques paysans (Denis, 2001). Ces premiers agronomes formalisent les méthodes expérimentales qu’ils mettent au point, basées sur des essais comparatifs menés en plein champ. La formalisation des savoirs et des méthodes d’expérimentation traduit leur volonté de sortir de « l’ésotérisme » et de s’opposer à « la spéculation », qui marquent les écrits les plus courants. Jouve (2007) parle du développement d’un « empirisme raisonné ».
19Une « science de l’agriculture » est en cours d’émergence et les agronomes de cette époque disposent de peu de connaissances formalisées, issues de travaux antérieurs, sur les problématiques qu’ils abordent (Denis, 2007). Souvent, le processus d’innovation implique de générer simultanément des connaissances sur les phénomènes naturels et sur les solutions techniques qui permettraient de gérer les problèmes rencontrés (Knittel, 2007). Ces premiers agronomes pratiquent eux-mêmes l’agriculture, souvent sur leurs propres domaines, et leurs écrits témoignent du fait qu’ils sont familiers des pratiques d’agriculteurs. Chacune des explorations qu’ils conduisent apparaît singulière, mais on peut cependant identifier quelques traits communs dans leurs démarches : tous s’appuient sur les écrits dont ils disposent concernant la problématique qu’ils traitent, souvent issus de sources variées (par exemple des ouvrages, des témoignages dans des journaux). Leurs lectures, enrichies des échanges qu’ils ont avec des agriculteurs comme de leur propre expérience, leur fournissent des pistes pour poser les bases de leurs explorations : à la fois des hypothèses sur les phénomènes naturels et des hypothèses sur les pistes d’action permettant de les gérer (tableau 5.1, compilant des citations d’auteurs du xviiie siècle). Au cours de leurs explorations, ces agronomes vont puiser dans différents champs de connaissances comme la botanique, l’entomologie ou la médecine pour interpréter les phénomènes qu’ils observent et affiner les concepts et les hypothèses qu’ils explorent. Une technique est jugée satisfaisante quand elle permet d’atteindre les résultats désirés, sans contraindre les agriculteurs (tableau 5.1). Un exemple de démarche d’innovation relevant de ce régime de conception est proposé dans l’encadré 5.2.
Tableau 5.1. Citations extraites d’écrits relevant du régime de conception 1, et se rapportant aux intentions qu’avaient les auteurs au moment de s’engager dans le travail, aux explorations qu’ils ont menées au cours du processus de conception, et à la nature des contenus prescriptifs qu’ils ont générés à destination d’agriculteurs.
Citations | |
Intention | « Convaincu qu’il est du devoir d’un véritable citoyen de diriger la science qu’il cultive vers le Bonheur de la société, j’ai toujours pensé que l’art des subsistances devait faire l’occupation la plus sérieuse […], mais il n’est pas assez de multiplier les ressources alimentaires, il faut encore que ces ressources exigent peu d’embarras et de dépenses dans leur préparation, qu’elles ne préjudicient ni à la qualité du sol qui les donne, ni à la constitution physique des individus pour lesquels elles sont destinées », Parmentier (1789, p. 2 et 3). |
Processus de conception | « Comme je me suis proposé de rapporter toutes les expériences qui sont venues à ma connaissance, je ne dissimulerai point que M. Doixan […] a semé avec du froment infusé dans du jus de fumier, la moitié d’une pièce de terre […] on ne doit rien conclure d’une expérience, mais M. Doixan m’a promis de réitérer et de m’apprendre quel en sera le succès », Duhamel du Monceau (1750, p. xxvj). « Première observation. Les épis noirs et corrompus qui naissent sur des tiges différentes, mais tirent leurs racines d’un seul et même grain sont ordinairement noirs et gâtés. […] septième observation. Une touffe de blé, mise à dessein dans une terre détrempée continuellement, a produit beaucoup d’épis dans lesquels il ne s’est trouvé aucun grain qui fut noir et gâté », Tillet (1750, p. 16). |
Contenus prescriptifs | « Il ne lui est pas possible d’éviter ce dernier inconvénient [la paille contaminée] […] la seule précaution que ce laboureur soit en état de prendre est celle de n’employer les fumiers, où entrent des pailles suspectes, qu’autant qu’ils seront parfaitement consommés », Tillet (1750, p. 148). « Le laboureur choisira à son gré celle [conduite de culture] qui lui paraît la plus avantageuse pour son terrain et pour l’emploi qu’il se propose de faire de ces racines », Parmentier (1789, p. 100). « Il est plus à propos de différer [le labour] après qu’on ait fait […] les blés ; 2. Parce qu’en le retardant un peu, les quantités de graines sont levées, et c’est autant de mauvaises herbes de détruites ; 3. Parce que les troupeaux profitent des pâturages que les chaumes leur fournissent ; 4. Parce que pour bien faire ce labour, il faut que la terre soit pénétrée d’eau afin que la charrue puisse piquer aussi tant que la qualité des terres le permet », Duhamel du Monceau (1762, p. 154). |
20Des agriculteurs sont chaque fois impliqués dans le cours de l’exploration menée : on mobilise leurs témoignages, qu’ils soient oraux ou écrits, dans des journaux ou par voie épistolaire (par exemple, Duhamel du Monceau s’inscrit dans un réseau d’échange national) pour renforcer des hypothèses plausibles sur des relations entre des actions et des effets, et pour identifier de nouvelles techniques qui permettent de maîtriser certains phénomènes. Souvent, les auteurs s’appuient aussi sur ce qu’ils peuvent observer chez différents agriculteurs pour accroître le domaine de validité de leurs conclusions. Dans tous les cas, les agriculteurs sont invités à mener des expérimentations chez eux, et à faire parvenir aux agronomes des observations nouvelles qu’ils pourraient faire dans leurs situations (encadré 5.2).
Encadré 5.2. Éléments sur les explorations de M. Tillet (1755) dans son mémoire Au long de son mémoire89, M. Tillet (1755) explore simultanément le phénomène qui produit le mal qui corrompt les grains de blé et les moyens de prévenir cet accident. Il identifie des redondances ou des contradictions entre des écrits d’auteurs connus et les témoignages d’agriculteurs qu’il recueille. Ce constat le conduit à s’interroger sur le mal qui corrompt les blés « qui noircissent », et il questionne l’hypothèse faite par les savants d’une origine climatique à cela. Pour avancer, au travers de nombreuses observations qu’il confronte aux dires de praticiens et savants, il propose de différencier plusieurs maladies des grains en décrivant leurs symptômes et en les nommant (blés avortés, charbonnés, cariés, échaudés, etc.). Il se focalise alors sur ce qu’il appelle « le blé carié », et présente ensuite, en détail, des « expériences », son protocole, ses erreurs, ses interprétations et ses résultats pour trouver des « moyens de prévenir cet accident ». Ses hypothèses de recherche construites à partir de ses analyses antérieures valorisent des pratiques de « laboureurs » (par exemple, certains appliquent des « préparations » : plonger les semences dans une lessive à base de chaux, « façon commode de nettoyer parfaitement le grain », ou bien choisir les semences, « précaution prise par les laboureurs de Picardie et dont ils ont reconnu l’utilité »). Il s’inspire des travaux de ses prédécesseurs et contemporains pour construire ses protocoles expérimentaux, basés sur des comparaisons de différents moyens pour contrôler le mal. Ses résultats lui permettent de conclure que c’est la « poussière noire » déposée sur les grains qui est responsable du mal, mais, compte tenu des moyens dont il dispose, il est incapable de savoir si cela vient de la poussière noire en elle-même et/ou d’une imperfection particulière du grain. Il réitère, ainsi, plusieurs expériences, formule de nouvelles hypothèses, et imagine de nouveaux moyens pour limiter la profusion de caries et les compare entre elles et aux résultats de laboureurs. Parmi ses conclusions, il expose des causes et voies possibles de dispersion de la maladie, en s’inspirant des travaux menés en médecine (travaux sur la syphilis), et identifie des « remèdes » visant à limiter ce mal, tout en pointant les questions ouvertes pour maîtriser la carie (par exemple, comment éviter la dispersion de la poussière au battage d’une gerbe ?). Il invite, dans ses précis, certains laboureurs à mener des expériences comme lui et explique « j’ai tâché de suivre son esprit d’économie [celui du laboureur], de me rapprocher un peu de ses usages, et de lui être utile sans le gêner ». |
L’innovation basée sur la chimie agricole : régime de conception 2
21Un second régime de conception émerge vers le milieu du xixe siècle, au moment où la chimie offre un nouvel angle de vue sur le champ cultivé et devient le prisme principal pour observer et analyser les phénomènes agricoles (Jas, 2001). « La chimie est la science de la métamorphose, l’agriculture qui transforme les matières minérales en matières organiques est une science chimique » (Dehérain, 1874, cité par Jas, 2001). Avec le soutien de l’État français, cette « agronomie chimique » se déploie dans des stations expérimentales départementales dotées de laboratoires d’analyse (Denis, 2007). Ce régime s’appuie sur les développements associés à la loi du minimum et sur la notion de facteur limitant (Liebig, 1840). La loi du minimum stipule que « la vie des plantes est soumise à plusieurs conditions qui, pour chacune des espèces, sont particulières ; si l’on place une plante dans toutes ses conditions vitales hormis une seule [le facteur limitant], elle ne pourra pas se développer ». Sur ces bases, l’enjeu d’innovation consiste à maîtriser les facteurs limitants au champ, à l’aide d’intrants dont il s’agit d’optimiser l’usage localement. Avec la chimie, ce nouvel angle de vue sur le champ cultivé démultiplie les capacités d’innovation, et on assiste à l’émergence de nombreuses nouveautés, au premier rang desquelles se trouvent les engrais de synthèse, associés aux développements théoriques sur la nutrition minérale des plantes (Blondel-Mégrelis et Robin, 2002).
22C’est souvent l’observation de défauts de performance qui initie le besoin d’innover. Par exemple, dans les citations du tableau 5.2, Audoynaud (en vigne), Peterman et Corenwinder et Woussen (sur betterave sucrière) souhaitent générer des contenus prescriptifs permettant un usage optimal des engrais minéraux pour obtenir des rendements et une qualité jugés satisfaisants, en fonction des cultures et des environnements pédoclimatiques dans lesquels ils seront employés. C’est à partir de connaissances scientifiques disponibles que ces auteurs formulent des hypothèses sur les effets plausibles d’actions sur la chimie des sols et l’alimentation des plantes (par exemple, Petermann formule l’hypothèse que les modalités d’application des engrais chimiques – râteau, houe, bêche, etc. – peuvent affecter le pouvoir nutritionnel des engrais). Ces auteurs testent leurs hypothèses au travers d’expérimentations répétées dans le temps, sur plusieurs parcelles, en général dans des stations expérimentales. Les outils analytiques de la chimie leur permettent de suivre et de juger les effets des techniques, et de produire les connaissances utiles à la définition des conditions optimales de leur usage (encadré 5.3).
23Les prescriptions sont générées sous forme de « règles d’action », qui consistent en des liens prédictifs entre une action, une manière de la réaliser et des effets escomptés, donc qu’un agriculteur pourrait appliquer sur sa parcelle (par exemple, Corenwinder et Woussen préconisent d’utiliser « du sulfate de potassium pour un rendement et une contenance optimales en sucre de la betterave »). Dans ce régime de conception, les pratiques et l’expérience des agriculteurs ne sont quasiment jamais valorisées pour générer ces règles.
Tableau 5.2. Citations extraites d’écrits relevant du régime de conception 2.
