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  • Chapitre 6 - Agir avec le paysage
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    Plan détaillé Texte intégral L’action paysagère : une modalité de l’action spatiale La nature de l’action dans l’action paysagère Notes de bas de page

    L'action paysagère

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    Table des matières

    Chapitre 6 - Agir avec le paysage

    p. 93-116

    Texte intégral L’action paysagère : une modalité de l’action spatiale La spatialité du paysage L’agentivité paysagère : le pouvoir d’action du paysage Se mobiliser pour le paysage, être mobilisé par lui La « substance » du paysage La nature de l’action dans l’action paysagère Philosophie de l’action Sociologie de l’action Anthropologie du faire Notes de bas de page

    Texte intégral

    1Penser le paysage en action revient à reconnaître l’action paysagère comme une modalité de l’action spatiale. Pour cela, il faut la situer dans le cadre épistémologique de la théorie de la spatialité en géographie, science sociale qui appréhende son objet (la société) dans sa dimension spatiale. Cette formulation dimensionnelle très présente aujourd’hui dans la discipline exprime une position médiane qui cherche à éviter deux dérives : celle du spatialisme, auquel la géographie peut conduire lorsqu’elle se donne pour objectif la modélisation de l’organisation de l’espace par le biais de « lois de l’espace » (une forme de déterminisme matériel), et à l’opposé, celle de l’anti-spatialisme, « qui fait de l’espace un produit social, une surface de projection des rapports sociaux, mais confine parfois à l’a-spatialisme – la disparition de toute problématisation de l’espace –, position courante dans les autres sciences sociales mais difficilement tenable pour des géographes qui se doivent de (ou pensent devoir) mettre en avant une approche disciplinaire spécifique » (Ripoll, 2018). La formulation dimensionnelle est une façon de revendiquer une appartenance au domaine des sciences sociales et de s’y distinguer par l’espace, lequel n’est pas un objet en géographie mais l’objet de la géographie, ou plus exactement d’une géographie qui fait de la dimension spatiale du social son objet : l’espace des sociétés. « Concevoir l’espace comme une dimension implique que l’objet de la géographie sociale n’est pas un espace ayant ses propres lois, ni même les relations entre un espace conçu comme une surface ou un contenant et le monde social, mais le monde social lui-même, considéré sous l’angle de sa dimension spatiale. Ainsi, cet objet est uniquement et totalement social, et non pas à cheval sur les sciences sociales et les sciences de la nature. Cela n’empêche pas la géographie sociale d’étudier les relations entre les humains et les animaux, les plantes et le milieu, mais ces relations sont alors travaillées en tant qu’elles constituent des enjeux sociaux » (Blanchard, Estebanez, Ripoll, 2021, p. 34-35). Enjeu étant à comprendre comme ce qui est en jeu pour les acteurs, c’est-à-dire les choix qui s’offrent à eux et les décisions qu’ils doivent prendre ; la géographie sociale est donc résolument tournée vers l’action.

    2Cette lecture de l’espace résolument politique fait particulièrement sens dans l’analyse des conflits d’aménagement où « l’espace, en tant que construit social et objet d’attachements, n’est pas simplement un arrière-fond contextuel des luttes, mais participe pleinement de la dynamique constitutive des mobilisations, autant qu’il se constitue à travers elles » (Dechézelle, Olive, 2016). Dans cette perspective, et bien que l’idée soit sans doute contre-intuitive, l’espace des sociétés humaines augmente en permanence à mesure que les savoirs et compétences permettent aux opérateurs de le produire (Lefebvre, 1974), y compris par leurs discours. « La géographie sociale ne commence que lorsque le géographe s’implique dans l’analyse du rôle de l’espace en tant qu’enjeu stratégique (pour la société) et tactique (pour les acteurs au quotidien) dans la reproduction des sociétés et les régulations sociales » (Séchet, Veschambre [dir.], 2006, p. 8). C’est dans cette perspective qu’il faut appréhender l’action paysagère comme une certaine modalité de l’action spatiale.

    L’action paysagère : une modalité de l’action spatiale

    3L’action spatiale n’est pas seulement une action spatialisée, car une telle lecture reviendrait à considérer un espace qui subit l’action, laquelle le transformerait plus ou moins, mais en le (l’espace) laissant passif, agi seulement par les forces qui s’exercent sur lui. L’action spatiale signifie au contraire qu’il est intentionnellement mobilisé par les acteurs qui s’en saisissent, autrement dit, qu’il est un instrument de l’action : « l’espace est une ressource sociale hybride et complexe mobilisée et ainsi transformée dans, par et pour l’action » (Lussault, 2007, p. 181). Ainsi, alors que toute action spatiale est spatialisée – au sens où elle s’exprime dans et sur un espace –, toute action spatialisée n’est pas nécessairement spatiale – au sens où elle fait de l’espace une finalité de l’action ou un moyen. De la même façon, toute transformation paysagère n’est pas la conséquence d’une action paysagère puisque la plupart de ces transformations reflètent des dynamiques territoriales dont les conséquences sur les paysages n’ont pas été pensées et anticipées comme telles.

