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L'action paysagère

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Hervé Davodeau

Partie 3 - L’action paysagère : la controverse

Chapitre 7 - Mettre à l’épreuve l’action paysagère 

Texte intégral

1L’objectif de ce chapitre est d’évaluer la pertinence et cerner les limites de l’idée d’agentivité paysagère, qui reconnaît au(x) paysage(s) un pouvoir d’action sur les réalités sociales. Cette lecture critique cherche à en éprouver le principe et à tenter d’en dessiner les contours avant de le mettre en doute (chapitre 8), pour enfin discuter cette agentivité sous la forme d’une controverse scientifique autour du potentiel d’action du paysage (chapitre 9). Mais commençons dans ce chapitre par donner à voir le mécanisme de l’agentivité du paysage dans diverses expressions de l’action paysagère.

Les paysages agraires

2Puisque l’action paysagère désigne l’action pour et sur, mais surtout par et avec le paysage, le principe d’agentivité du paysage lui est consubstantiel. Par conséquent, se demander si telle ou telle action spatiale relève du régime de l’action paysagère revient, de fait, à rechercher si – et comment – le principe d’agentivité du paysage est le moteur de cette action. Appliquer ce questionnement sur les pratiques agricoles revient donc à se demander si elles s’inscrivent dans le périmètre de l’action paysagère et, si c’est le cas, à voir comment s’y manifeste l’agentivité paysagère.

3Il est compréhensible que les recherches sur les espaces ruraux – et plus précisément, celles qui portent sur la question du partage de l’espace entre usages productifs et récréatifs (Montembault, 2002 ; Le Caro, 2002) – fassent du paysage un sujet de discorde entre agriculteurs et non-agriculteurs, les premiers y voyant une représentation idéalisée de la campagne par les seconds. Bien que ces situations tendues demeurent fréquentes, elles ne sont pas aussi nombreuses qu’elles ne l’étaient au début des années 2000, au moment où – dans la dynamique de la loi Paysage de 1993 – les politiques paysagères avaient l’ambition de se projeter sur le territoire sans nécessairement adapter leurs contenus et méthodes à ce changement d’échelle (Davodeau, 2003). La situation a évolué : non pas que la conflictualité ait diminué (au contraire), mais parce que la question du paysage est abordée différemment, et que sans doute elle a mûri.

  • 122 Comme le souligne le paysagiste M. Picot, « le projet alimentaire territorial peut donner u (...)

4En témoigne le travail d’étudiants de master 2 qui, au début des années 2000, avaient répertorié pour le compte du PNR Loire-Anjou-Touraine les « points noirs » du paysage (le terme verrues était également beaucoup utilisé à l’époque…) selon une approche cosmétique qui paraît aujourd’hui désuète : dénoncer la présence des bâtiments agricoles pour demander de mieux les intégrer, pour ne pas dire les camoufler, dans l’écrin récemment institué du patrimoine mondial de l’Unesco (inscription du Val de Loire en 2000). Aujourd’hui, une telle commande adressée aux étudiants soulignerait au contraire que l’enjeu est de valoriser la présence de l’agriculture dans le territoire, de l’exposer plutôt que la dissimuler, de valoriser une esthétique du travail et des paysages productifs (Henry, 2012) pour, in fine, chercher les conditions fonctionnelles et économiques susceptibles de pérenniser ces paysages agraires. Si l’action paysagère vise le beau, elle peut aussi produire à manger122 et faire alors émerger un nouveau profil professionnel : le paysagiste agriculteur au service d’un urbanisme agricole (Janin, 2012) ou d’un agri-urbanisme (Vidal, 2014). Est-ce à dire que l’action agricole relève du régime de l’action paysagère ?

  • 123 « Si ce sont les couches non paysannes de la société qui ont étudié la peinture, commandé d (...)