Citations | |
Intention | « Depuis deux ou trois années, l’emploi du nitrate de soude comme matière fertilisante a pris un développement considérable, ayant remarqué que cette matière favorise singulièrement la croissance des betteraves, les cultivateurs l’ont pris en grande faveur ; ils en ont utilisé des quantités exagérées, qui font grossir les racines outre mesure, les rendent impropres à la fabrication du sucre, nuisibles à la distillerie […] c’est pourquoi nous avons entrepris dès 1873 des expériences agricoles dans le but de connaître l’influence du nitrate de soude sur l’accroissement des betteraves […] et quelle quantité on peut en utiliser sans dommage pour la qualité de ces racines », Corenwinder et Woussen (1875, p. 7). « Si la plupart des fermiers sont convaincus de tous les avantages qui résultent de l’emploi rationnel de ces puissants auxiliaires de la culture intensive, il règne une grande incertitude et des opinions fort contradictoires quant à leur meilleur mode d’emploi. […] les très nombreuses consultations qu’on nous demande sur cette question, nous prouvent, en effet, la confusion qui règne et l’absence complète de données exactes pouvant servir de base de règles qui doivent nous guider dans le meilleur mode d’emploi des engrais artificiel pour la culture de la betterave à sucre », Petermann (1876, p. 242). |
Processus de conception | « L’avantage qui résulte d’un emploi rationnel de l’engrais artificiel est encore plus saillant lorsqu’on exprime en argent les rendements obtenus dans les différentes conditions de l’expérience », Petermann (1876, p. 259). « Nous pouvons comparer les résultats du plant de Carignan à ceux du n° 4, 5 et 6 de nos expériences traitées par le carbonate de potasse, tous les trois ayant sensiblement le même poids […] ce sarment de l’école des Cépages contenait 0,058 de potasse, la moitié de ce que les nôtres contenaient. Nous ajouterons toutefois qu’ils avaient donné quelques raisins alors que les nôtres n’avaient rien produit », Audoynaud (1877, p. 58). |
Contenus prescriptifs | « La potasse doit entrer dans la composition des engrais de la vigne, celle du sol étant généralement dans de mauvaises conditions d’assimilation ; la potasse entraîne en quelque sorte avec elle les autres principes fertilisants », Audoynaud (1877, p. 59). « Puisqu’il est prouvé que dans la majeure partie des cas on peut sans augmenter la dépense d’engrais, remplacer avantageusement une forte partie de ce nitrate par du superphosphate, ce serait une duperie de la part des fabricants de ne pas imposer cette règle, et une inconséquence de la part des cultivateurs de ne pas s’y conformer », Corenwinder et Woussen (1875, p. 11). |
Encadré 5.3. Éléments sur les explorations de B. Corenwinder et H. Woussen B. Corenwinder et H. Woussen (1875) souhaitent aider les agriculteurs à éviter qu’ils utilisent de manière « irrationnelle » le nitrate de soude qui induit des renflements sur les racines de betterave, les rendant impropres à la transformation. Par ce travail90, ils cherchent une manière d’employer des engrais sur cette culture qui assure un haut rendement et un taux de sucre élevé, sans augmenter les dépenses. Ils exposent les connaissances qu’ils rassemblent sur les facteurs influençant la richesse en sucre de la betterave (choix variétal, emploi judicieux des engrais), sur les engrais disponibles, leurs caractéristiques et performances. Dans un cadre expérimental, ils produisent des connaissances sur les relations entre l’emploi du nitrate de soude et la production de betterave, toutes réalisées en station, et reposant sur des hypothèses formulées à partir des connaissances acquises en chimie appliquée à l’agriculture. L’expérimentation compare les effets, sur une culture de betterave, de plusieurs modalités : témoin sans engrais et avec apports de différents engrais (nitrate de soude, sulfate ammoniaque, sulfate ammoniaque + phosphate fossile, etc.). Constatant que l’ajout de phosphate soluble au nitrate de soude conduit à des rendements très élevés et des betteraves ayant un « coefficient salin peu ordinaire », ils confrontent cela aux connaissances scientifiques pour mener de nouvelles expérimentations afin d’explorer l’influence de l’engrais contenant du superphosphate sur la croissance et la richesse de la betterave, ou encore l’influence de différents engrais sur les matières minérales contenues dans les jus des betteraves. C’est à partir de leurs observations et mesures et en s’appuyant sur des analyses chimiques qu’ils constatent par exemple que le « superphosphate » est plus efficace dans les sols pauvres, et proposent de « remplacer une partie des apports en nitrate de soude par de l’acide phosphorique pour augmenter les rendements sans augmenter la dépense ». Ils concluent ce travail en proscrivant l’usage du nitrate de soude seul. Ils proposent une règle, que les fabricants de sucre auraient selon eux tout intérêt à imposer aux cultivateurs, visant l’utilisation conjointe de nitrate et de superphosphate (qui n’augmente pas les coûts, assure des teneurs en sucre satisfaisantes, des poids de betterave élevés et limite la cristallisation du sucre). |
L’innovation de la phytotechnie : régime de conception 3
24Après la Seconde Guerre mondiale, en France et plus largement en Europe, les projets pour l’agriculture, impulsés par les gouvernements, visent la modernisation rapide des exploitations agricoles pour atteindre l’autosuffisance alimentaire (Bonneuil et al., 2008). « Le rôle de l’État doit être d’éduquer les producteurs […]. En particulier, il lui appartient de favoriser sur le plan technique toutes les améliorations capables de donner à l’immense labeur des praticiens son maximum de rendement avec le minimum de prix de revient. Ce rôle, il le remplira par le développement continu de la Recherche, de l’Enseignement, de la Démonstration et de la Vulgarisation. […] L’agriculture n’est plus comme autrefois un mode de vie, mais une véritable industrie biologique qui ne triomphera, dans la lutte de son existence, que si elle sait mettre à son service les immenses ressources de la Science » (Demolon, 1946). La création de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra, en 1946) stimule la production de connaissances scientifiques dans de nombreuses disciplines (par exemple, physiologie végétale, phytopathologie, génétique) et, en relation, la génération de nombreux nouveaux intrants (pesticides, régulateurs de croissance, variétés). À partir de 1952, les instituts techniques, organisés par espèce, génèrent des références à destination des conseillers des chambres d’agriculture et des coopératives, qui les disséminent notamment via des démonstrations en exploitation. Comme dans le précédent régime de conception, les travaux sont initiés dans l’optique d’optimiser l’usage local d’intrants nouvellement conçus hors des exploitations agricoles, avec l’enjeu de valoriser le potentiel de rendement de nouvelles variétés. Par exemple, les travaux de Jourdheuil, Koller et Hébert, évoqués dans le tableau 5.3 et l’encadré 5.4, portent respectivement sur l’optimisation de l’usage de pesticides sur colza, de régulateurs de croissance et d’engrais azotés sur blé.
25Dans ce régime de conception, les auteurs ont accès à de nombreuses avancées scientifiques dans différentes disciplines connexes à l’agronomie (écophysiologie, malherbologie, sciences du sol, phytopathologie, etc.). Leurs travaux témoignent d’une sophistication dans leurs modèles conceptuels, qu’on peut décrire de la manière suivante : un intrant (dont l’usage doit être optimisé), pour gérer un facteur limitant (par exemple, un bioagresseur), soumis à divers facteurs de contingence du milieu (biotiques, édaphiques, climatiques, etc.), et dans l’objectif de niveaux de performance jugés satisfaisants. Cette représentation témoigne d’une prise en compte accrue des dimensions de « la situation agronomique » dans laquelle doit être optimisée la technique considérée, en fonction de conditions du sol, du climat, et de l’historique de la parcelle. Les nouveautés le plus souvent générées par les agronomes de ce régime sont des règles de décision ou des outils d’aide à la décision qui prescrivent de manière normative l’usage d’un intrant dans différentes situations (par exemple, ce qu’on appelle aujourd’hui « la méthode du bilan » pour optimiser la fertilisation azotée au champ, Hébert, 1969, encadré 5.4). Dans les formations agricoles, la transmission de ces contenus prescriptifs, technique par technique et culture par culture, prend le nom de « phytotechnie spéciale » (Gailleton et Moronval, 2013 ; chapitre 7).
26C’est d’abord à partir de l’organisation des connaissances scientifiques dont ils disposent que les agronomes de ce régime formulent des hypothèses de relations entre, d’une part, des caractéristiques du milieu et des modalités d’application d’un intrant et, d’autre part, des effets escomptés sur le sol ou la culture. Et c’est à partir d’expérimentations, réalisées en station ou en ferme, qu’ils valident ou revisitent les hypothèses formulées, ce qui induit souvent la recherche de connaissances complémentaires ou la réalisation de nouvelles expérimentations. La production de connaissances s’appuie principalement sur des expérimentations répétées. Comme dans le régime précédent, les pratiques et l’expérience des agriculteurs sont peu valorisées au cours des processus de conception. Deux avancées méthodologiques majeures façonnent ce régime, l’analyse de la variance, qui permet d’identifier, dans des expérimentations, des effets significatifs, et la modélisation mathématique, permettant la simulation et l’optimisation (Spiertz, 2014).
Tableau 5.3. Citations extraites d’écrits relevant du régime de conception 3.
Citations | |
Intention | « On a décidé de s’orienter vers une autre méthode de lutte qu’on a appelée “la stratégie de lutte chimique dirigée”. Dans cette méthode, on conservait la priorité aux méthodes chimiques de lutte, faute d’avoir d’autres moyens à notre disposition, mais la stratégie d’utilisation était modifiée. Il nous fallait trouver : des substances chimiques ou des procédés d’application qui soient à la fois plus efficaces et moins polluants pour l’environnement, utiliser des produits plus rationnellement dans le temps, de manière à ne pas être obligés de répéter plusieurs applications contre un même insecte, ne faire de traitement que dans la mesure où des risques de dégâts justifient économiquement des interventions », Jourdheuil (1977, p. 3-4). « La verse a toujours été pour le blé un accident redoutable […] elle est plus que jamais le principal facteur limitant du rendement », Koller (1969, p. 771). |
Processus de conception | « En abordant la question de la quantité et du fractionnement de l’azote il faut bien penser que la taille et la sensibilité à la verse augmentent avec la dose d’azote », Koller (1969, p. 775). « La croissance et le développement du blé sont classiquement répartis en deux périodes : une période végétative allant de la germination à la différenciation de l’apex ; une période reproductrice. […] si la nutrition azotée est assez forte pour donner un tallage important, les besoins ultérieurs n’en sont que plus grands, d’où la nécessité d’une nutrition azotée soutenue […] a priori, dans un sol à l’équilibre, les fournitures d’azote doivent être égales aux gains », Hébert (1969, p. 755-759). |
Contenus prescriptifs | « Pour contrôler les pucerons […], on se trouve devant un choix à faire entre deux options : dans les régions où les dégâts de pucerons ont un caractère endémique, on peut adopter une stratégie basée sur le fait que la colonisation se fait tôt. […] on peut aussi intervenir à un moment choisi en fonction du risque estimé », Jourdheuil (1977, p. 15). « En principe, la quantité d’engrais à appliquer à une culture de blé résulte de l’égalité suivante : besoin du blé + reste en terre à la récolte = reliquat minéral en fin d’hiver + azote minéralisé des résidus organiques récents + azote minéralisé du sol + engrais. […] fixer a priori un besoin revient à fixer un objectif de rendement », Hébert (1969, p. 759). |
Encadré 5.4. Éléments sur les explorations de J. Hébert J. Hébert (1969) s’intéresse à la fumure azotée du blé tendre d’hiver. Son travail91 s’ancre sur le constat que celle-ci doit être rigoureusement adaptée à chaque culture, et tenir compte des espèces et variétés de blé. Dès lors, son travail vise à produire des règles pour adapter l’usage de la fertilisation azotée à différentes situations, et pour que les agriculteurs obtiennent des rendements élevés en blé tendre d’hiver. Il présente ensuite les connaissances scientifiques et techniques, concernant les effets de l’azote et du climat sur la croissance et le développement du blé, qu’il a rassemblées pour mener son exploration. Sur cette base, il identifie des postes à prendre en compte pour raisonner la fertilisation du blé (par exemple, quels sont les besoins du blé ? Quel est le reste après récolte ? Quel azote est fourni par les résidus culturaux ?), et construit un modèle de relations entre les connaissances fonctionnelles sur le blé, les apports azotés, et différents « postes » qui pourraient influencer l’effet attendu de l’azote sur la croissance et le développement du blé. Pour chacun de ces postes, il s’appuie sur la littérature et produit de nouvelles connaissances sur la manière de les évaluer, pour, dans une situation particulière, adapter la dose d’engrais à apporter. Ainsi, fixer un besoin revient à fixer un objectif de rendement. Apprécier l’azote minéralisable du sol implique, comme il le montre, de tenir compte à la fois du type de sol, de l’histoire culturale de la parcelle et du climat de l’année, et de s’appuyer sur des analyses chimiques. Il propose la méthode du bilan qu’il met à l’épreuve, et dont il valide l’efficacité en la testant sur deux champs de blé tendre caractérisés par des contextes de production contrastés. |
L’innovation de l’agronomie système, régime de conception 4
27Les années 1970 voient l’apparition d’un nouveau régime de conception basé sur la critique des nouveautés techniques standardisées (Deffontaines, 1973 ; Osty, 1978) ne prenant pas suffisamment en compte la diversité des situations d’exercice de l’agriculture et les contraintes et objectifs des agriculteurs. Cette dynamique émerge à un moment où un nombre croissant d’acteurs relève une déconnexion entre la recherche et les agriculteurs (Cornu, 2014), et où apparaissent des préoccupations liées aux nuisances environnementales provoquées par l’agriculture. Les agronomes impliqués dans ce régime de conception revendiquent d’ancrer leurs travaux dans les exploitations agricoles (Sebillotte, 1974 ; Gras et al., 1989) plutôt que dans des domaines expérimentaux. L’émergence de cette approche converge avec la dynamique internationale Farming System Research (Biggs, 1985 ; Norman, 2002), qui se donne pour objectif de comprendre la diversité des pratiques des agriculteurs et les raisons qui les sous-tendent, afin de contribuer à leur évolution.
