Conclusion générale
p. 223-230
Texte intégral
1Le 16 septembre 2018, l’ouragan Florence venait de frapper la côte sud-est des États-Unis. Treize morts étaient recensés le premier jour et plus d’un milliard de dégâts déjà annoncés. Mais les autorités avaient anticipé la survenue de ce phénomène trois jours auparavant, ce qui a conduit 1,8 million d’habitants à quitter leur logement de façon préventive, sans aucune alerte activée localement. Toutefois, les crues rapides ne sont pas des aléas aussi « simples » à prévoir : à peine commencait-on à oublier Draguignan (2010) ou Cannes (2015), que des crues rapides entraînaient à nouveau des dégâts matériels et humains en 2018 (exemple C.1), sans oublier les crues de l’hiver 2019 à Cannes. Leur survenue n’a pas toujours été anticipée, les efforts doivent donc être poursuivis pour y faire face, en matière de prévisibilité, d’alerte et de comportement.
Exemple C.1. Sans chercher l’exhaustivité, plusieurs crues rapides dommageables sont survenues durant l’été 2018, en France (1 victime à Saint-Julien-de-Peyrolas le 14 août 2018), en Italie (13 victimes dans les gorges du Raganello, situées en Calabre, le 21 août 2018, toutes étant des randonneurs surpris par un flot dévastateur qui est apparu en quelques secondes), en Espagne (3 victimes à Cebolla, dans la province de Tolède, où le cours d’eau Sangüesa est monté en quelques minutes, et les niveaux d’eau ont dépassé deux mètres dans plusieurs maisons le 8 septembre 2018). |
Quels objectifs attendre de l’alerte ?
2En l’état, le processus d’alerte n’induit pas des réflexes et des automatismes en cas d’événement, si tant est que le danger soit prévisible et annoncé. Le système français actuel génère plus d’hésitations et de doutes qu’une réelle réactivité de la part des acteurs concernés. Plusieurs défaillances sont en cause : un manque de clarté dans la nature des signaux envoyés ; une grande diversité des outils techniques et des canaux de communication ; une absence de communication sur les mutations à venir ; et une profusion dans les informations générées, à l’image de la confusion classiquement observée dans les médias entre la vigilance et l’alerte. Le manque de certitudes sur la magnitude des aléas et sur l’ampleur des populations probablement impactées est aussi un des éléments incompatibles avec la binarité de la prise de décision. Les solutions sont par ailleurs vantées sous leur angle techniciste, alors qu’on devrait mesurer l’efficacité individuelle des outils, et mieux ajuster l’offre à venir en pensant d’abord, et surtout, aux publics. Les consignes de sécurité, qui sont régulièrement rappelées, ne sont guère comprises, connues ou mises en œuvre en cas de danger réel : les individus font plus confiance à leurs expériences passées et à leurs émotions, et ce ne sont évidemment pas des êtres « rationnels » que l’on peut englober dans une seule entité sociale, classiquement désignée sous le terme « citoyen ».
Susciter l’attention
3De très grands décalages existent entre les connaissances acquises (et imparfaites) sur la « complexité » et la violence des crues rapides, et leur réelle prise en compte dans les documents de planification ou dans la chaîne d’alerte. Bon nombre de chercheurs s’intéressent aux seuils de fonctionnement des crues rapides et à la complexité de leur développement dans l’espace. Les approches menées sont variées :
certains tentent de caractériser les dépassements de seuil à partir desquels les écoulements vont générer des impacts morphogènes importants (à l’image du flash flood index, FFI) ;
d’autres proposent d’identifier des « pluies critiques », en combinant les intensités des pluies aux réactions hydrologiques à attendre sur un grand nombre de bassins, qu’ils soient jaugés ou non (par exemple, dans le flash flood guidance, mis en œuvre aux États-Unis) ;
plusieurs approches proposent par ailleurs de modéliser les effets des interactions spatiales entre les composantes environnementales qui constituent un bassin versant, pour mesurer le rôle joué par les jeux d’échelle et évaluer les relais entre les processus par exemple ;
il est également possible d’intégrer les autres composantes du risque lié aux crues rapides, notamment la vulnérabilité des enjeux exposés, les conditions de mortalité, les coupures de route ou les comportements des individus, en se fondant sur divers protocoles.
4Sans détailler la liste de tous les travaux menés sur les crues rapides, les efforts en la matière sont nombreux. Ils doivent être poursuivis, d’autant que le nombre de bassins versants prêts à réagir en cas de pluies intenses est important. Plusieurs chercheurs tentent aujourd’hui de mutualiser leurs bases de données capitalisées, pour affiner ces seuils et s’approcher un peu plus de la réalité terrain. La prise en compte de la totalité des facteurs agissant sur ce risque est évidemment une bonne chose.