5Contestant l’argumentation – fondée sur la distinction pays/paysage (Roger, 1997) – selon laquelle les agriculteurs ne sont pas sensibles au paysage, des travaux plus récents (Henry, 2012 ; Bigando, Charbonneau, 2018) placent la réflexion sur un plan non pas culturel (le principe d’artialisation selon lequel les références artistiques structurent nos jugements esthétiques), mais social et psychologique123. Par exemple, les entretiens conduits par E. Bigando auprès de paysans dans les Pyrénées-Atlantiques permettent de comprendre comment leur disponibilité au paysage se manifeste en dehors des temps de travail (sur le chemin du retour chez soi, sur la terrasse le soir) mais aussi dans l’activité, parfois par surprise (quand s’impose à soi l’odeur de la prairie fauchée), et les plonge dans cette relation au paysage caractéristique de la culture urbaine à laquelle ils appartiennent et dont ils partagent les codes. Cette vision contemplative est néanmoins nécessairement marquée par l’acte productif : « Non seulement la surveillance, la lecture et le vécu paysager constituent des éléments de base de la gestion de l'exploitation et de l'acquisition de savoirs relatifs à la production, mais ils favorisent en outre une connaissance du milieu et du territoire, qui participe d'un processus de construction identitaire rassemblant les éleveurs d'un même quartier, et contribuent à la préservation d'un cadre de vie source de bien-être et soulageant l'acte productif. Dans de telles conditions, il devient difficile de distinguer l'acte paysager intentionnel de celui qui ne l'est pas. L'éleveur ne sépare généralement pas, dans sa pratique quotidienne, les actions qui seraient proprement à vocation paysagère de celles visant à produire, les deux étant intimement liées dans son quotidien d'habitant-producteur » (Bigando, Charbonneau, 2018).

6Cette imbrication de l’acte productif et de l’« acte paysager conscient » se traduit en situation de contemplation par des critères spécifiques d’appréciation du paysage (la valeur du propre, du bien entretenu), et dans la pratique productive agricole, comme une « aide à la conduite de l’exploitation », comme l’ont montré d’autres auteurs en mettant l’accent sur les compétences d’observation du paysage des agriculteurs (Deffontaines, 2004 ; Henry, 2012). Ce travail d’observation permet la surveillance mais aussi l’acquisition de connaissances et l’évolution des pratiques (car le regard se porte aussi sur le paysage du voisin), selon un réajustement permanent lié au pouvoir réflexif du paysage, qui permet aussi à l’agriculteur de plus ou moins intégrer les exigences des regards extérieurs dans son propre travail. C’est ici qu’É. Bigando et M. Charbonneau (2018) posent le sujet de l’intentionnalité de façon originale, non pas du point de vue de l’action visée qui permettrait de distinguer finalités paysagère et productive, mais au regard du destinataire de l’action : « Si les éleveurs ont presque tous conscience que leurs pratiques contribuent au paysage, à la fois parce qu'ils l'entretiennent mais aussi parce qu'ils le façonnent, ils revendiquent pour une large majorité de le faire pour eux et pour leur famille, au regard de tout ce que le paysage leur apporte. Sa vocation identitaire et leur sentiment de responsabilité vis-à-vis de la transmission patrimoniale les amènent à mettre en perspective leurs pratiques au regard de leurs voisins, de leurs potentiels descendants et de leurs ancêtres qui ont œuvré par leur lourd labeur à façonner le paysage, mais peu finalement prennent en compte le regard des visiteurs extérieurs ou se placent dans une perspective de bien commun. Ceux qui sont très sensibles à la cause environnementale ou ceux qui sont en contact étroit avec les visiteurs extérieurs peuvent approcher l'acte paysager comme une forme de service destiné à un collectif. Pour la grande majorité néanmoins, il s'agit d'une action destinée à son propre service, ou éventuellement rendue à sa famille ou à ses voisins ».

  • 124 « La médiation de paysage désigne les démarches mobilisant le paysage comme “outil de média (...)

7Si l’argumentaire ci-dessus démontre que l’activité agricole peut parfois relever d’une gouvernance paysagère, subsiste une défiance encore souvent exprimée par certains agriculteurs à l’encontre du paysage. Plutôt que d’y voir une limite de l’action paysagère, nous proposons – au risque du paradoxe – d’y lire la manifestation même du principe d’agentivité du paysage. Car, à l’intuition première d’interpréter leur rejet de la question du paysage comme une preuve qu’ils ne se mobilisent pas sur le sujet, considérons au contraire que la question du paysage les mobilise… puisqu’ils la rejettent. Leur défiance ou leur méfiance vis-à-vis du paysage ne désactive pas sa puissance d’agir, elle en atteste ! Le sujet du paysage provoque et mobilise pour et contre, et c’est bien en cela qu’il génère du débat. « Il faut apprendre à faire avec cette entité mouvante, mobile, qu’est le paysage, avec ce qu’il contient, ce qu’il propose, ce qu’il refuse, ce qu’il empêche ou au contraire autorise » (Besse, 2018, p. 44). Faire avec le paysage consiste effectivement aussi à faire avec ce qu’il refuse, ce qu’il empêche, avec ses résistances et ses contraintes. Le paysage n’est pas et ne doit pas être une cause consensuelle, même si le discours à son propos met en avant ses qualités de transversalité et d’accessibilité et pacifie sa cause dans une acceptation de la médiation paysagère quelquefois un peu naïve124.

