Chapitre 9 - Faut-il abandonner le paysage ?
p. 141-150
Texte intégral
1Comme l’Histoire qui continue sa course malgré sa fin annoncée149, le paysage est toujours une question scientifiquement et socialement vive malgré sa « mort » elle aussi régulièrement prédite150. Le constater est une chose, le vouloir en est une autre… Car, au terme de cette réflexion, autant franchement poser la question de savoir s’il ne faut pas refermer « la parenthèse du paysage » (Briffaud, 2014) au motif qu’elle instaurerait à l’égard de l’environnement une relation toxique. Cette controverse du paysage est une façon de sortir le sujet du consensus apparent dans lequel il est trop souvent enfermé, et ainsi véritablement politiser la question. L’objectif n’est pas de prendre le contrepied d’ouvrages soulignant « la nécessité du paysage » (Besse, 2018) et appelant à une « transition par le paysage » (Folléa, 2019) – j’ai moi-même dans ces pages fait état des potentialités de l’action paysagère –, mais de mieux faire entendre les arguments des contradicteurs. Un peu selon la modalité du jeu de rôle que je pratique avec mes étudiants (Davodeau, Toublanc, 2019), mon objectif est de prendre le parti des « adversaires du paysage » (et il y en a !) en considérant leurs objections avec sérieux151.
2Il ne s’agit donc pas de « construire » de toutes pièces cette controverse (voir le sous-titre de l’ouvrage), comme s’il s’agissait de l’inventer, mais plutôt de la reconnaître, d’en prendre acte. Car cette controverse existe bel et bien, à la fois bien entendu dans le domaine concurrentiel des métiers de l’aménagement, où les paysagistes doivent faire reconnaître leur expertise, et dans les formations qui les y préparent. La contribution des disciplines scientifiques à cette expertise est plus ou moins forte selon la légitimité qu’elles lui accordent et selon leurs volonté et aptitude à adapter leur corpus théorique et méthodologique pour contribuer à l’action paysagère… ce qui nécessite de comprendre ce dont il est question (c’est l’objectif de cet ouvrage). Or, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, la catégorie d’action du paysage n’est pas reconnue par tous les enseignants impliqués dans la formation des professionnels du paysage : certains ne se posent pas la question et enseignent leur discipline comme ils le feraient dans n’importe quel autre cursus sans trop se soucier des métiers ; d’autres se satisfont d’une vague association des paysagistes aux « métiers de l’environnement » ; d’autres encore s’alignent sur leur représentation d’un titre professionnel (concepteur, ingénieur). Dans les formations, ces diverses postures pédagogiques sont le plus souvent latentes, rarement assumées, peu explicitées, et – justement parce qu’elles ne donnent pas lieu à une controverse intellectuelle et scientifique structurée et conduite comme telle – elles (dé)génèrent (en) des conflits, fragilisant les collectifs pédagogiques. C’est donc aussi pour cette raison aussi qu’il est important de « construire la controverse » : d’une part, pour reconnaître les divergences (il ne s’agit surtout pas de les masquer), et d’autre part, pour les discuter et en faire quelque chose.
3La formulation des arguments présentés est extrêmement concise et schématisée, car trop les approfondir conduirait à réinvestir des idées déjà développées dans les pages précédentes. La présentation de ce dernier chapitre est donc différente des précédents : l’écriture est plus ramassée, et l’encadré 4 qui suit est formulé dans la perspective d’une possible utilisation pédagogique.
