Chapitre 2 - Évolution des approches, méthodes et outils de l’agronomie
p. 69-126
Texte intégral
1Depuis 1945, le domaine de l’agronomie s’est étendu, ses objets d’étude se sont diversifiés et son bagage conceptuel s’est enrichi : le chapitre précédent a mis en évidence l’accroissement considérable de ce dont traite l’agronomie. Dans le même temps, ses démarches ont elles aussi fortement évolué, du triple point de vue des approches, c’est-à-dire des façons d’aborder et poser les problèmes, des méthodes, qui concernent les cheminements, processus et règles de raisonnement mis en œuvre, et enfin des outils permettant cette mise en œuvre – appareils de mesure, équipements, logiciels, procédures d’observation ou de calcul. Le tableau 2.1 en donne un aperçu synoptique. Qu’ils aient été empruntés à d’autres disciplines, ou conçus en fonction des objectifs et à partir des notions propres à l’agronomie, la genèse et la mise en œuvre de ces approches, méthodes et outils, et leur combinaison sous forme de démarches, nous semblent révélatrices et/ou génératrices de mutations profondes de la discipline et de la nature des métiers qui l’incarnent : c’est en quelque sorte l’ADN de l’agronomie qui s’est ainsi modifié.
2L’évolution des démarches est à l’évidence très liée à celle des objets, dont elle est à la fois cause et conséquence, à des degrés divers selon les thèmes. Mais aborder l’évolution des démarches par l’entrée thématique fait courir le risque de ne percevoir dans cette évolution qu’une diversification illimitée et cumulative, débouchant sur une vision kaléidoscopique. Nous préférons l’appréhender de façon autonome, en identifiant des dynamiques transversales par rapport aux différents thèmes, et qui ressortent de la confrontation d’expériences vécues dans différents contextes professionnels.
3Ces dynamiques transversales constitueront la trame de ce chapitre. Chacune d’elles concerne simultanément, et selon les cas à des degrés divers, les approches, méthodes et/ou outils de l’agronomie. Elles portent respectivement sur :
la problématisation agronomique, c’est-à-dire la façon dont sont formulés et abordés les problèmes agricoles par les agronomes ;
la prise en charge de la complexité des objets abordés ;
la structuration des dispositifs d’étude face à la variabilité des contextes ;
l’impact de la révolution informatique et numérique sur l’acquisition, le traitement et la gestion des données ;
et la globalisation des connaissances agronomiques.
4Nous nous interrogeons en conclusion sur les conditions à remplir pour que l’évolution des démarches engendre un renforcement de l’agronomie.
Tableau 2.1. Traits marquants de l’évolution des démarches mises en œuvre en agronomie.
Période | Approches | Méthodes | Outils |
1945-1970 | Normalisation des bonnes pratiques (régionalisée) Diagnostic-conseil (travail du sol, fertilité physique et chimique, accidents culturaux) Prescription raisonnée (fertilisation PK et amendements) | Expérimentation et analyse de variance : diversification et sophistication des plans d’expérience Couplage des analyses de terre et de plante avec les courbes de réponse aux engrais Profil cultural (en tant que méthode) Composantes du rendement Relevés floristiques | Équipements et procédures pour : – l’échantillonnage des sols et des plantes – l’extraction et le dosage des éléments ou composés – les relevés météorologiques – les tests tactiles, comptages manuels et observations visuelles Calculatrices électromécaniques |
1970-1980 | Extension des approches ci-dessus aux autres sujets techniques, développement de l’approche systémique (niveaux station-parcelle et exploitation) | Bilan prévisionnel de l’azote Enquêtes et analyses de données Combinaison enquête-expérimentation Typologies des exploitations agricoles de petites régions | Radiométrie du couvert et micrométéorologie Appareils et mesures de physique du sol Informatisation des calculs Guide d’analyse du fonctionnement de l’exploitation agricole |
1980-1990 | Extension au thème équipement-organisation du travail et aux premiers sujets environnementaux (niveaux exploitation, aires d’épandage, petits bassins hydrologiques) | Modélisation (modèles de fonctionnement de couverts, modèles compartimentaux de dynamiques de l’eau et des éléments dans le sol, etc.) | Informatisation (PC) accessible à tous (saisie et gestion des données, traitements statistiques, sorties graphiques, etc.) Automatisation des acquisitions de données (capteurs, saisies portables) Télédétection agricole Systèmes d’information géographique (applications agricoles) |
1990-2000 | Poursuite de l’extension thématique (environnement, qualité), spatiale et organisationnelle (niveaux bassin, paysage, territoire) Accompagnement (principalement collectifs d’agriculteurs) | Modélisation : – « grands modèles » informatico-mathématiques – modèles décisionnels – modèles dynamiques et spatiaux – modèles individus-centrés – systèmes multi-agents Analyse multicritère : ACV appliquée à l’agriculture | Indicateurs environnementaux Bases de données relationnelles Équipements et logiciels pour l’agriculture de précision Différents types de plateformes de modélisation |
2000-2020 | Accompagnement (multi-acteurs) Toutes approches : extension aux échelles et niveaux d’organisation englobants (bassin fluvial, grande région, pays, continent, planète) | Expérimentation virtuelle Modélisation et simulation participatives Méthodes d’analyse multicritères (autres qu’ACV) Méta-analyses | Association de modèles informatiques et de jeux de rôle Big data (très gros jeux de données, traitements statistiques sans a priori, objets connectés, etc.) |
ACV : analyse de cycle de vie.
Assumer la relation agronomie-agriculture : évolution des approches techniques
5Discipline à la fois scientifique et technique, l’agronomie établit un lien à double sens entre connaissance et action. La nature et la forme de sa relation avec l’agriculture et les agriculteurs dépendent elles-mêmes de la façon dont sont identifiés et posés les problèmes à résoudre. Au cours de la période étudiée, cette approche des questions techniques a considérablement évolué, en corollaire d’une modification du positionnement de l’agronome vis-à-vis du praticien. Schématiquement, on se déplace sur un gradient qui va de l’agronome-savant, dont le savoir est fortement déconnecté des pratiques, à l’agronome-expert qui délivre des prescriptions plus ou moins sectorielles, puis à l’agronome-clinicien qui observe et écoute pour établir des diagnostics et élaborer des conseils, pour arriver à l’agronome-médiateur, acteur avec et parmi d’autres d’un processus d’innovation et d’adaptation des pratiques dont la complexité est désormais mieux reconnue. Il serait caricatural de considérer que ce gradient correspond à une succession chronologique. À chaque période, ces différentes modalités se sont combinées en proportion variable10 durant la vaste dynamique d’essai-erreur mutualisée qui caractérise le processus de développement agricole français11. Malgré tout, la tendance générale semble avoir été conforme à ce gradient. Le début de la période couverte par cet ouvrage voit une forte prédominance des deux premiers positionnements susmentionnés. Quant à l’agronome-médiateur, il n’apparaît de façon explicite dans les profils de recrutement qu’après l’an 2000. Cette émergence n’est pas sans lien avec la propagation dans les sphères agronomiques, au cours des années 1990, d’une intense dynamique de recherche sur les processus d’innovation, se conjuguant avec la montée des approches participatives.
La normalisation des « bonnes pratiques »
6Jusqu’au début des années 1960, l’agronomie n’est pas encore vraiment structurée (chapitre 1). Elle dispose déjà d’une masse considérable de connaissances académiques sur ses principaux objets : climat, sol, plante, techniques. Mais les liens entre ces objets sont faibles, et à cet égard c’est le pôle « techniques culturales » qui est le parent pauvre. Cela ne veut pas dire que les agronomes ne s’y intéressent pas ou n’en ont pas une appréhension pertinente, mais leur analyse des pratiques reste plus ou moins déconnectée des connaissances scientifiques sur la plante, le milieu et leurs interactions. La principale approche consiste à repérer et diffuser les pratiques auxquelles leur semblent associés de bons résultats. Les connaissances sur la plante et le milieu sont surtout utilisées comme clés de généralisation et d’extrapolation de ces correspondances, et guère pour les expliquer. Dès lors, l’extrapolation ne peut être que relativement limitée dans l’espace. Nombreux sont encore les agronomes qui reprennent à leur compte la formule qualifiant l’agronomie de « science de localité ».
7L’un des exemples les plus caractéristiques des démarches correspondant à ce positionnement est l’élaboration de différents types de monographies régionales par les services départementaux du ministère de l’Agriculture, par les stations agronomiques, la plupart d’entre elles désormais incluses dans l’Inra, ou par tout autre organisme public ou privé (firmes d’engrais notamment) détenteur de compétence en agronomie. Le plus souvent, ces monographies incluent des cartographies du milieu, qui constituent la base d’une délimitation des unités redevables des mêmes normes, autrement dit des mêmes recettes phytotechniques. Ainsi, les monographies départementales attribuent aux petites régions agricoles définies par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) des « vocations agricoles », ce qui revient à considérer que les cultures qui y sont pratiquées sont les mieux adaptées au contexte. De nombreux mémoires publiés dans les Annales agronomiques reprennent cette trame pour l’affiner en distinguant au sein des petites régions des sous-unités correspondant à des types de sol différents, au regard des classifications pédogénétiques alors très en vogue (voir par exemple Riedel et Franc de Ferrière, 1951a). La composante agronomique de cette démarche se borne souvent à un constat de l’existant, qui va parfois jusqu’à repérer dans chaque sous-région les « meilleurs agriculteurs » et leurs pratiques, voire à donner des indications sur les réponses des cultures aux différents types de fertilisants.
8Au niveau du développement agricole, cette démarche de repérage et de préconisation des « bonnes pratiques » est dans un premier temps celle qui prévaut dans les directions des services agricoles (DSA) en charge de la « vulgarisation ». À la suite des lois d’orientation et de l’intensification de la dynamique collective d’expérimentation et d’échange qui en est le corollaire (chapitre 8), elle va à la fois prendre une tout autre dimension, et prendre en compte les techniques culturales de façon plus systématique et détaillée, tout en restant marquée par la liaison directe technique-rendement. Il est enfin à noter que l’approche qui sous-tend ce type de démarche n’a pas disparu et est encore de nos jours parfois perçue comme une voie directe et efficace d’amélioration des pratiques. Ainsi, dans le cadre du plan Écophyto de réduction d’usage des pesticides lancé à la suite du Grenelle de l’environnement (ministère de l’Agriculture et de la Pêche, 2008), la tentation a été forte d’établir un raccourci entre les niveaux de performances agroécologiques et technico-économiques observés dans certaines situations, et la préconisation de « systèmes de culture économes et performants » dans une région donnée (Guichard et al., 2017). La façon dont sont fixées les composantes agronomiques des cahiers des charges des appellations d’origine protégée (AOP) relève aussi parfois d’une liaison directe technique-qualité et typicité, étendue à une aire prédéfinie.
La prescription raisonnée
9Un véritable continuum entre théorie et pratique s’est établi, bien avant 1945, dans le domaine de la nutrition minérale des plantes et de la fertilisation aboutissant à des recommandations d’usage des engrais formalisées de façon précise. Dans la 5e édition de Dynamique du sol (1952), Demolon énonce les principes de base de la fertilisation raisonnée, qui pour les éléments dits « majeurs » (P et K) distingue les deux termes d’entretien et de redressement. Il propose un système d’évaluation quantitative de ces derniers basé d’une part sur des calculs de bilan import-export, et d’autre part sur la correspondance entre courbes de réponses et analyses de terre. Ce schéma de raisonnement est largement repris dans les ouvrages de vulgarisation tels que le Guide pratique de la fertilisation (Gros, 1960). Mais pour les autres éléments minéraux, notamment la fertilisation azotée, et plus largement les autres sujets techniques, on reste encore à des considérations certes savantes mais évasives, laissant le champ libre à l’empirisme.
10Cependant, sous des formes plus ou moins frustes, une prescription à la fois techniquement engagée et scientifiquement argumentée, à défaut d’être vraiment formalisée, apparaît progressivement dans d’autres domaines : révolution fourragère, drainage, choix variétal, irrigation, correction de l’acidité des terres, etc. Tout en s’affranchissant des pratiques existantes, voire en les contestant, et en s’appuyant de plus en plus sur l’expérimentation comparative, elle reste basée sur la relation directe technique-rendement. Les succès enregistrés résultent du fait que de nombreuses situations agricoles sont à l’époque conformes au paradigme du facteur limitant. Même si par la suite ce dernier s’avérera contestable du point de vue théorique, il rend compte de la réponse des cultures aux engrais dans les vastes étendues de sols très carencés en un élément particulier (le phosphore en Champagne crayeuse, le cuivre en Bretagne, etc.). Dans le cas des sols très hydromorphes ou très acides, le drainage ou le chaulage sont des préliminaires qui conditionnent la réussite de toute autre innovation technique. La « révolution fourragère » des années 1950 comporte elle aussi des préconisations assez simples et normatives. La délimitation et la clôture des pâturages et la substitution de prairies temporaires semées aux prairies permanentes sont à elles seules de véritables ruptures technologiques engendrant des bonds de productivité.
11À partir de cette phase préliminaire, l’expertise agronomique se base sur une appréhension de plus en plus explicative du fonctionnement de l’agroécosystème, qui continue à concerner de façon privilégiée le domaine nutrition minérale-fertilisation, tout en progressant sur d’autres thématiques (chapitre 1). Le corollaire est que les prescriptions issues de cette expertise sont non plus régionalisées, mais paramétrées en fonction de certaines caractéristiques des plantes et/ou du milieu. Elles sont énoncées non plus comme des recettes locales, mais sous forme de relations logiques (parfois mathématiques) de portée générale. Le caractère local se reporte ici sur les valeurs des variables d’« entrée » (qu’il faut donc mesurer ou observer, par exemple la teneur en élément minéral disponible dosée sur un échantillon de sol prélevé in situ) et de certains paramètres (par exemple le pouvoir fixateur déduit de la texture du sol de la station où est effectué le prélèvement). Même si elle s’est opérée progressivement, cette émancipation du raisonnement par rapport à l’acquisition de références locales peut être considérée comme un véritable saut qualitatif. Elle est typiquement illustrée par l’évolution des préconisations de la fertilisation dans les années 1970 : la correspondance entre les analyses de terre et les courbes de réponse n’est plus inféodée à la région, mais à un certain nombre de paramètres mesurables ou qu’il est possible d’estimer à partir des caractéristiques de composition du sol (Morel et al., 1992). Les protocoles sont sinon universels, en tout cas communs à de nombreuses régions. Le mode d’obtention des références s’en trouve radicalement modifié, avec au passage une réduction drastique du nombre d’essais réalisés sur la fertilisation : jusqu’au milieu des années 1970, les firmes d’engrais et les organismes de développement réalisent chaque année en France, pour chacune des principales espèces cultivées, des centaines d’essais dont les « synthèses » publiées sont en fait des compilations de courbes de réponse régionalisées. Elles débouchent sur des préconisations de surfertilisation systématique, du fait de l’extrême variabilité des courbes de réponse et de leur caractère inexpliqué. Ce seront ensuite les instituts techniques qui assureront le leadership de l’acquisition des références, discutées et synthétisées dans le cadre du Comité français pour le développement de la fertilisation raisonnée (Comifer).
12Un deuxième saut qualitatif dans le développement de l’approche de prescription raisonnée est l’inversion des relations que permet d’établir le progrès des connaissances scientifiques entre les variables d’intérêt agronomique, les caractéristiques du milieu et les données techniques. Initialement, la variable à expliquer ou à prédire (en général le rendement) est exprimée en fonction de variables explicatives caractérisant le milieu ou les techniques, idéalement sous forme de relations bien formalisées et à l’extrême d’équations, qui permettent de répondre aux questions de type « que se passe-t-il si ? ». Si on inverse l’équation, ce n’est plus le rendement qui est à expliquer ou à prédire, mais les modalités techniques pour y parvenir, en fonction de rendements ou autres performances fixés comme objectifs ; on répond alors à « que faut-il faire pour ? ». Le schéma énoncé par Demolon à propos de la fertilisation P-K est déjà proche de cette inversion, mais sous une forme littéraire. À la fin des années 1960 apparaît une prescription raisonnée établie sous forme d’équations : la recommandation des fumures azotées basée sur le bilan prévisionnel de l’azote du sol, en abrégé « méthode du bilan » (Hébert, 1969 ; Rémy et Hébert, 1977). Elle est le fruit d’une considérable accumulation de résultats expérimentaux obtenus dans les stations agronomiques, mais aussi et surtout des travaux de Hébert au cours des années 1960. À partir d’investigations plus fines sur l’évolution de l’azote dans le sol, ce dernier parvient à organiser et hiérarchiser toutes les données acquises dans le cadre d’un modèle de bilan. Ce modèle, aujourd’hui considéré comme sommaire, mais toujours valide dans son principe, établit un lien continu et explicite entre les différentes entrées et sorties du cycle de l’azote à l’échelle de la parcelle. Et c’est bien l’inversion de ce modèle qui aboutit à la « méthode du bilan ».
13S’appuyant sur une vision très fruste du fonctionnement de la plante, la prescription de fertilisation pouvait être revendiquée autant sinon plus par la science du sol que par l’agronomie comme application de ses recherches. C’est pourquoi un autre pas décisif est atteint grâce aux travaux de thèse de Meynard (1985) qui proposent un raisonnement de l’itinéraire technique de conduite du blé (figure 2.1), incluant non seulement fertilisation azotée, mais aussi choix variétal, date et densité de semis. Des modèles de fonctionnement relatifs à la plante sont mobilisés sur le mode inversé que l’on vient de décrire. La prescription raisonnée s’étend à l’ensemble du système milieu-plante-technique, appréhendé de façon dynamique tout au long du cycle cultural.
Figure 2.1. Conception d’itinéraires techniques pour le blé d’hiver à partir de modèles d’élaboration du rendement (d’après Meynard, 1985).
BA1 : biomasse aérienne au stade « épi 1 cm ».
14À la suite de ces travaux pionniers, et jusqu’à nos jours, le développement de la prescription raisonnée se poursuit dans de multiples directions. Le raisonnement de la fertilisation acquiert un caractère de généricité qui justifie d’instaurer le vocable « fertilisation raisonnée »12, autour de laquelle se constitue une communauté nationale d’experts, avec la création du Comifer en 1980. Suite aux progrès des connaissances, le raisonnement sera perfectionné et profondément révisé à plusieurs reprises : remise en cause du schéma entretien-redressement pour P-K et prise en compte de la spécificité de réponse des espèces cultivées, détermination des apports d’azote sur la base d’un suivi en temps réel de la nutrition azotée du couvert végétal, nouveau raisonnement de la gestion du statut acido-basique du sol, etc. Ces évolutions s’accompagnent de l’élaboration de générations successives de logiciels qui attestent la capacité de l’agronomie à formaliser ses raisonnements et à les appliquer à une gamme étendue de situations. Les logiciels Ceres (Rémy et Marin-Laflèche, 1974) puis RegiFert (Denoroy et al., 2004) s’appliquent à tous les éléments autres que l’azote, Azobil (Machet et al., 1990) puis Azofert (Machet et al., 2017) s’appuyant sur la méthode du bilan.