28Baser la production de connaissances et l’innovation sur ce que font des agriculteurs induit une complexification des raisonnements agronomiques. L’agronomie s’approprie la théorie des systèmes pour gérer la complexité (Sebillotte, 1974 ; Brossier et al., 1990). Différentes collaborations avec des chercheurs en sciences sociales92 se développent, notamment dans l’optique de considérer l’agriculteur et le fonctionnement de son exploitation comme des « objets d’étude » à part entière, mais aussi pour les inscrire dans les paysages agricoles et ruraux (Cornu et Meynard, 2020). De nouveaux champs de connaissances sont explorés, comme le fonctionnement de l’exploitation agricole (Osty, 1978), les processus de décision des agriculteurs (Brossier et al., 1990) ou la spatialisation des pratiques (Morlon et Benoît, 1990). Et ces champs d’exploration s’accompagnent de l’invention de nouvelles méthodes de recherche : l’expérimentation système (Sebillotte, 1978b), le diagnostic agronomique régional (Boiffin et al., 1982), la modélisation systémique (Bouman et al., 1996), les typologies d’exploitation (Landais, 1996). De nouveaux concepts théoriques sont proposés : distinction entre techniques et pratiques (Landais et Deffontaines, 1988), modèle d’action de l’agriculteur (Sebillotte et Soler, 1988a), concepts d’itinéraire technique et de système de culture (Sebillotte, 1974 ; Zandstra, 1979), et, plus récemment, de coordination territoriale (Boiffin et al., 2014).
29Les agronomes de ce régime de conception travaillent sur des projets d’innovation qui prennent en compte à la fois la diversité des situations de production, les objectifs des agriculteurs et les interactions entre techniques (encadré 5.5). Ils s’intéressent aussi à l’organisation spatiale des situations de production, pour permettre la gestion des interdépendances à l’échelle de bassins d’approvisionnement ou de bassins-versants, en fonction des objectifs des opérateurs qui gèrent à ces échelles la production ou ses effets sur l’environnement. Ils conçoivent des itinéraires techniques ou des systèmes de culture répondant à différents jeux d’objectifs et contraintes d’agriculteurs et adaptés à différentes situations de production. Depuis la fin des années 1990, ils conçoivent aussi des modalités de coordination entre producteurs et gestionnaires à l’échelle de bassins. Les modèles conceptuels mobilisés dans le processus d’innovation se complexifient autour de représentations systémiques de combinaisons de techniques qui interagissent entre elles et avec le milieu cultivé. Dans ces modèles conceptuels, on cherche à prendre en compte les acteurs, agriculteurs et gestionnaires de bassins (leurs objectifs, les spécificités de leurs exploitations ou de leur territoire) au-delà de leurs situations pédoclimatique, biotique ou matérielle (tableau 5.4). Les nouveautés conçues consistent en des combinaisons entre des choix techniques, des environnements probables, des cadres d’objectifs et de contraintes et des performances visées. La génération des prototypes peut être appuyée par des simulations, ou bien réalisée à dire d’experts, et les prototypes générés sont souvent mis à l’épreuve au travers d’expérimentations « système » avant d’être proposés à leurs destinataires (encadré 5.5).
Tableau 5.4. Citations extraites d’écrits relevant du régime de conception 4.
Citations | |
Intention | “The uniform crop management system recommended to farmers no longer copes with the diversity of growers and conditions. Farmers are asking for a wider range of cropping techniques, better adapted to the actual constraints, and cotton research has to develop innovative cropping strategies” (« Les modes de conduite des cultures recommandés aux agriculteurs ne sont plus en adéquation avec la diversité des producteurs et des conditions de production. Les agriculteurs souhaitent accéder à une plus large gamme de techniques culturales, mieux adaptées à leurs contraintes, et la recherche sur le coton doit ainsi développer des stratégies culturales innovantes »), Lançon et al. (2007, p. 101). « La diversité des exploitations agricoles, les incertitudes du marché et les risques de nuisances environnementales imposent de savoir cultiver le blé à des niveaux différents d’intrants », Meynard (1985, p. 5). |
Processus de conception | “Previous research had produced numerous experimental results and wide expert knowledge on innovative techniques, e.g. stand density effects, growth regulator and protection strategies, which could hardly be included in the existing simulation models […]. We adapted [the prototyping] approach in order to produce innovative Cotton Management Systems, which could integrate the full range of techniques available on the crop (including new varieties), and could be adapted to the diversity of constraints and goals of sustainable agriculture” (« Jusqu’ici, la recherche a produit de nombreux résultats expérimentaux et une grande expertise sur les techniques innovantes, c’est-à-dire sur les effets des densités de semis, des régulateurs de croissance, des stratégies de protection des cultures, qui sont difficilement intégrables dans les modèles de simulation existants […]. Nous avons adapté la méthode [de prototypage] pour proposer des systèmes cotonniers innovants qui puissent intégrer toute une gamme de techniques disponibles (y compris de nouvelles variétés) et puissent être adaptés à une diversité d’objectifs et de contraintes d’une agriculture durable »), Lançon et al. (2007, p. 102). |
Contenus prescriptifs | “Thanks to this approach, at least one specific intercrop was found to be a priori fully compatible for each farm type in order to reduce weed pressure and reduce pesticide use” (« Grâce à cette approche, au moins une interculture spécifique a été identifiée comme étant a priori compatible avec chaque type de ferme en vue de réduire la pression en adventices et l’usage des pesticides »), Blazy et al. (2009, p. 40). « L’imprécision des modèles utilisés, le caractère aléatoire ou non totalement maîtrisé d’événements subordonnent la construction des itinéraires techniques à un choix de risques à minimiser qui doivent être hiérarchisés, et imposent un suivi en temps réel de la culture pour vérifier l’application du programme », Meynard (1985). « Il n’est pas nécessaire de résoudre sur chaque parcelle ni même dans chaque exploitation l’ensemble des objectifs qualitatifs fixés à une production. La gestion adroite de la diversité à l’échelle d’un bassin de collecte offre des marges de manœuvre complémentaires des leviers mobilisables dans les exploitations agricoles », Le Bail (2012). |
Encadré 5.5. Éléments sur les explorations de J.-M. Meynard Le travail de J.-M. Meynard (1985) part du constat que la diversité des exploitations agricoles, les incertitudes du marché et les risques de nuisances environnementales imposent de savoir cultiver le blé de diverses manières93. Il explique qu’en changeant de niveau d’intrants, de choix de risques ou de type de contraintes imposées par l’exploitation agricole, tout l’itinéraire technique doit être reconçu. L’objectif du travail est de générer des « itinéraires diversifiés, répondant à des besoins variés d’agriculteurs » dans la région naturelle du Noyonnais (Oise). Une première étape de son travail consiste à confronter l’itinéraire technique optimal prescrit par les techniciens agricoles de la région aux pratiques des agriculteurs, qu’il recueille par entretien. Les écarts qu’il constate entre les deux sont généralement liés à des concurrences pour le matériel ou la main-d’œuvre, qu’il convient de prendre en compte dans la construction des itinéraires techniques. Il synthétise dans un modèle systémique les connaissances acquises sur les effets des techniques sur l’élaboration du rendement, et les résultats d’un diagnostic agronomique à l’échelle de la région. Il teste ensuite la valeur prédictive de ce modèle sur un échantillon indépendant de parcelles d’agriculteurs. Il se propose alors de construire deux itinéraires techniques de niveaux d’intrants différents et visant, dans les deux cas, à maintenir une marge brute aussi élevée que possible. Il explique qu’un préalable à la construction des itinéraires techniques est la définition d’un programme d’élaboration du rendement, soit le choix d’« états-objectifs » du peuplement végétal, liés aux composantes du rendement et qui seraient à atteindre dans chaque cadre de contrainte retenu. Il précise que « la construction des itinéraires techniques [est subordonnée] à un choix de risques à minimiser, et impose un suivi en temps réel de la culture pour vérifier l’application du programme ». Chacun de ces programmes permet ensuite de préciser les caractéristiques des itinéraires techniques prévisionnels qui seront mis à l’épreuve en expérimentation système. |
L’innovation adossée aux théories de la conception, régime de conception 5
30Depuis les années 1990 émerge un nouveau régime de conception qui donne aux agriculteurs une place centrale dans les processus d’innovation (Chambers et al., 1989). Cette dynamique prend racine dans l’étude pluridisciplinaire des processus d’innovation, des relations entre connaissance et action (Beguin et Cerf, 2009), et dans la prise de conscience des limites des connaissances scientifiques, en particulier concernant les régulations biologiques dans un contexte local donné. Le processus d’innovation s’appuie alors sur la mobilisation de savoirs divers, d’origine scientifique et empirique, dans le but de concevoir des systèmes techniques adaptés aux situations et aux attentes de chaque agriculteur. De nouvelles démarches pour la conception de systèmes et de pratiques agricoles, appuyées sur les savoirs des agriculteurs, voient le jour : coconception dans des expérimentations systèmes (Husson et al., 2016 ; Meynard et al., 2012), conception pas à pas (Meynard et al., 2012 ; Toffolini, 2016), ateliers de conception participatifs (Reau et al., 2012), jeux sérieux (Martin, 2015 ; Souchère et al., 2010), traque aux innovations d’agriculteurs (Salembier et al., 2016). Ces démarches stimulent des dynamiques d’apprentissage (Chantre et al., 2015) ou de transition (Coquil et al., 2014) des agriculteurs. La recherche s’appuie sur de nouvelles assises théoriques, telles que les théories de la conception ou celles des systèmes adaptatifs. L’émergence de ce régime de conception est stimulée en France par la demande, portée par une majorité de citoyens, une partie des agriculteurs et les pouvoirs publics, d’une gestion frugale des ressources et d’un resserrement des liens entre agriculture, alimentation et territoires, dans la perspective de favoriser une transition agroécologique.