5Malgré ces connaissances, l’inconnu et l’imprévisibilité des crues rapides sont des impensés de la crise, qui se reportent sur le processus d’alerte. Rares sont les plans de gestion qui vont au-delà d’une simple cartographie des zones exposées, et rares sont les situations où les outils ont réellement été activés (le tocsin à Aramon en 2002 ; les sirènes lors de la crue du Vidourle en 2015). Il n’existe pas non plus d’exercices d’entraînement impliquant les publics pour faire face à ces phénomènes, par essence violents et soudains. Or, si les crues surviennent de façon brève, comment peut-on s’attendre à ce que les individus exposés aient les comportements adéquats, alors qu’ils n’en soupçonnent pas l’existence, si rares soient-ils ? À cet égard, le fait de dire que des crues ayant une période de retour centennale ne se manifestent qu’une fois tous les 100 ans (alors que d’un point de vue statistique, ils ont une chance sur 100 d’apparaître tous les ans) cause d’importants préjudices. C’est un choix stratégique, qui a vise à éviter de faire peur et à reléguer ces inondations loin du quotidien, mais cette vision annihile la prise de conscience situationnelle, notamment chez les habitants exposés.
6Il existe par ailleurs un très net décalage avec les attentes des élus et des autorités : ces derniers ont besoin de connaissances sur les seuils de rupture critique, ou de données qu’il est parfois impossible de fournir avec certitude (comme l’intensité et la période de retour des crues, ou l’ampleur des dommages à venir). Pourtant, l’usage qu’ils en font ne répond pas à ces attentes : certaines données produites ne sont jamais utilisées (comme les travaux que nous avons menés pour la Dreal de Haute-Normandie) et le « trop-plein de connaissances » peut engendrer, à son tour, de l’inconnu dans la crise elle-même. À titre d’exemple, la protection du matériel roulant de la SNCF (qui doit notamment faire face à la diversité des ruissellements et des crues rapides ; Lagadec, 2016) entre en conflit avec la réquisition de ce type de matériel en cas d’évacuation. Les incertitudes ne sont pas non plus communiquées au public. Elles restent souvent occultées dans la matrice de décision finale, car celle-ci se fonde sur des procédures préétablies, rarement ajustables.
7La communication actuelle est insuffisante pour obtenir des comportements adaptés des personnes en situation de danger. Ne pas se préoccuper de la réception, voire de l’appropriation des messages et des consignes à une échelle individuelle, condamne à réitérer systématiquement les mêmes erreurs. L’absence de vision commune entraîne une dispersion des ressources, humaines et matérielles, que P.H. Bourrelier dénonçait déjà en 2001 comme des « logiques de pré carré » (Scarwell et Laganier, 2004). Ce constat nuit à une bonne synergie et une réelle coordination des actions.
Induire des comportements appropriés
8Ce volume remet en perspective une multitude d’expérimentations, développées en collaboration avec d’autres chercheurs ou dans le cadre d’ateliers de mise en situation avec des étudiants. Quelle que soit la diversité des protocoles, ils ont tous en commun de chercher à comparer des faits et des observations empiriques (in situ) à des modèles (théorie), et de confronter les usages (estimés) à un potentiel d’utilisation. Les allers-retours permanents entre des approches descriptives (« comment ça marche ? ») et une approche holistique (« cet argument est-il (ou non) prouvé ? »), permettent d’identifier certains invariants.
9L’art d’alerter est un exercice délicat, qui présuppose certaines précautions :
il faut ancrer ce processus dans les lieux de vie et dans le temps du quotidien, en le percevant plus comme l’opportunité de mettre en pratique des réflexes et des comportements adéquats, que comme une contrainte véhiculant une pensée négative face aux dangers à venir ;
la connaissance des consignes à respecter en cas de danger (véhiculée dans le cycle de la prévention) n’implique pas qu’un individu sera en capacité de se remémorer cette information en cas de crise. Les décalages entre attitudes, compétences comportementales et réactions avérées durant l’alerte sont, comme prouvés à plusieurs reprises, bien trop importants ;
les messages diffusés nécessitent de faire un compromis entre un vocabulaire adapté (pour ne pas faire peur), une situation évolutive (à quel moment on diffuse ?) et des incertitudes. Si les autorités se cachent derrière ce troisième argument pour ne rien diffuser à la population, il est temps de changer de postures : la communication est essentielle, ne serait-ce que pour garder un contact avec les individus concernés, car elle peut masquer une mauvaise gestion, alors qu’à l’inverse, une mauvaise communication occultera toujours une bonne gestion ;
l’appréhension d’un signal d’alerte dépend du contexte, de la répétitivité des événements et de leur inscription dans l’espace : il faut donc préparer les habitants du mieux possible, sans prioriser tel ou tel aléa en particulier, quitte à tester les scénarios les plus « impensables » ;
les autorités doivent trouver le meilleur compromis entre les informations connues et reçues, et les données qu’elles peuvent communiquer en cas de danger. Durant les exercices observés au centre opérationnel départemental (COD), les données diffusées à la population étaient parfois volontairement erronées (« l’événement est en cours, ne vous rendez pas sur place », alors que la crise est terminée), ce qui démontre la faible confiance accordée aux individus ;
il ne sera jamais possible d’alerter 100 % de la population et il convient donc d’accepter qu’une partie de la population ne soit pas réceptive, attentive ou réactive en cas d’alerte.