15L’extension de la prescription raisonnée à d’autres domaines techniques que la fertilisation se fait de façon progressive et très différenciée selon les domaines, en fonction du degré de maturité des connaissances acquises. Outre la conduite du blé déjà évoquée, c’est sans doute dans le cas de l’irrigation, et plus globalement de la gestion quantitative de l’eau, qu’apparaissent le plus précocement et avec le plus d’impact des systèmes de prescription quantitative formalisés (Perrier et Riou, 1985). Dès la première moitié des années 1960, les connaissances acquises permettaient d’établir un lien continu et quantitatif entre production de matière végétale, données climatiques et propriétés du sol, synthétisées dans la notion de réserve utile (Hénin et al., 1960 ; Féodoroff, 1962 ; Inra, 1964). De façon plus imparfaite, le choix variétal a également pu faire l’objet d’une certaine systématisation, de même que les autres décisions relatives à l’implantation des cultures, telles que date et densité de semis (Fleury et Sebillotte, 1974). C’est sur la base de cette extension progressive et prometteuse qu’est apparu à la fin des années 1990 le vocable « agriculture raisonnée », aboutissant à la tentative d’instaurer un système de certification de pratiques agricoles respectueuses de l’environnement13.
16La prescription raisonnée se traduit par une relation descendante de l’agronome à l’agriculteur : le premier énonce des préconisations que le second est censé appliquer. Cependant, comme son expertise reste sectorielle, l’agronome ne prétend pas encadrer le praticien dans tous ses actes et décisions. Pour une large part des techniques culturales, le leadership des adaptations et innovations reste dévolu et reconnu à « l’homme de l’art ». Mais, à partir de la fin des années 1980, la prescription raisonnée a pour objectif affiché de produire dans de nombreux domaines des outils d’aide à la décision (OAD). L’agronome considère désormais l’agriculteur non comme un simple exécutant, mais comme un décideur. Les prescriptions doivent donc prendre la forme de règles de décision. Mais l’approche reste autoritaire : l’agriculteur que l’on veut « aider à décider » est prié de bien vouloir substituer les règles scientifiquement fondées aux règles empiriques, et les OAD aux façons de faire transmises de père en fils ou entre voisins. Au terme de cette évolution, l’agronome serait devenu l’éminence grise de l’agriculture raisonnée, la production d’OAD devenant pour l’agronomie un débouché systématique, lui donnant prise sur l’innovation agricole. Dès le début des années 1990, certains agronomes ont élargi leur point de vue et pris du recul par rapport à cette vision quelque peu illusoire, à la faveur d’interactions bénéfiques avec les sciences de gestion (chapitre 5). Il est aujourd’hui largement reconnu que la préconisation doit non pas se substituer, mais s’intégrer au processus de décision des acteurs, ce processus devant lui-même être considéré comme objet d’étude (Cerf, 1996). Cette prise de recul n’aboutit nullement à renier la valeur heuristique de la prescription raisonnée, cadre d’accueil et force d’appel stimulants pour le progrès des connaissances en agronomie.
Le diagnostic-conseil
17Au cours des années 1950, les changements d’usage des terres et la mécanisation font apparaître de nouveaux problèmes techniques, qui ne relèvent plus de la seule fertilisation et engendrent une variabilité inédite de comportement des cultures, aux causes rarement évidentes. La recherche en agronomie investit alors sur de nouvelles thématiques, notamment la physique du sol appliquée (chapitre 1), qui ne débouchent pas sur le même type d’expertise prescriptive que la chimie agricole. Ainsi, le diagnostic et l’amélioration de l’état physique du sol ne s’articulent pas de façon aussi directe que l’analyse de terre et l’apport d’engrais. Il est alors difficile de recourir d’emblée à l’expérimentation phytotechnique comparative : sur quoi expérimenter ? Quelles variantes faut-il comparer ? Les démarches de repérage, d’identification et de hiérarchisation des problèmes prennent alors plus d’importance et ne sont plus de simples préliminaires pour cadrer les programmes d’essais en station.
18Dans ce contexte émerge une attitude nouvelle, analogue à celle du médecin généraliste. L’agronome aborde la réalité du champ cultivé, sans contrôle expérimental et sans choix a priori du thème technique à traiter. En valorisant la diversité des situations culturales offertes par le contexte agricole, il cherche à élucider l’origine des écarts de performance en les rattachant d’abord aux facteurs et conditions de milieu, puis aux actions techniques qui les ont modifiées plus ou moins favorablement. Ce diagnostic permet de cibler les modifications à apporter aux interventions techniques, qui ne sont pas les mêmes d’une parcelle à l’autre. Le conseil qui en résulte n’est plus une prescription normative, il est étayé par une interprétation des symptômes observés in situ et modulé en fonction de chaque situation particulière. Les observations sur l’état du milieu et des cultures doivent être pertinentes et répétables, pour caractériser des symptômes et les corréler à des données relatives au climat, au sol et aux techniques. Ce qui est transposable d’un lieu à l’autre, ce n’est plus la combinaison performances-pratiques observée chez les « meilleurs » agriculteurs du voisinage, mais la méthode d’observation et le processus de diagnostic ; ce sont eux qui doivent faire l’objet d’une généralisation.
19La publication de la première édition du Profil cultural (Hénin et al., 1960) peut être considérée comme le jalon qui marque l’émergence de ce type d’approche. Plusieurs passages de cet ouvrage relatent des enquêtes de terrain, souvent menées à l’initiative d’ingénieurs des services agricoles pour élucider des situations difficiles à comprendre. Les auteurs insistent sur le fait que ces études doivent répondre à des exigences de rigueur, aussi bien dans le choix que dans l’observation des situations étudiées, en raison des multiples facteurs qui interviennent et des risques de confusion d’effets qui en découlent. Ils en déduisent la nécessité de fournir aux investigateurs des méthodes d’observation systématique. S’agissant du sol, ce sera la méthode14 dite du « profil cultural », qui à ce stade n’est qu’une ébauche assez sommaire, mais permet de détecter certains accidents majeurs alors très fréquents en raison de la multiplicité des façons culturales et des faibles largeurs de travail du sol.
20Au cours de la décennie qui suit, au sein du premier cercle des collaborateurs de Hénin, l’approche de diagnostic-conseil est activement développée. L’observation du profil cultural est leur marque de fabrique et ils cherchent à l’affiner pour mieux analyser les relations sol-plante, ce qui implique particulièrement de mieux observer l’enracinement (voir par exemple Deffontaines, 1964a). Même si les thèmes liés à la physique du sol restent leur domaine de prédilection, les disciples de Hénin étendent et appliquent cette approche à d’autres sujets, et appréhendent la variabilité sur une gamme de situations de plus en plus étendue. Ainsi, le tour de plaine (Sebillotte, 1969) est un parcours planifié de tout ou partie des parcelles d’une exploitation agricole, qu’il faut préparer en établissant au préalable des grilles d’observation sur les différents thèmes pour lesquels des décisions sont à prendre à un moment donné. L’étude des « potentialités agricoles régionales », activement développée par Deffontaines (1964b ; 1965), est un autre type d’extension à la fois spatiale et thématique. Elle traduit l’ambition d’apporter aux services de développement des méthodes opérationnelles en valorisant la variabilité observable des rendements. Cependant, le caractère global de cette donnée fait que le diagnostic des potentialités reste souvent trop grossier pour identifier les facteurs techniques de sa variabilité. À la demande de Hénin, Sebillotte et la jeune équipe de la chaire d’agriculture de l’Institut national agronomique (INA) cherchent à développer l’analogue pour la culture du profil cultural pour le sol, c’est-à-dire une façon de décrire le couvert végétal à l’échelle stationnelle qui puisse être mise en relation avec l’historique cultural : ce sera l’étude des composantes du rendement, qui permet de déterminer les périodes et causes probables des perturbations subies par la culture, ou pour les améliorateurs des plantes d’analyser les différences de comportement entre variétés15. Pour l’étude des prairies, les méthodes existantes de caractérisation botanique sont mobilisées pour mettre en relation les compositions floristiques avec les modes de conduite (Delpech, 1960 ; Daget et Poissonet, 1971). De façon plus ou moins aboutie, chacun de ces travaux pionniers tente de proposer des règles pour le choix et la description des situations observées. C’est bien une autre façon de faire de l’agronomie dont les disciples de Hénin se sentent porteurs, et qu’ils cherchent à mettre en œuvre dans des contextes agricoles aussi divers que possible : non seulement cultures annuelles, mais aussi fourrages, prairies, vergers et autres, formes d’agriculture plus ou moins « modernes », diverses régions de France métropolitaine, mais aussi d’outre-mer à travers l’Orstom où Hénin est très influent (chapitre 6).
21Les vingt années qui suivent voient cette entreprise se déployer beaucoup plus largement. Une véritable approche clinique s’instaure, à la faveur de trois dynamiques concomitantes. Au niveau de la recherche, l’analyse explicative des relations plante-milieu s’étend à l’ensemble des composantes du milieu16. Ces acquis offrent la possibilité d’affiner et d’étendre le diagnostic et le conseil non seulement dans le domaine phare que constituaient déjà l’alimentation minérale et la fertilisation, mais aussi bien au-delà sur de nombreux secteurs où l’agronomie restait au mieux dans une posture académique sans rapport avec les pratiques agricoles (chapitre 1). Dans certains établissements d’enseignement supérieur (chapitre 7), ces acquis sont rapidement intégrés dans les contenus, et surtout donnent lieu à des formes pédagogiques originales axées sur l’acquisition et la pratique des méthodes de diagnostic. C’est par exemple le cas de l’INA, où les enseignants-chercheurs de la chaire d’agriculture (qui en 1973 devient chaire d’agronomie de l’INA P-G) élaborent une panoplie d’exercices de diagnostic-conseil, portant sur la plupart des catégories de techniques, et s’appliquant dans le cadre d’études de cas réels rencontrés à l’occasion des stages ou des études d’exploitations ou de petites régions. Les organismes de développement et recherche-développement professionnels récemment créés sont alors en forte attente de démarches pour identifier les besoins des agriculteurs et y répondre en dépassant la vulgarisation (chapitre 8). Les méthodes d’observation et diagnostic stationnels sont de plus en plus largement utilisées, ce qui engendre en retour une dynamique continue de perfectionnement. Ainsi, la systématisation de l’observation du profil cultural initiée par Manichon (figure 2.2) permet une analyse très poussée des effets du travail du sol et de ses interactions avec l’histoire culturale des parcelles (Manichon, 1982b), ainsi que des relations entre état structural du sol et alimentation hydrique (Tardieu, 1984), ou réponse à la fertilisation azotée (Meynard et al., 1981). L’analyse des composantes du rendement, conjuguée à un suivi approprié du milieu et des interventions techniques au cours du cycle cultural, est pratiquée dans le cadre de nombreuses études régionales, débouchant sur des diagnostics et actions techniques de portée collective (encadré 2.1). L’approche des terroirs développée à partir du milieu des années 1970 sur les vignobles ligériens relève de la même dynamique, en substituant à la liaison directe milieu-qualité une analyse écophysiologique de la chaîne sol-vigne-vendange-vin qui débouche sur une délimitation opérationnelle, affinée et objectivée, des aires d’appellation (Morlat, 1978 ; 2010 ; Salette, 2014).
Figure 2.2. Le profil cultural, une méthode de diagnostic des états structuraux du sol (Manichon, 1982a ; Gautronneau et Manichon, 1987 ; Boizard et al., 2017).
La stratification en compartiments renseignée par les états structuraux et les états internes des mottes est un outil puissant de diagnostic. Par exemple en H5L3, un état BΔ est synonyme d’un tassement sévère avant labour. A contrario, un état OΓ révèle un effet très faible des contraintes mécaniques engendrées par le système de culture. En H5L1 ou H5L2, un état CΔ témoigne des effets négatifs des passages de façons superficielles à l’implantation des cultures et des passages ultérieurs.
Figure 2.2. Le profil cultural, une méthode de diagnostic des états structuraux du sol (Manichon, 1982a ; Gautronneau et Manichon, 1987 ; Boizard et al., 2017).
La stratification en compartiments renseignée par les états structuraux et les états internes des mottes est un outil puissant de diagnostic. Par exemple en H5L3, un état BΔ est synonyme d’un tassement sévère avant labour. A contrario, un état OΓ révèle un effet très faible des contraintes mécaniques engendrées par le système de culture. En H5L1 ou H5L2, un état CΔ témoigne des effets négatifs des passages de façons superficielles à l’implantation des cultures et des passages ultérieurs.
Encadré 2.1. Analyse des composantes du rendement du riz irrigué en Camargue et au Sénégal Dans les deux régions (Bonnefond et Caneill, 1981 ; Dürr, 1984), les sols sont alluviaux et le riz est semé dans une lame d’eau avec des semences prégermées. Le recours aux intrants est beaucoup plus faible au Sénégal, avec une lutte manuelle contre les adventices. La fertilisation azotée est élevée en Camargue, très variable au Sénégal en fonction de l’enherbement. Les variétés cultivées diffèrent. Dans les deux régions, il n’y a pas de relation entre le poids moyen d’un grain et le nombre de grains/m2. Par contre, on note une très forte liaison entre le rendement et le nombre de grains/m2 (figure 2.3a), avec un poids d’un grain moyen supérieur en Camargue (effet variétal). Le nombre de grains/m2 est fortement lié au nombre de panicules/m2 dans chaque région, lui-même corrélé au nombre de pieds/m2 (figure 2.3b), excepté pour cinq parcelles du Sénégal qui décrochent nettement de cette liaison. Figure 2.3. Variations (en haut) du rendement en fonction du nombre de grains/m2 et (en bas) du nombre de panicules/m2 en fonction du nombre de pieds/m2 (Bonnefond et Caneill, 1981 ; Dürr, 1984). Les variations du rendement sont donc imputables dans les deux régions en majorité aux conditions d’implantation du peuplement (nivellement du terrain, régularité du semis à la volée, etc.), puis au désherbage. Cette analyse permet de prioriser les facteurs techniques à améliorer : topographie des parcelles, conditions de semis, maîtrise de l’enherbement, ajustement de la fertilisation azotée en fonction du rendement espéré. À noter que sans le rapprochement avec la Camargue, le rôle des conditions d’implantation serait plus difficile à détecter au Sénégal. |
22Jusqu’au milieu des années 1970, la majorité de ces études se situent aux niveaux station-parcelle (chapitre 3) et le diagnostic s’arrête aux interventions techniques directement à l’origine des écarts de performance : les décisions qui les ont engendrées sont encore hors champ. Mais dès lors que ces interventions techniques sont considérées comme « combinées de façon logique et ordonnée » au sein d’itinéraires techniques, de systèmes de culture et de systèmes de production (Sebillotte, 1978b ; 1982), le diagnostic remonte plus en amont. En effet, certains problèmes observables aux échelles station-parcelle trouvent leur origine aux niveaux d’organisation supérieurs (chapitre 3), notamment dans les modalités d’organisation du travail et les choix d’équipement, eux aussi très variables entre exploitations d’une même région. Dès le début des années 1970, les étudiants de l’INA étaient initiés à l’analyse des « jours disponibles » et de leurs relations avec l’assolement et l’équipement des exploitations. Des comparaisons interexploitations étaient amorcées. Mais un pas décisif dans l’appréhension de la dimension exploitation et dans l’application de l’approche diagnostic-conseil à ce niveau sera franchi au début des années 1980, avec le développement de typologies régionales des exploitations agricoles basées sur l’analyse de leur fonctionnement technique, ce dernier étant relié aux objectifs stratégiques et aux trajectoires d’évolution (Capillon et Tagaux, 1983 ; Capillon et Manichon, 1991 ; Capillon, 1993). Ces typologies permettent de mieux identifier et prioriser les actions de développement en fonction des groupes d’agriculteurs concernés, et rencontrent un écho favorable auprès des organismes de développement territoriaux (chapitre 8). De façon quasi concomitante, l’extension du diagnostic agronomique se poursuit en remontant aux processus de décision de l’agriculteur (chapitres 1 et 3 ; Gras et al., 1989), là encore en décrivant et en analysant leur variabilité, première étape vers une compréhension plus générale (Sebillotte et Papy, 2010).
23À partir du début des années 1990, l’approche diagnostic-conseil doit prendre en charge les enjeux environnementaux. C’est un défi considérable, en raison tout d’abord du caractère inédit et de la diversité des processus à considérer, qui implique l’élaboration ou l’emprunt d’un grand nombre de méthodes d’observation et d’analyse nouvelles ; mais aussi et surtout du caractère imperceptible des variables et performances environnementales telles que fuites de nitrates, émissions de protoxyde d’azote ou biodiversité du sol, qui ne s’observent pas directement et dont la mesure est difficile, voire impraticable pour des agronomes de terrain. D’où le développement d’indicateurs environnementaux qui, au prix d’approximations plus ou moins fortes, se substituent aux mesures directes. Cela permet aux organismes de développement de prendre en charge la description et une analyse des impacts environnementaux des pratiques agricoles. À la suite des travaux pionniers initiés par Girardin dans les années 1990, le développement des indicateurs environnementaux fait l’objet d’un effort important et continu (Van der Werf, 1996 ; Girardin et al., 2005 ; Bockstaller et al., 2009), avec des limites inhérentes à la notion même d’indicateur et au caractère forcément arbitraire des approximations qui sont faites. Chacun conçoit et cherche à valoriser « ses » indicateurs, ces derniers prolifèrent et leur nombre s’accroît plus vite que leur qualité vis-à-vis du diagnostic. La troisième difficulté majeure du diagnostic-conseil agro-environnemental tient au caractère fortement spatial des processus responsables des impacts environnementaux et à la discordance entre les périmètres des entités agricoles (parcelles, exploitations, entités environnementales telles que bassins hydrologiques, aires d’habitat d’une population animale, entités paysagères, etc.). D’où le développement d’une nouvelle génération de démarches dans lesquelles la localisation des sources et cibles d’impacts, et des connexions entre celles-ci, est un point essentiel du diagnostic. Et c’est aussi dorénavant le réagencement des systèmes de culture dans l’espace, voire des activités à plus large échelle, qui est l’enjeu du conseil (chapitre 3).