    4La distinction entre ces termes (action spatiale vs spatialisée, action paysagère vs transformation paysagère) repose sur l’intentionnalité des acteurs, laquelle est déterminante pour saisir les nuances du triptyque acteur-agent-actant. Ainsi, dans l’action paysagère, le paysage a le statut de l’actant (voir la figure 8), qui est le terme générique (car l’acteur et l’agent sont des actants) décrivant une réalité sociale, humaine ou non humaine, dotée d’une capacité d’action. Parmi les actants, l’acteur se distingue car il est doté d’une « intériorité subjective, d’une intentionnalité, d’une capacité stratégique autonome et d’une compétence énonciative » (M. Lussault, cité dans Lévy, Lussault [dir.], 2003, p. 39), autant d’attributs que ne possède pas l’agent qui n’est qu’une courroie de transmission d’une action dont il n’est pas le décisionnaire (il subit comme agi d’un système dont il est un rouage). Cette caractéristique de l’agent – dont la passivité est relative et difficile à graduer – vis-à-vis de l’acteur ne donne évidemment pas à ce dernier toute liberté, car sa capacité d’action autonome ne signifie pas qu’il est totalement libéré des effets de structures qui pèsent sur lui et sur son action. In fine, retenons que l’action paysagère est conduite par des acteurs et des agents qui activent le paysage au point d’en faire parfois un véritable actant.

    Figure 8. Le paysage : agencement spatial pouvant être construit et utilisé par les acteurs comme « quasi-personnage » et appartenant à la catégorie des « actants hybrides » (d’après Lussault, 2007, p. 149)

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    5Pour que le paysage puisse être un support-actif et par conséquent, pour que l’action puisse être qualifiée de paysagère, il faut que l’acteur soit en capacité de le saisir comme tel. Avec A. Berque, nous avons vu que la notion de prise (spatiale/paysagère) permettait de penser cette « disponibilité pratique dans un contexte et pour une activité donnés » (Joseph, 1997, p. 133). Le paysage est donc « une unité de sens identifiable » pour des acteurs qui, dans leurs pratiques, peuvent saisir l’espace en qualité de paysage (Lussault, 2007, p. 139). Le paysage est donc une valeur spatiale parmi un « ensemble des qualités socialement valorisables d’un espace » (p. 182). Quand l’espace fait paysage et qu’il est qualifié comme tel, il devient alors « une ressource sociale hybride et complexe mobilisée et ainsi transformée dans, par et pour l’action » (p. 181). Le considérer comme une valeur spatiale en soi n’est pas contradictoire avec l’idée que le paysage soit lui-même perçu et pratiqué en fonction des différentes valeurs que les acteurs lui attribuent, lesquelles déterminent les enjeux qu’ils y placent et la posture qu’ils adoptent à leur égard : valeurs productive, sacrée, esthétique, de biodiversité, marchande, identitaire-patrimoniale, d’habitat ou de loisir (Droz, Miéville-Ott [dir.] 2005, p. 22).

    6La ressource paysagère est une ressource territoriale parmi d’autres, dans le sens où elle n’existe pas en elle-même mais est créée par les acteurs dans et par leurs actions88. Dans leurs projets, la ressource paysagère peut être déjà reconnue (institutionnalisée, par exemple) ou encore à construire, sans forcément que ce travail se traduise ensuite par une reconnaissance institutionnelle. La capacité des acteurs à produire ou faire avec l’espace et le paysage dépend de leurs compétences d’énonciation et de maîtrise d’un certain nombre d’outils, mais aussi de compétences spécifiquement spatiales (gestion des distances, compétence de placement, de discrimination scalaire, de découpage et de délimitation) et paysagères (compétences de perception et de représentation) qui leur permettent d’acquérir une certaine maîtrise spatiale définie comme « une capacité à se placer de manière à ce que leurs actes soient suivis des effets désirés et que le contrôle de leur action et de son environnement soit toujours possible » (Lussault, 2007, p. 261).