Encadré 4. Les arguments de la controverse du paysage152 1a. Il faut abandonner le paysage car l’ambition environnementale de l’action paysagère est insuffisante. La lutte en faveur de la biodiversité doit être l’objectif principal. Le paysage peut y contribuer s’il désigne les « habitats » qui le structurent, et l’échelle spatiale élargie pour mettre en œuvre les principes de continuité écologique. Hors du champ de l’écologie du paysage, l’action paysagère équivaut trop souvent à un verdissement de façade ou à un « écoblanchiment » qui la disqualifient. À l’horizon des transitions, l’outil-concept du paysage permet tout de même de donner à voir et à anticiper les paysages qui se dessinent à moyen terme (énergies renouvelables, cultures pour les biocarburants) mais n’apporte pas de plus-value majeure à cette fonction figurative à laquelle il doit être assimilé. 1b. Il faut défendre le paysage car les mesures environnementales ne peuvent pas se priver d’une approche paysagère. Pour être pleinement opérationnelle et acceptée par le plus grand nombre, l’écologie du paysage est dans l’obligation de faire sens et donner une sensibilité aux « infrastructures » qu’elle entend préserver ou conforter. Pour appréhender véritablement le paysage, ses modèles spatiaux doivent tenir compte des usages et des représentations. Les nouveaux environnements visuels générés par la transition écologique ne pourront pas être acceptés sans être négociés. Penser l’écologie du paysage impose d’envisager qualitativement ses effets sur le bien-être des populations. Elle doit abandonner les modèles d’action trop stéréotypés pour être capable, à partir d’une lecture précise des formes paysagères locales, d’en déduire des principes d’action susceptibles de guider leurs évolutions. 2a. Il faut abandonner le paysage car sa mise en scène pour l’attractivité territoriale est contre-productive. Mise au service du marketing urbain et territorial pour renforcer l’attractivité économique et touristique, l’action paysagère produit des décors sans qualité. Réalisées pour satisfaire le plus grand nombre ou les plus privilégiés, ces vitrines du paysagement ne font pas illusion : alors qu’elles cherchent à souligner des identités territoriales, elles participent paradoxalement à leur effacement et contribuent à leur uniformisation. Soumis à des logiques de marchandisation, les paysages deviennent des biens de consommation sans saveur. 2b. Il faut défendre le paysage car sa valorisation n’est pas seulement gage d’attractivité, mais aussi de qualité de vie au quotidien. En dépit des processus économiques auxquels ils ne peuvent se soustraire et dont ils rendent nécessairement compte, les paysages racontent toujours une histoire particulière. Aucun n’est jamais identique à un autre, et aussi ordinaires soient-ils, ils ne sont jamais sans qualité, et toujours objets d’attachement pour ceux qui les vivent au quotidien. L’uniformisation des modes de vie n’efface jamais totalement la spécificité des lieux et leur histoire, ressources à partir desquelles le projet de paysage se donne l’ambition de travailler tout en répondant aux divers attendus formulés par la maîtrise d’ouvrage. 3a. Il faut abandonner le paysage car il est un facteur de bien-être marginal. Le bien-être et la santé relèvent d’une intériorité qui n’est pas d’abord déterminée par l’environnement. Si le rapport à l’espace peut être un facteur de bien-être, ce n’est pas le paysage mais plutôt l’ambiance (avec ses odeurs et ses sons) et l’environnement naturel (la qualité de l’eau, de l’air, des sols) qui importent, plus que l’apparence des choses. Lorsqu’il est envisagé comme facteur de ressourcement, le paysage véhicule le plus souvent une vision nostalgique et idéalisée du passé. L’usage qui est fait de cette image sert souvent moins le bien-être des populations que des logiques individuelles de repli sur soi et ses semblables. 3b. Il faut défendre le paysage car il est une source de bien-être non négligeable. Le paysage n’est pas qu’un décor contemplé à distance. En engageant le corps dans l’espace, cette relation immersive est source de bien-être pour l’individu. À l’heure des écrans généralisés, le paysage reconnecte à ce qui nous entoure, les espaces dans lesquels nous vivons, et ceux qui y vivent avec nous. Cette appartenance impose de prendre soin des lieux auxquels nous sommes attachés. Ce sentiment d’identification ne conduit pas forcément à refuser l’altérité : il peut aussi être un vecteur d’ouverture, car les appartenances sont toujours multiples. 