L’accompagnement
24En adoptant une posture de conseil plutôt que de prescription, l’agronome ne prétend plus imposer à l’agriculteur des formes de raisonnement, il cherche plutôt à éclairer ses choix. Le passage du conseil à l’accompagnement est un degré supplémentaire dans la reconnaissance de l’autonomie du praticien (Kockmann et al., 2019). C’est lui qui définit les voies d’exploration et les alternatives techniques sur lesquelles il souhaite être éclairé. L’éclairage qui lui est apporté se fait chemin faisant, à travers l’analyse ex ante des évolutions qu’il envisage, et ex post des situations qu’il crée au fur et à mesure de son exploration. Dans les formes les plus poussées que prend ce positionnement, les praticiens sont coproducteurs de connaissances agronomiques. Ce sont eux qui définissent les itinéraires d’exploration, qui engendrent les situations d’étude et déterminent les critères d’évaluation des résultats ou les indicateurs de suivi pertinents, tout en prenant part à la collecte des informations ainsi qu’à leur exploitation. Cela ne signifie pas que l’agronome devient spectateur passif, au contraire son accompagnement peut ouvrir l’éventail des possibles, valoriser les conduites innovantes, intensifier le retour d’expérience, et au total dynamiser – si ce n’est débloquer dans certains cas – la réflexion et l’exploration de l’agriculteur, notamment en l’insérant dans un cadre collectif, voire multi-acteur. L’encadré 2.2 illustre le cheminement itératif et évolutif d’une expérience d’accompagnement, et montre que la mise en œuvre de cette approche n’est nullement réservée à un contexte d’agriculture développée où les agriculteurs rivalisent de technicité avec les « experts ». Comme l’illustre cet exemple, l’accompagnement se situe dans le prolongement naturel du diagnostic-conseil mis en œuvre à l’échelle de la parcelle et/ou de l’exploitation. En sollicitant l’agriculteur pour savoir ce qu’il a fait et pourquoi, en lui faisant partager les observations et discuter le diagnostic, on l’amène bien souvent à formuler de lui-même les solutions opérationnelles envisageables17. Le plus souvent, en tout cas pour les opérations menées par les organismes de développement agricole, cet accompagnement qui ne dit pas encore son nom s’adresse à des collectifs d’agriculteurs, au travers d’analyses de groupe inspirées des pratiques des conseillers de gestion. Ces analyses de groupe agronomiques ont en fait été mises en œuvre dès les années 1950 (par exemple au sein des premiers CETA), et le leadership y était souvent exercé par les responsables professionnels eux-mêmes, autant ou plus que par les agronomes-techniciens (Darré et al., 1989).
Encadré 2.2. Du diagnostic à la modélisation d’accompagnement pour gérer le risque d’érosion dans un bassin-versant montagnard De 1993 à 2005, une approche combinant enquête-diagnostic pour l’aide à la décision et modélisation d’accompagnement (ComMod) (Étienne, 2010) pour faciliter l’action collective a été testée dans un bassin-versant des hautes terres de Thaïlande, théâtre de nombreuses actions de lutte anti-érosive et d’une rapide diversification marchande des systèmes de culture (Trébuil et al., 2021). L’enquête sur quatre cycles culturaux a permis de comprendre la relation entre risque d’érosion et diversification des cultures en observant après chaque pluie l’évolution de situations contrastées au champ. Le tableau 2.2 restitue les facteurs explicatifs majeurs de la variabilité spatiale des symptômes et précise les seuils de basculement entre types de processus érosifs selon la topographie et les états de surface (Turkelboom et al., 2008). Tableau 2.2. Risque d’érosion par ruissellement concentré selon la situation culturale : parcelles enquêtées (en %) présentant de nouveaux symptômes d’érosion après une pluie érosive. Sensibilité des cultures au risque d’érosion (nombre de jours après semis) : riz pluvial = 121 ± 28 j, maïs = 44 ± 13 j, soja et haricot = 38 ± 9 j, chou commun = 38 ± 6 j. Trois types d’exploitations agricoles existaient en fonction de leurs stratégies de diversification, du niveau de risque économique accepté et de la localisation topographique de leurs champs. L’intégration des résultats du diagnostic aux 4 échelles (1 500 zones à pente homogène sur lesquelles le risque d’érosion est calculé selon des règles issues du tableau 2.2, situées dans 220 champs gérés par 3 types d’exploitations dans le bassin-versant) fut réalisée au moyen d’un modèle multi-agent spatialisé et dynamique couplé à un SIG (SMA-SIG) (figure 2.4) en vue de leur restitution aux agriculteurs. Figure 2.4. Intégration des connaissances dans un modèle de simulation multi-agent-SIG multiniveaux : pentes homogènes (évaluation du risque érosif) → champ (système de culture) → 48 exploitations (règles d’assolement selon le type) → bassin-versant (visualisation de l’impact cumulé de l’érosion). Le modèle permettait de simuler la distribution spatiale du risque érosif selon l’assolement et la pluviométrie d’un cycle, mais aussi les effets des itinéraires techniques (dates de travail du sol et de sarclage) sur l’érosion à la parcelle au pas de temps quotidien lors des périodes critiques (Bousquet et al., 2005). Le diagnostic fut jugé réaliste et son grain fin par les agriculteurs menacés d’éviction : « Cela montre bien le problème, mais il nous faut vite travailler à des améliorations. » Copilotées avec les parties prenantes locales, les activités ComMod suivantes se déroulèrent en trois séquences (figure 2.5) répondant à autant de questions clés issues des échanges et apprentissages collectifs (Barnaud et al., 2007). Le modèle SMA-SIG initial fut simplifié et adapté à chaque question, puis implémenté en jeux de rôle pour enrichir, paramétrer et valider le modèle avec ses usagers. Figure 2.5. Évolution de la question clé, de l’échelle et des participants impliqués au fil des trois séquences successives du processus de modélisation d’accompagnement. Le jeu de rôle était associé à un simulateur informatique multi-agent pour faciliter l’exploration des scénarios identifiés lors des parties jouées. Leur évaluation collective reposait sur les indicateurs (agronomiques et socio-économiques) retenus par les usagers et nourrissait la négociation des modalités d’amélioration de l’usage des terres acceptable par les différents types de ménages agricoles (figure 2.6). Figure 2.6. Modèle conceptuel implémenté en jeu de rôle associé à un simulateur informatique multi-agent pour explorer les scénarios sélectionnés par les acteurs. |
25La notion d’accompagnement et l’emploi du terme lui-même semblent avoir été le corollaire de l’accroissement de complexité des problèmes à traiter, et des réseaux d’interactions à prendre en compte (Lémery, 2006). Face à des problèmes de choix d’assolement, d’équipement ou d’organisation du travail, et a fortiori de stratégie globale d’évolution de l’exploitation, c’est bien l’agriculteur lui-même qui est le mieux placé pour définir, dans leur globalité, les alternatives à explorer. Même si telle ou telle voie d’innovation (par exemple la simplification du travail du sol) lui est proposée par le technicien, cette indication reste très sectorielle et ne détermine que très partiellement l’évolution qui s’ensuit et ses répercussions au sein de l’exploitation. L’accompagnement sur ces questions se réalise donc à travers une suite de rendez-vous entre l’agronome et l’agriculteur (Collectif, 1996). Ceux-ci jalonnent la progression de la démarche, depuis la formulation de la question initiale jusqu’à la décision finale, en passant par un diagnostic restitué et approprié, puis la définition et l’évaluation de scénarios. Il y a au passage un véritable apprentissage conjoint entre agriculteur et agronome (Cerf et Maxime, 2006 ; Cerf et al., 2012a).
26L’accompagnement collectif et participatif devient incontournable dès lors que sont pris en charge les enjeux environnementaux à l’échelle du paysage ou du bassin-versant. C’est d’ailleurs très largement sur des expériences relevant de ces problématiques que s’appuient les ouvrages ou articles de synthèse cherchant à donner de la démarche d’accompagnement une vision globale (Bousquet et al., 2005 ; Étienne, 2010 ; Lacombe et al., 2018). Quand il s’agit par exemple de gestion des ressources en eau et/ou de la biodiversité, les problèmes à traiter et les évolutions à envisager se situent au niveau d’entités spatiales et organisationnelles plus vastes et complexes que des exploitations agricoles (Ronfort et al., 2014). L’agronome est alors en interaction avec plusieurs types de parties prenantes, aux intérêts souvent divergents : agriculteurs, mais aussi pouvoirs publics, élus, agences, services techniques de firmes et coopératives. Les points de vue et les critères d’évaluation sont multiples, et les scénarios étudiés conduisent à des arbitrages, avec des pondérations différentes entre ces critères, négociées entre les participants ; à cet égard, un cas d’école précurseur a été l’analyse des possibilités de coexistence entre cultures OGM et non OGM (Messéan et al., 2006). On ne cherche plus de solution optimale, mais plutôt un compromis transparent et acceptable par le plus grand nombre (Chantre et al., 2016). L’agronome s’implique de façon plus interactive et injecte l’agronomie dans ces dynamiques collectives de négociation, de décision et d’action, copilotées avec les acteurs sous peine de rejet et d’échec des adaptations, quelle que soit leur pertinence technique (Prost et al., 2018).
Face à la complexification des objets d’étude et d’innovation : approche systémique et modélisation
27L’évolution de l’approche des questions techniques, se conjuguant au progrès des connaissances et méthodes d’étude dans toutes les disciplines proches de l’agronomie, a eu pour corollaire – à la fois cause et conséquence – une considérable évolution de la façon dont l’agronomie décrit et analyse les objets auxquels elle s’intéresse. En trois quarts de siècle, elle est passée de la boîte noire à l’agroécosystème piloté, puis au territoire où interagissent de multiples activités ; et de la corrélation aveugle et statique à la modélisation dynamique des systèmes complexes.
Quelle(s) stratégie(s) face à la complexité ? Les tâtonnements initiaux
28Le caractère complexe et multifactoriel des objets de l’agronomie a été un leitmotiv des auteurs historiques dès l’Antiquité. Mais cela ne signifie pas qu’ait été appliquée à ces objets une approche systémique, alors même que les principes en étaient énoncés depuis longtemps : décomposition des systèmes en sous-systèmes interactifs, délimitation permettant de définir des entrées et sorties, représentation du fonctionnement sous forme de réseaux de relations de cause à effet, avec pour ambition de restituer le comportement global de l’objet en réponse à tel ou tel facteur externe. Au début de la période d’étude, l’approche systémique est à la fois présente dans les discours et peu pratiquée, aussi bien par les agronomes de la recherche que par ceux du développement, pour des raisons différentes. La démarche expérimentale, qui se développe à la fin du xixe siècle dans la recherche agronomique à la suite de la médecine, va à l’encontre de l’approche systémique en cherchant à isoler les processus et à séparer les facteurs de variation qui les influencent. En matière de techniques culturales, c’est la relation directe technique-rendement qui prévaut. Tout en s’appuyant sur les statistiques pour asseoir leurs conclusions, les agronomes s’exonèrent de toute ambition explicative et se satisfont de la répétition des effets observés dans une région donnée. Dans les expérimentations au champ, on met en comparaison différentes variantes d’une technique, et on détermine la plus performante sans chercher à comprendre son effet, quitte à renouveler la démarche si cet effet s’avère instable.
29Dans ce contexte, la thèse de Hénin (1944), écrite en captivité, apparaît comme une rupture qui permet de dépasser ces divergences. Elle établit la complémentarité entre analyse explicative et approche globale des phénomènes, et, sans utiliser le terme d’approche systémique, elle l’affirme comme fondement de l’agronomie (Sebillotte, 1993). À partir des années 1950, dans plusieurs secteurs thématiques – dynamique de l’eau dans le continuum sol-plante-atmosphère, cycles des éléments minéraux dans le sol, évolution de l’état structural du sol –, la recherche en agronomie pratique sans le dire une approche systémique à base explicative, qui cherche à la fois à analyser le fonctionnement des composantes et à restituer le comportement global des objets étudiés. Les niveaux d’organisation que constituent la parcelle et l’exploitation sont bien identifiés, et au niveau du système de production des travaux sont entrepris au début des années 1960 sur l’articulation entre rotations et assolements (Hénin et Sebillotte, 1962 ; Lefort et Sebillotte, 1964a). À la fin des années 1960, dans l’enseignement d’agronomie de l’INA directement inspiré des conceptions de Hénin, l’approche systémique est explicitement revendiquée, se traduisant dès les cours inauguraux par la représentation même de l’objet de l’agronomie : le triangle climat-sol-plante, influencé par les techniques placées au centre (figure 2.7). À partir de 1970, les chercheurs en agronomie vont progressivement identifier et caractériser leurs principaux objets d’étude comme des systèmes complexes – le peuplement végétal, le cycle des éléments minéraux, le profil cultural, puis l’itinéraire technique, le système de production – dotés de propriétés émergentes, qui doivent être appréhendés en tant que tels et à un niveau d’organisation adéquat, sans renoncer à une approche explicative, mais au contraire en s’appuyant sur elle. Dans l’idéal, cet aller-retour constant entre vision globale et analyse des processus limite les risques aussi bien de fuite en avant dans l’analytique que de tâtonnement à l’aveugle pour décrire le comportement des boîtes noires. Cette évolution se fait initialement sans que l’approche systémique soit explicitement revendiquée par les agronomes18. Elle le sera de plus en plus largement, dès lors qu’à l’extérieur des sphères agronomiques elle acquiert reconnaissance et légitimité19.
Figure 2.7. Le fonctionnement de l’agroécosystème influencé par les techniques culturales (Tk). Schéma illustrant les séances introductives de l’enseignement d’agronomie de l’INA à la fin des années 1960.
Le déploiement de l’approche systémique dans les différents champs thématiques
30L’écophysiologie végétale, domaine partagé entre agronomie, écologie fonctionnelle et physiologie végétale, revendique dès ses origines la plante entière et le peuplement végétal comme niveaux d’organisation pertinents redevables d’une approche explicative et prédictive spécifique (Perrier et Picard, 1989). Elle les appréhende dans un premier temps par l’étude distincte de grandes fonctions qui régulent la photosynthèse à l’échelle du couvert – interception de l’énergie lumineuse (Monteith, 1972), alimentation hydrique (Inra, 1964), nutrition azotée et répartition de l’azote dans les différents étages foliaires (Lemaire et Salette, 1984a ; 1984b) –, puis en articulant ces fonctions dans le cadre d’une vision intégrée du fonctionnement du peuplement végétal, qui débouchera sur les modèles de culture (encadré 2.3, en fin de chapitre). Après de premières étapes très prometteuses (Maertens, 1971a ; 1971b), le système racinaire et son fonctionnement resteront pendant longtemps le point faible de cette vision intégrative, et seront traités comme une boîte noire avant de faire l’objet à leur tour de tout un courant d’approches vraiment systémiques (Tardieu, 1984 ; Pagès et Ariès, 1988 ; Habib et al., 1991).
31Dans le champ thématique qui s’intéresse au milieu et à l’influence des systèmes de culture sur son évolution, l’approche systémique se déploie en réponse à une exigence de vision dynamique des relations plante-milieu. Ainsi, pour étudier le cycle de l’eau et des éléments minéraux ou l’évolution des matières organiques dans le milieu cultivé, il faut distinguer différents compartiments au sein du sol, reliés entre eux par des flux de transfert et de transformation. Mais cette compartimentation reste toujours assujettie à une amélioration de la description du comportement global du système, et en particulier de sa réponse aux interventions culturales. Plus tard, les études de dynamique des adventices relevant de l’agronomie se développeront sur la base d’approches compartimentales analogues, avec la même quête d’équilibre entre analyse des processus et vision d’ensemble du phénomène (Colbach et al., 2019).
32L’approche systémique des techniques culturales consiste au départ à décomposer la relation technique-rendement, qui devient : technique-états du milieu-états du peuplement-rendement et/ou autres critères d’évaluation (Sebillotte, 1974). Cette vision est déjà présente dans certaines réflexions suscitées par l’irruption du désherbage chimique, qui amène à reconsidérer le travail du sol et ses effets (Monnier, 1970), voire dans Le Profil cultural (1960) quand sont évoqués les effets du labour. Par la suite, son développement sera limité d’un côté par le faible intérêt que portent les agronomes de la recherche aux techniques culturales elles-mêmes, de l’autre par la réticence d’une large part des agronomes du développement à renoncer à la relation directe technique-rendement, qui en apparence simplifie l’acquisition des références techniques. Cependant, on retrouve une trace continue de l’approche systémique des techniques culturales dans les travaux menés à la chaire d’agronomie de l’INA P-G, notamment dans l’analyse des innovations en matière de travail du sol (Manichon et Sebillotte, 1975 ; Sebillotte, 1975 ; Boiffin et al., 1976), ou encore des arrière-effets des historiques culturaux (Sebillotte, 1970 ; Manichon et Sebillotte, 1973). Plus récemment, le regain d’intérêt porté aux techniques culturales pour contrôler les bioagresseurs en limitant l’application de pesticides remet au premier plan l’approche systémique des techniques culturales et de leurs effets, directs ou indirects, sur les processus biologiques, notamment les cycles épidémiques.
33Mais l’approche systémique des techniques culturales n’est pas seulement celle de leurs effets sur l’agroécosystème. L’émergence des concepts de système de culture et d’itinéraire technique (chapitre 1) traduit le fait que les techniques de production végétale sont appréhendées non plus comme des additions d’interventions indépendantes, caractérisées uniquement par le type d’équipement utilisé, mais comme des combinaisons logiques et ordonnées, à l’échelle de l’année pour l’itinéraire technique, ou d’une succession de plusieurs années pour le système de culture. Un nouveau pas est bientôt franchi en distinguant un sous-système « opérations » et un sous-système « décision » : l’approche systémique s’étend au processus mental de l’agriculteur. Pour représenter ce « nouveau » sous-système, Sebillotte empruntera aux sciences de gestion le terme de « modèle d’action » (Sebillotte et Soler, 1988a).
34Bien avant 1945, comme en témoignent les traités d’agriculture des grands agronomes « historiques » (par exemple Heuzé, 1862, l’un des plus emblématiques à cet égard), l’étude des techniques culturales s’étendait jusqu’au niveau du système de production. À ce niveau, certaines interactions – notamment les articulations entre rotations et assolements, ou entre assolement, équipement et jours disponibles pour les travaux agricoles – étaient déjà identifiées comme cruciales vis-à-vis de nombreux choix techniques mis en œuvre au niveau de la parcelle (chapitre 3). Mais pour ce qui est de l’agronomie, l’essor d’une véritable approche systémique de l’exploitation agricole est postérieur20. Il se manifeste de façon concomitante, lors de la création du département pluridisciplinaire SAD au sein de l’Inra – avec en particulier un fort intérêt porté à l’interdépendance entre système fourrager et atelier d’élevage – et au sein de l’enseignement supérieur agronomique où, dès les années 1970, une grande attention est portée à la caractérisation globale de l’exploitation (chapitre 7). On cherche notamment à cerner la façon dont les différentes composantes du système de production (ateliers, ressources de divers types) s’articulent, et conditionnent les choix techniques au niveau des parcelles, tout en répondant à différentes stratégies (Benoît et al., 1988 ; Capillon et Manichon, 1991). L’étude des relations entre main-d’œuvre, équipement, assolement, et de leur impact sur les conditions de mise en œuvre d’itinéraires techniques, se développe particulièrement à Grignon à la faveur d’une intense collaboration entre agronomie et sciences de gestion, mais aussi au sein des centres de gestion et de certains instituts techniques, chambres d’agriculture et autres organismes de recherche-développement régionaux tels qu’Agrotransfert-Picardie (Boiffin et Chopplet, 2015). Plusieurs colloques d’ampleur nationale ou internationale marqueront l’apogée de ce courant21.