    7La façon dont la ressource spatiale est utilisée, et souvent légitimée par une expertise, peut s’apparenter à un véritable géo-pouvoir configurant des espaces matériels d’existence « qui s’avèrent toujours peu ou prou des dispositifs prescriptifs et [qui] entendent proposer des voies pour une bonne vie sociale, grâce au travail sur la forme architecturale et urbaine et sur l’ingénierie fonctionnelle » (Lussault, 2017, p. 278). Dans une société démocratique, il est donc important que les effets d’un tel pouvoir soient débattus : la standardisation des formes produites, les processus parfois autoritaires à travers lesquels elles le sont, leur instrumentalisation pour légitimer certains acteurs ou leurs effets de normalisation sur les comportements sont autant de manifestations auxquelles il faut prêter attention. Les dispositifs spatiaux produisent une régulation du champ social et politique, notamment à travers leur morphologie paysagère : sans tomber dans les excès d’un déterminisme selon lequel les formes paysagères dicteraient mécaniquement les usages, il faut leur reconnaître un certain pouvoir, une certaine autorité sur les pratiques des usagers, et pas seulement par la violence symbolique qu’elles peuvent exprimer. Par exemple, un dispositif paysager évident est celui qui est produit par les normes de la surveillance policière, comme c’est de plus en plus fréquent pour les aménagements urbains : le concepteur paysagiste doit intégrer le rayon de balayage de la caméra de surveillance pour dégager son champ de vision, réfléchir sous cet angle à la hauteur des végétaux, aux effets de transparence de l’aménagement, aux accès souterrains, aux clôtures… Autant de paramètres qui peuvent être contrôlés par des agents spécialisés de la police nationale de plus en plus autorisés à donner un avis sur les projets urbains (notamment dans les « quartiers prioritaires » de la politique de la ville...).

    La spatialité du paysage

    8Distinguer le régime d’action paysager au sein de la catégorie spatiale plus générique demande maintenant d’approfondir les deux concepts d’espace et de paysage, en examinant leur imbrication. Une façon de le faire est de questionner la spatialité paysagère et la « paysagéité » de l’espace. Si la perspective mésologique d’A. Berque permet d’aborder l’espace en tant que paysage selon l’idée que « si tout peut faire paysage selon l’observateur, la paysagéité n’est pas une qualité immanente » (Rougerie, Beroutchachvili, 1991), elle ne permet pas tellement d’éclairer la réciproque du paysage en tant qu’espace. Mais avant de voir comment « le paysage met en œuvre et en jeu un certain sens de l’espace » (Besse, 2011, p. 12), commençons par la « paysagéité » de l’espace, autrement dit, cette façon de saisir l’espace en tant que paysage.

    9Cette modalité spécifique passe principalement par la vue, mais elle mobilise aussi tous les autres sens. Classiquement, le paysage est une réalité sociale, culturelle et politique construite sur la domination visuelle de l’espace qui instaure une distance entre l’observateur et la partie de pays qu’il observe, et qui peut faire l’objet d’une représentation articulant plusieurs plans. À cette « paysagéité spectateuriale » bien documentée par l’histoire de l’art et les sciences sociales s’oppose une autre manière de considérer la relation à l’espace propre à cette captation paysagère : une spatialité immergée, pleinement polysensorielle, qui n’est pas fondée sur la distanciation mais au contraire, sur la proximité au paysage, mettant alors l’individu au contact dans une relation pleinement expérientielle. Ainsi, « nous aurions donc affaire, avec ces deux approches du paysage, avec ces deux échelles et ces deux orientations du paysage, à deux manières, ou deux pôles entre lesquels se fabriquent les géographicités humaines effectives » (Besse, 2011, p. 21) : deux façons de voir le paysage donc, mais plus profondément, deux façons d’être et de faire avec lui, cette tension étant constitutive de l’action paysagère (voire son moteur même).