4a. Il faut abandonner le paysage car l’action paysagère n’est pas globale mais confuse. Le paysage est une notion polysémique. Aussi la transversalité dont se targue l’action paysagère masque-t-elle en réalité une vraie confusion. S’il est effectivement possible d’appréhender les diverses thématiques (agriculture, urbanisme, patrimoine, biodiversité, etc.) selon une entrée paysagère, celle-ci n’ouvre pas nécessairement sur une « pièce commune » qui permettrait de traiter ensemble et avec cohérence ces différents sujets. À trop élargir la question du paysage, tant thématiquement que spatialement, le risque est d’en perdre la substance. 4b. Il faut défendre le paysage comme manière particulière d’aménager. Le sujet du paysage permet de décloisonner les questions d’aménagement, de penser les enjeux de façon systémique. Rentrer par le visible, et mieux encore par le sensible, aide à s’affranchir des domaines de compétences sectorisés des gestionnaires. Mais pour qu’il ne soit pas une entrée sans sortie, il faut réussir à penser le paysage pour chacun des enjeux abordés comme un prisme permettant de les saisir et de les formuler d’une certaine façon, en particulier dans leur inscription dans l’espace et en tenant compte des différentes représentations à travers lesquelles ils sont perçus. Cette approche paysagère de l’aménagement nécessite un travail pédagogique auprès des acteurs et implique de privilégier des modalités d’action participatives. 5a. Il faut abandonner le paysage car il n’est ni le sujet, ni le moyen accessible qu’il prétend pouvoir être au service des démarches participatives. S’il est fréquent que le paysage soit un des sujets abordés dans une démarche participative à des fins d’aménagement, et que des techniques de représentation du paysage soient utilisées, parler de médiation paysagère ou de participation par le paysage est excessif : d’une part, parce que ce n’est pas d’abord ce sujet qui motive et permet de mobiliser les participants, et d’autre part, parce que la dimension paysagère des aménagements est rarement l’objectif premier de ces démarches. En réalité, les démarches participatives investissent peu le paysage, sauf par les images qu’elles peuvent utiliser – mais le plus souvent, à d’autres fins. Par ailleurs, la question du paysage n’est pas si accessible et démocratique qu’elle le prétend au prétexte que chacun serait capable de le percevoir et d’en parler : en réalité, elle est un domaine d’expertise avec ses codes particuliers, et elle est d’ailleurs perçue comme telle. 5b. Il faut défendre le paysage comme moyen pour faire participer les populations aux décisions qui concernent leur cadre de vie. Bien que toutes les démarches participatives n’investissent évidemment pas le paysage, celles qui y recourent ne se restreignent pas à un travail sur l’image. Les sorties de terrain collectives ont des effets sur le contenu des discussions, la façon de formuler les enjeux et de les hiérarchiser. Elles créent un effet de situation qui a des incidences sur le déroulement et le contenu de l’action participative. Ces démarches sont structurées en plusieurs phases où le paysage est mobilisé différemment – en salle ou au dehors, collectivement ou individuellement – et travaillé à l’aide d’une très large gamme d’outils de représentation et d’animation : en fonction des compétences de l’animateur à les appliquer dans une démarche cohérente, le paysage peut effectivement être un sujet accessible au plus grand nombre, permettant d’aborder une grande diversité d’enjeux. 6a. Il faut abandonner le paysage comme enjeu d’une politique publique dédiée. Plutôt que de conduire à une politique publique du paysage, l’objectif de désectorisation de l’action paysagère doit consister à la déployer dans les différentes politiques sectorisées contribuant à l’aménagement des territoires. Ainsi remis à sa place, l’enjeu du paysage sera hiérarchisé face aux questions d’aménagement plus prioritaires comme la protection des patrimoines et de la biodiversité : le paysage est « la cerise sur le gâteau », mais pas davantage. 6b. Il faut défendre le paysage en continuant à en faire l’objet d’une politique dédiée et un instrument des politiques publiques. Le paysage n’est pas la cerise mais le gâteau (!) – du moins, une certaine façon de le faire. Le sujet véhicule une culture de l’aménagement alternative qui doit continuer à être insufflée et portée par la puissance publique, justement parce qu’elle fait défaut à la plupart des acteurs sur le terrain. Dans le sillage de la loi de 1993 et de la Convention européenne du paysage de 2000, il faut continuer à soutenir les politiques publiques du paysage, à faire reconnaître les spécificités des écoles du paysage et les compétences spécifiques des professionnels paysagistes. 