35Jusqu’alors progressives, la diversification et la complexification des objets d’étude se sont fortement amplifiées à partir de la fin des années 1980 avec l’irruption des problématiques environnementales. D’abord circonscrite au maintien de la fertilité du sol et à la modération des apports d’intrants, la prise en compte des enjeux environnementaux va bientôt contraindre l’agronomie à considérer de multiples nouveaux processus, et donc des variables « de sortie » et « d’entrée » elles aussi entièrement nouvelles. Vis-à-vis des étapes précédentes, l’approche systémique doit franchir un nouveau pas. Il s’agit non seulement de décrire de nouveaux processus et systèmes (par exemple les flux de gènes ou de produits chimiques à l’échelle du paysage, ou l’érosion par ruissellement concentré), mais aussi de les articuler avec les activités agricoles aux différents niveaux d’organisation (opération ou itinéraire techniques, systèmes de culture ou de production) et aux échelles spatio-temporelles permettant de les caractériser. À cet égard, le pas le plus difficile à franchir est la spatialisation des approches, qui comporte elle-même un double défi. D’une part, il faut appréhender des entités spatiales souvent plus vastes, et surtout dont les périmètres sont discordants par rapport aux limites des parcelles et des exploitations agricoles (chapitre 3). D’autre part, c’est le fonctionnement même de ces entités qui est spatial. Non seulement les variables et paramètres qui y interviennent varient d’un lieu à un autre, mais les sous-systèmes correspondant à des fonctions différentes dans le phénomène étudié (par exemple départ, transfert ou dépôt de terre) ont des localisations différentes, liées entre autres à la topographie. L’approche systémique a donc pour préalable le repérage et la délimitation de ces zones fonctionnelles, qui peuvent ensuite être confrontées au parcellaire et à la répartition spatiale des itinéraires techniques, systèmes de culture et de production (encadré 2.2). Pour être efficaces, les mesures agro-environnementales à prendre devront être différenciées selon les zones fonctionnelles où elles s’appliquent. Les travaux sur l’érosion marquent un premier pas dans la voie de la spatialisation (Boiffin et al., 1988), qui sera suivi de beaucoup d’autres, parmi lesquels un des plus marquants concerne la dissémination des transgènes à partir des cultures d’OGM (Gouyon et al., 2001). Cette progression est sans fin dès lors que toute problématique environnementale correspond à une configuration spatiale particulière, dans son fonctionnement propre comme dans son articulation avec les activités humaines. Chemin faisant, l’agronomie a fait mieux que suivre le mouvement. Son apport décisif et reconnu aux approches agro-environnementales a été l’inclusion de plus en plus poussée des actes et acteurs dans le champ d’étude, comme facteur explicatif que les autres disciplines ne sont pas bien armées pour caractériser, et comme « sortie » des travaux accroissant leur potentiel d’application. Dans le grand programme d’étude du fonctionnement hydrologique et biogéochimique du bassin de la Seine (Piren-Seine, Meybeck et al., 1998), la participation des agronomes a permis non seulement de mieux cerner l’origine des pollutions en analysant les itinéraires techniques, systèmes de culture et règles de décision qui les pilotent, mais aussi de construire des scénarios où les activités agricoles sont prises en compte de façon explicite et réaliste (Viennot et al., 2009). L’appréhension conjointe des ressources naturelles, des dynamiques paysagères, des pratiques agricoles et du comportement des acteurs permet d’évoquer une « agronomie du paysage » (Benoît et al., 2012).
36Mais ces succès ont eu aussi un revers de la médaille. La complexification de la description du fonctionnement des agroécosystèmes, dans le sens d’une analyse plus fine et plus réaliste des processus, a eu pour conséquence de rendre beaucoup plus difficile l’élaboration des références produites par l’agronomie à destination des acteurs de terrain, au point parfois de susciter un rejet. En témoigne la césure qui s’est produite dans les années 1980 entre certains des instituts techniques qui avaient pris le parti d’assumer les enjeux agro-environnementaux22 et l’approche systémique dont ils relèvent, et d’autres qui au contraire ont longtemps voulu s’en tenir à l’écart.
Le développement de la modélisation en agronomie
37L’approche systémique ne prend tout son sens et sa véritable portée que si elle débouche sur une procédure de raisonnement permettant la mise en œuvre d’analyses ou de prédictions, qualitatives ou quantitatives. Le support méthodologique est dans ce cas la modélisation, pratiquée de longue date par d’autres disciplines, au premier rang desquelles la physique et l’écologie des populations. Ce vaste ensemble recouvre tout un cortège de méthodes spécifiques apportées par les mathématiques et statistiques (Wallach et al., 2018) – par exemple les méthodes de résolution numérique, ou les méthodes d’évaluation statistique des modèles (Wallach et Goffinet, 1987 ; Wallach et al., 2006) – ainsi que par l’informatique. Grâce à un intense et durable courant d’échanges avec ces disciplines-ressources, l’appropriation de ces apports a permis aux agronomes de déployer l’approche systémique dans ses différents domaines thématiques. En retour, ce déploiement a constitué une puissante force d’appel pour le développement de modèles, ce dernier devenant en quelque sorte un critère du degré d’aboutissement et de maturité des connaissances agronomiques.
38L’encadré 2.3 (voir en fin de chapitre) illustre les grandes catégories de modèles qui ont jalonné ce parcours et qui correspondent à un gradient de complexité des objets d’étude. Il nous rappelle que l’agronomie a « rencontré » la modélisation avant l’approche systémique : la mise en œuvre des méthodes statistiques associées à l’expérimentation au champ repose sur des modèles qui décrivent l’effet des facteurs sur les variables d’intérêt, et en déduisent des procédures de test d’hypothèse sur le caractère significatif des effets mesurés. Mais ces modèles ne comportent guère d’interprétation explicative, si ce n’est à travers la prise en compte de covariables qui traduisent une sorte de premier pas dans la prise en compte de la complexité.
39Dans ses formes initiales, correspondant aux prémices et aux premiers tâtonnements de l’approche systémique, la modélisation agronomique prend occasionnellement la forme d’équations ou de systèmes d’équations relativement simples, dont la résolution analytique ne pose pas de problème majeur. Ces équations sont d’ailleurs souvent présentées plutôt comme outils de calcul que comme représentation conceptuelle du phénomène étudié. À partir du moment où l’approche systémique est explicitement revendiquée comme devant s’appliquer à la plupart des objets et problèmes traités en agronomie, le souci de formalisation s’intensifie et se généralise. Si on excepte l’étude de l’évolution des matières organiques du sol23, jusque vers le milieu des années 1970, ce souci ne va guère au-delà de la représentation graphique des objets et problèmes traités. Ces graphes ont le mérite d’amener les agronomes à définir les frontières du système étudié, à en identifier les principaux sous-systèmes, et à expliciter les hypothèses qu’ils font sur les variables externes qui influencent le système, ou sur les interactions dont il faut tenir compte. Mais vis-à-vis de l’étude et de la résolution des problèmes, on en reste au stade du cadrage préliminaire, si ce n’est du discours de présentation.
40La modélisation quantitative formalisée a d’abord atteint l’agronomie par l’intermédiaire de la science du sol et de la bioclimatologie, qui la pratiquaient depuis longtemps à travers leurs approches physiques. L’informatique et sa combinaison avec les mathématiques ont permis d’élargir la gamme d’objets et de processus qui pouvaient être représentés jusqu’à la formalisation des règles de décision. Cet apport est crucial, car il permet d’inclure dans le champ d’étude non seulement les techniques, mais aussi les acteurs qui les pilotent. C’est d’ailleurs à partir du moment où cette combinaison de formalismes différents a pu être mise en œuvre de façon étendue que se développe une modélisation spécifiquement agronomique, c’est-à-dire prenant explicitement en compte les interventions techniques. L’illustration la plus notoire en est sans conteste l’élaboration du modèle de culture Stics depuis 1996 (Brisson et al., 2003). Il aura une large diffusion y compris hors de la recherche, mais des travaux de modélisation antérieurs étaient déjà porteurs de cette marque spécifique qu’est l’articulation entre sous-systèmes de natures différentes, et dont les représentations ne sont pas d’emblée faciles à connecter. À cet égard, la thèse de Bruckler (1979), qui assemble dans un même modèle dynamique l’eau dans le sol et la germination des semences, a un véritable caractère pionnier. De même, l’agrégation progressive de modèles propres à tel ou tel groupe de processus au sein d’un cadre plus global (par exemple l’adjonction à Stics de modules de modélisation de la dynamique de l’eau et des fuites de nitrates, ou de prélèvement racinaire des éléments minéraux) est elle aussi une dynamique caractéristique de l’évolution de la modélisation en agronomie. Aujourd’hui, cette évolution prend la forme d’approches de modélisation intégrée qui articulent fonctionnement physique, dynamiques écologiques, occupation des sols et systèmes de culture, comportement et décision des acteurs dans leur diversité, à l’échelle de paysages ou d’espaces de dimensions variées. Ces modèles sont utilisés pour explorer des options alternatives d’organisation et de gestion de l’espace, évaluées pour leurs performances au regard d’objectifs multiples (Poggi et al., 2018 ; 2021).
41Dès que la modélisation a été appliquée à des agroécosystèmes d’une certaine complexité, et par suite confrontée à des degrés d’incertitude croissants, les agronomes-modélisateurs ont pris conscience que les ambitions prédictives devaient être ramenées à une juste mesure. Il s’agit de prévoir des sens de variation, des comportements tendanciels du système sous l’effet de tel ou tel facteur, selon des démarches plus ou moins systématisées, en particulier des analyses de sensibilité (Wallach et al., 2018). Les comparaisons de modèles de culture étaient à cet égard extrêmement frappantes et interdisaient tout triomphalisme vu l’ampleur des divergences observées (Passioura, 1996)24. Avant d’être utilisés comme outils de simulation et de prévision, les modèles élaborés en agronomie ont donc d’abord et avant tout servi à mettre à l’épreuve la représentation des phénomènes qui les sous-tendaient. Cet usage heuristique est typiquement illustré par le travail de Habib, en collaboration avec des biométriciens (Habib et Monestiez, 1987 ; Wallach et al., 1990), dans lequel le test d’un modèle compartimental permet de conforter les hypothèses écophysiologiques sur l’existence de divers pools d’azote au sein des arbres fruitiers. De façon plus générale, de multiples exemples montrent que les démarches dites de « validation des modèles » ont surtout permis de mettre à l’épreuve les hypothèses sous-jacentes, de faire apparaître des divergences révélatrices de lacunes à combler, et finalement de faire progresser les modèles conceptuels, bien plus que d’améliorer la qualité des prévisions. Cette possibilité de confronter hypothèse et réalité dans le cas d’objets complexes a sans doute été le facteur majeur de synergie entre approche systémique et modélisation en agronomie.
42Pour autant, l’usage des modèles et de la modélisation ne s’est pas développé de façon unanime dans les différentes communautés d’agronomes. Pendant longtemps, de même que l’approche systémique, la modélisation a plutôt été un motif d’éloignement et d’incompréhension entre les agronomes de la recherche et ceux du développement. La réticence de ces derniers ne peut être uniquement attribuée à la complexité des modèles et au savoir-faire requis pour leur utilisation. Elle tient peut-être surtout à une difficulté de percevoir leurs finalités d’application tant qu’ils ont porté sur des processus plus ou moins déconnectés des techniques culturales. Le cas du modèle de bilan prévisionnel constitue à cet égard une exception qui confirme la règle. C’est à partir du moment où les modèles ont explicitement inclus les techniques culturales et leurs effets que l’intérêt pour la modélisation en agronomie s’est progressivement étendu hors de la sphère de recherche.
S’affranchir de la variabilité ou en tirer parti, un dilemme méthodologique permanent
43Quel que soit le type d’approche mis en œuvre, les agronomes doivent en permanence acquérir des informations nouvelles sur les relations milieu-plante-technique, qui selon les cas correspondent à une révision plus ou moins profonde des connaissances, voire à un simple réajustement de paramètres. En particulier, ils doivent constamment accroître, renouveler ou améliorer les références techniques25 utilisées dans le cadre des démarches de prescription, diagnostic-conseil et accompagnement.
44Pour produire ces informations, il faut concevoir et mettre en place des dispositifs, dans des conditions et selon des modalités qui influeront grandement sur la précision et la fiabilité des informations produites. Dans cette démarche, l’agronome est confronté à la variabilité très étendue et pour partie aléatoire des conditions de milieu et des contextes de production. D’un côté, cette variabilité est une cause majeure d’incertitude dans les conclusions qu’il tire de ses mesures et observations, et de restriction vis-à-vis de la généralisation de ses conclusions. De l’autre, c’est une source précieuse d’information, de comparaison et d’analyse. Aux différents types de dispositifs correspondent des catégories variées de méthodes statistiques permettant d’assurer le premier stade d’interprétation des résultats. La recherche des voies et moyens pour à la fois maîtriser et valoriser la variabilité a été un moteur et une résultante des liens précoces et privilégiés entre agronomie et statistiques. Cette quête incessante s’est conjuguée avec l’évolution des relations agronomie-agriculture pour constamment élargir la panoplie des méthodes d’étude en agronomie26.
Séparer les facteurs : l’ère de l’expérimentation et de l’analyse de variance
45Dans une perspective de prescription sectorielle, s’appliquant à un petit nombre de thèmes techniques considérés séparément, l’agronome va d’abord chercher à contrôler et à réduire la variabilité. On veut séparer les facteurs de variations pour n’en étudier qu’un (ou un très petit nombre) et réduire l’influence de la variabilité non liée au(x) facteur(s) étudié(s). L’expérimentation comparative est alors la démarche reine en agronomie, avec de multiples variantes et raffinements statistiques. Les plans d’expérience et l’analyse de variance sont les compétences de base des agronomes de la recherche-développement27, et prévalent dans tous les domaines d’innovation. On se situe à l’échelle stationnelle (petites parcelles au sein desquelles l’hétérogénéité est supposée faible). On implante les essais en milieu aussi homogène que possible. On utilise des équipements miniaturisés, et on met en œuvre des procédures et dispositifs expérimentaux qui visent à amplifier l’impact des variantes expérimentales par rapport à la variabilité résiduelle. Au besoin, on utilise des covariables pour éliminer des effets que le dispositif n’aurait pas permis d’homogénéiser.
46Mais les conclusions ainsi obtenues sont inféodées au contexte d’expérimentation, et leur portée est amoindrie par le caractère conjoncturel des conditions météorologiques et des interactions sol-climat. En complément de cette restriction locale de la variabilité, il faut donc étendre, de façon tout aussi contrôlée, la gamme des contextes d’expérimentation. Très tôt, des réseaux d’expérimentations multilocales et pluriannuelles sont établis sur différents thèmes, notamment l’évaluation des nouvelles variétés. Les réseaux correspondants sont stratifiés en zones géographiques ; cependant, même au sein d’une région, les classements sont instables d’un lieu et d’une année à l’autre, au point qu’il faut poursuivre l’évaluation bien au-delà de l’inscription, qui elle-même a nécessité trois années d’essai. Au total, l’investissement nécessaire représente une charge considérable pour l’ensemble du système de recherche-développement agronomique, qui amoindrit d’autant sa capacité à étudier d’autres thèmes d’innovation. Ainsi, la réponse – en quelque sorte défensive – qu’apporte l’extension pluriannuelle et multilocale de l’expérimentation au défi de la variabilité s’avère insuffisante. La variabilité n’est jamais vaincue, elle se traduit par une irréductible instabilité des conclusions qui oblige à renouveler sans fin la démarche. Au bout du compte, l’ultime parade est la méta-analyse. Sur certains thèmes, à l’échelle internationale, l’accumulation des essais devient telle, et la gamme des contextes d’expérimentation si étendue, qu’il est enfin envisageable d’en déduire des tendances invariantes, au-delà du caractère contradictoire des conclusions qui ressortent des travaux publiés au fil du temps sur tel ou tel esssai ou groupe d’essais. Un cas emblématique à cet égard est celui de l’agriculture dite « de conservation » (Rusinamhodzi et al., 2011 ; Corbeels et al., 2014).
47Il n’entre pas dans notre propos de présenter ici l’évolution des méthodes d’analyse statistique associées à l’expérimentation. Bien avant la guerre, les ouvrages canoniques de Fisher (1925a ; 1925b ; 1935) les ont fait connaître dans les sphères de la recherche agronomique. Sous de multiples formes, l’analyse de variance est adaptée à des dispositifs expérimentaux qui dès la fin des années 1950 pouvaient être d’une grande complexité (comme en témoigne le sommaire du bréviaire statistique des agronomes que constituait le manuel de Vessereau, dont la première édition date de 1948). Du modèle linéaire monofactoriel à la méta-analyse, en passant par le modèle linéaire généralisé et les méthodes de segmentation et de fouille de données, cette famille de méthodes n’a cessé de s’enrichir et de se perfectionner, pour permettre aux agronomes d’interpréter les données issues de plans d’expérience de dimension sans cesse croissante. Les multiples rééditions des ouvrages de Dagnélie (1969 ; 1970, pour les premières parutions), qui ont remplacé le Vessereau comme vade-mecum des agronomes, traduisent cette dynamique. À travers la pratique intensive de ces analyses, l’agronomie a poursuivi la triple quête de sécurité des conclusions, de puissance de détection et d’extrapolabilité des résultats plutôt qu’un véritable renouvellement conceptuel. Il n’en demeure pas moins que certaines approches incontestablement fécondes (les courbes de réponse par exemple) ont bien relevé de cette catégorie de méthodes.
Valoriser la variabilité au lieu de la contraindre : l’ère de l’enquête et de l’analyse de données
48L’irruption, au cours des années 1970, de l’enquête28 puis son avènement comme démarche de base de l’agronome traduisent une attitude très différente vis-à-vis de la variabilité. Elle est pour partie liée à la perception des limites de l’expérimentation comme moyen d’acquisition des connaissances et références, et surtout à l’émergence de l’agronomie clinique. Dans l’approche de diagnostic-conseil qui en est le corollaire, l’agronome n’exerce plus de choix restrictif sur les facteurs de variation, mais cherche sans a priori à les détecter, à en mesurer les effets et autant que possible à les expliquer. En tout état de cause, certains des objets auxquels s’applique cette approche ne se prêtent pas au contrôle expérimental, car dépendants de facteurs peu maîtrisables (cas des conditions de réalisation des opérations de travail du sol, dépendantes du climat et du sol), ou intrinsèquement trop complexes, comme c’est le cas des itinéraires techniques, systèmes de culture et systèmes de production pris dans leur ensemble. Cette inadéquation au contrôle expérimental et à la comparaison « toutes choses égales par ailleurs » s’applique aussi à de nombreuses entités spatiales correspondant aux thématiques environnementales, par exemple le bassin-versant. Même si le contrôle expérimental est réalisable, par exemple si on s’intéresse aux rotations culturales, la gamme des variantes expérimentales qu’il est possible de mettre en comparaison en station expérimentale reste très limitée par rapport à l’éventail des possibles, ce qui restreint d’autant l’intérêt et la portée de l’expérimentation classique comme méthode d’acquisition des références techniques29.