Le pouvoir des plantes

  • 125 E. Cazi, « Poussée des villes-forêts : jusqu’à l’absurde ? », Le Monde, 16 novembre 2020.

8À l’heure du verdissement généralisé parfois « jusqu’à l’absurde125 », l’analyse du champ de l’action paysagère peut être prolongée au-delà des pratiques agricoles dont il vient d’être question, en l’étendant à une réflexion sur l’agir avec le végétal, celui-ci étant – sous toutes ses formes – une composante évidente du paysage (au point parfois que les deux sujets soient confondus par certains acteurs).

  • 126 « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y (...)
  • 127 Voir le n° 21 des Carnets du paysage, intitulé « À la croisée des mondes » (2011).

9Une analyse récente a été particulièrement bien conduite par M. Ernwein dans une thèse soutenue en 2015 et publiée en 2019. Elle y déconstruit le vivant, terme qui s’impose aujourd’hui comme « incarnation préférentielle de la nature urbaine » (p. 204), et identifie trois figures de nature urbaine (p. 131) : « Le vivant souhaité, dont la plante vivace constitue la catégorie type ; le vivant toléré, qui s’incarne dans la mauvaise herbe, catégorie frontière ; et le vivant rejeté, dont la catégorie de la plante allochtone invasive constitue l’incarnation la plus aboutie » (p. 161). Pour toutes ces catégories, le vivant s’oppose à un usage strictement ornemental de la « plante-marchandise » horticole (p. 159). Souhaité, il est considéré par les gestionnaires comme un levier sur lequel s’appuyer pour parvenir à se passer des traitements chimiques en misant sur les dynamiques du végétal. C’est cette contribution possible au travail humain que M. Ernwein aborde comme une « mise au travail du végétal urbain » (p. 154) qui la conduit à réfléchir en termes d’agentivité du vivant dans une « perspective éco-marxiste126 » (p. 204) du travail humain et non humain (elle n’aborde pas le travail animal, qui mérite pourtant lui aussi d’être étudié dans l’action paysagère127). C’est ainsi que des plantes vivaces qui ont la spécificité de s’étendre en surface sont choisies comme alternative à l’engazonnement, par exemple dans une stratégie de verdissement des cimetières à moindre coût.

  • 128 « La reconnaissance de l’agentivité propre des plantes, ne se réduisant plus à des marchand (...)

10Dans la ville néolibérale, « le travail jardinier n’est donc pas seulement réorganisé, segmenté, parcellisé, il est aussi redistribué par-delà les humains » (p. 196). Le point qui nous interpelle plus particulièrement est que M. Ernwein va jusqu’à attribuer aux plantes le statut d’actrices128 ayant des « compétences spatiales » (p. 152). Cet abus de langage caractérise parfois les théoriciens de l’agentivité (voir « Un nouvel activisme paysager ? »). Dans la mesure où les actants sont démunis de compétences (qui appartiennent seulement aux acteurs dotés d’une intentionnalité), il nous paraît préférable – à propos des végétaux – de parler de puissance d’action ou de potentiel, comme le fait d’ailleurs aussi M. Ernwein en soulignant qu’« il est ainsi attendu de chaque plante qu’elle exprime son potentiel maximal, ne se contentant pas d’offrir des aménités visuelles, mais démontrant des capacités d’aménagement, d’entretien ou de reproduction » (p. 159). Pour exprimer son plein potentiel, la plante a besoin de l’acteur jardinier dont la compétence principale est de « placer la plante au bon endroit » (id.). Ainsi, si « une nouvelle division plus-qu’humaine du travail se dessine, certaines tâches étant redistribuées vers les non-humains », de nouvelles tâches émergent pour « accompagner ce travail non-humain » (p. 160). Considérant le végétal comme un acteur à part entière, M. Ernwein lui reconnaît alors un travail, s’autorisant par-là à franchir « une des frontières de la recherche sur le travail » (p. 155) : concevoir un travail non humain qui impose un découplage du principe de l’intentionnalité afin de pouvoir parler du travail des végétaux en termes d’« appropriation par un tiers de l’activité mise en œuvre par des non-humains » (p. 157). Ce travail des « acteurs à graines et à racines » (p. 203) est d’ailleurs reconnu par le service des espaces verts genevois (son terrain d’étude) qui utilise le concept d’« intelligence végétale » (p. 196). Le travail des plantes peut « laisser croire à un simple arrêt de l’entretien » (p. 160), et cela a des incidences sur la lisibilité et la visibilité du travail humain : en déléguant leur action aux plantes, les jardiniers courent le risque de disqualifier la leur dans la mesure où les mauvaises herbes ne font pas pour tout le monde un paysage désirable…