31Dans ce régime de conception, les processus d’innovation reposent sur de nombreuses interactions en collectif, au cours desquelles des agriculteurs, des chercheurs et d’autres acteurs (conseillers agricoles, administration locale, etc.) mutualisent leurs projets, leurs connaissances et leurs savoir-faire pour contribuer à la création de nouveautés. La nature de l’objet à concevoir (règle d’action pour une technique, itinéraire technique, système de culture, système d’exploitation, indicateurs de suivi de la qualité de l’eau, infrastructure paysagère, etc.) fait souvent l’objet de débats entre les acteurs impliqués. Les citations du tableau 5.5 et l’encadré 5.6 se rapportent à la conception de systèmes agricoles innovants (notamment en relation avec les enjeux agro-environnementaux) par des agriculteurs : Le Bellec et al. travaillent sur la réduction des usages de pesticides en production d’agrumes, Lefèvre et al. sur la gestion de la fertilité du sol, Moraine et al. sur la conception de systèmes de production mixtes en agriculture-élevage à l’échelle de territoires.
32Contrairement aux autres régimes de conception, l’agronome n’est plus celui qui définit les propriétés et l’identité de la nouveauté à explorer : il participe au processus, par exemple en outillant les agriculteurs (animation d’ateliers de conception ou construction de guides d’appui à la conception ; Attoumani-Ronceux et al., 2011), ou en produisant, en collectant et en injectant des connaissances pour stimuler les explorations sur des questions particulières (Salembier et al., 2020). Les propositions de nouveautés qui émergent sont discutées et évaluées collectivement, en relation avec les objectifs et intérêts du groupe ou de l’agriculteur qui s’en saisira (encadré 5.6). Les propositions sont mises à l’épreuve et adaptées lors de leur mise en œuvre dans les exploitations, ou dans des expérimentations-système conduites de manière participative, ou encore dans des dynamiques collectives à l’échelle d’une aire d’alimentation de captage ou d’un territoire.
Tableau 5.5. Citations extraites d’écrits relevant du régime de conception 5.
Citations | |
Intention | “Stakeholders are involved: first, farmers, who are the initial and final designers as well as being responsible for and involved in daily agricultural practice; second, researchers, who provide scientific knowledge and conceptualize methods and tools; and third, agricultural advisers, who provide local technical knowledge and transfer scientific results to farmers. […] Different users need different assessment tools” (« Les porteurs d’enjeux sont associés. En premier lieu, les agriculteurs, qui sont les concepteurs initiaux et finaux tout en étant responsables ainsi que réalisateurs des pratiques agricoles quotidiennes. En deuxième lieu, les chercheurs, qui fournissent des connaissances scientifiques et formalisent des méthodes et des outils. En troisième lieu, les conseillers agricoles, qui fournissent des connaissances techniques locales et transfèrent les résultats scientifiques aux agriculteurs […] Différents utilisateurs ont besoin d’outils d’évaluation différents »), Le Bellec et al. (2012, p. 705 et 706). |
Processus de conception | “Step 1: seeking volunteer farmers […]. Step 2: institutionalizing the project […]. Step 3: identifying objectives […] Step 4: exploratory prototype design […]. Step 5: peer assessment of exploratory prototypes […]. Step 6: exchange of views on existing innovative situations and scientific knowledge […]. Step 7: designing prototypes, including constraints […]. Step 8: ex ante assessment” (« Première étape : rechercher des agriculteurs volontaires […]. Deuxième étape : institutionnaliser le projet […]. Troisième étape : identifier des objectifs […]. Quatrième étape : conception d’un prototype exploratoire […]. Cinquième étape : évaluation par les pairs de ce prototype […]. Sixième étape : échange de points de vue sur les situations innovantes existantes et sur les connaissances scientifiques […]. Septième étape : concevoir des prototypes en incluant les contraintes […]. Huitième étape : évaluation ex ante »), Lefèvre et al. (2013, p. 625). “Our methodology was applied within a group of organic farmers (south-western France) that we led through iterative sequences of diagnosis/design/assessment of a TCLS [territorial crop livestock systems]” (« Notre méthodologie a été appliquée au sein d’un groupe d’agriculteurs en agriculture biologique [sud-ouest de la France] au sein duquel nous avons réalisé des séquences itératives de diagnostic/conception/évaluation de systèmes de polyculture et élevage territorialisés »), Moraine et al. (2017, p. 341). “The aim is not to […] produce a new complete arable […] cropping system, which can be implemented on the farms after completion of a prototyping process. […] sustainable dynamics implies considering changes at larger scales (farm and region) as well as creating feedback and facilitating the active participation of all the stakeholders involved in the process. […] the DISCS method is a farmer-researcher co-design process that creates the conditions for an on-going dynamic relationship between agricultural and public stakeholders to build a solution that can continuously be adjusted to stakeholders’ expectations” (« Le but n’est pas de […] produire un système de grande culture complètement nouveau, qui pourrait être mis en place sur les fermes à la fin d’un processus de prototypage […] une dynamique durable nécessite de considérer les changements à des échelles plus larges (la ferme et la région), ainsi que de créer des boucles retour dans le processus ou encore de faciliter la participation active de tous les porteurs d’enjeux […] la méthode DISCS est un processus de coconception entre agriculteurs et chercheurs qui crée les conditions d’une relation dynamique entre des porteurs d’enjeux du monde agricole comme des pouvoirs publics en vue de construire une solution qui peut s’ajuster continuellement aux attentes de ces porteurs d’enjeux »), Le Bellec et al. (2012, p. 705). |
Contenus prescriptifs | “A ten-indicator-assessment tool, based on the criteria selected during the public workshop at step 2. […] Even before the end of the experimental trials (step 3), the prototype was put into practice by one citrus farmer in 2008. His positive feedback concerning the efficiency of the cover plant for weed control and the apparent lack of impact on fruit yield after 2 years encouraged two more citrus farmers to plant N. wightii as a ground cover before the end of 2010” (« Un outil d’évaluation à dix indicateurs, basé sur les critères sélectionnés lors de l’atelier public de l’étape 2. [...] Avant même la fin des essais expérimentaux (étape 3), le prototype a été mis en pratique par un agrumiculteur en 2008. Ses réactions positives concernant l’efficacité de la plante de couverture pour le contrôle des mauvaises herbes et l’absence apparente d’impact sur le rendement des fruits après 2 ans ont encouragé deux autres producteurs d’agrumes à planter N. wightii comme couverture végétale avant la fin de 2010 »), Le Bellec et al. (2012, p. 712). |
Encadré 5.6. Éléments de l’exploration de Lefèvre et al. Pour stimuler le développement de l’agriculture biologique en France, Lefèvre et al. (2014) soulignent l’enjeu d’impliquer les agriculteurs dans la conception de systèmes de culture adaptés à leur situation de travail94. Ils proposent de développer une démarche de conception en huit étapes, reposant sur la volonté d’hybrider les connaissances scientifiques avec celles d’agriculteurs, pour stimuler la conception de systèmes innovants situés et prenant en compte des critères de durabilité pour la société. Ils focalisent leur travail sur la thématique de « la fertilité du sol en AB ». La démarche se déroule de la manière suivante : après avoir identifié des agriculteurs motivés pour faire évoluer leurs pratiques (1), les auteurs ont organisé une réunion visant à « institutionnaliser le projet » (2) et favoriser la cohésion du groupe. Chaque agriculteur a choisi un ensemble d’objectifs à atteindre concernant la gestion de la fertilité du sol dans son exploitation (3). Un atelier de conception a ensuite été organisé, au cours duquel les auteurs ont aidé les agriculteurs à concevoir des systèmes de culture répondant à leurs objectifs (4). Ces systèmes ont ensuite été évalués qualitativement par le collectif, ce qui a donné lieu à l’identification de contraintes techniques associées à la mise en œuvre de ces systèmes dans les fermes (5). Deux nouveaux ateliers ont ensuite permis d’aider chaque agriculteur à adapter un système à sa situation (6 et 7). Par exemple, un agriculteur a choisi d’optimiser l’azote disponible en combinant recours aux prairies et aux associations d’espèces avec légumineuses dans sa rotation, et applications de fumier. Enfin, chaque système conçu a été évalué ex ante, avant sa mise en œuvre, de manière qualitative, sur la base des critères pour lesquels il avait été imaginé, ce qui a permis de discuter des résultats, de favoriser de nouveaux échanges dans le groupe et de l’améliorer si nécessaire (8). Ce processus a débouché sur le test de chaque système chez les agriculteurs concernés. Ces systèmes ont été suivis par les auteurs, au cours de leur mise en œuvre, pour produire des connaissances scientifiques sur les processus agronomiques en jeu. |
Mise en perspective des cinq régimes de conception
33Dans chacun des régimes de conception que nous venons de présenter, des communautés d’agronomes se sont constitué un bagage théorique et une instrumentation partagée pour produire des connaissances et concevoir des nouveautés (tableau 5.6). Les concepts associés aux différents régimes (par exemple : facteur limitant, loi du minimum pour les régimes 2 et 3 ; itinéraire technique, mosaïque de systèmes de culture pour les régimes 4 et 5) cristallisent des représentations du monde, et configurent la nature des connaissances produites et des nouveautés qui leur sont associées. Ainsi, la loi du minimum dessine une agriculture où la plupart des problèmes peuvent être résolus par l’ajustement d’un intrant, et une agronomie écartelée entre différents spécialistes, chacun dédié à une famille d’intrants et de facteurs limitants (Cornu et Meynard, 2020). Les concepts d’itinéraire technique, de système de culture, de système d’élevage ou de système fourrager relèvent au contraire d’une représentation du monde où les interdépendances entre choix techniques sont nombreuses et doivent être prises en compte par les agronomes pour cadrer l’exploration de la complexité des modes de production. Les représentations du monde liées aux différents régimes filtrent l’exploration de nouvelles techniques ou systèmes techniques (Hatchuel et Weil, 2008), dans le sens où elles contribuent à définir ce que l’on regarde et ce qu’on cherche à générer. Ainsi, comme le soulignent Barbier et Goulet (2013), resituer les concepts et instruments de production de connaissances dans le contexte de leur émergence nous invite à discuter de leurs intérêts et limites pour traiter les questions qui émergent aujourd’hui en agriculture.
34Salembier et al. (2018) pointent la complexification croissante des modèles conceptuels d’un régime à l’autre, et notamment du 2 au 4, dans lesquels c’est avant tout l’agronome qui conçoit les propositions techniques innovantes. Cette complexification est justifiée par la recherche d’un gain de précision, en vue d’une adaptation de plus en plus fine de la prescription à la situation agricole. Cependant, ce gain de précision peut n’être qu’illusoire : la complexification d’un modèle numérique conduit à l’accroissement du nombre de paramètres et, corrélativement, de l’erreur du modèle liée à l’incertitude sur les paramètres (Passioura, 1996). L’enrichissement des modèles butte autant sur l’incapacité du modélisateur à s’assurer de la pertinence de nouvelles complexifications que sur les limites des connaissances permettant de prendre en compte les spécificités locales. L’approche systémique du régime 4 trouve certainement dans cette complexification des modèles ses principales limites. Dans le régime 5, en cours d’installation de nos jours, le nombre de processus pris en compte tend encore à s’accroître (on parle de systèmes alimentaires, de conception à l’échelle des systèmes socioécologiques), mais la manière de gérer la complexité, au cours du processus d’exploration puis de développement de nouveautés, passe par de nouvelles formes de répartition des efforts entre agronomes, agriculteurs et autres acteurs de l’agriculture. Cette nouvelle répartition prend davantage appui sur une organisation distribuée de la production de connaissances et du processus d’innovation (Joly, 2017 ; Girard, 2014).