49La nouvelle30 attitude que traduit le recours à l’enquête se déploie aussi bien dans l’espace que dans le temps, se traduisant au niveau de la recherche par des travaux inédits et un élargissement des thèmes abordés. Elle s’avère particulièrement appropriée à l’étude des problèmes liés au travail du sol, aux rotations culturales, à la conduite des prairies ou cultures pérennes, et plus globalement aux thèmes agronomiques fortement influencés par l’historique parcellaire. Elle élargit aussi la gamme des situations observées, permettant de rencontrer des cas sinon extrêmes, en tout cas inaccessibles à l’expérimentation, et souvent riches d’enseignement. Au niveau des organismes de développement, cette évolution s’inscrit naturellement dans l’activité de nombreux techniciens et ingénieurs. Elle se traduit par la mise en place d’observatoires qui donnent une dimension nationale au diagnostic et à la collecte de références31.
50Dans toutes ces expériences, l’agronome est confronté au problème de confusion des effets, corollaire de l’absence de contrôle expérimental. Par enquête, on accède « gratuitement » à une gamme étendue de variation des facteurs, mais on ne parvient pas toujours à les faire varier de façon distincte, ce qui dans bien des cas empêche de conclure. Ce problème est plus ou moins bien résolu, au pire il peut conduire à des erreurs de diagnostic et de prescription, surtout si on s’exonère de l’interprétation explicative des relations observées. Mais il peut aussi être stimulant, en obligeant l’agronome à mieux formuler ses hypothèses, à mieux construire son plan d’enquête, et à densifier le protocole d’observation et de mesure qu’il y applique (Boiffin et al., 1981).
51Du côté des statistiques, cette dynamique a pour support le développement des analyses de données multivariées, qui à leur apparition dans les sphères agronomiques ont été l’objet d’un véritable engouement. De nouveaux best-sellers (par exemple Benzécri, 1973 ; Lebart et al., 1979) s’ajoutent au rayon « ouvrages de base » de la bibliothèque des agronomes. Certains prophétisent qu’on va ainsi révolutionner l’accès au savoir agronomique en étendant de façon illimitée la gamme des facteurs testés. Cette illusion s’est rapidement dissipée, au vu du caractère contingent et peu informatif des liaisons détectées entre variables. Mais l’apport de ces méthodes aux étapes préliminaires de tri et de description globale des données est désormais bien reconnu, et intégré à sa juste place dans la panoplie des méthodes de l’agronomie. La figure 2.9 montre un exemple où l’analyse a permis de réordonner les facteurs et conditions limitants mis en avant pour expliquer les variations du rendement d’une culture. Comme celles associées à l’expérimentation, elles ont fait l’objet de raffinements progressifs, tant dans la construction des dispositifs de recueil des données que dans l’analyse de ces dernières.
Figure 2.9. Analyse en composantes principales de variables instrumentales (ACPVI) en vue d’une hiérarchie des facteurs et conditions limitant le rendement du riz pluvial en parcelles paysannes semées en poquets au nord de la Thaïlande (d’après Van Keer et Trébuil, 2017).
Sur le premier axe, la compétition des adventices, précoce (we1) ou tardive (we2), ainsi que la pente (sl) et l’érosion (er) sont associées avec un nombre de plantes/m2 (PL) plus faible, sans affecter les autres composantes du rendement (deuxième axe). Les attaques de pucerons des racines (ra) limitent tous les ans le nombre de panicules par plante (PAPL), le nombre d’épillets par panicule (SPPA) ainsi que le rendement final (Yield), opposition nette sur le deuxième axe. Sur ce même axe, le déficit hydrique (ws3) affecte la fertilité des épillets (%FSP) et le poids d’un grain (WTG) une année sur quatre. Il n’y a pas d’effets notables de la jachère forestière (ff), des maladies (bs), des aspects physiques (sand) ou chimiques (k) du sol, du nombre de cycles rizicoles successifs (yc), ni du type de travail du sol, superficiel (mt) ou plus profond (dt). Les cultivars tardifs (lc), opposés sur le plan à ceux précoces (ec), ont un effet limité sur les composantes du rendement en faveur des tardifs.
Simuler et explorer les variations : l’ère de l’usage des modèles
52Dès lors que les modèles disponibles permettent de décrire les comportements des agroécosystèmes en réponse aux perturbations complexes que constituent les interventions culturales, leur usage s’élargit au-delà de la recherche. L’agronome est en mesure d’adopter une attitude à la fois proactive et ouverte vis-à-vis de la variabilité des phénomènes. Au lieu de la subir telle qu’elle s’exprime in situ et in vivo, ou de la restreindre à deux ou trois facteurs dans le cadre d’un essai, il s’agit de la reproduire ex ante et in silico, dans les limites imposées par la structure même du modèle : on ne peut faire varier que les variables d’entrée et les paramètres qui y sont présents. On peut alors s’affranchir du caractère non manipulable de certains objets d’étude (le bassin-versant par exemple), qui interdit l’expérimentation classique basée sur la comparabilité des variantes expérimentales à un témoin. On peut aussi multiplier les combinaisons de facteurs et les contextes expérimentaux en échappant aux contraintes matérielles d’implantation et de suivi des essais, ou aux limites inhérentes à l’enquête en milieu réel, notamment le caractère déséquilibré ou incomplet de l’échantillonnage.
53Nous avons déjà évoqué la démarche, désormais courante en recherche, qui consiste à tester un modèle pour le valider ou l’améliorer, que ce soit en le simplifiant ou en le complétant, quitte finalement à l’abandonner et opter pour un autre schéma conceptuel. Un usage d’application plus large met la simulation au service du diagnostic. Les écarts plus ou moins importants que l’on fait apparaître en confrontant les résultats observés dans la réalité aux résultats simulés permettent de comparer les situations réelles et virtuelles. Sous réserve que l’on se situe dans le domaine de validité du modèle, l’accord modèle-observations signifie que les perturbations subies dans la réalité correspondent aux stress pris en compte dans le modèle. Les déviations révèlent l’influence d’autres facteurs qui peuvent faire l’objet d’un diagnostic plus approfondi si l’on dispose d’informations complémentaires sur les facteurs non pris en compte par le modèle. Ce type d’application a été utilisé dans la recherche des causes du plafonnement des rendements des cultures, en concluant qu’une large part pouvait en être attribuée au changement climatique (Académie d’agriculture de France, 2010 ; Brisson et al., 2010).
54Un deuxième type d’application, prédominant à ce jour, est l’exploration par expérimentation virtuelle. On y retrouve les bénéfices de l’isolement des facteurs de variation, le modèle permettant de simuler de façon contrôlée et distincte l’action des différentes variables d’entrée. En France, les premiers exemples sont apparus dans le sillage de Stics, là encore pour analyser l’effet du changement climatique32 sur le rendement de diverses cultures (Brisson et Levrault, 2010), ou évaluer les capacités de réduction de la pollution nitrique par les cultures intermédiaires (Justes et al., 2012). Des expérimentations virtuelles ont également pu être menées grâce aux modèles Simple, relatif à l’implantation des cultures (Dürr et al., 2016), et FlorSys, qui modélise la dynamique d’évolution des flores adventices (Colbach et al., 2019) (encadré 2.3). Par rapport aux réseaux expérimentaux pluriannuels et multilocaux les plus importants, l’expérimentation virtuelle permet d’accroître de plusieurs ordres de grandeur l’ampleur des plans d’expérience, et renforce la capacité du système de recherche-développement à renouveler les références techniques (Angevin et al., 2020). Les limites sont alors liées aux capacités de manipulation et surtout d’interprétation des jeux de données issues des simulations. Et quelle que soit sa puissance, l’expérimentation virtuelle reste avant tout une exploration, qui suscite et appuie une démarche de réflexion anticipatrice et de partage de points de vue. Son efficacité est donc accrue quand les usagers ont été impliqués dans la conception du modèle de simulation.
Décloisonner les démarches face à l’hyper-variabilité : l’ère des combinaisons de méthodes
55À la fin des années 1990, l’explosion thématique liée aux enjeux environnementaux a pour effet d’amplifier de façon drastique la variabilité des contextes et des pratiques de production végétale. Aux nouveaux impacts et processus à considérer correspondent de nouveaux critères d’évaluation des performances. Chacun de ces nouveaux impacts et processus réagit de façon particulière, et très souvent imperceptible33, aux variations des conditions de milieu ou des modalités d’intervention technique. De surcroît, alors que jusqu’au début des années 2000, l’intensification et la spécialisation ont sans doute eu tendance à réduire la variabilité des conditions de milieu, on peut présumer qu’elle ait plutôt réaugmenté, pendant la dernière décennie, du fait des restrictions d’emploi des produits phytosanitaires ou engrais azotés, et de la diversification des itinéraires d’implantation des cultures (Boiffin et al., 2020). Dans un tel contexte, la difficulté et le coût d’acquisition des références techniques, et plus généralement de toutes les informations nécessaires au diagnostic et à l’aide à la décision, s’accroissent considérablement, alors même que le besoin d’extension et de renouvellement des référentiels est lui aussi fortement accru. L’augmentation de la puissance de travail qu’apportent d’une part la modélisation, d’autre part l’automatisation du recueil et du traitement des données, ne suffit pas à relever ce défi. Le progrès méthodologique décisif est à rechercher dans la mise en synergie des différentes méthodes qui permettent d’appréhender la variabilité pour en extraire des relations reproductibles, interprétables, généralisables et exploitables pour l’aide à la décision.
56Avant même l’émergence des questions environnementales, et au cœur de la phase d’intensification triomphante des décennies 1970 et 1980, la complexité de certains problèmes soulevés par les agriculteurs et techniciens, même de technicité très élevée, sollicitait déjà l’inventivité des agronomes pour apporter diagnostic et solutions en un délai assez court, de l’ordre de deux à trois années d’étude. Face à ce type de sollicitation, la combinaison entre enquête, expérimentation et simulation a fait ses preuves dans le cadre de plusieurs programmes de recherche-développement menés à l’échelle de petites régions agricoles. La figure 2.10 schématise la combinaison adoptée dans un des tous premiers chantiers de ce type. On voit apparaître plusieurs éléments-clés de la synergie entre ces méthodes :
un précadrage plus efficace grâce à l’explicitation des hypothèses : le modèle (ici le bilan prévisionnel de l’azote évoqué précédemment) guide la conception d’ensemble du dispositif, bâti autour de l’hypothèse centrale que la disponibilité en azote est la source majeure de différenciation du comportement de la culture entre les situations observées ;
une coordination des différentes composantes de ce dispositif, avec des termes de passage permettant une comparaison étendue entre toutes les situations observées ;
un partage des tâches face à la variabilité des facteurs et des conditions influant sur les variables d’intérêt (le rendement du blé). La simulation est censée prendre en charge tout ce qui influe sur les processus modélisés (la dynamique de l’azote dans le système sol-plante). Les deux autres méthodes s’appliquent à ce qui reste inexpliqué par le modèle. Au passage s’opère un changement de variable, qui consiste à considérer non plus la variable d’intérêt, mais l’écart entre ses valeurs observées et prédites (ici le rendement-objectif à la dose issue du bilan prévisionnel). Les variations de cet écart sont à mettre en rapport avec les variables non prises en compte par le modèle du bilan prévisionnel (par exemple, l’état structural du sol ou les bioagresseurs). L’usage du modèle réduit ainsi le degré de complexité du diagnostic qui reste à faire.
Figure 2.10. Schéma d’un dispositif associant enquête, expérimentation et modélisation en vue du diagnostic sur les facteurs de variation du rendement du blé d’hiver en Champagne crayeuse (Boiffin et al., 1981).
57Par la suite, la combinaison des méthodes a été mise en œuvre de plus en plus couramment, au fur et à mesure que s’accroissaient la complexité des problèmes abordés et l’ampleur des gammes de variation des facteurs et conditions à appréhender. Cette combinaison a pris des formes très diverses, avec selon les cas un emploi simultané ou successif des méthodes. Dans le cadre du plan Écophyto lancé en 2008, le vaste dispositif national Dephy34 a été mis en place, associant d’une part un réseau d’environ deux mille exploitations agricoles où sont mis en œuvre divers types de pratiques économes, d’autre part un grand « méta-réseau » expérimental fédérant plusieurs dizaines de réseaux d’essais pluriannuels et multilocaux où sont mis en comparaison des systèmes de culture fortement innovants (cellule d’animation nationale Dephy, 2020). Plus récemment encore, un dispositif de structure analogue, mais d’inspiration plus productiviste, a été implanté par les instituts techniques liés aux systèmes de grande culture (réseau Syppre35).
58Outre l’association enquête-expérimentation pratiquée à grande échelle, les dispositifs susmentionnés consacrent l’avènement de l’« expérimentation-système », modalité qui relève d’une hybridation de l’enquête et de l’expérimentation plus que de cette dernière exclusivement. Elle consiste à comparer différents systèmes de culture ou itinéraires techniques, certes dans le cadre d’un essai et de façon contrôlée. Mais ces essais ne servent que très secondairement à tester les effets globaux de ces variantes complexes sur les variables d’intérêt. Leur but est avant tout de permettre l’analyse des chaînes de processus mises en jeu, et de détecter, voire confirmer, la hiérarchie de ces processus dans la différenciation des comportements des systèmes observés faisant l’objet d’« enquêtes internes ». Ce qui est objet de conclusion généralisable, ce n’est pas tant le caractère plus ou moins performant des variantes que la nature des leviers que l’on a actionnés en les mettant en œuvre. L’expérimentation-système a été pratiquée « comme M. Jourdain faisait de la prose » bien avant l’apparition du vocable, sur des expérimentations de moyenne à longue durée et à propos de thèmes tels que la durabilité des monocultures36, l’effet de la prairie dans les successions de culture37 ou le système de travail du sol38. Son extension a connu une forte accélération en lien avec la mise en cause des niveaux d’intensification des itinéraires techniques initiée par Meynard (1985)39. Elle est encore accentuée aujourd’hui dans la perspective d’une diminution drastique du recours aux pesticides impliquant des changements radicaux dans les successions de cultures et itinéraires techniques. Aujourd’hui, le nombre d’expérimentations pluriannuelles relevant en France de cette catégorie dépasse la centaine, les réseaux Dephy et Syppre comprenant respectivement plus de 80 expérimentations pluriannuelles et multilocales, et cinq plateformes de grande ampleur.
59Dans le courant des années 1990, la prise en charge d’enjeux techniques et socio-économiques plus diversifiés que ceux directement liés au rendement, notamment relatifs à l’environnement, mais aussi aux conditions de travail, a conduit à promouvoir l’évaluation multicritère. Un premier pas dans cette voie a été l’essai de mise en œuvre des méthodes d’analyses de cycle de vie (ACV), notamment dans le cadre des bilans environnementaux entrepris dès 1992 à l’initiative des filières oléoprotéagineuses, pour évaluer le bénéfice environnemental de la culture de colza-diester (Risoud, 2007). Dans ce même cadre, les premiers perfectionnements consistent à élargir l’éventail de critères (Gosse et al., 2001). Par la suite, la priorité consiste à faciliter l’application de l’évaluation multicritère à l’ensemble des variantes techniques et critères à considérer, y compris ceux documentés de façon trop fruste pour appliquer l’ACV. Il s’agit de rendre les procédures plus accessibles aux non-spécialistes pour pouvoir les impliquer dans des démarches participatives (encadré 2.3, figure 2.8c). Un jalon marquant de ce progrès est la mise au point de l’outil MASC (Sadok et al., 2009), qui a rencontré un large écho dans les organismes de développement et a été utilisé dans de nombreuses études, en préalable ou en prolongement de l’enquête, ainsi que de l’expérimentation réelle ou virtuelle (par exemple Sester et al., 2015 ; Craheix et al., 2016).
La révolution numérique, vecteur du développement de l’agronomie
60Depuis 1945, l’agriculture comme l’agronomie ont été influencées de multiples façons par le courant intense et ininterrompu d’innovation technologique dans la métrologie, et l’informatique au sens large. Cette influence va bien au-delà d’une modernisation progressive qui aurait accompagné et facilité le travail des agronomes. Lorsqu’elles sont entrées en résonance avec des progrès conceptuels ou méthodologiques, les évolutions technologiques ont engendré ou permis de véritables sauts qualitatifs. Nous cherchons ici à repérer et illustrer certaines de ces avancées, sans prétention à l’exhaustivité.
Constituer des chaînes continues d’acquisition, de gestion et de traitement des données
61L’usage de l’informatique dans le cadre de centres de calcul est apparu d’abord au niveau de la recherche-développement agronomique à la fin des années 1960, y compris au sein des instituts techniques. Il a d’abord permis de réaliser automatiquement les calculs statistiques et d’écourter drastiquement cette étape très laborieuse. Vers le début des années 1980, les micro-ordinateurs se dotent de tableurs (Multiplan, KMan et autres), puis des enregistreurs de données portatifs apparaissent, permettant de saisir et de stocker les données au champ, y compris les notations visuelles ou les mesures faites manuellement. L’utilisation conjointe de ces deux types d’équipements permet dès la fin des années 1980 d’enchaîner collecte, stockage, gestion des données, calculs et représentation des résultats, sans reprise manuelle intermédiaire. Il en résulte un considérable accroissement de la puissance de travail des expérimentateurs, et une forte extension des capacités d’investigation, que ce soit par expérimentation ou par enquête. Au-delà de la sphère de la recherche, toute l’activité d’acquisition des références techniques est concernée. Cela va de pair avec un accroissement d’un ou plusieurs ordres de grandeur du volume des jeux de données traités.
62Une deuxième avancée notable est l’automatisation de certaines procédures de diagnostic-conseil lourdes et complexes. L’exemple emblématique en est le logiciel Ceres qui, à partir du début des années 1970, permet une interprétation automatisée des analyses de terre jusqu’à l’édition d’un bulletin de prescription. C’est un premier pas décisif dans la mise en œuvre à grande échelle de la fertilisation raisonnée, suivi par beaucoup d’autres dans le même domaine. Ainsi, l’informatisation des calculs de bilan prévisionnel à partir des reliquats d’azote et de la méthode du bilan, grâce au logiciel Azobil à la fin des années 1980, entraîne un décollage de la demande de conseils en matière de fertilisation azotée (Julien, 2017).