11Même si M. Ernwein pousse trop loin, de mon point de vue, le principe de l’agentivité des plantes, elle le contient aussi dans une certaine mesure, non pas en réduisant la portée du concept, mais en ne l’appliquant pas de façon systématique. Elle précise en effet qu’il est évident que « toutes ne sont pas enrôlées à titre de travailleuses, les plantes horticoles, notamment, continuant à constituer des plantes marchandises » (p. 159) selon une approche « fixiste des plantes comme commodités, exigeant simplement de la part de ces dernières de rester en vie » (p. 154). Le clivage qu’elle instaure entre les plantes vivaces « au caractère animé, motile, interactif » (id.) et celles prisonnières « d’un capitalisme horticole qui base son existence sur la production de plantes annuelles, stériles, devant être remplacées à la fin de chaque saison » (p. 162) rappelle la distinction entre le paysage scénique et le paysage communautaire précédemment évoqué.

  • 129 M. Ernwein, « Bénévoles verts ou agents d’entretien ? Austérité urbaine et recomposition du (...)

12Cette réflexion sur l’agentivité du végétal urbain démontre l’intérêt de conduire l’analyse de l’action publique paysagère sous l’angle des stratégies de végétalisation des espaces urbains (voir figure 11), car le végétal y apparaît comme une loupe pour saisir le paysage en action. D’autre part, le lien entre ces procédés de végétalisation et le paysage en action repose sur ce que M. Ernwein désigne comme « la production néolibérale de l’espace » : les processus de « gestionnarisation, événementialisation, projectualisation, privatisation, participation, délégation », dont elle examine les effets sur la gestion du végétal urbain, concernent tout autant l’action paysagère et ses manifestations. Ainsi, « l’impératif de visibilisation de l’action publique qui vient s’incarner dans une approche événementielle de la végétalisation » (p. 99) traduit une action paysagère par le végétal caractéristique de ce contexte économique et politique, comme le sont les actions ponctuelles temporaires et réversibles valorisées par « l’État activateur » (p. 120) pour « faire faire » au végétal et au paysage dans un contexte de désengagement économique de la puissance publique129.

Figure 11. L’agentivité des plantes exprimée lors d’une campagne en faveur des bienfaits du végétal en ville (source : site Internet La plateforme du paysagiste, 2019)

Figure 11. L’agentivité des plantes         exprimée lors d’une campagne en faveur des bienfaits du végétal en         ville (source : site Internet La plateforme du paysagiste, 2019)
  • 130 En témoignent les succès en librairie de La vie secrète des arbres (P. Wohlleben, L (...)
  • 131 « L’altérité radicale de la vie végétale, son enracinement – son être-là au sens littéral d (...)
  • 132 F. Burgat, « Qu’est-ce qui nous différencie des plantes ? », France Culture, La Grande tabl (...)

13Mais aussi stimulant soit-il intellectuellement, le principe d’agentivité du végétal doit être contenu, qu’on l’applique au végétal comme au paysage. Cette prudence s’impose au moment où un discours anthropomorphiste envers les animaux et les plantes trouve une réelle audience130. Plutôt que d’en faire nos alter ego et vouloir les considérer comme des acteurs à part entière, n’est-il pas plus sage de reconnaître leur altérité radicale et d’accepter leur étrangeté131 ? Cette position est celle de F. Burgeat au sujet des plantes, qui rejoint celle de F. Hallé au sujet des arbres. L’une et l’autre voient derrière leur immortalité potentielle et leur complète indifférence à notre égard ce qui rend justement leur présence si apaisante… pour les pauvres mortels que nous sommes. Inscrite dans un schéma écosystémique conventionnel, cette position apparaîtra pour certains assez conservatrice, au moment où il est de bon ton de concéder « l’intelligence au vivant » (Chauvière, 2021) : or, s’il est vrai que les plantes s’adaptent, communiquent et se défendent, elles le font à travers des phénomènes automatiques132. Bien qu’à contre-courant, cette vigilance à ne pas attribuer des « délégations excessives de sens aux éléments et aux objets » (Di Méo, 2007) s’impose avec plus d’évidence encore aux paysages dans leur globalité.

L’héritage de la sitologie

  • 133 L’école du paysage d’Angers est un point d’observation idéal dans la mesure où cette lectur (...)