Tableau 5.6. Traits des processus de conception dans les différents régimes de conception en agronomie.
Régime de conception (année) | Approches pour produire des connaissances | Instruments emblématiques de production de connaissances | Étude de pratiques d’agriculteurs | Contributions des agriculteurs au processus d’innovation | Figure d’agriculteur usager | Contenus agronomiques générés |
1 (1750…) L’innovation basée sur une science agronomique émergente | Approches holistiques | Expérimentations en ferme, observations au champ | Pas de méthode formalisée : échanges physiques informels, interactions par voie épistolaire, témoignages d’agriculteurs trouvés dans des journaux | On implique des agriculteurs pour : la formulation du problème de conception et d’hypothèses, pour enrichir les connaissances au cours du processus (sur des phénomènes naturels, des techniques, etc.) | Agriculteurs expérimentés | Principes d’action |
2 (1850…) L’innovation basée sur la chimie agricole | Approches analytiques | Expérimentations en station et en ferme, analyses chimiques | Pas d’études de pratiques | On implique des agriculteurs pour : la formulation des problèmes qu’ils/elles rencontrent | Agriculteurs applicateurs | Règles d’application d’une technique (règles d’action) |
3 (1950…) L’innovation de la phytotechnie | Approches analytiques | Expérimentations en station et en ferme, instruments de différentes disciplines analytiques, statistiques fisheriennes | Pas d’études de pratiques | On implique des agriculteurs pour : la formulation des problèmes qu’ils/elles rencontrent | Agriculteurs optimisateurs | Règles (outils) d’optimisation d’une technique |
4 (1970…) L’innovation de l’agronomie système | Approches systémiques | Expérimentation système, modélisation systémique | Méthodes formalisées : études de pratiques, typologies d’exploitation, modélisation des décisions, diagnostic agronomique | On étudie des pratiques pour identifier des régularités : définir des cadres d’objectifs et de contraintes, cartographier et classer la diversité des pratiques par types | Agriculteurs décideurs | Combinaisons de règles de décision adaptées à des types de ferme (itinéraires techniques, systèmes de culture) |
5 (2000…) L’innovation pour la transition agroécologique | Approches systémiques | Ateliers de conception, expérimentations système participatives (…) | Méthodes formalisées : étude du changement dans les pratiques, étude de pratiques innovantes (…) | Coconception avec des agriculteurs, conception distribuée, études de pratiques innovantes (…) | Agriculteurs concepteurs | Outils d’aide à la conception (…) |
35Dans ces modèles conceptuels, Cerf et Meynard (2006) insistent sur l’enjeu de rendre explicites les représentations que les concepteurs ont de l’action des agriculteurs. Autrement dit, ils invitent à préciser la façon dont celui qui propose des « manières de produire » envisage ce qui pourra en être fait par des agriculteurs. Dans les différents régimes de conception, on peut rapprocher ces représentations de différentes figures d’agriculteurs-bénéficiaires : ceux-ci sont considérés respectivement dans les cinq régimes de conception comme expérimentateurs, applicateurs, optimisateurs, décideurs, et enfin concepteurs (Salembier et al., 2018 ; tableau 5.6). Dans le régime 1, on fournit aux agriculteurs des principes d’action qu’on les invite à expérimenter et à mettre à l’épreuve dans leurs situations ; dans les régimes 2 et 3, on met à leur disposition des règles qui leur indiquent comment appliquer une technique au champ, ou optimiser son usage dans différents environnements biophysiques ; dans le régime 4, on fournit aux agriculteurs des combinaisons de techniques, adaptées à différentes situations de production, parmi lesquelles on leur propose de choisir celle qu’ils jugent la meilleure. Et, dans le régime 5, on cherche plutôt à stimuler l’exploration des possibles par les agriculteurs eux-mêmes, tout en s’attachant à les accompagner dans la mise à l’épreuve (en situation réelle ou simulée) des solutions qu’ils ont imaginées.
36Les encadrés 5.7 et 5.8 donnent deux exemples concrets de la manière dont le passage d’un régime à l’autre a conduit à faire évoluer tant la nature des nouveautés que l’implication des agriculteurs dans le processus d’innovation, pour ce qui concerne la fertilisation azotée des grandes cultures et la protection contre les bioagresseurs.
Encadré 5.7. La fertilisation azotée des grandes cultures, d’un régime de conception à l’autre Comme le montre l’encadré 5.3, la fertilisation minérale azotée est déjà une technique clé dès la fin du xixe siècle. Jusqu’à l’orée des années 1980, les doses recommandées sont estimées sur la base de la moyenne des doses optimales par type de situation culturale (par exemple par précédent et type de sol) dans une région donnée. Ces doses optimales sont générées au travers de nombreux réseaux d’expérimentations, couvrant une très grande diversité de situations. On est bien dans le régime 2, où l’expérimentation technique par technique est reine, et l’agriculteur considéré comme un applicateur de règles définies par les agronomes. La méthode du bilan, innovation de rupture majeure mise au point dans les années 1970, conduit à redéfinir le rôle de l’expérimentation (régime 3, encadré 5.4) : les connaissances théoriques sur le cycle de l’azote sont organisées dans une modélisation de la réponse à l’engrais, et c’est le modèle qui permet d’optimiser la fertilisation ; les expérimentations ne sont plus là pour estimer la dose optimale, mais pour vérifier la validité du modèle, c’est-à-dire pour vérifier qu’on atteint bien le rendement visé à la dose calculée. L’approche n’est cependant pas encore systémique et reste centrée sur la fertilisation, indépendamment d’autres techniques. Dans les années 1990 et 2000, le développement des approches systémiques permet d’enrichir progressivement le bilan, dans la logique du régime 4. Il s’agit d’abord de prendre en compte les interactions entre fertilisation azotée, semis et protection phytosanitaire : par exemple, un semis dense et précoce, une fertilisation azotée non limitante, contribuent à accroître le rendement, mais aussi les risques de verse et de maladies, et donc l’utilisation de pesticides. Des itinéraires techniques du blé à bas niveau d’intrants (semis tardif ou peu dense, fertilisation azotée réduite, pas ou peu de traitements fongicides et régulateurs de croissance) sont mis au point (encadré 5.5), revisitant le bilan en relation avec le reste de l’itinéraire technique. Il s’agit ensuite de renforcer cette dimension systémique en développant des outils de pilotage : qu’il s’agisse de Jubil®, de FarmStar® ou d’APPI-N, le pilotage de la fertilisation par un indicateur de nutrition azotée des plantes permet de gérer la dynamique d’apport d’engrais, en cohérence avec la dynamique d’élaboration du rendement et de la qualité. La fertilisation azotée du régime 5 reste à inventer, mais on peut considérer que l’accent mis dans la méthode APPI-N sur la capitalisation des apprentissages que réalisent les agriculteurs, tout au long du cycle, grâce au suivi de la nutrition azotée des plantes, constitue un premier pas vers un raisonnement participatif, adapté et adaptable de la fertilisation. |
Encadré 5.8. La protection contre les bioagresseurs, d’un régime de conception à l’autre Dans la période qui court des années 1950 aux années 1980, les pesticides constituent la pierre angulaire de la lutte contre les bioagresseurs : quand un bioagresseur (maladie, insecte, adventice) est détecté, on préconise de traiter ; et si on n’a pas de solution chimique disponible, on en cherche une, avec la volonté d’homologuer le plus rapidement possible des produits efficaces. L’innovation est alors dans la nouvelle matière active, dans le nouveau produit commercialisé, et dans la règle ou l’outil d’aide à la décision visant à positionner au mieux le traitement. On est bien dans le régime 3 : à chaque facteur limitant est associée sa technique, raisonnée indépendamment des autres techniques. Le développement, à partir des années 1980, des approches systémiques du régime 4 fait progressivement évoluer cette situation dans deux voies opposées :
Aucune de ces techniques n’est aussi efficace que les pesticides pour contrôler les bioagresseurs, mais, combinées entre elles, elles permettent de réduire considérablement l’usage des pesticides (utilisés en dernier recours), voire de les supprimer. La protection intégrée, développée d’abord en agriculture biologique, s’étend aujourd’hui à l’agriculture conventionnelle, sous l’effet du plan Écophyto et d’une prise de conscience de la nocivité des pesticides. Les agronomes mettent ainsi au point une diversité de combinaisons techniques pour la maîtrise des bioagresseurs, basées sur la connaissance croissante des relations entre pratiques agricoles et dynamique des populations d’adventices, de parasites et d’auxiliaires, à l’échelle de la parcelle et du paysage. Ils s’appuient de plus en plus, dans la logique du régime 5, sur l’inventivité des agriculteurs, en identifiant des stratégies inédites de protection des cultures par la « traque » aux innovations, ou en proposant un appui méthodologique à la conception en ferme. |
37Ces cinq régimes de conception archétypiques, apparus dans des contextes historiques particuliers, offrent aujourd’hui encore des repères pour discuter des relations entre innovation et agronomie (Salembier et al., 2018 ; Salembier, 2019). Par exemple, de nombreuses nouveautés sont de nos jours produites selon les traits du régime de conception 2 : l’enjeu y est de rationaliser l’usage d’un nouvel intrant pour maîtriser un facteur limitant, en s’appuyant essentiellement sur des connaissances scientifiques ; les agronomes valident ensuite les règles d’utilisation de cet intrant au travers d’expérimentations (Brandsæter et al., 2012). Le régime de conception 3 se retrouve aujourd’hui dans les nombreux travaux qui proposent de nouveaux outils d’aide à la décision, visant à optimiser de plus en plus précisément l’usage d’intrants au champ (encadrés 5.7 et 5.8). Ces outils sont souvent développés sans prendre en compte les interactions avec d’autres techniques (Lindblom et al., 2016). La conception de systèmes de culture (comme dans le régime de conception 4) fait l’objet d’un nombre croissant de travaux actuellement, et les capacités d’exploration de systèmes techniques sont accrues par le développement de nouveaux outils informatiques (Bergez et al., 2010, pour le cas de modèles biodécisionnels ; Leenhardt et al., 2010, pour les modèles spatialement explicites). On peut d’ailleurs, en prolongeant l’analyse d’Aulagnier et Goulet (2017), résumer la recherche de solutions pour réduire les pesticides, dans le cadre du plan Écophyto, à une compétition entre, d’une part, les régimes 2 et 3, dans lesquels s’inscrivent les solutions de biocontrôle (sans volonté affirmée de prendre en compte les interactions avec les autres techniques, et basées essentiellement sur des avancées technoscientifiques), et, d’autre part, les régimes 4 et 5, dans lesquels s’inscrivent les solutions de la protection intégrée (combinant de manière systémique plusieurs techniques de lutte, et souvent basées sur l’expérience des agriculteurs ; encadré 5.8). Il nous semble enfin que le régime 1 s’incarne actuellement dans les nombreuses expérimentations et observations de la biodynamie ou de la permaculture (Ferguson et Lovell, 2014), réalisées en dehors des canaux institués de la recherche-développement, et basées sur un projet de renouvellement profond des corpus de connaissances de l’agronomie.