63Bien que spectaculaire, la progression de la prescription raisonnée et du diagnostic-conseil consécutive à l’automatisation des procédures a rencontré d’autres limites. Par exemple l’espoir que, grâce à l’informatique, l’agriculture raisonnée serait largement adoptée s’est révélé quelque peu illusoire, alors même que l’informatique l’a été massivement (Hémidy, 1994). L’obstacle principal n’était pas le verrou technologique, mais la difficulté d’intégration des procédures d’aide à la décision dans le processus mental réel des agriculteurs (Meynard et al., 2002 ; Cerf et Meynard, 2006). A contrario, certains succès de la fertilisation raisonnée – par exemple la réglette azote-colza, mise au point par le Centre technique interprofessionnel des oléagineux métropolitains (Cetiom) au début des années 1990 (Reau et al., 1997) – se sont appuyés initialement sur des formes d’automatisation beaucoup plus rustique, sans support informatique.
Donner à l’agronomie des capacités de formalisation inédites et diversifiées
64Au-delà des bénéfices avant tout matériels que procure l’automatisation, l’informatique a apporté à l’agronomie des possibilités de formalisation nouvelles. Un premier aspect est le déblocage, pour ainsi dire quantitatif, car il reste intimement lié à l’automatisation des calculs et de la gestion des données, de l’accès à la modélisation et à l’approche systémique dont elle est le vecteur. Cela s’est traduit par l’augmentation du nombre de travaux de recherche dédiés à la modélisation. Dans le même temps, on note une complexification des systèmes modélisés se traduisant par exemple, dans le cas des modèles de cycles biogéochimiques, par l’augmentation du nombre de compartiments et processus pris en compte. De façon plus qualitative, une innovation de rupture s’opère avec l’appropriation des différents langages de programmation. Ces derniers permettent de représenter de façon concrète, et sous des formes algorithmiques très variées, des entités ou processus dont la représentation restait auparavant plus ou moins littéraire, voire graphique. C’est par exemple le cas des règles et des processus de décision des acteurs qui, en devenant modélisables, deviennent aussi l’objet d’études plus complètes et approfondies, notamment sur les choix stratégiques en matière d’assolements, d’équipements et d’organisation du travail (Attonaty et al., 1991 ; Chatelin et al., 1993).
65Dans l’élaboration des modèles de fonctionnement de l’agroécosystème, il devient possible d’enchaîner et d’articuler des modules de nature et formalisme hétérogènes (encadré 2.3). Certains sont qualitatifs-discrets, d’autres quantitatifs-numériques, donnant ainsi la possibilité d’une représentation automatisée de processus trop complexes pour pouvoir être simulés « à la main », si ce n’est sur un très petit nombre de cas. Les interactions croissance-développement, la conjonction de divers types de stress, et finalement l’intervention de processus spatiaux peuvent alors être prises en compte et combinées entre elles. Par exemple, dans le modèle Simple, l’émergence et le début de croissance de la plantule sont décrits grâce à la combinaison d’une maquette informatique qui permet de simuler le trajet d’une plantule dans un lit de semences plus ou moins motteux, avec des processus quantitatifs (en l’occurrence, l’élongation au cours du temps) et/ou qualitatifs (émergence et survie vs blocage et mort de la plantule). Pour couronner le tout, la représentation informatisée permet l’articulation des modules représentant les processus décisionnels avec ceux dédiés au fonctionnement biophysique des agroécosystèmes. Les modèles DéciBlé et Otelo en sont les premières illustrations.
66Le revers de la médaille est un risque de fuite en avant modélisatrice par les chercheurs, qui fait reposer l’essentiel des applications de la recherche sur les sorties ou applications de modèles, livrées sur commande au développement ou aux pouvoirs publics, ou au moyen de l’accès à des plateformes de modélisation. Le bien-fondé de l’objectif de partage des ressources est évident. Mais l’usage des modèles issus de la recherche par les techniciens et ingénieurs du développement agricole n’est pas uniquement limité, tant s’en faut, par l’accès aux ressources méthodologiques et technologiques40. Le problème n’est d’ailleurs pas à sens unique. L’attitude symétrique des agronomes de la sphère recherche-développement professionnelle, pour le moins attentiste à l’égard des modèles disponibles et de la modélisation en général, n’est pas moins critiquable.
Observer et mesurer plus pour mieux expliquer
67De nombreuses variables dites « intermédiaires », qui figuraient en bonne place et en grand nombre dans les graphes conceptuels et systémiques des années 1970, sont devenues mesurables in situ lors de la décennie suivante. Elles peuvent être renseignées, à des pas de temps et d’espace, à des fréquences, sur des étendues, et enfin à des coûts qui rendent leur recueil réalisable dans le cadre d’enquêtes ou d’expérimentations de grande ampleur. Par exemple la température, l’humidité, la densité apparente du sol, le rayonnement intercepté, les propriétés optiques de la surface du sol et du feuillage et bien d’autres variables sont désormais enregistrables au champ et « en routine », avec certes des angles morts qui perdurent, notamment concernant l’enracinement des plantes, toujours aussi difficile à observer.
68La confrontation des hypothèses et des modèles agronomiques aux conditions de la pratique agricole devient plus largement réalisable. C’est notamment le cas pour les approches écophysiologiques basées sur le paradigme de captation-conversion et les modèles de culture dont elles sont le fondement. Il devient possible de tester leur capacité à représenter les effets des techniques culturales, au premier rang desquelles celles qui jouent sur les durées de cycle et les efficiences d’interception (dates et densités de semis, précocité variétale). Il devient aussi envisageable d’affiner les démarches de diagnostic et de prescription en les faisant porter sur des cibles plus précises que la production globale de biomasse ou le rendement, tout en les pratiquant à des échelles plus vastes. Une illustration typique en est donnée par le diagnostic de nutrition azotée basé sur la radiométrie du feuillage (Lemaire, 1997), praticable au champ, et dont découle un conseil de fractionnement des apports plus précis et flexible. Dès la fin des années 1980, le pilotage de l’irrigation à l’aide de mesures micrométriques sur les fruits (Huguet, 1985), puis surtout de tensiomètres dans le sol, relevait déjà de cette démarche explicative appuyée sur la technologie (Tron et al., 2013). La gestion quantitative de l’eau s’est par la suite confirmée comme domaine d’application privilégié de cette démarche (Burger-Leenhardt et al., 2018), qui se déploiera aussi particulièrement dans le contexte de l’horticulture sous serre, à travers la régulation automatique de la température, de l’hygrométrie et des apports d’eau ou solutions nutritives. Pour les situations de plein champ, son développement reste limité aux quelques cas d’école susmentionnés avant de s’intégrer à la problématique plus vaste de l’agriculture de précision évoquée plus loin. Le progrès technologique ne lève pas à lui seul tous les obstacles au développement d’une agronomie explicative, surtout dans des contextes professionnels où il faut aller de plus en plus vite pour fournir les conseils et produire les références.
69Par la suite, les travaux de recherche et la collecte de références sur les problématiques agro-environnementales s’avèrent très gourmands en données à haute résolution spatio-temporelle. L’application de ces protocoles sur de longues durées, par exemple dans le cadre des Observatoires de recherche en environnement (ORE) mis en place dans les années 2000, mais aussi dans nombre d’essais-systèmes lancés à l’initiative des organismes de développement, repose sur l’installation de dispositifs instrumentaux certes très coûteux, mais désormais réalisables si l’investissement est partagé.
70Dans ce domaine, le développement des méthodes de télédétection mérite un signalement particulier (encadré 2.4), car, tout en illustrant pleinement les considérations précédentes, il apporte une réponse spécifique aux problèmes d’extension spatiale et temporelle des observations, et d’agrandissement des entités spatiales à étudier. Couplée aux méthodes de diagnostic agronomique les plus actuelles (notamment en matière de nutrition azotée), la télédétection a donné naissance à des systèmes de prescription raisonnée à la fois très précis dans leur adaptation locale, et industrialisés à grande échelle, comme Farmstar (figure 2.11) à partir de 2002.
Figure 2.11. Présentation du service Farmstar (Arvalis-Institut du végétal, Terres Inovia en partenariat avec Airbus Defence and Space) : états des cultures par images satellites ou aériennes, interprétation par modèle en tenant compte des paramètres locaux, conseil de fertilisation azotée à la parcelle par zone homogène, possibilité de moduler les apports (Blondlot, 2004). https://www.farmstar-conseil.fr/ .
Encadré 2.4. Télédétection et applications agronomiques : bref historique Agnès Bégué41 Depuis le début du programme Landsat en 1972, les systèmes de télédétection se sont multipliés. Plus d’une centaine de satellites observent la Terre à différentes échelles et fréquences, munis de capteurs opérant dans des spectres de longueurs d’onde allant du visible aux micro-ondes. Les applications agricoles pionnières sur la production de blé aux États-Unis, la cartographie des cultures, l’estimation des rendements, ont été suivies à la fin des années 1980 par la validation de l’usage des subventions agricoles de l’Union européenne avec le satellite SPOT. Après l’an 2000, l’offre commerciale a donné accès à une résolution spatiale de l’ordre du mètre, voire moins, permettant de nouvelles applications (cartographie d’infrastructures, de plantations avec individualisation des arbres, etc.), mais le coût des images n’autorisait pas un suivi fréquent sur de vastes étendues. Longtemps les promesses de la télédétection agricole ont été déçues par les limites techniques du couple fréquence d’acquisition des images-résolution spatiale. Depuis quelques années, les satellites européens Sentinel-1 (radar) et Sentinel-2 (optique) du programme Copernicus offrent une couverture planétaire régulière tous les six et cinq jours respectivement. La résolution spatiale convient aux systèmes de culture, à l’agriculture de précision, et la fréquence des images au suivi de la croissance. Le prétraitement des images facilite leur usage et la comparaison des données dans l’espace et le temps. Leur potentiel est important pour de nouvelles applications agronomiques comme le suivi spatialisé des pratiques culturales (Bégué et al., 2018). Brumes et nuages restent un problème en régions humides, tandis que le traitement des importants volumes de données des images exige équipements informatiques et compétences spécifiques, ce qui limite leur usage. L’accès aux données satellitaires est facilité par des initiatives nationales : pôle de données et services pour les surfaces continentales Theia sur l’occupation et l’humidité des sols, projet Equipex Geosud fournissant aux acteurs publics français la couverture annuelle du territoire à résolution métrique et des services. La démocratisation de l’accès aux données et outils est réelle, mais leur exploitation est liée à une technologie qui reste complexe, évolue vite et doit se prémunir du piège de la production cartographique « hors sol » sans connaissance des systèmes de culture observés. |
Constituer et interconnecter les bases de données pour spatialiser et étendre les démarches
71Jusqu’au milieu des années 1970, les données météorologiques ou les statistiques agricoles ne pouvaient être utilisées dans les études agronomiques sans être retranscrites manuellement pour pouvoir être intégrées dans les calculs. La lourdeur de ces manipulations limitait fortement la gamme de variabilité explorée. Ainsi, les études dites « fréquentielles » censées prendre en compte la variabilité climatique ne couraient souvent que sur une vingtaine d’années. À partir des années 1980, la numérisation des données et la possibilité d’importer automatiquement les fichiers aboutissent à la mise à disposition de certaines bases de données (Recensement général agricole, données météorologiques de base, etc.). L’accès à ces données a parfois été limité par des problèmes réglementaires, administratifs ou financiers, ralentissant leurs utilisations par les agronomes. Le cas des données relatives aux sols est extrême, car à ces difficultés s’ajoutent le caractère lacunaire de la couverture cartographique, l’hétérogénéité du recueil des informations et l’inadéquation des échelles de cartographie, le plus souvent trop petites pour fournir des données agronomiques exploitables. Cette situation problématique ne commencera à être sérieusement résolue qu’à la faveur du programme Inventaire, gestion et conservation des sols (IGCS, chapitre 9), lancé dans les années 1990.
72Suite à la disponibilité de bases de données, l’interconnexion de différentes couches d’informations est un nouvel atout pour l’étude des agroécosystèmes. L’irruption des systèmes d’information géographique (SIG) dans la sphère agronomique au cours des années 1980 permet de mettre en relation des informations localisées de nature diverse et provenant de multiples sources, dont la télédétection, via des algorithmes plus ou moins complexes. Cette innovation a été rapidement et intensément valorisée en science du sol (King, 198642). Pour l’agronomie, elle représentait potentiellement un bond, qui ne sera exploité qu’avec un notable décalage43 en raison des difficultés susmentionnées et de la nécessité de transcrire les référentiels d’inspiration pédogénétique en typologies agronomiques.
73Accessibilité et interconnexion des bases de données conditionnaient la faisabilité des travaux relevant de l’expérimentation virtuelle, et par la suite des expertises et études collectives en réponse à des commandes publiques. Elles ont aussi permis aux agronomes de mieux caractériser et analyser l’évolution des systèmes de culture à des échelles régionales ou nationales (Burger-Leenhardt et al., 2010). Enfin, elles ont permis à l’agronomie de s’insérer dans les travaux aux « grandes échelles » que menaient déjà depuis longtemps les géosciences telles que l’hydrologie et la géochimie sur les grands bassins fluviaux, en les enrichissant par des analyses fines concernant l’impact des systèmes de culture sur la dynamique de l’azote (Ledoux et al., 2007 ; Mignolet et al., 2007)44. Auparavant, le caractère longtemps local et contingent des études relatives aux itinéraires techniques et aux systèmes de culture mettait en doute la consistance scientifique de ces notions spécifiquement agronomiques. Elles n’ont que très tardivement et incomplètement fait l’objet de la constitution de grandes bases de données, en raison des difficultés intrinsèques de caractérisation des objets correspondants. En témoigne le caractère extrêmement sommaire et incomplet de leur description dans les statistiques agricoles. Ainsi, les premières enquêtes systématiques sur les pratiques culturales (1984) se limitent essentiellement à la fertilisation45 et ne portent que sur certaines catégories de systèmes de production. Les difficultés rencontrées dans l’élaboration de la base de données relative aux systèmes de culture dans le dispositif Dephy Écophyto en sont une autre illustration.
Développer les automatismes dans le secteur des agroéquipements : une sollicitation valorisante pour l’agronomie
74Jusqu’à la fin des années 1990, l’électronique puis l’informatique massivement introduites dans les agroéquipements ont été considérées par les agronomes comme des éléments exogènes, relevant du machinisme agricole. L’agronomie n’était concernée que par les retombées de ce progrès technologique, comme l’augmentation des performances dans la réalisation des chantiers. À son apparition dans les années 1990, le terme « agriculture de précision » avait des relents de slogan commercial. Les avantages des principales applications effectivement opérationnelles (notamment en matière de géolocalisation et de guidage des outils) étaient avant tout ergonomiques, l’agronomie n’étant toujours pas concernée.
75Un changement d’attitude s’opère à la fin des années 1990, dont atteste le lancement conjoint par l’Institut technique des céréales et des fourrages (ITCF), le Cemagref et l’Inra de programmes interdisciplinaires auxquels prennent part des équipes d’agronomie (Zwaenepoel et Le Bars, 1997 ; Guérif et King, 2007). Les agronomes prennent alors conscience de deux aspects les concernant au premier chef et jusque-là minimisés. Le premier est plus collatéral que véritablement intrinsèque à l’agriculture de précision. C’est le recueil d’informations géolocalisées au cours des interventions culturales, en particulier des cartes de rendement dont l’analyse en lien avec la variabilité intraparcellaire est d’un intérêt agronomique évident. Le second, de portée plus fondamentale, se rapporte à la possibilité de moduler les réglages, en fonction d’informations locales recueillies en temps réel, ou acquises antérieurement et embarquées. Entre acquisition-traitement des données et asservissement des machines, il y a le maillon des règles de décision qui est bien du ressort de l’agronomie. Sous une forme technologique rénovée, la prescription raisonnée reprend des couleurs. Le système Farmstar déjà évoqué (figure 2.11) favorise la mise en œuvre d’une fertilisation azotée de précision, si l’agriculteur dispose de l’équipement adéquat. Cependant, l’agriculture de précision stricto sensu reste pour l’agronomie un domaine d’expression limité. La modulation des dates de semis ou des variétés et a fortiori des espèces végétales et des systèmes de culture ne peut se faire au sein d’une même parcelle de culture, sauf à redécouper celle-ci. Quant à la modulation des traitements phytosanitaires, elle relève plutôt de la reconnaissance des symptômes (et des adventices, s’agissant du désherbage de précision) que de règles agronomiques.
76Si on étend le concept d’agriculture de précision à la modulation spatiale des décisions techniques, aussi bien entre parcelles qu’en leur sein, le défi est alors beaucoup plus large et stimulant, car il correspond à l’ensemble du domaine de l’agronomie. Il peut répondre aux attentes d’exploitants individuels, mais aussi d’entités plus collectives. C’est le cas des bassins de collecte de produits végétaux au sein desquels il faut optimiser et coordonner certaines interventions influençant la qualité des produits, ou encore des aires de gestion agro-environnementale de toute nature. Aujourd’hui, le big data fait naître de nouveaux espoirs à cet égard, avec pour corollaires de nouveaux enjeux de propriété et usages des données, mais aussi de nouvelles illusions, et un risque de régression vers l’approche « boîte noire », si ce n’est de négligence vis-à-vis de la qualité des données.
Quelle stratégie pour changer d’échelle ? De l’extrapolation à la globalisation
77Le parcours qu’a accompli l’agronomie en abordant des niveaux d’organisation de plus en plus complexes et des entités spatio-temporelles de plus en plus vastes est un trait dominant de son évolution depuis 1945 (chapitre 3). Quel en est le corollaire au niveau des démarches ? La variabilité des contextes écologiques et socio-économiques surpasse de loin celle que rencontrent les autres disciplines technologiques moins soumises aux effets du milieu. Nous avons vu quelles stratégies les agronomes ont déployées face à ce problème, pour élaborer localement des diagnostics et solutions techniques, et en définir les domaines d’extrapolation. Mais l’enjeu du changement d’échelle ne se résume pas à l’extrapolation : certaines des questions posées à l’agronomie impliquent d’appréhender le comportement des agroécosystèmes non seulement dans leur immense diversité spatio-temporelle, mais aussi à des niveaux d’organisation inédits, y compris planétaires.