7a. Il faut abandonner le paysage et recentrer les professionnels spécialisés sur le domaine des parcs et jardins. Si les paysagistes doivent être confortés, c’est sur leurs savoir-faire traditionnels : les parcs et jardins, la conduite du vivant. Ils doivent abandonner leurs prétentions territoriales, qui conduisent d’ailleurs parfois certains à se délester du paysage pour mieux accéder aux commandes territoriales. Cette tactique sémantique qui consiste à ne pas se revendiquer paysagiste et préférer parler de projet urbain ou de territoire est significative d’un malaise que les écoles devraient interpréter comme un impératif pour ce retour aux fondamentaux. Une telle stratégie serait cohérente avec la commande climatique qui créé à l’échelle locale un besoin de jardiniers-paysagistes mais qui nécessite à l’échelle globale des compétences qu’on ne peut sérieusement pas leur attribuer. 7b. Il faut défendre le paysage comme une compétence et un secteur professionnel spécifiques. Les paysagistes doivent être confortés dans leurs compétences telles qu’elles sont définies par le diplôme d’État du paysagiste concepteur (arrêté du 09/01/2015). Pour que ce référentiel corresponde au contenu des cursus, les formations doivent engager des réformes pédagogiques ambitieuses, notamment pour mieux articuler les modalités d’acquisition de la démarche de projet avec celles – plus fondamentales – issues de la recherche. 8a. Il faut abandonner le paysage dans les conflits d’aménagement. Le paysage n’est pas un argument crédible dans les conflits d’aménagement tant il est superficiel et instrumentalisable par les opposants aux projets comme par leurs promoteurs. Lorsqu’il est mobilisé par les opposants, il l’est surtout pour alimenter des stratégies Nimby. Pour les porteurs de projets, il est le « paquet cadeau » ou le « service après-vente » : un argument pour vendre, convaincre, séduire. On se mobilise pour un projet de société, rarement pour un projet de paysage… 8b. Il faut défendre le paysage dans les conflits d’aménagement. Il y a toujours une dimension paysagère dans les conflits d’aménagement, même lorsque le mot n’est pas présent dans les argumentations : la modification des lieux est toujours sensible car il y a un attachement à ce qu’ils sont et ce qu’ils représentent. S’il est vrai que l’argument du paysage est fragile, alors il est nécessaire que certains professionnels « du paysage » et chercheurs « en paysage » s’engagent dans ces luttes pour aider les activistes à s’emparer de cet enjeu et à l’argumenter, avec le mot paysage ou avec d’autres, mais aussi à l’aide des techniques de représentation qui leur sont opposées et qu’ils peuvent se réapproprier pour défendre leurs propres intérêts. |
4Ces argumentaires pour et contre le paysage et l’action paysagère reposent sur des conceptions du paysage et de l’action ambivalentes, dont j’ai précédemment rendu compte. La critique du paysage met en avant ses qualités (au sens neutre du terme) de distance et de superficialité qui en font un symptôme de la modernité occidentale. En discréditant l’action paysagère, l’argumentation ne reconnaît pas pour elle-même la catégorie d’action du paysage et considère les paysages comme les produits dérivés d’autres actions. Cette réfutation de l’ontologie paysagère est une négation de sa capacité à guider l’action, autrement dit de son agentivité. Lorsqu’elle est moins radicalement contre, la critique à l’égard du paysage s’en tient à souligner les prétentions de l’action paysagère et ses dérives, par exemple celles que l’on peut attribuer à un certain localisme (Bernier, 2019). L’argumentation consiste alors à prôner un repli de l’action paysagère sur ses héritages, par exemple en concédant à l’action paysagère le pouvoir d’étendre les aires patrimoniales et environnementales (le paysage pour changer d’échelle), mais sans modifier le contenu de ces deux catégories d’action. Une telle critique pointe les limites de penser les enjeux de l’urbanisme, de l’aménagement, de l’environnement à partir du visible, cette réduction conduisant à (mal) penser et (mal) agir sur une réalité territoriale tronquée. Plus fondamentalement, l’accusation du paysage repose sur le rejet d’un concept jugé trop anthropocentré (ce qu’il est, c’est indiscutable) pour répondre aux défis de l’anthropocène (voir la conclusion).