    10Réciproquement, comprendre ce que peut signifier « saisir le paysage en tant qu’espace » nécessite de recourir au cadre théorique de la géographie culturelle anglo-saxonne (Cosgrove, 1984 ; Daniels, 1989 ; Mitchell, 2003). Le géographe américain K.R. Olwig (2002) articule les deux significations du paysage-communauté et du paysage-spectacle en les reliant à travers l’histoire de la constitution des États-nations au cours de laquelle la mise en scène paysagère a servi d’outil d’affirmation du pouvoir et de maîtrise du territoire. La culture visuelle propre au paysage est ainsi mise au service d’un projet politique centralisateur et de l’économie capitaliste naissante dont elle masque les effets ravageurs : les représentations paysagères – picturales essentiellement – ont pour fonction d’esthétiser (idéaliser, naturaliser) les inégalités et la brutalité des rapports sociaux instaurés par l’ordre économique et politique nouveau. Cette lecture politique du paysage aborde ici son objet comme une représentation de l’espace particulière, que J.-M. Besse décrit en six points89 : « 1) c’est une culture qui met l’œil et la vision au centre du processus de perception du paysage, au détriment des autres sens ; 2) c’est une culture principalement européenne, occidentale, blanche, qui ne tient pas compte d’autres modèles culturels de rapport au paysage ; 3) c’est une culture essentiellement masculine ; 4) la représentation du paysage correspond à la mise en œuvre d’un espace de contrôle de type militaire ; 5) les images de paysage ont joué un rôle fondamental dans la constitution des imaginaires nationaux, voire nationalistes ; 6) enfin l’imagerie paysagère, sous toutes ses formes, qu’elles soient artistiques ou médiatiques, a joué un rôle décisif dans la naturalisation des entreprises coloniales » (Besse, 2011, p. 10). En opposant ainsi la spatialité d’un paysage politique centralisé (pour lequel les six points précédents font effectivement sens) et celle d’un paysage communautaire, K.R. Olwig prolonge la distinction faite avant lui par J.B. Jackson entre le paysage ordinaire et le paysage politique (1983) : d’un côté, le paysage de la grande échelle (politique dans son lien au pouvoir central), et de l’autre, le paysage de la communauté (qui n’est pas moins politique que le précédent, mais dans son lien à un groupe social local). Ces deux lectures géographiques des spatialités-paysagéités (car il s’agit bien dans les deux cas à la fois d’un rapport au paysage et à l’espace) confrontent « des modalités paysagères qui coexistent et se superposent parfois en un même lieu » (Besse, 2003).

    11Qu’il soit perçu à distance ou vécu au quotidien, le paysage est un point de vue sur les espaces agencés. C’est d’ailleurs bien cette capacité des acteurs à saisir l’espace en paysage au cours de leurs pratiques, ce « point de vue », qui fait du paysage un actant, c’est-à-dire « une réalité sociale quelconque dotée d’une capacité de contribuer à l’organisation et à la dynamique d’une action individuelle et/ou collective » (Lussault, 2007, p. 149). L’action paysagère peut donc être définie comme une action spatiale dont le paysage est l’opérateur. Une telle formulation – à rebours de l’idée habituelle selon laquelle les acteurs ont une capacité à agir sur le paysage – reconnaît au paysage une capacité à agir sur eux. Mais il ne s’agit surtout pas d’intervertir les termes de l’équation en remplaçant une logique causale par une autre : si le paysage est véritablement pensé comme une relation à l’environnement, alors c’est à cette relation elle-même que l’on attribue un pouvoir d’action. Tentons d’expliciter au mieux cette dialectique complexe de l’action des acteurs sur le paysage et de l’action du paysage sur les acteurs.

    L’agentivité paysagère : le pouvoir d’action du paysage

    12Ni agent ni acteur, ni humain ni non humain, le paysage appartient à la catégorie des actants hybrides90. Ainsi, dans toutes les manifestations de l’action paysagère (voir la figure 9), une part du travail lui est déléguée, si l’on peut dire : non pas qu’il y soit toujours présent en quasi-personnage doté d’un corps, d’une personnalité et d’une âme91, mais des situations sont organisées avec/sur/par/pour le paysage, pour être favorables au déploiement de l’action. Ce n’est pas de lui-même que le paysage acquiert le statut d’actant, et plus encore endosse parfois l’apparence du quasi-personnage : c’est bien par les situations sociales organisées par les acteurs et qu’ils construisent pour leurs propres bénéfices. Ces situations ne sont pas toujours explicitées, et encore moins lorsqu’elles sont produites par la force de l’habitude ou par mimétisme (par exemple dans la pédagogie des écoles du paysage ou dans les pratiques professionnelles des paysagistes), ce qui accentue d’autant l’illusion d’une puissance d’agir du paysage par lui-même. Ce sont ces situations que la recherche doit dévoiler.

    Figure 9. Diverses expressions et degrés de l’agentivité paysagère

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    Figure 9. Diverses expressions et degrés de l’agentivité paysagère

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    Figure 9. Diverses expressions et degrés de l’agentivité paysagère

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    13Les images de la figure 9 illustrent diversement l’agentivité paysagère. Les intitulés de la formation « Aménager avec le paysage » (2016, université de Genève) et du séminaire « Le paysage, l’autre autorité du projet urbain » (2018, Paris) expriment bien le paysage comme action et non comme support ou surface de projection. Quant au « quasi-personnage » du paysage, il s'illustre ironiquement dans la carte postale visant à dénoncer les impacts des lignes à haute tension dans les Hautes-Alpes. Cette stratégie du paysage qui se défend par lui-même est fréquente dans les ZAD, comme par exemple celle du Carnet où « la Loire se défend92 ».