38Cette coexistence, parfois harmonieuse, parfois conflictuelle, des cinq régimes de conception historiques conduit certains agronomes à revisiter et à enrichir leur approche de l’innovation, en faisant évoluer les usages des concepts, des approches et des instruments de production de connaissances issus des différents régimes (le diagnostic agronomique, l’expérimentation en station, etc.), voire en les hybridant (Cardoso et al., 2001 ; Husson et al., 2016). Une piste, pour des recherches à venir, serait d’explorer les formes d’hybridation entre des régimes de conception qui émergent aujourd’hui, pour faire face aux enjeux contemporains et soutenir le développement de processus de conception innovante, moteurs de transitions.
Une vision contemporaine de l’innovation en agronomie pour préparer l’avenir
39Cette dernière section propose, en s’appuyant sur les trois précédentes, d’esquisser des pistes d’avenir pour les relations entre innovation et agronomie. Nous adopterons successivement trois angles de réflexion, qui sont aujourd’hui les principales sources de débats dans la communauté agronomique quant aux évolutions de sa contribution à l’innovation : l’essor de l’agriculture numérique, les processus d’innovation ouverte et l’accompagnement des dynamiques de transition.
Le numérique, pour quelle innovation ?
40La relation entre agronomie et agriculture numérique est complexe, et passionnée95. D’un côté, les enthousiastes, qui considèrent que « le numérique est une rupture comme l’humanité en a peu connu », et qui mettent en avant les potentialités d’innovation offertes par la diversité des applications des technologies de l’information, de la communication et de la robotique en agriculture (Pillaud, 2018). De l’autre côté, ceux qui mettent en avant le coût élevé de ces technologies, les pertes d’autonomie de décision qu’elles entraînent pour les agriculteurs, et la privatisation des données qui les sous-tend. « Les enquêtes de terrain seront-elles encore possibles ? », ajoute Lanquetuit (2018).
41Tout cela est vrai : le numérique est à la fois une promesse d’innovation agronomique et un vecteur de surendettement ; à la fois source d’une révolution dans le conseil et d’une perte de souveraineté. Jeanneaux (2018) souligne le « besoin impératif de débat critique sur l’agriculture numérique et ses conséquences sur l’autonomie de la décision, l’organisation des activités et le conseil ». Réchauchère et al. (2018) ajoutent : « La révolution numérique en agriculture pose un défi à tous les agronomes, que ceux-ci évoluent dans le milieu économique, dans le monde de la recherche ou du développement ou de l’action publique. »
42Pour nourrir ce débat, et aider les agronomes à relever ce défi, nous proposons de décliner les innovations de l’agriculture numérique sous l’angle des régimes de conception : nous défendrons l’idée que l’agriculture numérique offre des potentialités différenciées selon le régime dans lequel s’inscrivent ses nouveautés.
43Une première catégorie de nouveautés s’inscrit clairement dans le régime 3 (l’innovation basée sur la phytotechnie). Leur objectif explicite est d’ajuster les techniques à l’état des plantes ou du milieu, le plus précisément possible, à l’aide de capteurs, renseignant des variables agronomiques et leur évolution. Les capteurs embarqués sur des satellites, des drones ou des tracteurs fournissent déjà actuellement des masses d’informations, potentiellement utiles, après analyse, pour ajuster les interventions techniques, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler « agriculture de précision ». La modulation intraparcellaire des interventions, basée sur la spatialisation de signaux détectant, par exemple, les variations de profondeur de sol ou la présence d’adventices, constitue un exemple bien connu. La contribution de l’agronomie à ce type d’innovation est de produire les algorithmes faisant correspondre signal et intervention. Comme le souligne Grenier (2018), « l’objectif à terme est de transmettre directement les références obtenues aux outils informatiques embarqués du tracteur pour que la fertilisation ou les traitements fongicides et herbicides se programment d’eux-mêmes à la bonne dose et au bon endroit ». On retrouve là les traits des innovations du régime 3 : une prescription normative, basée sur des algorithmes générés ex situ ; un raisonnement technique par technique, culture par culture ; une absence de prise en compte des savoirs des agriculteurs. Les références utilisées pour la modulation sont issues d’expérimentations qui peuvent être démultipliées grâce aux capteurs de rendement. Ce type d’innovation s’inscrit dans une dynamique qui a sa logique, celle d’un conseil homogène qui se veut massif, et repose sur l’hypothèse d’une évolution des modèles agronomiques leur permettant de rendre compte de la diversité des situations d’exercice de l’agriculture.
44L’inscription du numérique dans le régime de conception 4 reste largement à construire. Dès 1989, Meynard et Sebillotte pointaient l’importance de travailler à l’insertion des innovations issues de la robotique ou des capteurs dans les itinéraires techniques et systèmes de culture. Pourtant, ce domaine reste aujourd’hui sous-investi. Une piste de travail prometteuse serait d’utiliser les capteurs dans une logique de diagnostic agronomique, et pas seulement de pilotage. Le diagnostic agronomique constitue en effet un pilier de l’approche systémique du champ cultivé (Boiffin et al., 1982), permettant d’en enrichir les modèles conceptuels. Le numérique pourrait alléger considérablement le recueil de données nécessaire à la réalisation de diagnostics, rendant leur mise en œuvre plus aisée. Un exemple en est donné par Ravier et al. (2018), qui proposent d’utiliser les données de statut azoté du blé, recueillies pour déclencher les apports d’engrais, comme sources d’apprentissage et de diagnostic de la pertinence des règles de fertilisation (encadré 5.7). Une autre piste de travail concerne les imposantes bases de données (big data) dont se nourrit l’agriculture numérique. Elles sont, le plus souvent, analysées pour mettre en évidence des tendances marquantes (Lechenet et al., 2017), plus que des interactions ou des propriétés émergentes, essentielles pour comprendre le fonctionnement des agroécosystèmes. De fait, il existe une tension entre les approches systémiques compréhensives et les modalités de construction de ces bases de données : les variables que contiennent celles-ci sont définies a priori (avant l’analyse), alors que l’approche systémique repose sur des allers et retours entre observations, analyse de données, construction d’hypothèses et identification de liens de cause à effet. De nouvelles méthodes de travail sont à inventer pour mettre en synergie systémique big data et intelligence artificielle, et des avancées récentes dans d’autres secteurs pourraient nous y aider (par exemple, dans le milieu industriel, Kazakci et al., 2014).
45Enfin, le numérique contribue d’ores et déjà fortement à la dynamique d’innovation pour la transition agroécologique du régime 5. En effet, les réseaux sociaux, les forums d’échanges entre agriculteurs, les outils web interactifs de partage de connaissances (Agropeps-GECO, Guichard et al., 2015 ; AgriCool, Prost et al., 2017b) sont précieux pour partager les savoirs et les expériences dans des processus d’innovation ouverte. Le développement de jeux sérieux, souvent basés sur des interactions entre acteurs autour de modèles informatisés, constitue une autre contribution du numérique au régime 5, stimulant la mobilisation et l’envie de changer des acteurs, et la construction d’apprentissages collectifs (ComMod, Souchère et al., 2010 ; Rami Fourrager, Martin, 2015 ; Segae96, Jacquot et al., 2020).
L’innovation ouverte, avec qui et comment ?
46Le régime de conception 5 (l’innovation adossée aux théories de la conception) met en lumière l’importance de la multiplicité des sources de connaissances pour faire face aux enjeux de la transition agroécologique, tout en affirmant la place de concepteur de l’agriculteur. Pour cela, les agronomes explorent, en s’appuyant sur les travaux de sciences humaines et sociales, deux nouvelles voies pour ouvrir le processus d’innovation à une multiplicité d’acteurs : une voie qui privilégie des organisations centrées sur les bénéficiaires des nouveautés générées (Cerf et al., 2012b ; Lacombe et al., 2018) et une voie qui se rattache plus aux formes d’organisations distribuées du processus d’innovation, décrites par Chesbrough et Bogers97 (2014) sous le nom d’open innovation.
47Dans le cas des organisations centrées « bénéficiaires », l’accent est mis sur le fait que les agriculteurs, loin d’adopter telles quelles des nouveautés exogènes (par exemple des systèmes de culture conçus par des agronomes), conçoivent dans leur ferme leurs propres solutions, en mobilisant à la fois des connaissances, des outils et des prototypes de systèmes techniques proposés par la recherche-développement, les expériences de leurs pairs et leurs propres apprentissages (Chantre et al., 2015 ; Toffolini et al., 2016 ; Catalogna et al., 2018). Cette conception n’est pas détachée de la mise en place et du test de solutions dans un dialogue avec la situation (Schön, 1983). Elle est stimulée par la nécessaire réussite de l’action et par la motivation de l’agriculteur, comme cela a été montré tant dans le secteur agricole que dans d’autres secteurs (Béguin et Cerf, 2009). Un front de recherche interdisciplinaire, aujourd’hui, consiste à explorer des formes d’organisation permettant de soutenir la conception des agriculteurs dans leurs propres contextes d’exercice de leur métier.
48Dans le cas des organisations dites « distribuées », l’accent est mis sur la manière dont sont réparties les tâches et les connaissances entre acteurs parties prenantes de processus d’innovation (Darses et Falzon, 1996 ; Chesbrough et Bogers, 2014 ; Prost et al., 2017a), chaque acteur (agriculteur, organisme de recherche, de recherche-développement ou de conseil, société d’agrifourniture ou de transformation, collectivité locale, organisme de protection de l’environnement, consommateur) contribuant, à sa façon, à la génération d’outils, de prototypes, de modes de production, de cahiers des charges, etc.
49On assiste ainsi, sous l’effet de ces deux ouvertures, à une mutation dans les manières d’innover au sein du monde agricole, illustrée par la montée en puissance des forums et des outils web interactifs, le développement de réseaux d’innovation mettant les agriculteurs au centre (GIEE, BASE, etc.), l’attention portée par la recherche-développement aux innovations d’agriculteurs, pour favoriser le changement chez d’autres agriculteurs (traque aux innovations, Atelier Paysan, etc.), l’émergence des living labs98 territoriaux, l’implication de consommateurs, aux côtés des agriculteurs et des industriels, dans la construction de filières innovantes, ou l’investissement de citoyens et d’associations dans la gestion des ressources et la production de services écosystémiques. Le développement de ces nouvelles manières d’innover, mettant en réseau des acteurs qui étaient traditionnellement hors du champ du système d’innovation et de connaissance agricole (Duru et al., 2015a), interroge particulièrement la contribution des agronomes à la mise au point de démarches de conception de systèmes agricoles à différents niveaux d’organisation (par exemple bassins-versants, paysage, systèmes alimentaires), particulièrement en vue d’accompagner la transition agroécologique.
50En effet, dans les régimes de conception 2, 3 et 4, les processus d’innovation intègrent peu le fonctionnement des réseaux de l’innovation, tels qu’ils existent et se reconfigurent aujourd’hui, et négligent leurs effets sur les raisonnements, méthodes, coordinations et échanges de savoirs agronomiques qui sous-tendent l’innovation. Les recherches sur ces questions restent très lacunaires. Ainsi, si, depuis plusieurs années, des travaux ont permis d’avancer sur l’étude de l’activité de conception des agriculteurs (Coquil et al., 2014 ; Chantre et al., 2015 ; Toffolini et al., 2016 ; Catalogna et al., 2018) et des agronomes (Cerf et al., 2012b ; Prost et al., 2018 ; Salembier et al., 2018 ; 2020), on connaît mal la manière dont s’articulent les processus de conception des agriculteurs, ceux des acteurs du conseil ou de la recherche agricole, et ceux des acteurs des filières ou des territoires, conduisant au changement des systèmes de culture et de production. Comment combiner les processus de conception individuelle et collective, au sein d’un réseau d’innovations ouvertes, pour impliquer une majorité d’agriculteurs (aux objectifs, problèmes, contraintes et ressources variés) dans le changement vers l’agroécologie, tout en tenant compte des objectifs, problèmes, contraintes et ressources d’autres acteurs souhaitant aussi contribuer à ce changement ? Comment favoriser l’investissement dans la conception des acteurs non agricoles (consommateurs, pouvoirs publics locaux, environnementalistes), qui sont porteurs d’enjeux majeurs et de savoirs utiles ? Les travaux internationaux sur les plateformes d’innovation (Davies et al., 2017), ou sur les « courtiers de l’innovation » (Klerkx et Aarts, 2013) et leurs rôles dans les réseaux d’innovation (Kilelu et al., 2011), proposent quelques solutions organisationnelles, impliquant tout ou partie de ces acteurs, mais font l’impasse sur la dimension agronomique de ces questions ainsi que sur les enjeux de coordination dans l’action (Cardona et al., 2021).