5Le point de vue de la défense ne rejette pas tous les arguments avancés précédemment. Celle-ci cherche seulement à présenter son client sous son meilleur profil : dans une perspective non scopique, immersive, dynamique, engagée. Elle cherche à contourner le « délit de modernité » en présentant le paysage comme une relation faite de proximité, d’expériences et d’attachement. Ainsi, il est donc possible et même nécessaire de défendre une action paysagère au service d’une approche qualitative de l’aménagement. Dans le contexte de l’anthropocène qui impose à la société de se penser conjointement avec les non-humains, le paysage ne peut pas être rejeté au motif qu’il serait une relique de la modernité et de son ancien régime climatique : il doit au contraire être défendu pour ses capacités à socialiser les questions environnementales, à les politiser, à les rendre plus sensibles dans tous les sens du terme et, si l’on ose une formule ambiguë, pour sa capacité à donner un visage à Gaïa (voir « Jusqu’où ne pas aller trop loin avec B. Latour… ? »).
6C’est moins la nature polysémique du mot paysage que les différentes fins pour lesquelles il est utilisé et les diverses modalités par lesquelles il l’est qui en font une controverse. Accepter l’« impureté du paysage », ou sa nature litigieuse pour reprendre le mot d’A. Berque153, consiste à concevoir que la relation sensible à l’environnement qu’il établit puisse autant appauvrir cette sensibilité que l’exacerber et l’enrichir. Il n’est pas neutre de regarder en tant que paysage ce qui nous entoure : saisir la campagne agricole ou un quartier populaire de grands ensembles sous l’angle du paysage revient à l’activer là où il ne l’est pas forcément, ou peu. Ainsi, faire des paysages ordinaires le support d’une pédagogie (Davodeau, Caillault, 2014), c’est y imposer la question du paysage, « forcer la porte » en quelque sorte. Pour que « l’irruption du sensible dans les politiques d’aménagement » (Bertrand, 1992) ne soit pas vécue comme une intrusion avec sa part de violence symbolique, il est nécessaire de questionner les sensibilités (de qui et à quoi ?) et les finalités de cette irruption du sensible (pour quoi faire ?).
7Si elle peut être mise au service d’une approche alternative de l’aménagement – plus pragmatique-participative-inventive-économe-ancrée –, elle peut tout aussi bien se soumettre aux conventions sans chercher à les bousculer. Pire, l’action paysagère peut seulement donner l’illusion de faire bouger les lignes. Les actions conduites au nom du paysage, sous sa bannière pour ainsi dire, peuvent tout autant désensibiliser que sensibiliser, tout autant uniformiser que valoriser les spécificités d’un lieu, autant invisibiliser que rendre visible, autant légitimer le point de vue expert que le discuter, autant produire du zonage que le remettre en cause, etc. « L’alternative du paysage » (Marot, 1995) n’existe qu’en puissance – celle des acteurs –, et c’est bien la responsabilité des chercheurs que de faire la lumière sur leurs stratégies et les zones d’ombre de l’action paysagère telle qu’ils la portent. C’est d’ailleurs bien parce que le discours de l’action paysagère véhicule une critique des démarches d’aménagement plus conventionnelles qu’il est de la responsabilité du chercheur de faire non seulement la critique des projets réalisés, mais aussi la critique de cette critique qui légitime les projets.