    14Ces situations permettent de comprendre que l’agentivité du paysage se manifeste très différemment dans la sphère aménagiste et dans celle des mobilisations sociales : dans la première, le paysage agit comme un référentiel d’action spécifique (ce que nous nommons « substance du paysage ») ; dans la seconde, il se manifeste par l’intermédiaire d’acteurs qui renforcent leur légitimité en agissant en son nom. Mais ces deux manières d’agir avec/par/sur/pour le paysage sont présentes dans chacune de ces sphères : les professionnels du paysage ont parfois aussi la tentation de faire parler le paysage pour défendre leurs partis d’aménagement (c’est un argument imparable que de s’en remettre à son « autorité », pour reprendre la formule utilisée plus haut), et les activistes sont tout à fait capables de mobiliser le registre d’action du paysag(isme) pour contester le projet et lui opposer des alternatives. Dans ces diverses stratégies d’acteur, le paysage agissant est soit un ensemble dont il faut préserver l’intégrité et la cohérence, soit un motif spécifique reconnu pour sa qualité particulière (et souvent sa valeur patrimoniale).

    15Quelles que soient sa nature et sa dimension, le paysage ne devient donc un actant qu’au travers des acteurs, de leurs discours et de leurs stratégies. Pour le dire simplement, si le paysage agit, c’est à travers eux, nous. C’est cette lecture mesurée de l’agentivité paysagère que nous défendons dans ces pages. L’attention que nous devons porter aux non-humains dans nos manières « d’être avec le vivant » (Morizot, 2020), aussi légitime soit-elle, ne peut pas faire l’économie d’un regard critique. Cette prudence s’impose au moment où un certain environnementalisme produit parfois – souvent malgré lui, d’ailleurs – une pensée qui pousse trop loin l’agentivité des non-humains (et potentiellement celle des paysages93), dans l’objectif de rompre avec le dualisme moderne entre nature et culture. Or, comme le souligne F. Poupeau (2020), « quand bien même le dualisme corps-esprit ou nature-société serait le seul responsable des effets non maîtrisés de la rationalité occidentale, il paraît vain d’entendre les contrecarrer en effaçant une simple distinction mentale et en ouvrant l’anthropologie au-delà de l’humain ». Cette pensée par-delà les humains, teintée d’animisme et de mysticisme94, véhicule à l’excès une attitude idéaliste « qui postule une toute-puissance de la pensée au point que celle-ci pourrait changer les mentalités, les attitudes, la rationalité économique » (id.). Or, à trop vouloir considérer les non-humains comme des « acteurs », le risque est de formuler une critique désincarnée de la modernité qui passe à côté des logiques économiques et sociales mises en place par les (véritables) acteurs humains. C’est pourquoi la prise en compte des non-humains doit s’inscrire dans la problématique des relations sociales, en particulier les rapports de pouvoir et de domination auxquels n’échappent pas les questions environnementale et paysagère.

    Se mobiliser pour le paysage, être mobilisé par lui

    16Pour se mobiliser en faveur du paysage, il faut avoir été soi-même mobilisé par le paysage. En cela, l’action paysagère est autant une dynamique centrifuge que centripète, une incorporation du paysage en nous qu’une transformation du paysage par nous. Elle est une affectation de soi par le monde environnant saisi en tant que paysage. C’est dans cette perspective que J.-M. Besse (2018) qualifie le paysage de « dispositif attentionnel, […] une des conditions de la possibilité de l’expérience […] une des conditions de la réactivation, et de la recharge de l’expérience, de soi et du monde simultanément » (p. 106), une activation de notre sensibilité. C’est pourquoi, si l’on considère que la crise environnementale est aussi une « crise de la sensibilité95 », alors la relation au paysage est une voie possible. À l’heure des écrans généralisés, on saisit bien l’enjeu d’une protection du paysage qui ne serait plus celle d’une conservation des formes paysagères, mais plutôt une sauvegarde de nos possibilités et situations de rester affectés par elles et ainsi maintenir la connivence dont parlait G. Sautter (1979). Affirmer que cette capacité du paysage à nous affecter est, toujours selon J.-M. Besse, l’expression « d’une énergie, une santé du paysage » (id., p. 27) est une autre façon de lui reconnaître sa puissance d’action.