14Lignes de fuite qui orientent le regard, points focaux qui polarisent l’attention, obliques qui dynamisent la lecture, verticales qui oppressent, horizontales qui assagissent, etc. : qu’il est loin, le temps où la sitologie (Faye et al., 1974 ; Fischesser et al., 1977) s’imposait dans les exercices de lecture de paysage ! Désormais marginalisée, cette approche a laissé quelques traces dans certains cursus et certaines pédagogies133, lesquelles mériteraient d’être mises à jour pour prendre la mesure de cet héritage, de ses effets plus ou moins persistants. Cette piste de réflexion (le travail reste à faire) fait écho à notre propos sur l’agentivité du paysage car les codes visuels listés en première ligne de ce paragraphe établissent un rapport de causalité direct entre l’agencement des formes des paysages (leur géométrie), les perceptions (selon les fondements d’une certaine théorie de la perception visuelle : la « Gestalt-théorie ») et les préconisations d’aménagement qui peuvent en être déduites (des « recettes », forcément critiquables). Ainsi, le paysage, en tant qu’il est décrit comme espace organisé, est ici bien un « actant » dont il est attendu que la physionomie agisse sur la qualité perçue. Bien sûr, cette lecture déterministe a, depuis, été vivement critiquée pour son formalisme et ses implicites quant à la nature du point de vue unique et fixe de l’observateur : car, désormais envisagés comme cadre de vie, les paysages dans lesquels nous évoluons ne sont pas des tableaux qui peuvent encore être lus selon les codes d’une stricte analyse visuelle, avec leurs motifs et leurs charges symboliques (la démarche était d’autant plus critiquable qu’elle ne distingue pas toujours rigoureusement la lecture strictement visuelle de la composition géométrique du paysage et l’analyse de la valeur symbolique de certains éléments).

  • 134 Sur la relation entre intégration et architecture, voir par exemple M. Woitrin, « Intégrati (...)

15La sitologie s’était imposée dans les pratiques paysagistes à une période où, au milieu des années soixante-dix, la profession émergeait seulement. Sans doute était-ce une façon de faire valoir une approche qui pouvait apparaître rigoureuse et reproductible en lui donnant l’air d’une « méthode » scientifique. Elle se croyait capable d’approcher le beau ou l’harmonie grâce à des principes qui s’affranchissaient du problème des subjectivités, le paysage étant alors pensé comme un regard subjectif sur un espace objectivable. Une autre lecture est de l’analyser comme une approche architecturale du paysage, se concevant essentiellement à travers l’enjeu de l’insertion des objets dans ce paysage : entre le développement économique d’un côté et les préoccupations montantes envers l’environnement de l’autre, il s’agissait de limiter au mieux les « impacts » des aménagements. Posé comme un réflexe, l’objectif de l’intégration était à ce point associé à l’enjeu du paysage que l’« action paysagère » se résumait à une intégration paysagère (cette représentation résiste chez les non-spécialistes). Ce travail d’insertion d’un élément dans un ensemble permettait aux architectes de s’approprier le sujet du paysage134, faisant finalement de la sitologie une expression parmi d’autres de l’influence de l’architecture sur la profession des (architectes-)paysagistes, et en amont sur leurs formations.

16D’un point de vue plus épistémologique et à une échelle temporelle plus large, il est possible de placer la sitologie dans la trajectoire sociale du paysage à un moment charnière où la question transite entre son héritage pictural et son actualité plus politique. Si l’on considère que la Convention européenne du paysage (2000) marque un véritable changement de paradigme de l’action paysagère (Briffaud, 2014), alors il est possible de penser qu’en France, la loi Paysage (1993) est le point d’achèvement de cette transition qui s’opère à la faveur de la sitologie : le terme de structure paysagère n’est pas étranger à ses codes, ni la façon dont sont pensés les « volets paysagers » des permis de construire (dont l’objectif est d’évaluer la bonne insertion paysagère du projet dans son environnement proche). De même, la loi de 1993 introduit une réglementation paysagère des secteurs protégés largement inspirée par cette approche (avec les ZPPAU-P notamment).