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8L’action paysagère est une modalité paysagère de l’action spatiale. Sa particularité est d’être motivée par le paysage (l’espace fait paysage pour celui qui le perçoit et cette perception contribue à enclencher son action), orientée vers lui (elle cherche à garantir ou améliorer ses qualités) et pilotée à travers lui. Elle peut contribuer à la gouvernance des territoires dont elle est parfois un instrument. Elle peut véhiculer une certaine éthique du paysage (en commun) et de l’aménagement (ménagement), mais elle est aussi soumise aux lois du marché et instrumentalisée à diverses fins par les acteurs dans le jeu social154… Parce qu’elle met sous tension plusieurs paradigmes de l’action et du paysage, il est donc difficile de lui attribuer l’éthique univoque dont les professionnels la chargent souvent. L’action paysagère ne véhicule pas en elle-même une contre-culture de l’aménagement. L’éthique « du » paysage (Sgard, 2010) est donc en définitive celle des acteurs – élus, praticiens, enseignants-chercheurs – qui peuvent défendre dans leurs pratiques « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (P. Ricœur, cité dans Sgard, 2010). Ce discours vertueux sur le paysage existe et ne doit pas être décrédibilisé au motif qu’il est utilisé par une profession pour défendre ses intérêts. Son caractère performatif en fait un réel moteur d’évolution des paysages, et plus largement, de transformation de la réalité sociale : il agit sur les représentations paysagères, le jeu d’acteurs, leurs stratégies, etc. En cela, une éthique de l’action paysagère existe bel et bien dans les discours qui sont aussi des actes, et dans les actes qui sont aussi des discours. Elle est constituée de valeurs relevant de l’environnement, de la démocratie et de l’esthétique, selon les catégories classiques du bien, du juste et du beau (Droz, Miéville-Ott [dir.], 2005). Dans l’action paysagère, le bien repose sur des valeurs essentiellement environnementales qui composent une éthique du jardin, du soin (care), du ménagement155. Le juste renvoie aux valeurs démocratiques telles que la Convention de Florence les articule avec la question du paysage, selon une éthique de l’espace public156 et de la participation (voir figure 12). Le beau, quant à lui, est appréhendé au sens plein de l’esthétique selon une éthique relationnelle157 : une pleine présence polysensorielle au paysage, l’apologie du contact de la « prise de terre ».
Figure 12. Le jeu de rôle pour rendre compte de la conflictualité paysagère et expérimenter la controverse du paysage (master 2 PUSM 2015, capture d’image de l’enregistrement vidéo ; Davodeau, Toublanc, 2019)

9Regarder en tant que paysage et penser les questions d’aménagement à travers ce prisme renvoie aux formes paysagères qui ne sont plus tant aujourd’hui évaluées en termes de beauté ou d’harmonie qu’au regard de leurs qualités. Aujourd’hui envisagées comme « une nouvelle figure du bien » (Chabot, 2019, p. 27), la qualité du paysage et l’éthique du paysage sont donc étroitement associées. L’éthique paysagère agrège les valeurs du bien, du juste et du beau en les faisant converger au service d’une visée exprimée en termes de qualité paysagère, qui supplante l’idée d’harmonie à laquelle le paysage était classiquement associé158. Comment interpréter ce glissement ? Témoigne-t-il d’une acceptation plus individualiste du rapport au paysage (bien-être individuel vs harmonie sociale), moins matérialiste (la qualité repose moins sur les formes que dans la relation) ?