10Face à ces contraintes multiples, il faut alors penser différemment :
les signaux doivent tenir compte des « espaces-temps » de l’alerte : selon les aléas en cours, les services en charge de l’alerte disposent d’un laps de temps variable pour activer les outils dont ils sont pourvus. Leur réactivité est aussi conditionnée par le délai de prévisibilité des aléas et par la période de temps avant les premiers impacts. L’offre doit donc s’ajuster par rapport à ces délais (des sirènes pour des temps brefs ; des automates d’appel pour des évacuations massives…), tout en restant connectée grâce à différents canaux ;
on doit trouver des solutions plus invasives pour que les individus ajustent leur comportement selon les aléas qu’ils sont en mesure de comprendre. Aussi, au lieu de diffuser des consignes généralistes (se calfeutrer en cas de séisme, se mettre en dehors de l’eau en cas de crues…), il faudrait influencer les motivations par des suggestions indirectes, tendre vers des mises en situation plus réalistes (exemple C.2), ou profiter des évolutions réglementaires pour observer les comportements en cas d’exercices imposés pour divers établissements (exemple C.3) ;
on pourrait imaginer la diffusion de signaux variables selon les niveaux des risques (à l’image des sons émis aux États-Unis par les sirènes, ce qui fait écho aux anciens sons, envoyés par les tocsins qui, autrefois, en France, permettaient de différencier la menace à venir) ;
il faut communiquer « sans fard et avec honnêteté » avec les individus, qui interagissent dans leur réseau social ou sur les RSN, indépendamment des autorités. La position des institutions doit évoluer, notamment pour dépasser des postures réticentes à l’égard du numérique.
Exemple C.2. Parmi les initiatives récentes les plus originales, on peut citer l’organisation d’un escape game à Paris, prévu le 28 septembre 2018, à l’initiative du Cpie Picardie. Le but de ce jeu est de permettre à un groupe d’individus de faire « l’expérience de l’inondation ». Le scénario retenu est le suivant : « La Seine a débordé et l’inondation est imminente. Vous êtes au cœur du quartier latin et vous devez vous rendre au plus vite au point d’évacuation, car d’ici 75 minutes le quartier sera cloisonné ». Exemple C.3. Depuis 2015, les établissements recevant du public doivent organiser un exercice d’évacuation par an. Les écoles élémentaires et primaires doivent même réaliser trois exercices par an depuis 2016. Il serait intéressant de développer des protocoles pour observer, évaluer et mieux comprendre les réactions (des individus et des groupes) durant ces exercices. Or, contacté dans le cadre du projet Peps Smare (porté par M. Amalric et E. Beck), le comité d’éthique du CNRS ne donne pas son accord sur une telle opération : les exercices impliquant des personnes « non prévenues de cette simulation » font craindre des effets de panique ou des décès… |
Induire de la continuité face à l’inconnu de la crise
11Tous nos résultats peuvent être synthétisés dans un schéma conceptuel (figure C.1). Les travaux de recherche et les indicateurs d’efficacité individuelle doivent interagir avec la mise en œuvre des solutions techniques, la planification, la coopération entre les individus et les groupes sociaux, l’éducation et les exercices, et être englobés dans une stratégie partagée à long terme, si au final on souhaite que tous les acteurs aient des comportements appropriés.