17Mener une recherche sur la sitologie ne consisterait donc pas seulement à éclairer un moment révolu d’une pratique professionnelle, mais à mieux comprendre les conditions de production d’un héritage encore actif (aujourd’hui dans les études d’impact liées aux implantations d’éoliennes, par exemple). Et puis, même si l’objectif de l’intégration visuelle n’est plus trop d’usage dans les discours professionnels, il reste très présent dans ceux des élus. L’action paysagère reste donc encore guidée par ce principe et par les règles sitologiques qui le sous-tendent de façon implicite (d’où la nécessité de les exposer), non seulement en secteur patrimonial mais aussi dans les paysages ordinaires (plus encore lorsqu’ils sont impactés par un équipement ou une infrastructure). Enfin, ce questionnement offre un arrière-plan épistémologique éclairant sur les discours et pratiques des paysagistes contemporains, en mettant en perspective leurs usages du paysage-actant tel qu’ils l’appréhendent aujourd’hui, c’est-à-dire non pas en le soumettant à des lois de la perception comme c’était le cas alors, mais en le personnifiant dans une tout autre logique d’agentivité qui mérite d’être mise à jour par l’analyse des discours et de projets : en explorant divers corpus comme les mémoires de fin d’étude, les documents de projet, tous les supports de communication de la profession. Dans ces travaux, comment le « quasi-personnage » du paysage est utilisé dans l’argumentation, comment est-il mis à profit dans la démonstration et le travail de conviction ? Cette lecture articulant l’héritage de la sitologie avec la théorie géographique de la spatialité augure des perspectives de recherche stimulantes. Mais cela reste un chantier à ouvrir.

Un détour par l’archéogéographie

18L’archéogéographie offre une autre perspective intéressante pour réfléchir à l’agentivité des formes paysagères. Dans cette discipline, le concept qui exprime le mieux l’idée est l’auto-organisation qui désigne la « capacité d’un système […] à s’organiser lui-même, sans qu’il soit le résultat d’une volonté planificatrice. Ce processus d’auto-régulation est constitué d’une multitude de décisions individuelles, indépendantes les unes des autres mais similaires dans leurs finalités, et dont l’enchaînement forme des boucles de rétroaction qui tendent à stabiliser pour un temps le système » (Noizet, Clémençon, 2020, p. 300). Cette notion rejoint celle de résilience qui, en morphologie urbaine, « désigne la capacité pour le système d’absorber les changements qui l’atteignent et de persister sans subir de changement qualitatif dans sa structure » (p. 306). Ces définitions prennent comme objet un système urbain ou rural entendu comme un système de formes ou structure spatiale. Quand le mot paysage est employé, c’est donc en tant que structure associant des formes paysagères plus ou moins visibles. Ainsi, ce principe d’auto-organisation consiste à reconnaître que « les formes créées à un temps t conditionneraient en partie l’évolution future du paysage, son avenir étant contenu dans son histoire » (Robert, 2020, p. 5). Dans la mesure où dans leurs matérialités, elles ont cette capacité de conditionner leur devenir, elles « possèdent une autonomie qui échappe en partie au social » (p. 129), ce qui revient à leur reconnaître une influence, et par là, un certain pouvoir d’action.

19Ces formes actives ou agissantes sont moins des objets que des réseaux (chemins, canaux, voies ferrées, trame foncière, parcellaire), et elles se transmettent moins comme des objets en volume (forme-modelé) que comme des « grandes tendances d’organisation » (forme-plan). L’archéogéographie permet de comprendre comment les paysages contemporains peuvent être orientés par certaines formes héritées, selon le postulat que ces héritages « ne témoignent pas de ce que les choses ont été […] mais de ce qu’elles sont devenues » (Watteaux, 2015). Pour comprendre la nuance, il faut en effet prendre la mesure du rejeu dont elles ont continûment été l’objet au fil du temps par les sociétés qui les adaptent à leurs besoins. Car ces formes ont été réappropriées par les acteurs dans le temps présent de leurs projets. Cette réactualisation est le principe clé de leur transmission ; elle en est même la condition selon G. Chouquer, qui a forgé le concept de « transformission » en associant les mots transmission et transformation pour signifier « qu’il n’y a maintien apparent de structures morphologiques que par changement permanent de leur sens social » (id.).

  • 135 Le mot s’applique aux projets de paysage dans un sens littéral pour désigner « leur capacit (...)