Le découpage géographique
78Dans la première phase de notre période d’étude, l’agronomie ne méconnaît pas le problème de l’extrapolation. Au contraire, elle lui donne une place centrale dans ses travaux. Sauf dans le cas de la fertilisation, la plus-value qu’apporte alors l’agronomie aux praticiens ne réside pas tant dans le contenu des références techniques, puisque ce sont souvent les pratiques des « meilleurs agriculteurs », que dans la délimitation des aires au sein desquelles il est recommandé de les adopter. La limite majeure de cette approche est son caractère local. Le découpage de la France en petites régions agricoles donne une trame générale et exhaustive, mais les références ainsi conçues ne peuvent être élaborées qu’au sein d’une (ou d’un groupe très restreint de) petite(s) région(s). Il faut réitérer la démarche sur chaque pavé de la mosaïque, ce qui conduit à des coûts et lenteurs que peu de systèmes de recherche-développement agricoles peuvent accepter. Ce qui peut être transposé d’un pavé à l’autre, ce sont les démarches de caractérisation du milieu. Dès la fin des années 1950, l’agronomie a ainsi tenté de plaider pour importer des démarches de cartographie des sols à haute résolution, plus pertinentes que celles issues de la pédologie pédogénétique. L’exemple emblématique en est la carte des sols de l’Aisne (Jamagne, 1967) conçue sur le modèle américain appliqué en Belgique, basé sur le concept de série, purement descriptif et non interprétatif (chapitre 9).
79Le terme de géoagronomie se rapporte aux travaux de Deffontaines (Benoît et al., 2006 ; Lardon, 2012), qui à partir de la fin des années 1960 s’intéresse à l’enjeu territorial. Son appréhension des potentialités va à l’encontre de la notion technocratique de vocation agricole : il montre qu’au sein d’un même espace géographique, même relativement restreint, les relations entre milieu et pratiques sont très variables et traduisent des formes d’adaptation très élaborées de l’activité agricole (Deffontaines, 1991). Ce faisant, il incite l’agronome à affiner l’analyse locale avant de chercher prématurément à extrapoler. Beaucoup plus tard, après avoir multiplié les approches monographiques, il avancera le concept unificateur d’unité agrophysionomique (Deffontaines et Thinon, 2001), qui d’une certaine manière réhabilite la notion de petite région agricole tout en réduisant la maille de description. La trame des petites régions agricoles peut fournir une clé d’entrée pertinente pour un premier stade d’analyse de la répartition spatiale des systèmes de culture et de production agricoles (Aouadi et al., 2015). Au total, l’approche géoagronomique s’avère cependant plus efficace en tant qu’étape de précadrage du diagnostic agronomique que de support à l’extrapolation des conclusions, en raison de la variabilité des milieux et des systèmes de production au sein d’une même petite région.
La montée en généralité
80Quand il s’agit d’émettre des prescriptions et des diagnostics-conseils, les agronomes doivent mobiliser des connaissances nouvelles sur les relations plante-milieu-techniques, exprimées sous forme de références techniques. Les clés d’extrapolation sont à rechercher dans ces contenus mêmes, et non plus en recourant à des découpages réalisés ex ante sur des bases exogènes. En matière de fertilisation raisonnée par exemple, si on a établi une corrélation entre réponse aux engrais et analyse de sol, ce n’est plus la géographie agraire qui fournit un cadre d’extrapolation pertinent, ni même la carte des unités pédologiques. Ce cadre découle de la répartition spatiale de certaines caractéristiques de composition des sols, combinée à celle des antécédents culturaux tels que prairie, défriche, pratiques des différents types d’amendements liées à la présence d’élevages. L’agronomie doit alors choisir, et dans certains cas élaborer elle-même, les typologies qui lui conviennent et peuvent constituer des domaines d’application des diagnostics et conseils : typologies de sols (Boiffin et al., 1981), d’itinéraires techniques (Sebillotte et Servettaz, 1989), de systèmes de culture (Sebillotte et al., 1989 ; Aouadi et al., 2015) et d’exploitations agricoles (Capillon, 1993). En corollaire de cette autonomisation, l’effort de généralisation et d’extrapolation se déploie selon deux orientations théoriquement complémentaires, mais bien distinctes, et qui n’ont pas toujours été mises en œuvre de façon coordonnée.
81La première stratégie consiste à augmenter le nombre de situations observées dans les phases d’élaboration des références, de façon à multiplier les facteurs de variations étudiés et aussi à mieux prendre en compte leurs interactions. Il s’agit d’élargir la gamme des contextes d’étude ou en sens inverse de les distinguer de façon plus fine, et de tester la répétabilité des résultats obtenus dans un contexte donné. Cette stratégie quantitative ne doit pas être aveugle et doit au contraire s’accompagner d’une stratification judicieuse du contexte, éclairée par des hypothèses sur le rôle des différents facteurs et conditions qui interviennent dans son influence. Elle s’est traduite par la mise en place de réseaux expérimentaux de plus en plus vastes pour tester les innovations agronomiques, en particulier les nouvelles variétés. La stratification de ces réseaux en régions pédoclimatiques est ensuite utilisée comme trame de différenciation des conseils de choix des variétés. Mais ce cas précis est presque un contre-exemple du point de vue agronomique, car les évaluations variétales post-inscription restent organisées sur la base d’une régionalisation à fondement empirique. Les interactions génotype-milieu n’étant guère analysées, la répartition géographique des essais garde une part d’arbitraire, et les classements intervariétaux sont de plus en plus instables (Cabeza-Orcel et al., 2020). En dépit des insuffisances de cette stratégie, qui se manifestent lorsqu’elle est mise en œuvre de façon exclusive, l’exigence quantitative qui en est le corollaire ne saurait être éludée. Aussi bien concernant la fertilisation raisonnée qu’en matière de simplification du travail du sol, ou plus récemment de réduction d’usage des pesticides, ce n’est qu’à partir du moment où le nombre de situations étudiées a atteint un certain ordre de grandeur que les principes de raisonnement ont pu être stabilisés. La coordination entre les différents opérateurs est alors cruciale.
82La deuxième stratégie s’appuie sur une approche plus explicative, les relations de cause à effet étant présumées plus reproductibles que les corrélations aveugles. Cette orientation est mise en œuvre non seulement à travers la conception des dispositifs d’étude, et en particulier le fait qu’ils s’appuient sur un modèle (au moins conceptuel-qualitatif)46, mais aussi à travers des protocoles expérimentaux, par le recueil et le traitement de variables intermédiaires révélant les processus qui conduisent aux résultats observés. Ainsi, au milieu des années 1970, la généralisation de la méthode du bilan prévisionnel pour prescrire la fertilisation azotée s’est appuyée sur une conception radicalement nouvelle des réseaux expérimentaux, qui consistait non plus à multiplier partout et sans fin les courbes de réponse aux engrais, mais à tester l’obtention du rendement objectif à la dose prévue par le modèle. L’efficacité de cette stratégie s’est traduite par une réduction drastique de la durée et du coût des études par rapport à la démarche traditionnelle. A contrario, c’est aussi à la lumière du modèle explicatif sous-jacent qu’on a pu comprendre pourquoi la méthode était défaillante dans certaines régions comme l’ouest de la France, et dans quel sens elle devait être amendée : dans les régions à hiver doux, la minéralisation ne s’arrête pas, et l’initialisation d’un bilan en sortie d’hiver ne convient plus. Il faut alors s’appuyer sur un modèle de cycle de l’azote plus complet et dynamique, donnant naissance à une version profondément rénovée de la méthode de prescription (Machet et al., 2017). Ainsi, la modélisation, si elle s’accompagne d’un travail de paramétrisation et de validation adéquat, accroît considérablement l’efficacité du processus de généralisation-extrapolation, ce dernier étant défini (et donc guidé) par le domaine de validité du modèle.
83La combinaison, selon des proportions variables, de ces deux stratégies se traduit dès la fin des années 1960 par la publication de certaines références sous forme de cartes nationales. Celles des dates de semis, des variétés de maïs sont un des tout premiers exemples de référentiel à assise explicative. Elles sont basées sur la relation entre vitesse de développement et température, qui sera sans tarder relayée et diffusée par les instituts techniques. Dans les années 1970, cette combinaison de stratégies a été appliquée de façon emblématique à la simplification des techniques de travail du sol, grâce à une coordination, dans ce cas exemplaire, entre les différentes composantes du système de recherche-développement. Déjà objet d’un vif intérêt à la fin des années 1960, cette innovation et ses différentes variantes étaient abordées selon le schéma de relation directe technique-rendement, sous forme d’innombrables essais implantés à l’initiative des techniciens locaux. Aucune tendance ne se dégageait. Sous l’impulsion de Hénin, Monnier et Sebillotte, l’ITCF installe alors un réseau d’essais de longue durée (Bodet et al., 1976), répartis sur un petit nombre de sites choisis en fonction d’hypothèses précises sur les mécanismes déterminants, en l’occurrence les interactions sol-climat influant sur l’évolution de la structure du sol. Des protocoles d’observation et de mesure détaillés leur sont appliqués, aussi bien sur le comportement des cultures que sur l’évolution du sol. Un schéma interprétatif se dégage, conduisant en France à des préconisations beaucoup moins dogmatiques et beaucoup plus contextualisées que dans d’autres pays. La généralisation des conseils se traduit par des grilles de décision sur le choix des équipements (Arvalis, 2010) prenant en compte différents paramètres de contexte – y compris les objectifs de l’agriculteur –, et non sur des normes régionalisées. Au total, il est très probable que la forme pragmatique, à la fois progressive et diversifiée, qu’a pris la simplification du travail du sol en France (Labreuche et al., 2020) découle de cette stratégie exemplairement agronomique.
Une exhaustivité sollicitée et assumée
84La parution récente de plusieurs études et expertises collectives en réponse aux demandes des pouvoirs publics47 atteste d’un considérable accroissement des capacités de généralisation et d’extrapolation de l’agronomie, car le cahier des charges de ce type d’étude implique une exhaustivité à l’échelle nationale. Au prix bien sûr de certaines approximations, toutes les conditions de milieu et tous les systèmes de culture et de production rencontrés dans ce périmètre doivent être pris en compte (figure 2.12). Cette exhaustivité s’appuie notamment sur des démarches d’expérimentation virtuelle elles-mêmes fondées sur des modèles tels que Stics, mis au point et validés antérieurement. La polyvalence de Stics et la puissance de travail qu’il apporte à ces études de grande ampleur sont certes liées à un important travail complémentaire d’adaptation à un grand nombre de cultures. Mais elles sont aussi dues à l’accroissement de sa capacité de représentation du fonctionnement des agroécosystèmes, par adjonction successive de modules décrivant de nouveaux processus (germination-levée, fonctionnement des racines et alimentation hydrominérale, drainage des nitrates, etc.), y compris ceux liés aux impacts environnementaux (Beaudoin et al., 2019).
Figure 2.12. Un exemple de démarche agro-environnementale à visée exhaustive : évaluation à l’échelle régionale du stockage additionnel (1) de carbone dans le sol suite à l’adoption de différentes pratiques stockantes : modifications des systèmes de culture, NRO (2), aménagements paysagers, etc. (d’après Pellerin et al., 2019a, actualisé en 2020).
(1) Quantité supplémentaire de carbone stockée dans le sol (sur une profondeur de 30 cm) liée à la modification des pratiques agricoles, en Mt de C.
85Un pas supplémentaire dans l’exigence d’exhaustivité est franchi quand l’agronomie s’implique dans l’élaboration de la réglementation publique, qui s’applique à tous, partout et en toutes circonstances. Un cas particulièrement révélateur est la sollicitation de la communauté des agronomes dans le cadre des groupes régionaux d’experts instaurés suite au contentieux engendré par le non-respect de la directive Nitrates (chapitre 9). Même s’il est paramétré et modulé en fonction des données locales et présente des dérogations, c’est le même schéma de préconisation des doses d’apport azoté – tout au moins le même ensemble d’options de schémas de calcul – qui s’applique. Dans l’ensemble, certes non sans avatars (par exemple les discordances de préconisation, en conditions identiques, aux bordures de régions voisines), cette machinerie complexe a fonctionné, permettant d’éviter un plafonnement pur et simple des doses, qui aurait mis au rebut plus d’un demi-siècle de progrès de l’agronomie sur la dynamique de l’azote (Gitton et al., 2020). Ce résultat est à mettre à l’actif de l’effort intense et continu, mené dans le cadre du Comifer, pour étendre à toutes les cultures et modes de fertilisation la mise en œuvre du bilan prévisionnel et autres méthodes de raisonnement basées sur des modèles plus empiriques, mais néanmoins formalisés. Transposons les leçons de cette expérience aux nombreuses autres thématiques agro-environnementales, et nous voyons aisément que l’agronomie ne doit pas s’endormir sur ses lauriers. Si elle n’est pas en mesure suffisamment tôt de modéliser et paramétrer de façon exhaustive l’effet des techniques et systèmes de culture sur les impacts environnementaux, elle risque d’être court-circuitée. Par exemple, les cadastres d’émission de gaz à effet de serre, désormais établis à diverses échelles, pourraient engendrer des cartes de réglementation phytotechnique interdisant ou imposant telle ou telle modalité ou système de culture. L’implication de l’agronomie dans l’élaboration de la norme, qui malgré le précédent historique que constitue le rapport Hénin est un phénomène récent, au moins par son ampleur, ne doit donc pas être esquivée. Mais il faut avoir conscience de son ambivalence. La reconnaissance de généricité qu’implique l’exigence d’exhaustivité a pour contrepartie un risque de dérive simplificatrice consistant à négliger, voire nier, certains défauts d’adaptation des connaissances agronomiques au nom de l’efficacité à court terme dans la réponse à une commande publique. Au contraire, ces derniers doivent être analysés sans complaisance pour engendrer de nouveaux cycles de recherche et innovation.
Aujourd’hui, le défi de la globalisation
86Cette dynamique de généralisation-extrapolation de plus en plus étendue a partie liée avec le développement d’une agronomie globale qui traite les problèmes agricoles et agro-environnementaux aux échelles continentale ou planétaire (chapitres 1 et 3). Dans la littérature internationale, les études agronomiques se situant à ces échelles font suite à la montée, dès 1970, des préoccupations relatives à la limitation des ressources, exprimées notamment par le Club de Rome et le rapport sur « les limites de la croissance » (Meadows et al., 1972). Elles correspondent aussi à l’émergence des modèles de culture, dont les chercheurs de l’université de Wageningen sont alors les pionniers (de Wit, 1958), et qui permettent d’évaluer des potentiels de production agricole face aux besoins alimentaires. Dans ce cas, la démarche est clairement l’extrapolation généralisée d’un modèle stationnel.
87Depuis le début des années 199048, le caractère prégnant des problématiques de changement global oblige l’agronomie, comme la climatologie ou la géochimie bien avant elle, à considérer la planète comme un écosystème fonctionnel, et non plus seulement comme une vaste étendue aux milieux divers. Au premier rang de ces problématiques figure la lutte contre (et l’adaptation à) l’effet de serre et le changement climatique. Mais bien d’autres enjeux majeurs tels que la préservation de la biodiversité, l’usage et la protection des sols, la maîtrise des risques sanitaires pour l’homme et les animaux d’élevage, mais aussi les cultures, la préservation d’autres ressources renouvelables ou non, et leur juste répartition49, conduisent de façon incontournable à appréhender l’échelle planétaire, sans d’ailleurs exclure que d’autres entités fonctionnelles d’étendue inédite (continent, pays, grand bassin hydrologique, etc.) soient à considérer.
88Pour l’agronomie, c’est un défi sans précédent que d’analyser l’influence de l’agriculture sur les grands cycles biogéochimiques (Pellerin et al., 2014 ; Cellier et al., 2019), la biodiversité ou le fonctionnement spatial des systèmes agri-alimentaires, en prenant en compte les flux commerciaux intercontinentaux et la spécialisation macrorégionale qui en est le corollaire (Billen et al., 2019). Il ne s’agit plus seulement d’extrapoler, mais bien d’appréhender de nouveaux agroécosystèmes, ou plus exactement socio-agroécosystèmes, qui effectivement fonctionnent à l’échelle planétaire ou continentale (Makowski et al., 2014 ; Matlock, 2019). Il y a donc réellement innovation dans la démarche, même s’il est encore trop tôt pour en mesurer toute la portée. Outre l’ampleur inédite des espaces appréhendés, cette innovation réside dans la combinaison de différents processus, jusque-là considérés comme disjoints ou tout simplement ignorés, plus que dans la nature même des modèles mis en œuvre. L’agronomie globale s’inscrit ainsi en prolongement de la tendance continue à l’accroissement de complexité des agroécosystèmes étudiés. Elle est d’ailleurs concomitante d’un fort regain d’intérêt pour les interactions entre production végétale et élevage, désormais appréhendées à des échelles micro, voire macrorégionales (Moraine et al., 2016 ; Leterme et al., 2019 ; Catarino et al., 2021), alors même que ces systèmes sont plutôt en voie de régression, en France tout au moins. En tout état de cause, et quel que soit le sujet abordé, la globalisation de l’agronomie met en exergue l’importance d’une coopération internationale interdisciplinaire analogue à celle qu’ont pu établir les physiciens et climatologues, pour coordonner le choix et la mise au point des modèles et bases de données nécessaires.
Conclusion
89Au cours des soixante-quinze dernières années, l’agronomie a considérablement fait évoluer ses approches, méthodes et outils, non seulement en assimilant de nombreux apports externes grâce à des échanges intensifiés avec d’autres disciplines, mais aussi en concevant de façon endogène certains d’entre eux. Cette évolution des démarches reflète une dynamique globale de renforcement de la discipline, mais en a aussi été une puissante force motrice. C’est grâce à elle que l’agronomie a pu montrer une certaine efficacité dans la résolution des problèmes, étendre son champ d’action en abordant des thèmes inédits, et consolider les compétences qui sont à la base des métiers d’agronome. On peut ainsi considérer cette évolution des démarches comme une stratégie adaptative. Tantôt progressive, tantôt marquée par de brusques acquisitions-mutations, elle a permis à l’agronomie de se développer dans un contexte changeant et ainsi de faire face à des défis cruciaux, tout particulièrement celui de l’irruption des enjeux environnementaux, potentiellement très déstabilisateur.
90Or il ne va pas de soi que l’évolution des approches, méthodes et outils engendre, quoi qu’il arrive et de façon unilatérale, un renforcement des disciplines auxquelles elle s’applique. À certains moments de l’histoire récente de l’agronomie, on a pu entrevoir la menace que constituait l’enfermement dans un domaine thématique (la fertilisation), où précisément les approches étaient plus évoluées et donnaient plus de sécurité aux démarches agronomiques. Un autre danger a été celui de la dilution dans une approche de type « boîte noire », fondée sur l’illusion de pouvoir se passer d’une analyse du fonctionnement des agroécosystèmes. Dans les deux cas le résultat aurait pu être similaire, celui d’une agronomie ayant perdu son autonomie et réduite à l’application agricole des disciplines pourvoyeuses d’outils et méthodes, en l’occurrence la chimie et les statistiques dans le passé, les sciences et techniques du numérique aujourd’hui.