    17Cette advenue au visible, cette présentation aux regards qui définit le paysage est « un processus clé dans le fonctionnement des sociétés, quasiment indispensable à toute ouverture d’une véritable politisation d’une question quelconque » (Lussault, 2007, p. 158). Contrairement aux apparences, cette mise en visibilité des réalités sociales par le paysage n’en fait donc pas une réalité superficielle, un sujet anecdotique, un enjeu secondaire, une question apolitique. Sa charge politique est puissante, au contraire, et il n’y a pas de disjonction à faire entre les dimensions sensible et politique du paysage, reliées l’une et l’autre dans le processus de l’action paysagère : « Le paysage nous relie au sentiment d’un commun visuel, d’un donné naturel partageable, objet d’une esthétique environnementale, et dont l’économie, c’est-à-dire l’agencement en matière de signes, est aussi ce que nous voulons y voir et ce que nous y voyons. En d’autres termes, nous participons à arranger ces paysages de telle façon qu’ils produisent du sens, de l’action. […] Dans cette approche dynamique, le paysage est un élément de la construction des environnements, un point de vue esthétique qui permet de l’apprécier et même de le gouverner dans des cultures données » (Blanc, 2015, p. 39). Pour prolonger le propos, la « gouvernance paysagère96 » est peut-être la formulation la plus efficace pour exprimer la charge politique de l’action paysagère : c’est une façon de souligner qu’au-delà d’être un enjeu d’aménagement, le paysage désigne aussi une « conduite » pour aménager.

    18Cette démarche questionne alors les compétences des acteurs en la matière, autrement dit la nature des compétences que l’on pourrait dire « paysagères ». Une réponse a été apportée par l’équipe suisse d’anthropologie du paysage (Droz et al., 2002) à partir de deux critères : la capacité des acteurs à influencer les usages sociaux du paysage et celle de modifier concrètement la base physique du paysage. « Les différents acteurs sociaux en présence se positionneront donc les uns par rapport aux autres en fonction de ces deux axes. Certains disposeront de capitaux importants sur un axe, mais non sur l’autre. Les tenants du pouvoir dans le champ seront ceux qui cumulent des capitaux importants sur les deux axes simultanément » (p. 16). Bien qu’étant envisagée à la fois sur le plan de la matérialité du paysage et sur celui des représentations paysagères, la compétence paysagère désigne seulement ici une capacité à agir sur le paysage. Or, le principe de l’agentivité du paysage conduit à aller plus loin pour la penser non seulement comme une action sur, mais par et avec le paysage : ces formulations qui permettent d’approfondir la réflexion sur les modalités spécifiques de l’action paysagère décrivent en réalité des manières de faire qui sont imbriquées et difficilement opposables. En effet, l’action avec cherche toujours à avoir des effets sur, et c’est parce que la réciproque n’est pas vraie – la transformation matérielle du paysage est rarement la résultante d’une approche strictement paysagère de l’aménagement97 – que cette opposition trouve sa pertinence.

    La « substance » du paysage

    19Deux questions permettent d’avancer dans l’approfondissement de cet agir avec le paysage : (avec) quoi ?, (avec) comment ?. La première renvoie à la nature même de la matière du paysage qui est mobilisée, cette substantialité (Olwig, 1996) qui réside dans « les sols et plus généralement les contextes abiotiques, les vivants, les autres acteurs humains, les structures spatiales et les pratiques territoriales, l’épaisseur temporelle des lieux, leur histoire et leur mémoire » (Besse, 2018, p. 55). À tout le moins, cette matière-ressource activée par le projet consiste – à défaut de pouvoir totalement renverser le rapport entre programme et site (Marot, 1995)98 – à révéler les particularités de ce dernier (Fromonot, 2011).

    20Faire avec consiste donc à s’appuyer sur la matière du paysage mais en la mobilisant d’une certaine façon, selon une certaine modalité d’action qui peut remettre en cause l’idée même de projet telle qu’elle est communément admise (Boutinet, 1990), c’est-à-dire dans son rapport au temps spécifique de la modernité : linéaire, maîtrisé, programmatique, inscrit dans la perspective du progrès et du productivisme (Audier, 2019). De ce point de vue, cette démarche du projet (au sens large de l’anthropologie du projet) exprime tout l’inverse du processus de conception du projet de paysage tel qu’il est enseigné dans les écoles du paysage et pratiqué par les concepteurs : si leur processus de conception passe bien par diverses modalités d’action relevant de la description, de l’analyse, de la formulation d’intentions puis de propositions, celles-ci ne se succèdent pas de façon linéaire mais s’alimentent dans une dynamique itérative. On comprend donc qu’agir avec le paysage engage non seulement une lecture particulière de celui-ci, mais aussi une approche spécifique de l’action. En étant l’une et l’autre imbriquées, ces modalités du paysage et de l’action définissent l’action paysagère.