Figure C.1. Modèle conceptuel positionnant les perspectives pour une alerte plus efficace
Pour une géographie de l’alerte
12En tant que géographe, j’ai été amené à développer des méthodes qui sont inscrites dans le champ de la géographie quantitative et de l’analyse spatiale (qui trouvent une traduction plus opérationnelle que théorique), de la géomorphologie (en lien avec ma formation originelle), et de la modélisation (avec des outils de simulation permettant de tester, d’infirmer ou de rejeter des hypothèses sans passer par des protocoles plus lourds à mettre en place). Plusieurs notions géographiques ont été mobilisées dans ce volume, comme l’isotropie de l’espace, la distance (au point émetteur), le territoire (un espace vécu), les interactions (entre des aléas, des risques et les composantes du milieu), les inégalités spatiales (en termes d’accessibilité) et sociales (en termes de réceptabilité), et les effets de seuils. Ainsi, une lecture géographique des phénomènes peut apporter un regard différent de celui que peuvent avoir les acteurs opérationnels (contraints par un certain nombre de rouages).
13Je revendique par ailleurs une approche géographique appliquée et opérationnelle. En tant que géographes, nous sommes forces de propositions et d’innovations pour faire évoluer les choses, par notre connaissance sur le fonctionnement et l’aménagement des territoires. Cependant, nous ne sommes que très rarement reconnus pour cela. J’ai l’impression de faire des interviews « inutiles », à l’image des émissions réalisées au lendemain de crues rapides dommageables (Draguignan en 2010 ou Cannes en 2015), durant lesquelles les médias cherchent à identifier les « coupables » (le changement climatique, l’urbanisation, l’entretien des cours d’eau) plus qu’à comprendre les faits et l’origine des problèmes. En travaillant avec des collègues liés à d’autres disciplines (hydrologie, informatique, psychologie environnementale, design et hydrologie), j’ai élargi mes questionnements, pour tendre vers une analyse plus fine des écueils du processus actuel. En l’état, l’un des problèmes qui reste posé est la mainmise des services de l’État sur l’alerte. C’est une particularité à l’échelle mondiale (sans pour autant être la seule), mais cette vision, très réglementée, amène à questionner le poids du politique et de l’héritage régalien. Personnellement, je préconiserais un service national indépendant, qui piloterait une plateforme unique, multicanale et multi-aléas, au sein duquel seraient coordonnés des services selon les caractéristiques des territoires et des aléas considérés, avec une action à l’échelle des bassins versants, pour les crues rapides notamment. Le cas échéant (autrement dit, si les services de l’État continuent dans la même direction qu’actuellement), les populations continueront à ne pas tenir compte des opportunités que peut générer l’alerte, en sous-estimant les risques et en reléguant la responsabilité de leur comportement aux institutions. Je crains que les représentants de l’État ne continuent à ajuster l’offre « au fil de l’eau », ou au « coup par coup », ce qui augmentera les inégalités entre les territoires (par exemple, un automate d’appel sur telle ou telle commune) et entre les individus (connectés ou non, attentifs ou non, réactifs ou non).
14L’un des autres problèmes renvoie à une question culturelle. La compréhension sociale de l’alerte varie selon les pays. Le risque sismique est présent en permanence chez les Japonais (il est intégré dans les normes de construction des bâtiments, et c’est l’un des fondements du « yin » et du « yang »), alors qu’en Californie, il est relégué loin derrière les risques sociaux, la criminalité ou l’avenir de la famille. Au Bangladesh, les crues du Brahmapoutre sont perçues de façon différente selon leur intensité : elles sont attendues et espérées pour des magnitudes faibles (barsha), car elles enrichissent les plaines inondables par l’apport de limons (c’est ainsi un signe de prospérité). En revanche, elles sont très mal vécues (bonna) lorsqu’elles provoquent des dommages matériels et humains. Pour anticiper un tremblement de terre, les sociétés ne se préparent pas non plus de la même façon : les Américains ont tendance à aller remplir leur frigo, alors que les Japonais font des exercices réels d’évacuation. Il faut aussi rappeler que le risque peut être attaché à des croyances religieuses, « un dieu provoquant des désastres pour punir l’humanité ».
15Ainsi, la compréhension de l’alerte doit tenir compte des facteurs perceptifs (nous l’avons vu dans le chapitre 9), des biais cognitifs (liés à l’affect), des variables représentatives (l’image que j’ai d’un danger ou d’un risque) ou des motivations qui poussent un individu à avoir tel ou tel comportement. Une approche géographique ne peut alors pas, à elle seule, être une discipline suffisante pour aborder tous ces aspects. L’approche que je mène est à ce titre interdisciplinaire, avec des questionnements qui interagissent avec d’autres chercheurs, voire avec divers acteurs opérationnels. Nous avançons, ensemble et pas à pas, et nous sommes désormais convaincus qu’il est grand temps de changer de postures.
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