20Le chercheur paysagiste D. Delbaere a récemment réalisé ce détour vers l’archéogéographie, et ainsi alimenté sa réflexion sur l’« altération135 » (Delbaere, 2021) du projet de paysage et sa théorie du métaprojet d’aménagement sur le temps long (Delbaere, 2014). Sans qu’il se réfère au concept de transformission, il en exprime l’idée lorsqu’il affirme que « les violences faites au projet ont pour effet d’en renforcer les tracés fondateurs, surtout lorsque ceux-ci s’inscrivent dans l’ordre topographique et en assurent la fondation » (Delbaere, 2021, p. 62). Cet appui disciplinaire lui permet surtout d’argumenter d’une temporalité non linéaire, déjà bien exprimée par les paysagistes sur le temps court du processus de conception (la fausse relation causale entre l’état des lieux initial et les propositions d’aménagement qui en découlent). L’archéogéographie permet de considérer sur le temps long des projets imbriqués (le « métaprojet »), et ainsi penser une logique de l’altération « structurellement circulaire car elle articule entre eux les états antérieurs, présents et à venir d’un lieu à travers la succession des projets » (p. 182). Ainsi, le décalage entre le projet tel qu’initialement conçu et tel qu’il a évolué – une fois livré et approprié – ne témoigne pas d’abord de l’échec du concepteur mais d’une altération inévitable qui doit être anticipée comme « une composante à part entière de sa conception » (p. 181).

  • 136 G. Chouquer exprime les risques d’une surinterprétation du principe d’auto-organisation (ou (...)

21Ce détour par l’archéogéographie reconnaît aux formes une certaine capacité d’auto-organisation (et par là, au paysage une certaine agentivité), mais toute relative, car ces formes ne se manifestent pas d’elles-mêmes : ce sont bien les projets qui les réactivent, parfois involontairement, parfois volontairement136. Ces réflexions permettent de mettre à distance le principe trop paresseux de l’inertie du système paysager qui – bien qu’efficace pour décrire le décalage temporel entre une forme paysagère qui subsiste après que ses mécanismes producteurs ont disparu – ne rend pas compte de ces réinvestissements successifs. Alors que l’inertie inscrit la transmission dans une temporalité linéaire (passé-présent-futur), la transformission propose une temporalité plus complexe par boucles de rétroaction. Par ailleurs, le principe d’auto-organisation permet non seulement d’éviter le piège du déterminisme physique (la nature comme facteur déterminant de l’organisation du paysage), mais aussi celui de survaloriser l’autonomie de la société sur son environnement, pour privilégier une « interaction entre un potentiel de formes et les transformations de la société » (Robert, 2003, p. 129). Cette approche relationnelle fait sens pour l’action paysagère, plus particulièrement encore dans le contexte anthropocène actuel.

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22Ainsi éprouvé dans le champ des pratiques agricoles, de la gestion horticole, de la conception paysagiste et de l’histoire des aménagements, le principe de l’agentivité paysagère donne une lecture pour le moins complexe et nuancée de l’action paysagère : si on peut reconnaître un pouvoir d’action du paysage sur les réalités sociales qui s’en saisissent, ce pouvoir ne peut pas être attribué aux formes paysagères elles-mêmes. Leur concéder cette autonomie serait contradictoire avec la lecture relationnelle du paysage que nous avons adoptée et qui est le cadre théorique au sein duquel il faut penser l’agentivité paysagère : celle-ci est le mécanisme par lequel le paysage agit à travers nous, c’est-à-dire à travers nos gestes, nos pratiques, nos discours, nos représentations. Lorsqu’un espace fait paysage pour nous, ou lorsque nous cherchons à ce qu’il le fasse pour d’autres, il est clair que nous établissons avec les espaces ainsi considérés une situation sociale nouvelle qui modifie nos représentations et nos pratiques des lieux. Définir l’agentivité du paysage comme ce processus où le paysage agit à travers nous ne le désigne pas (le paysage) comme une réalité extérieure à nous, un assemblage de formes qui orienterait et encore moins conditionnerait nos actes. Si nous acceptons l’idée qu’il puisse y avoir une action du paysage sur nous, c’est à condition de préciser qu’il s’agit d’une action du paysage par nous. La force qui s’exerce sur nous ne relève ni strictement d’un déterminisme environnemental extérieur à nous, ni strictement d’une pure construction sensible et intellectuelle intérieure. Ni objective ni subjective, cette capacité du paysage à agir sur nous / par nous tient à sa nature trajective, pour reprendre le mot d’A. Berque, c’est-à-dire fondamentalement relationnelle. Mais cette lecture nuancée et complexe du principe d’agentivité appliqué au paysage n’est pas toujours facile à tenir, y compris pour le théoricien de la médiance paysagère, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant.

Notes

122 Comme le souligne le paysagiste M. Picot, « le projet alimentaire territorial peut donner une assise économique à la stratégie et à la poésie paysagère » (Paysage Actualité, juin-juillet 2019, p. 11).