    21« Rechercher » au sens propre l’action paysagère dans les divers régimes de l’action spatiale en s’efforçant de saisir la « substance » particulière de cette modalité d’action peut faire courir le risque de « substantiver » le paysage selon une logique d’essentialisation (procédé de naturalisation). Pour réduire ce risque, il est nécessaire de s’inscrire dans une approche constructiviste permettant de penser le paysage comme un potentiel spatial qui n’existe qu’en puissance pour les acteurs (Lussault, 2007, p. 185). La proposition formulée par M. Lussault de distinguer des situations où ce potentiel préexiste (le « potentiel de l’agencement préexistant ») et d’autres où il n’existe pas encore (le « potentiel du capital spatial ») permet de souligner que l’espace « déjà là » – tel qu’il est configuré avant l’action – n’est pas moins « construit » et relatif aux compétences cognitives et pratiques des acteurs qu’il ne l’est suite à l’action qu’ils entreprennent pour valoriser ses ressources. Cette lecture constructiviste est utile pour interpréter les discours des paysagistes sur la mise en contexte de leurs projets et éviter de relayer l’idée (implicite le plus souvent, ce qui appelle une vigilance d’autant plus grande) selon laquelle le site possède une personnalité et est porteur de son propre projet (Davodeau, 2008 ; Briffaud, 2011). Dans leurs stratégies, en fonction des valeurs qu’ils lui donnent, des usages qu’ils en font, des connaissances et représentations qu’ils en ont, les acteurs exploitent donc de façon plus ou moins aboutie le paysage, c’est-à-dire ses propriétés que j’exprime – à la suite de K.R. Olwig (1996) et J.-M. Besse (2018) – en termes de substance paysagère.

    22Ce mot est préférable à la ressource, de connotation extractive qui sied mal à l’éthique dont se réclame souvent l’action paysagère, ou à la valeur trop quantifiable. Substance (du latin substantia/substare, « être dessous ») désigne à la fois la matière dont quelque chose est formé et ce qu’il y a d’essentiel dans un objet, un texte ou une action. Le mot permet de joindre les versants matériels et immatériels du paysage. Il désigne la nature profonde de quelque chose, à la fois par la matière et par le sens. La substance exprime une certaine permanence, une densité qui correspond bien au paysage : « elle est ce qui persiste au milieu du changement (des phénomènes) et le rend compréhensible99 » (Emmanuel Kant, d’après Boutroux, 1926, p. 124). Le paysage est effectivement une unité de sens qui rend compréhensibles à la fois l’espace perçu et l’action conduite à travers lui. Ce sens prend forme et s’exprime à travers une stratégie de valorisation de ce qui persiste au milieu des changements : selon une logique non pas de mise en patrimoine, mais de révélation de traces plus ou moins visibles et qui peuvent faire sens selon les valeurs et représentations que les individus donnent aux lieux, et qui conditionnent leur attachement.

    23La substance spatiale pouvant être définie comme « ce qui, dans une situation spatiale donnée, exprime la présence active de la société avec l’espace » (Lussault, 2007, p. 84), alors la substance paysagère – tout en étant évidemment fondamentalement spatiale – est une déclinaison spécifique de la substance spatiale, ce qui permet de distinguer le régime particulier de l’action paysagère dans le champ élargi de l’action spatiale. Par exemple, dans les démarches d’aménagement, bien que le principe de la compensation écologique ait un contenu spatial évident, il est manifestement dénué de « substance paysagère » telle que nous l’entendons ici. De même, les trames vertes et bleues issues des schémas régionaux des continuités écologiques (SRCE) en sont dépourvues aussi si elles sont exclusivement pensées comme des infrastructures sans considération des usages sociaux (Cormier, 2011) ; elles sont alors condamnées à ne rester que des principes abstraits et des flèches grossières sur un plan. De la même façon, les services écosystémiques qui abordent le paysage comme une externalité positive – essentiellement pensée en termes d’aménités de loisirs ou environnementales selon le jargon scientifico-technocratique en vigueur dans les sphères aménagistes – ne relèvent pas non plus du registre de l’action paysagère dans la mesure où cette approche fonctionnaliste de la ressource paysagère véhicule un modèle instrumental de l’action qui fait du paysage le produit d’un processus, et en aucun cas le processus lui-même. Par ailleurs, les services écosystémiques sont identifiés par une expertise standardisée ayant pour conséquence de générer des aménagements normalisés selon une gestion fort peu délibérative (Lespez et al., 2016). Cette critique peut être élargie au sujet des opérations de renaturation et de leur modèle paysager sous-jacent (Davodeau, Romain, 2017).