10Les références au jardin-jardinier-jardinage cristallisent aujourd’hui ces valeurs de l’action paysagère. Cette éthique jardinière n’est donc pas celle du jardin lui-même mais du jardinier, ou plutôt d’une certaine figure du jardinier159. En effet, la perspective historique évite d’essentialiser une éthique du jardin en rappelant à quel point le jardinier a toujours été mis au service d’un pouvoir pour exprimer symboliquement sur la nature le rapport d’autorité qu’il cherche à établir sur la société. Le modèle régulier en est l’illustration évidente, mais le jardin à l’anglaise en est tout autant l’expression, bien qu’il se donne l’apparence du naturel… Cette tactique de dissimulation n’est-elle pas d’ailleurs une manifestation même du pouvoir ? L’histoire des parcs et jardins éclairée sous l’angle philosophique permet de comprendre que l’esthétique ne désigne pas une relation à une beauté pure mais un régime de perception véritablement politique, et qu’en conséquence, une révolution politique est toujours aussi esthétique (Rancière, 2020). En cela, qualifier aujourd’hui l’action paysagère de « gestion jardinière des paysages » (Chambelland, 2019) renvoie finalement moins à une éthique strictement jardinière qu’environnementale au sens plus large – en somme, une éthique de la Terre (Leopold, 2019)160 qui englobe celle du « jardin planétaire » et du « tiers paysage » (Clément, 1999, 2004).
Notes de bas de page
149 La fin de l’Histoire a été théorisée par le politologue américain F. Fukuyama : The End of History and the Last Man (1992).
150 F. Dagognet (dir.), Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel, Champ Vallon, 1982.
151 Cet exercice imposé ne m’autorise pas à prendre à la légère le point de vue critique que je m’efforce d’adopter. Envisager la possibilité d’« abandonner le paysage » questionne la pérennité des politiques publiques paysagères, la crédibilité des professionnels concernés, ainsi que la légitimité des formations qui les préparent à leurs métiers. Pour un enseignant en école de paysage qui consacre sa recherche à l’action paysagère, autant dire qu’il scie la branche sur laquelle il est assis : ce qui n’est pas mon intention !
152 Davodeau, 2020.
153 L’opérateur existentiel en tant que paysage […] a aujourd’hui étendu son emprise à la majorité des milieux humains. Il recouvre tant de choses, il concerne tant de monde, que les litiges qu’il peut provoquer, de l’ontologie à l’urbanisme, ont à coup sûr un bel avenir » (Berque, 2019).
154 Si on peut comprendre l’intérêt pour les écoles de paysage (financier, et en débouchés professionnels pour leurs étudiants) des chaires d’entreprise (EDF pour Versailles, Id Verde pour Angers), on voit bien aussi l’intérêt de ces entreprises à se servir de l’éthique du paysage pour verdir leur image.
155 « Ces arts de l’attention sont politiques, car l’essence discrète et préinstitutionnelle du politique se joue dans les déplacements des seuils qui commandent ce qui mérite l’attention » (Morizot, 2020, p. 26).
156 Il faut cependant bien garder en mémoire que les parcs n’ont pas toujours été des espaces publics ouverts à tous (Mathis, Pépy, 2017).
157 C. Larrère, « De l’éthique du statut à l’éthique des relations », blogs Mediapart, 20 décembre 2020. En ligne : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-possibles/article/211220/de-l-ethique-du-statut-l-ethique-des-relations
158 Il continue à l’être, comme en témoignent les valeurs « d’équilibre, de cohérence, de cohésion, et d’harmonie » attribuées à la démarche paysagère pour articuler les échelles (Folléa, 2019, p. 79). Mais il est vrai que l’argument porte ici moins sur le social (harmonie sociale) que sur le spatial (traversée et articulation des échelles).
159 « Pour restaurer la connexion des humains à la terre, nous devons revenir à un rapport personnel et de petite échelle avec l’environnement, à la manière d’un jardinier à genoux plantant des bulbes dans une terre fraîche d’automne » (S.K. Allison, cité dans Waller, 2016, p. 127).
160 « Écologiquement parlant, l’éthique est une limitation de la liberté d’action dans la lutte pour la vie et, philosophiquement, la différenciation d’une conduite sociale d’avec un comportement antisocial » (Leopold, 2019, p. 14) ; « Pour qu’une éthique puisse se développer, la solution est simple : cessez d’envisager le bon usage de la terre comme un problème purement économique. Examinez chaque question à l’aune non seulement de son opportunité économique, mais également de sa valeur éthique et esthétique. Une chose est bonne quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique, et mauvaise dans le cas contraire » (id., p. 53).
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