51Dans la recherche-développement agricole, la montée en puissance d’une logique d’innovation ouverte est appuyée par les travaux de nombreux collectifs99, mêlant associations d’agriculteurs, chercheurs, acteurs de la recherche-développement, du conseil et de la formation, qui proposent diverses démarches pour soutenir ce processus. Un enjeu du régime de conception 5 sera de permettre l’évolution des structures d’appui à l’innovation pour que les bénéficiaires finaux et les parties prenantes au sein des filières et des territoires puissent collaborer pour innover.
L’accompagnement des dynamiques de transition
52L’intérêt porté aujourd’hui aux transitions (agroécologique, numérique, énergétique, alimentaire, etc.) renouvelle les enjeux de l’innovation en agronomie. Il ne s’agit plus seulement d’innover pour réduire telle nuisance environnementale, augmenter la production, améliorer la qualité d’un produit frais ou manufacturé, ou stimuler la multiplication d’un auxiliaire : l’ambition est aussi de contribuer à accompagner vers un avenir souhaitable l’agriculture prise dans ces multiples transitions. La difficulté est que cet avenir souhaitable n’est pas le même pour tous ! Par exemple, la vision de l’avenir de l’agriculture qu’ont les agronomes engagés dans la reconception des systèmes de culture pour la transition agroécologique n’est sans doute pas exactement la même que celle des agronomes qui s’investissent dans la transition numérique en proposant des algorithmes pour les capteurs embarqués. Tous sont cependant d’accord sur le fait que l’agriculture doit fortement évoluer, vers plus de durabilité, en incorporant de l’agroécologie, du numérique, et en cohérence avec l’évolution de l’alimentation et des sources d’énergie, de la biodiversité, des ressources renouvelables. Le travail sur les transitions nous engage à adopter un point de vue ouvert sur la diversité des avenirs possibles, mais aussi sur la diversité des impacts directs et indirects des innovations agronomiques sur ces avenirs. En retour, pour que l’agronome parvienne à se positionner dans le processus d’innovation, il devient indispensable de se doter de nouveaux instruments pour comprendre les transitions à l’œuvre.
53De nombreux auteurs, à la suite de Geels (2002), s’accordent sur le fait que la compréhension et la gouvernance des transitions passent par l’analyse des systèmes sociotechniques, et des trajectoires d’innovation qu’ils hébergent. Le système sociotechnique, qui désigne l’ensemble constitué par des acteurs en réseau, leurs pratiques, leurs savoirs, les technologies qu’ils utilisent, leurs représentations sociales et les normes et règles auxquelles ils se réfèrent, devient un nouvel objet d’investigation pour les agronomes. Un exemple de l’intérêt d’une telle analyse est donné par Guichard et al. (2017), concernant le verrouillage de l’agriculture intensive autour des pesticides : ces auteurs observent en effet que les outils d’aide à la décision (OAD), qui visent à ajuster les traitements aux risques de parasitisme, sont beaucoup plus diffusés que les techniques visant à réduire ce risque dans l’objectif de ne pas avoir à traiter (comme les associations d’espèces ou de variétés, pourtant rentables au niveau de l’agriculteur). La raison avancée est que l’adoption des OAD est totalement compatible avec le fonctionnement actuel du système sociotechnique qui organise aujourd’hui les grandes productions agricoles, alors que les associations d’espèces ou de variétés remettraient en cause l’organisation de la collecte et les relations entre les acteurs. Les alternatives aux pesticides sont victimes de la « dépendance au sentier »100 : tous les acteurs se sont organisés autour de la solution « pesticides », et ils ne voient pas comment changer, tant que les acteurs avec lesquels ils sont en relation ne changent pas également. Ce système sociotechnique est verrouillé !
54Le diagnostic des systèmes sociotechniques (en abrégé, « diagnostic sociotechnique ») vise à analyser les freins et leviers101 à l’innovation au sein de systèmes d’acteurs régionaux ou nationaux. Sa formalisation est en cours à partir de premiers travaux de recherches menés par des agronomes (Belmin et al., 2018 ; Meynard et al., 2018 ; Della Rossa et al., 2020 ; Boulestreau et al., 2021). Ces premiers travaux montrent qu’un tel diagnostic permet aux agronomes d’alimenter le processus d’innovation agronomique selon trois axes :
comprendre ce qui, dans la configuration actuelle des systèmes sociotechniques, est possible et pertinent pour la construction d’un projet d’innovation : quels sont les champs d’innovation prioritaires, et avec qui les développer ? Quelles seront les nouveautés compatibles avec le système sociotechnique actuel, tout en étant susceptibles d’être rapidement adoptées ? Quelles nouveautés doivent au contraire être créées dans des niches d’innovation, avec des acteurs affranchis du système sociotechnique actuellement dominant ? Dans le travail réalisé par Belmin et al. (2018) sur la niche d’innovation « IGP Clémentine de Corse », la réponse à ces questions constitue la base d’une révision de la gouvernance de la niche ;
identifier des pistes d’évolution de stratégies et de pratiques des différents acteurs qui seraient nécessaires pour déverrouiller. Un exemple est le travail interdisciplinaire qui a été conduit, à la demande des pouvoirs publics, par Meynard et al. (2018) sur la diversification des cultures. L’entrée par les systèmes sociotechniques permet à l’agronome de mieux identifier l’agencement et les coordinations qu’il faut prendre en compte pour accompagner le changement de pratiques à l’échelle des systèmes agricoles. Ce faisant, il est aussi en mesure d’éclairer les pouvoirs publics sur leur action d’appui aux transitions dans le monde agricole : ainsi, il est inefficace d’agir exclusivement sur les agriculteurs (que ce soit par des taxes, des interdits ou des subventions) pour les amener à modifier leurs pratiques, dès lors que celles-ci sont le résultat des stratégies coordonnées de nombreux acteurs opérant en réseau. Les agronomes ont donc un rôle à jouer dans un renouvellement des modalités d’action publique, visant à impulser des changements qui portent non seulement sur les pratiques des agriculteurs, mais aussi sur celles des autres acteurs avec lesquels interagissent les agriculteurs. Il est essentiel qu’ils conservent cette vision systémique des trajectoires d’innovation lorsqu’ils sont appelés comme experts auprès des pouvoirs publics sur la conception d’innovations réglementaires ;
éviter les effets de dépendance au sentier, qui tendent, lors de l’accompagnement des transitions des systèmes alimentaires ou des territoires, à favoriser les innovations incrémentales et les évolutions tendancielles. Une réorganisation des dispositifs et des procédures de conception est alors nécessaire : réalisation de diagnostics partagés sur les points clés qu’il faudra améliorer pour accroître la durabilité des systèmes alimentaires et/ou des territoires ; création de dispositifs interinstitutionnels de partage des objectifs et des concepts d’innovation, etc. Pour favoriser la transition agroécologique au niveau des territoires, Duru et al. (2015a) proposent une méthodologie participative en cinq étapes :
analyse-diagnostic de la situation actuelle,
identification des évolutions extérieures au territoire qui conditionnent son futur,
conception de systèmes de culture et d’organisations paysagères pour une agriculture basée sur la biodiversité,
proposition d’étapes permettant de passer de la situation actuelle à une agriculture agroécologique,
conception de structures de gouvernance et de stratégies de gestion collective destinées à guider la transition.
55Pour les systèmes alimentaires, Meynard et al. (2017) proposent d’orienter l’activité de conception vers des « innovations couplées », étroitement coordonnées entre production et alimentation.
Conclusion
56Rappelons ce que nous écrivions en introduction de ce chapitre : contribuer au processus d’innovation, pour aider les agriculteurs à cultiver « de la manière la plus parfaite », est un enjeu majeur pour l’agronomie. L’approche généalogique que nous avons adoptée pour analyser les relations entre innovation et agronomie met en lumière que cela a nécessité, de la part des agronomes, de constamment faire évoluer leurs modèles conceptuels, leurs instruments, et la façon dont ils se positionnent dans des réseaux d’acteurs qui participent à définir un projet pour l’agriculture et à reconfigurer les systèmes sociotechniques. L’approche généalogique pointe la complexification croissante des relations entre innovation et agronomie, et l’évolution qui a eu lieu dans la représentation que les agronomes ont de l’action et des agriculteurs bénéficiaires de leurs travaux. Mais elle souligne aussi la coexistence, aujourd’hui, des différents régimes de conception. Pouvoir se positionner dans cette diversité apparaît comme un point d’attention pour les agronomes ; des espaces de débats et de réflexivité sur cette diversité sont essentiels pour la vitalité de la discipline, comme l’est l’Association française d’agronomie, avec ses événements « le débat agronomique » et Les Entretiens du Pradel. Hazard et al. (2020) proposent aussi des instruments pour questionner la posture du chercheur dans l’accompagnement des transitions vers plus de durabilité, qui pourraient ainsi être mobilisés au service de la réflexion sur la contribution de l’agronomie à l’innovation et aux transitions en agriculture.
57Aujourd’hui, le numérique et ce qu’il transforme dans les capacités de recueil et de traitement de l’information, l’agroécologie et les limites qu’elle redessine dans les objets d’étude de l’agronomie, les transitions et la nécessité de revisiter l’accompagnement du changement, invitent les agronomes à continuer à questionner les processus d’innovation auxquels ils contribuent, et les formes organisationnelles dans lesquelles ils s’inscrivent. Le prisme des régimes de conception constitue un cadre utile pour une discipline d’ingénierie et d’interface comme l’agronomie. Pour cela, il faut certainement parvenir à mieux appréhender la façon dont les régimes de conception, construits au long de l’histoire de la discipline, se développent et coexistent aujourd’hui.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Tillet M., 1755. Dissertation sur la cause qui corrompt et noircit les grains de bled dans les épis, et sur les moyens de prévenir ces accidens. Vve de Pierre Brun, Bordeaux.
Duhamel du Monceau H.L., 1762. Éléments d’Agriculture, tome II. ed. H. L. Guérin et L. F. Delatour, Paris.
Parmentier M., 1789. Traité sur la culture et les usages des pommes de terre, de la patate et du topinambour. Barrois l’Aîné, Paris.
Liebig J., 1840. Traité de Chimie organique, trad. Ch. Gerhardt. Fortin Masson, Paris.
Corenwinder B., Woussen H., 1875. Les engrais chimiques et la betterave, recherches faites à Houdain (Pas-de-Calais), in: Dehérain, p.P. (Ed.), Annales agronomiques. C. Masson, Paris, 8-16.
Petermann M., 1876. Recherches sur le meilleur mode d’emploi des engrais artificiels appliqués à la culture de la betterave à sucre. In : Annales agronomiques (Dehérain p.P., ed.). C. Masson, Paris, 241-262.
Audoynaud A., 1877. De l’influence qu’exercent sur la vigne les engrais potassiques. In : Annales agronomiques (Dehérain p.P., ed.). C. Masson, Paris, 50-60.