123 « Si ce sont les couches non paysannes de la société qui ont étudié la peinture, commandé des parcs paysagers, pris le temps d’écrire sur ces plaisirs offerts par la contemplation, critères proposés par Augustin Berque pour témoigner d’une lecture “paysagère” du pays, c’est d’abord parce que leur statut social, hier comme aujourd’hui, leur en offrait le temps et les moyens et non parce qu’ils en étaient les seuls psychologiquement capables » (Le Du-Blayo, 2015, p. 91).

124 « La médiation de paysage désigne les démarches mobilisant le paysage comme “outil de médiation” (Collectif, 2009), pour communiquer le territoire, pour interpeller la population sur la question de son cadre de vie et lui laisser en débattre intuitivement, ainsi que pour engager un dialogue citoyen entre décideurs, acteurs et populations quant aux enjeux et actions de développement territorial […] et ainsi servir un aménagement plus démocratique du territoire […]. La médiation paysagère s’appuie donc sur les qualités didactiques du paysage (approche globale, entrée par le visible), mais doit aussi composer avec ses limites (polysémie du mot, connotation élitiste, modèles esthétiques sous-jacents) » (C. Partoune et al., « Les mots du paysage et de la didactique », dans Sgard, Paradis-Lelli [dir.], 2019).

125 E. Cazi, « Poussée des villes-forêts : jusqu’à l’absurde ? », Le Monde, 16 novembre 2020.

126 « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habilité de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté » (K. Marx, Le Capital, 1867).

127 Voir le n° 21 des Carnets du paysage, intitulé « À la croisée des mondes » (2011).

128 « La reconnaissance de l’agentivité propre des plantes, ne se réduisant plus à des marchandises finies achetées à des distributeurs, a contribué à leur appréhension comme des actrices pouvant, par leurs compétences, aider à réduire le volume et le nombre des tâches d’entretien ainsi qu’à aménager de nouveaux espaces » (Ernwein, 2019, p. 154).

129 M. Ernwein, « Bénévoles verts ou agents d’entretien ? Austérité urbaine et recomposition du travail bénévole dans les parcs de Newcastle (UK) », intervention lors du séminaire « Natures urbaines » du Labex Futurs Urbains, 21 juin 2021.

130 En témoignent les succès en librairie de La vie secrète des arbres (P. Wohlleben, Les Arènes, 2017) et de L’intelligence des plantes (S. Mancuso et A. Viola, Le Livre de Poche, 2020).

131 « L’altérité radicale de la vie végétale, son enracinement – son être-là au sens littéral du terme –, sa luxuriance, la fantaisie de ses motifs, son impassibilité et son silence, constituent le contrepoint du vivre des êtres mortels faits de chair et de sang. Cette vie qui ne meurt que pour renaître est le contraire d’une tragédie » (Burgeat, 2020, p. 186-187).

132 F. Burgat, « Qu’est-ce qui nous différencie des plantes ? », France Culture, La Grande table des idées, 12 mars 2020. En ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/couper-une-plante-est-ce-la-tuer

133 L’école du paysage d’Angers est un point d’observation idéal dans la mesure où cette lecture du paysage y a longtemps été confusément enseignée sous les termes d’analyse sensible et/ou plastique du paysage, ce dont témoignaient jusqu’il y a peu de temps encore les travaux d’étudiants. Dans une école d’ingénieurs formant des paysagistes, cette grille de lecture trouvait un écho favorable car elle permettait d’objectiver le paysage de façon rigoureuse (la géométrie convenait à l’ingénieur), tout en prenant en charge les sensibilités… du paysagiste.

134 Sur la relation entre intégration et architecture, voir par exemple M. Woitrin, « Intégration en architecture et urbanisme », dans Les Annales de la recherche urbaine, 5, 1979, p. 14-26.

135 Le mot s’applique aux projets de paysage dans un sens littéral pour désigner « leur capacité à devenir autres qu’eux-mêmes » (Delbaere, 2021, p. 22).

136 G. Chouquer exprime les risques d’une surinterprétation du principe d’auto-organisation (ou, pour le dire avec nos mots, un excès d’agentivité paysagère) : « L’auto-organisation ne revient-elle pas à une espèce de dérégulation, en laissant sous-entendre que les sociétés ne peuvent agir qu’à la marge mais que l’essentiel des processus leur échappe ? La question de la restauration de la relation écouménale ne pose-t-elle pas, subrepticement, le retour d’une forme de déterminisme physique, ou pire encore d’une foi en une espèce de religion de la nature ? » (Chouquer, 2008).

Table des illustrations

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Titre Figure 11. L’agentivité des plantes exprimée lors d’une campagne en faveur des bienfaits du végétal en ville (source : site Internet La plateforme du paysagiste, 2019)
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