91S’il y a eu plutôt renforcement, c’est parce que l’évolution méthodologique est allée de pair avec celle des concepts et des connaissances, et surtout a été constamment mise à l’épreuve du traitement des problèmes rencontrés sur le terrain. Même s’il a pu y avoir de brèves phases d’engouement pour telle ou telle catégorie d’outils ou méthodes, ce n’est pas le progrès des outils et méthodes qui a piloté à lui seul la montée en puissance et en généricité de l’agronomie.
92Pour le futur, il n’est pas garanti que les mêmes équilibres dynamiques se reproduisent, et il y a donc toujours matière à prendre du recul sur la façon dont l’agronomie fait évoluer son bagage méthodologique. Est-ce au service et au bénéfice du contenu et des problématiques qui lui sont propres, ou ceux-ci ont-ils tendance à dériver des outils et méthodes employés ? L’agronomie doit à la fois toujours étendre et intensifier ses progrès méthodologiques, et en rester maître.
Encadré 2.3. Aperçu sur les catégories de modèles utilisés en agronomie Seuls quelques modèles seront cités ou illustrés comme marqueurs de l’évolution de l’agronomie française dans les différentes catégories proposées. Pour des analyses plus complètes, consulter Doré et al. (2006), Jones et al. (2017a ; 2017b), Richard et al. (2019). Modèles pour analyser et interpréter des expérimentations factorielles ou des enquêtes Les premiers modèles utilisés par les agronomes sont ceux de l’analyse de la variance (Anova), popularisée par Fisher en 1925 avec des dispositifs plus ou moins sophistiqués au niveau de la parcelle assurant croisement des facteurs, contrôle de l’hétérogénéité et économie dans les modalités comparées. L’analyse de la variance sous toutes ses formes est ensuite devenue une norme. Le plus souvent, c’est la répétition des expérimentations au niveau local (exemple des essais variétaux) qui permet d’envisager une prescription. Dans ce cadre, l’analyse des interactions génotype-environnement est plus récente (Denis et Vincourt, 1982) et évolue ensuite avec la prise en compte de conduites de culture et le développement de méthodes d’interprétation. Dans les années 1970, d’autres démarches émergent sous la forme de dispositifs organisant des parcelles d’agriculteurs au niveau régional (enquête-expérimentation). Une innovation méthodologique supplémentaire a été souvent associée à ces démarches, consistant à mobiliser un ou plusieurs modèles explicatifs susceptibles de rendre compte des effets du milieu sur l’espèce cultivée retenue. Modèles pour rendre compte du fonctionnement de l’agroécosystème Cette approche a été initiée par les modèles à compartiments sur l’évolution de la matière organique des sols (Hénin et Dupuis, 1945 ; Hénin et al., 1959). Les modèles suivants sont le plus souvent le résultat d’ajustements sur des données expérimentales, notamment de réponse du rendement à des doses croissantes d’engrais. Les premiers modèles alliant fonctionnement des peuplements végétaux et facteurs du milieu sont proposés par de Wit (1958). Puis les agronomes s’approprient les outils proposés par les bioclimatologistes sur la relation entre biomasse et déficit hydrique (Robelin, 1962) ou interception du rayonnement (Monteith, 1972). Les années 1980 voient le développement sur le plan international de modèles écophysiologiques (Penning de Vries et al., 1989), dont certains n’ont eu qu’une valeur académique, car insuffisamment validés sur des situations réelles. En parallèle se développent des approches sur les propriétés physiques des lits de semence en relation avec les processus de germination (Bruckler, 1983 ; Richard et Guérif, 1988), puis au champ pour la germination-levée (Simple, Dürr et al., 2001). Au niveau des horizons travaillés, l’évolution du profil cultural est modélisée (Sisol, Roger-Estrade et al., 2004). Grâce au marquage isotopique, la dynamique des éléments minéraux (P et N) est représentée par des modèles à compartiments (Fardeau, 1993 ; Recous et al., 1988). Sur l’azote, des modèles de même type sont appliqués à la plante entière (Wallach et al., 1990). L’intégration de ces modules portant sur différentes composantes de l’agroécosystème a abouti à la conception de modèles de culture plus complexes qui prennent en compte l’ensemble de la croissance et du développement d’une espèce végétale. Ils permettent de tenir compte des ressources du milieu et de leur évolution. Très active sur le plan international avec la création de plateformes collaboratives, cette démarche s’est traduite en France par le modèle Stics (Simulateur multidisciplinaire pour les cultures standards, figure 2.8a) comme archétype qui poursuit sa carrière jusqu’à nos jours (Brisson et al., 1998 ; Beaudoin et al., 2019). Figure 2.8a. Présentation synthétique du modèle Stics (d’après https://www6.paca.inrae.fr/stics/ ). Alors que le rendement a longtemps été la seule variable à expliquer, les modèles de culture évoluent dans leur structure afin d’aborder de nouvelles questions. C’est le cas notamment de la gestion durable des adventices, où des compromis sont à rechercher entre production, réduction de l’usage des herbicides et maintien de la biodiversité. Le modèle FlorSys (Colbach et al., 2014b ; 2018) a ainsi été conçu dans un contexte multi-espèces en prenant en compte les effets des systèmes de culture (figure 2.8b). Figure 2.8b. Schéma de présentation du modèle FlorSys (d’après Colbach et al., 2019). Modèles d’aide à la décision Un des premiers modèles à vocation décisionnelle est probablement le bilan prévisionnel de l’azote (Hébert, 1969), qui est devenu une référence incontournable pour tenter de diminuer la pollution azotée. C’est le premier modèle « inversé »50 et directement conçu pour une décision technique (dose d’azote à appliquer). Les modèles d’aide à la décision prennent en compte de manière explicite les techniques culturales en les couplant à des modèles biophysiques. Par exemple le modèle Otelo sur l’organisation du travail en fonction des jours disponibles dépendants de la dynamique de l’eau dans le sol (Papy et al., 1988), ou le modèle DéciBlé (Chatelin et al., 2005) qui articule l’élaboration du rendement et la prise en compte des états du milieu en vue de la décision technique. À la suite de ces travaux, une modélisation plus complexe du système de décision de l’agriculteur et de l’exploitation agricole s’est développée (Bergez et al., 2001). Compte tenu de l’ensemble des critères à prendre en compte (environnementaux, économiques, sociaux) et de l’élargissement des dimensions spatiales et temporelles, des modèles d’évaluation multicritère ont été développés depuis une quinzaine d’années (par exemple MASC/DEXiPM, Craheix et al., 2015 ; figure 2.8c) et mobilisent implicitement le fonctionnement des agroécosystèmes au travers d’un formalisme simple d’arbre hiérarchique. Les systèmes de culture et pratiques agricoles sont en entrée et les sorties couvrent de multiples impacts (économiques, environnementaux, sociaux). Figure 2.8c. Évaluation multicritère des performances de systèmes de culture innovants à l’aide du modèle DEXiPM (d’après Messéan et al., 2010). L’arbre permet d’évaluer la contribution d’un système de culture existant ou envisagé dans un contexte donné (climat, sol, marchés, politiques, etc.). Les données en entrée permettent d’estimer les valeurs des critères de base (deuxième colonne) par calcul à l’aide de modèles ou dires d’expert. Ces valeurs sont ensuite agrégées progressivement à l’aide de pondérations (en pourcentage) qui reflètent les relations entre critères et/ou les préférences des acteurs (valeurs par défaut modifiables par l’utilisateur, exemples donnés sur la figure). Chaque critère prend une valeur qualitative (ici très élevée, élevée, moyenne, faible, très faible). Cette évaluation accompagne la conception ex ante de systèmes (sélection des systèmes a priori les plus prometteurs dans un contexte) et permet de vérifier a posteriori les performances effectives. Il est aussi possible de rechercher les éléments de contexte les plus adaptés à un système de culture souhaité. Ces modèles permettent de comparer, ex ante, les performances de systèmes innovants avec celles des systèmes actuels afin de sélectionner a priori les systèmes les plus prometteurs qui pourront alors être testés au champ (en station ou en ferme). Ils permettent aussi d’accompagner en temps réel les agriculteurs dans le pilotage dynamique de leur transition dans un contexte plus incertain (figure 2.8c) en réévaluant en continu leur système en fonction des performances observées et de l’évolution du contexte externe (par exemple dérèglement climatique). Ils représentent enfin explicitement les préférences des acteurs dans la priorisation des critères et peuvent ainsi aider à accompagner des médiations entre acteurs. Modèles spatialisés à l’échelle du paysage pour accompagner la gestion territoriale La nécessité de considérer des flux physiques et biologiques au-delà de la parcelle et le développement des SIG ont amené le développement de modèles à l’échelle du paysage, en particulier ceux traitant de flux de gènes pour étudier la faisabilité d’une coexistence entre systèmes de culture et filières, conventionnelles, biologiques et biotechnologiques (Angevin et al., 2008). Les modèles qui intègrent explicitement les comportements des acteurs reposent pour la majorité sur le formalisme des systèmes multi-agents, certains étant spatialisés (Poggi et al., 2021). Par exemple, la gestion territoriale de l’eau grâce au couplage de modèles de cultures et de décision au-delà de la parcelle agricole, au sein de la plateforme de modélisation et de simulation Maelia (Gaudou et al., 2013). En conclusion, au fil de la période envisagée, les types de modèles se sont succédé, mais, en général, sans se remplacer. L’agronomie a su les mobiliser et y contribuer grâce à ses avancées conceptuelles. La sophistication opérée dans chaque catégorie n’a toutefois pas toujours été synonyme d’opérationnalité. Quels que soient les modèles, les critères de sensibilité et de robustesse sont essentiels. En fonction des objectifs, ils confèrent une plus ou moins grande qualité prédictive ou d’aide à la décision. |
Bibliographie
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Notes de bas de page
10 Dans ses pratiques didactiques, Mathieu de Dombasle les incarne toutes à lui seul (Benoît et Knittel, 2017). Il en était sans doute de même pour Olivier de Serres.
11 Voir chapitre 8. Sous l’influence des syndicats agricoles mais aussi des mouvements d’éducation et d’animation rurales d’inspiration religieuse (particulièrement la Jeunesse agricole chrétienne, JAC) ou laïque, tels que les Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), les organismes de développement ont structuré le développement agricole, y compris dans ses aspects techniques, sur un mode collectif avec des groupes d’expérimentation et d’échanges sur les retours d’expérience : Centres d’études techniques agricoles (CETA) et Groupements de vulgarisation agricole (GVA) notamment. Les structures nationales et leurs organes de presse, ainsi que les très nombreuses revues techniques locales ou nationales, ont assuré la synthèse et l’élargissement de la diffusion des principaux résultats prometteurs qui se dégageaient.
12 C’est ainsi qu’est intitulé le numéro spécial d’une revue technique de grand renom, Fermes modernes (Gachon, 1974b).
13 Dispositif institutionnel (décret d’avril 2002) qui visait à qualifier officiellement les agriculteurs respectant un cahier des charges relatif aux modalités d’adaptation des interventions techniques aux conditions de milieu (notamment de sol et climat), sur la base de raisonnements avalisés par les « experts ». Pour différentes raisons, et malgré la vogue du terme lui-même, le succès de ce dispositif est resté très limité.
14 Le terme « profil cultural » a deux acceptions : il désigne soit un concept, c’est-à-dire une façon d’appréhender le sol différente et complémentaire du profil pédologique, soit la méthode de description qui permet de relier les états du profil à l’histoire culturale et climatique de la parcelle.
15 Voir Sebillotte (1963) et Jonard (1964) : deux des tout premiers travaux publiés utilisant cette démarche, qui vaut surtout pour les espèces dont les phases de développement des organes récoltés sont bien distinctes dans le temps (cas des céréales à paille par exemple). Dans les autres cas (pois, colza par exemple), l’analyse des composantes du rendement s’avère beaucoup moins directement efficace pour le diagnostic de terrain. Dans tous les cas cependant, la décomposition entre nombre de pieds par unité de surface et production par pied permet de distinguer la phase d’implantation du reste du cycle cultural.
16 À l’exception notable des bioagresseurs, dont les dynamiques d’évolution et l’impact sur la production sont longtemps délaissés par les agronomes, et constituent dès lors le domaine réservé des spécialistes de la protection des plantes, avant de faire l’objet d’un réinvestissement, initié sur la dynamique des adventices (Debaeke, 1987).
17 Voir à ce sujet le témoignage d’Agustin Mariné, agriculteur espagnol, sur la maïeutique mise en œuvre sur le terrain par M. Sebillotte (Mariné, 2012).
18 Si ce n’est par une minorité de chercheurs participant au groupe « analyse et synthèse » lancé par S. Hénin en 1969 (plus tard dénommé « groupe non sectoriel »), qui joueront un rôle actif dans la création au sein de l’Inra du département Systèmes agraires et développement (SAD) en 1979 (Gras et al., 1989).
19 Le développement de la démarche systémique en agronomie a largement bénéficié d’apports externes, provenant en particulier du réseau pluridisciplinaire autour de la modélisation des systèmes complexes initié par Le Moigne (1977 ; 1999).
20 Les sciences de gestion sont alors bien plus avancées à cet égard.
21 Conférence internationale Farming Systems Research and Development (FSRD) à Montpellier en 1994, Colloque Inra-Conseil régional de Picardie à Laon en 1996.
22 Voir le programme Bilans environnementaux, lancé en 1992 à l’initiative du Cetiom en lien étroit avec l’Ademe et l’Inra (Risoud, 2007).
23 Qui fait l’objet de travaux de modélisation compartimentale dès le début de notre période d’étude (Hénin et Dupuis, 1945 ; Hénin et al., 1959).
24 Depuis, l’intercomparaison de modèles est devenue un sujet d’étude en soi, particulièrement d’actualité dans le cadre des travaux relatifs au changement climatique (Rosenzweig et al., 2013).
25 Correspondance établie dans un contexte donné entre une variante technique et un critère de performance (Sebillotte, 1978b), sous des formes qui peuvent être très diverses (chapitre 8).
26 Cet élargissement présente des similitudes (mais aussi des différences et des décalages temporels) avec les évolutions qui ont eu lieu en médecine ainsi qu’en écologie.
27 Les instituts techniques, en particulier l’Institut technique des céréales et des fourrages (ITCF), se dotent de services statistiques qui publient des manuels de haut niveau (par exemple Tranchefort et Philippeau, 1971, suivi de nombreux autres ouvrages puis logiciels).
28 Analyse de la variabilité d’un phénomène à partir d’un échantillon de situations existantes, en vue d’identifier et de hiérarchiser les facteurs qui influent sur cette variabilité. Dans les enquêtes agronomiques, ces situations correspondent à des parcelles d’agriculteur, et peuvent faire l’objet d’un certain contrôle, pour réduire la gamme de facteurs de variation pris en compte.
29 Comme on le verra plus loin, l’« expérimentation-système » ne répond pas au même objectif comparatif qu’une expérimentation classique.
30 La nouveauté ne réside pas dans la pratique de l’enquête et plus globalement du diagnostic en situation non expérimentale (voir les études datant des années 1950 citées dans Le Profil cultural), mais dans leur reconnaissance comme voie majeure d’acquisition des connaissances en agronomie.
31 Notamment l’Observatoire Colza installé par le Cetiom en 1982 (Palleau, 1993).
32 Analyse exploratoire et non rétrospective comme dans le cas précédent.
33 Contrairement aux perturbations subies par les cultures, les fuites de nitrates, émissions gazeuses et autres impacts environnementaux sont inaccessibles à l’observation directe des acteurs de terrain, ce qui rend peu praticable l’amélioration par essai-erreur.
34 Dephy : Démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires.
35 Syppre : Systèmes de production performants et respectueux de l’environnement (https://syppre.fr/ ).
36 Sujet central des expérimentations historiques de Rothamsted (Macdonald et al., 2018) en Angleterre et Grignon (Péquignot et Récamier, 1961).
37 Expérimentations implantées au début des années 1960 notamment à Lusignan (Vienne) (Jacquard et al., 1969) et à Montluel (Ain) (Sebillotte, 1968).
38 Essais sur la suppression du labour implantés au début des années 1960 à Grignon puis en plusieurs sites français par l’ITCF (Bodet et al., 1976).
39 Dans les instituts techniques et chambres d’agriculture, de nombreux essais sont alors implantés pour comparer les itinéraires techniques plus ou moins intensifs selon ce schéma. À l’Inra, le vocable « essai-système » désigne explicitement toute une génération d’expérimentations de moyenne durée (de l’ordre de 3 ou 4 cycles de rotation) installées au cours des années 1990 (Toulouse, Mons-en-Chaussée, Dijon, Rennes, etc.).
40 On retrouve ici le caractère illusoire, en agronomie comme dans bien d’autres domaines, du schéma de transfert linéaire des innovations (chapitres 5 et 8).
41 UMR TETIS, Cirad-ES, Maison de la télédétection, 500, rue Jean-François-Breton, 34093 Montpellier.
42 Ce travail de thèse constitue un jalon et suscitera un profond renouvellement des conceptions en matière d’acquisition, gestion et valorisation des données relatives au sol, la notion de carte s’effaçant au profit de celle de base de données spatialisées.
43 Voir Monestiez et al. (2004) : un des tout premiers ouvrages où sont rapportés des travaux d’agronomie faisant appel aux SIG, démarrés à la fin des années 1990.
44 Sans oublier le travail précurseur de Hénin dans le cadre de son rapport sur la pollution nitrique (chapitres 3, 7 et 10).
45 Ces enquêtes seront longtemps intitulées « PK » avant de devenir « pratiques culturales ». L’inaccessibilité des données recueillies a longtemps fait l’objet de plaintes récurrentes de la part des organismes de recherche-développement.
46 Le terme anglais process-based caractérise bien cette orientation.
47 À INRAE, depuis 2000, une vingtaine d’études ou expertises collectives de grande ampleur, impliquant fortement les chercheurs en agronomie, ont été engagées (voir figure 6.2 et https://www6.paris.Inrae.fr/depe/ ).
48 Le fait déclencheur étant à cet égard le célèbre « rapport Brundtland », élaboré dans le cadre de la Commission mondiale des Nations unies pour l’environnement et le développement (1987) et discuté au Sommet de la Terre de 1992.
49 Cas du phosphore dont les terres agricoles de continents entiers restent gravement dépourvues, et dont les ressources minières sont en voie d’épuisement à l’échelle du siècle (Eveillard, 2014 ; Nesme et Withers, 2016).
50 Passage de « que se passe-t-il si » à « que faut-il faire pour ? ».
Auteurs
Centre Pays de Loire – Angers, 42, rue Georges-Morel, CS 60057, 49070 Beaucouzé Cedex 01.
Institut Agro Dijon, 26, boulevard Docteur-Petitjean – BP 87999, 21079 Dijon Cedex.
INRAE, UMR Agronomie, AgroParisTech, INRAE, université Paris-Saclay, campus de Grignon, avenue Lucien-Brétignières, 78850 Thiverval-Grignon.
UMR Innovation, Cirad-ES, 73 rue Jean-François-Breton, 34398 Montpellier cedex 5.
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