Demolon A., 1946. L’Évolution scientifique et l’agriculture française. Flammarion, Paris.
Hébert J., 1969. La fumure azotée du blé tendre d’hiver. Bulletin technique d’information, 244, 755-766.
Sebillotte M., 1974. Agronomie et agriculture, analyse des tâches de l’agronome, Cahiers de l’Orstom, série biologie, 24, 3-25. http://horizon.documentation.ird.fr/exl- doc/pleins_textes/pleins_textes_4/biologie/17681.pdf
Osty P., 1978. L’exploitation agricole vue comme un système. Diffusion de l’innovation et contribution au développement. Bulletin technique d’information, 326, 43-49.
Biggs S.D., 1985. A farming systems approach: Some unanswered questions. Agricultural Administration, 18, 1-12. https://doi.org/10.1016/0309-586X(85)90037-8 .
10.1016/0309-586X(85)90037-8 :Meynard J.M., 1985. Construction d’itinéraires techniques pour la conduite du blé d’hiver. Thèse de doctorat en agronomie, Institut national agronomique Paris-Grignon, Paris, 258 p.
Gras R., Benoit M., Deffontaines J.P., Duru M., Lafarge M., Langlet A., Osty p.L., 1989. Le Fait technique en agronomie. L’Harmattan, Paris.
Passioura J.B., 1996. Simulation models: Science, snake oil, education, or engineering? Agrononomy Journal, 88, 690-694
Lançon J., Wery J., Rapidel B., Angokaye M., Gérardeaux E., Gaborel C., Ballo D., Fadegnon B., 2007. An improved methodology for integrated crop management systems. Agronomy for Sustainable Development, 27, 101-110. https://doi.org/10.1051/agro:2008054
10.1051/agro:2008054 :Blazy J.M., Ozier-Lafontaine H., Doré T., Thomas A., Wery J., 2009. A methodological framework that accounts for farm diversity in the prototyping of crop management systems. Application to banana- based systems in Guadeloupe. Agricultural Systems, 101, 30-41. https://doi.org/10.1016/j.agsy.2009.02.004
10.1016/j.agsy.2009.02.004 :Le Bail M., 2012. Stratégies des acteurs des filières et évolution des assolements d’un territoire : enseignements des travaux agronomiques sur la qualité. Agronomie, environnement & sociétés, 2 (2), 155-163.
Le Bellec F., Rajaud A., Harry O.L., Bockstaller C., Malezieux E., 2012. Evidence for farmers’ active involvement in co-designing citrus cropping systems using an improved participatory method. Agronomy for Sustainable Development, 32, 703-714. https://doi.org/10.1007/s13593-011-0070-9
10.1007/s13593-011-0070-9 :Lefèvre V., Capitaine M., Peigné J., Roger-Estrade J., 2014. Farmers and agronomists design new biological agricultural practices for organic cropping systems in France. Agronomy for Sustainable Development, 34, 623-632. https://doi.org/10.1007/s13593-013-0177-2
10.1007/s13593-013-0177-2 :Moraine M., Melac P., Ryschawy J., Duru M., Therond O., 2017. A participatory method for the design and integrated assessment of crop-livestock systems in farmers’ groups. Ecological Indicators, 72, 340-351. https://doi.org/10.1016/j.ecolind.2016.08.012
10.1016/j.ecolind.2016.08.012 :Salembier C., Segrestin B., Berthet E., Weil B., Meynard J.M., 2018. Genealogy of design reasoning in agronomy: lessons for supporting the design of agricultural systems. Agricultural Systems, 164, 277-290. https://doi.org/10.1016/j.agsy.2018.05.005 .
10.1016/j.agsy.2018.05.005 :Cornu P., Meynard JM., 2020. Pour une épistémologie historique de l’agronomie française. Agronomie, environnement & sociétés, 10 (2). https://agronomie.asso.fr/aes-10-2-4
10.54800/eha224 :Notes de bas de page
82 « L’agronomie se concentre sur les nouveautés et les voies d’amélioration en agriculture. »
83 Dans la suite de ce chapitre, nous utiliserons le mot « innovation » pour désigner le processus d’innovation, mais parlerons de « nouveauté » pour évoquer le produit de ce processus.
84 Nous distinguons dans ce chapitre la conception, qui consiste à inventer une nouveauté qui n’existait pas auparavant, et la décision, qui consiste à choisir dans une gamme de solutions connues, préexistantes (Hatchuel et al., 2013).
85 Toffolini et al. (2020) citent cette échelle TRL pour faire référence à “the widespread idea that innovation ensues from the accumulation of relevant scientific knowledge. This understanding of the relationship between knowledge and innovation is exemplified by the linear scale of the Technology Readiness Levels originally developed by NASA (Mankins, 1995), for instance, defined in INRAE strategic guidance documents as the scale which ‘assesses the level of maturity of a technology from research at the laboratory prior to its commercialization or application’. Innovation is thus seen as an a posteriori way of valorizing the scientific knowledge produced” (« l’idée répandue que l’innovation découle de l’accumulation de connaissances scientifiques pertinentes. Cette conception de la relation entre connaissance et innovation est illustrée par l’échelle linéaire des TRL développée à l’origine par la NASA (Mankins, 1995), par exemple, définie dans les documents d’orientation stratégique d’INRAE comme l’échelle qui “évalue le niveau de maturité d’une technologie depuis la recherche en laboratoire jusqu’à sa commercialisation ou son application”. L’innovation est ainsi considérée comme un moyen a posteriori de valoriser les connaissances scientifiques produites ».
86 Un rapport de prescription existe dès lors qu’un acteur sollicite l’aide extérieure d’un prescripteur pour décider, agir, concevoir, etc. (Hatchuel, 1995 ; 2008). Dans cette perspective, l’opération de prescription résulte « de la combinaison d’un modèle de relation (ou d’interaction) entre personnes et d’un différentiel de savoirs » (Hatchuel, 2008). Nous proposons de considérer que les agronomes et les agriculteurs entretiennent des rapports de prescription, et en particulier que les agronomes génèrent des contenus prescriptifs qu’ils destinent à des agriculteurs pour les aider à décider, agir, concevoir, etc.
87 Comme le montre Denis (2001), dans l’histoire, différentes dénominations ont pu être employées pour se référer aux auteurs des écrits qui, à l’aide des moyens scientifiques modernes, se sont engagés dans l’appui à l’innovation agricole : agriculteurs, physiciens agriculteurs, agronomes, etc. Dans la suite de cette section, nous nous référons à ces auteurs sous le terme d’« agronome ». Le terme « auteur » sera employé pour nous référer aux auteurs des écrits que nous citons dans les tableaux 5.1 à 5.5.
88 Ce travail prend appui sur les travaux présentant des régimes de production de connaissances en agronomie, du xviiie au xxie siècle. Nous renvoyons le lecteur aux références citées dans le texte, qui fournissent de très riches analyses sur différents régimes de production de connaissances en agronomie.
89 Intitulé « La cause qui corrompt les grains de blé dans les épis et qui les noircit, avec les moyens de prévenir cet accident ».
90 « Les engrais chimiques et la betterave, recherches faites à Houdain (Pas-de-Calais) ».
91 « La fumure azotée du blé tendre d’hiver ».
92 En particulier dans le département Systèmes agraires et développement (SAD) de l’Inra ; voir Cornu (2014).
93 « Construction d’itinéraires techniques pour la conduite du blé d’hiver ».
94 “Farmers and agronomists design new biological agricultural practices for organic cropping systems in France.”
95 Voir par exemple les débats dont fait état la revue Agronomie, environnement & sociétés, qui a consacré un très intéressant numéro spécial en 2018 à « Agronomie et agriculture numérique : ce qui change pour les agronomes ».
96 https://segae.agrocampus-ouest.fr/objectives
97 Ces auteurs définissent l’open innovation comme “a distributed innovation process based on purposively managed knowledge flows across the boundaries of functional structures” (« un processus d’innovation distribué basé sur des flux de connaissances gérés de manière intentionnelle au-delà des limites des structures fonctionnelles »).
98 Les living lab (ou laboratoires vivants) sont des espaces mettant en œuvre une démarche d’innovation participative avec les usagers.
99 On peut citer les réseaux mixtes technologiques, créés en 2008 par le ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche, ou encore le réseau Ideas INRAE-AgroParisTech (https://www6.inrae.fr/ideas-agrifood ). Ideas capitalise sur des travaux de recherches pour l’innovation pour proposer des méthodes de travail complémentaires en vue de développer les échanges de connaissances et d’inventions entre acteurs : diagnostic des situations d’usage (qui analyse la diversité des manières d’accomplir une tâche ou de résoudre un problème pour stimuler la conception, en lien avec ses futurs usagers, d’un outil ou d’un procédé innovant, Cerf et al., 2012b) ; test d’usage de prototypes (qui met à l’épreuve des prototypes d’innovations sur la base d’une prise en main de ceux-ci par des utilisateurs potentiels en situations réelles) ; traque aux innovations d’agriculteurs (qui repère et analyse des pratiques innovantes et capitalise sur leurs connaissances pour développer la capacité créative des acteurs).
100 La « dépendance au sentier » est la théorie selon laquelle des décisions passées prises en raison de conditions historiques particulières peuvent perdurer simplement par ce qu’en changer demanderait un trop gros effort ou un investissement trop important. Et ce, alors même qu’en changer serait bénéfique pour tous et pour l’avenir.
101 Y a-t-il des verrouillages ? Quels acteurs sont impliqués ? Quelles sont les stratégies de ces acteurs, leurs valeurs, leurs pratiques, les normes ou les savoirs partagés qui contribuent au verrouillage ? Quelles sont les niches d’innovation qui échappent, au moins partiellement, au verrouillage ? Quels sont les champs d’innovation à explorer pour favoriser une transition ?
Auteurs
Université Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech, UMR SAD-APT, 16, rue Claude-Bernard, 75231 Paris Cedex 05.
Université Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech, UMR SAD-APT, 16, rue Claude-Bernard, 75231 Paris Cedex 05.
Université Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech, UMR SAD-APT, 16, rue Claude-Bernard, 75231 Paris Cedex 05.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Apprendre à innover dans un monde incertain
Concevoir les futurs de l’agriculture et de l’alimentation
Émilie Coudel, Hubert Devautour, Christophe-Toussaint Soulard et al. (dir.)
2012
Transformations agricoles et agroalimentaires
Entre écologie et capitalisme
Gilles Allaire et Benoit Daviron (dir.)
2017
Innovation et développement dans les systèmes agricoles et alimentaires
Guy Faure, Yuna Chiffoleau, Frédéric Goulet et al. (dir.)
2018
One health, une seule santé
Théorie et pratique des approches intégrées de la santé
Jakob Zinsstag, Esther Schelling, David Waltner-Toews et al. (dir.) Josette Derangère et Isabelle Thibaudière (trad.)
2020
Agriculture et qualité de l'air
Comprendre, évaluer, agir
Carole Bedos, Sophie Génermont, Jean-François Castell et al. (dir.)
2019
L'eau en milieu agricole
Outils et méthodes pour une gestion intégrée et territoriale
Delphine Leenhardt, Marc Voltz et Olivier Barreteau (dir.)
2020
Alerter la population face aux crues rapides
Compréhension et évaluation d’un processus en mutation
Johnny Douvinet
2020
Consommation et digestion des végétaux
Rôles des microbiotes et fonctions essentielles à la biodiversité
Gérard Fonty, Annick Bernalier-Donadille, Évelyne Forano et al.
2019
La fabrique de l’agronomie
De 1945 à nos jours
Jean Boiffin, Thierry Doré, François Kockmann et al. (dir.)
2022