    24Tenter de cerner la « substantifique moelle » de l’action paysagère permet ainsi d’éviter la confusion entre différents régimes d’action spatiale : du paysage, du patrimoine, de l’environnement (certains peuvent profiter de cette confusion et avoir intérêt à l’entretenir100). Les distinguer ne signifie que pas que ces domaines sont hermétiques à l’action paysagère, mais cela impose de les penser reliés à elle sous condition : celle justement de leur plus ou moins grande capacité à composer avec la « substance paysagère ». Ainsi, l’urbanisme sera paysager s’il renvoie à des pratiques spécifiques (Bonneau, 2016 ; Fromonot, 2011 ; Marot, 1995 ; Waldheim [dir.], 2006). Et il en va de même pour toute action aménagiste (disons spatiale, dans un sens plus large) qui – parce que menée au prisme du paysage – ajuste son contenu en conséquence. De la même façon qu’il est possible de penser et faire la ville « par le paysage » (Masboungi [dir.], 2002), une grande diversité d’actions relevant du développement local, de la préservation de l’environnement, d’enjeux (les patrimoines, les mobilités, les énergies, etc.) et de disciplines (la géographie, l’écologie, l’architecture, l’urbanisme ou encore l’économie) peuvent être pensées et conduites au prisme du paysage, et ainsi relever de l’action paysagère. C’est de cela qu’il est question lorsqu’on cherche à cerner la substance paysagère sur un plan théorique (Besse, 2018) ou pratique (Folléa, 2019). La diversification récente des revues sur le paysage101 ainsi que les cycles de conférences102 sont des canaux de diffusion de cette pensée du paysage qui cherche à transmettre la pensée paysagère, pour reprendre la distinction d’A. Berque (2008). C’est aussi pour convaincre de la plus-value d’une approche paysagère de l’aménagement que le ministère de la Transition écologique et solidaire travaille actuellement à l’élaboration d’un guide de sensibilisation à destination de la maîtrise d’ouvrage publique103.

    25Cette initiative démontre que la substance paysagère est aussi un enjeu didactique, en particulier bien sûr dans les écoles du paysage. Lorsque la pédagogie du paysage ne parvient pas à bien expliciter ses fondements, elle s’en tient souvent à produire un discours par la négative : l’action paysagère ne consiste ni à poser un équipement dans l’espace, ni même à l’intégrer, ni à zoner l’espace. Cette tactique de distinction évite rarement la caricature des champs professionnels concurrentiels. Cette argumentation par défaut est puissamment à l’œuvre dans les écoles du paysage où, pourtant, les jeunes paysagistes doivent consolider leur identité professionnelle encore fragile. Un des enjeux de l’ouverture de la pédagogie du projet sur la recherche est donc de les aider à mieux cerner ce qu’est l’action paysagère, pour pouvoir être capables non seulement de la déployer en pratique, mais aussi de la défendre face à ces autres paradigmes de l’action qui peuvent être effectivement très différents. L’urbanisme « de récit » en essor dans les pratiques aménagistes (Matthey, 2014) contribue à accentuer l’enjeu de savoir dire ce que l’on fait, pourquoi et comment, cette énonciation devenant même une compétence professionnelle déterminante (au risque d’ailleurs d’avoir pour effet de produire des discours corporatistes clé en main, ce à quoi n’échappent pas les paysagistes). C’est pourquoi les professionnels du paysage les plus reconnus ne sont pas uniquement de bons praticiens ; ce sont aussi des écrivains, des conférenciers, des théoriciens. Ils ont compris qu’en dépit de l’appui institutionnel indéniable d’un ministère porteur d’une politique publique nationale en faveur des paysages, d’un cadre réglementaire incitatif et même contraignant envers les élus et acteurs de l’aménagement, d’experts reconnus et de plus en plus nombreux, un dernier verrou bloquait le déploiement de l’action : l’explicitation, la diffusion et le partage d’une culture professionnelle du paysage. Par son travail critique, la recherche participe de cet effort d’explicitation et de clarification des pratiques paysagistes et, plus largement, du paradigme de l’action paysagère.

    La nature de l’action dans l’action paysagère

    26Approfondissons désormais la signification de l’action, en nous écartant provisoirement du raisonnement géographique pour mobiliser d’autres éclairages disciplinaires.

    Philosophie de l’action

    27Parce qu’elle compte « parmi les philosophes du xxe siècle qui ont le plus attaché d’importance à l’espace » (Debarbieux, 2014), Hannah Arendt est une référence essentielle pour les géographes. Ils mobilisent souvent sa pensée spatiale et relationnelle de l’action au service de leur propre analyse relationnelle et politique de l’espace. B. Debarbieux s’est ainsi appuyé sur une typologie forgée par la philosophe104 pour appliquer cette grille de lecture au paysage de la modernité « caractérisé par trois tendances paysagères : la production de représentations savantes et artistiques du paysage tel qu’il est façonné par le travail et qui se veut subordonnée à lui ; l’apparition de l’idée du paysage-comme-œuvre avec son déploiement dans des lieux privés puis publics, nécessitant qu’un travail spécifique soit subordonné à la production de la représentation ; la mise de certaines représentations paysagères au service du projet territorial et culturel des États-nations modernes qui participe de l’aliénation des individus correspondants » (Debarbieux, 2007). Il a mobilisé ensuite ce triptyque conceptuel pour interpréter dans une perspective critique l’« empaysagement » de la société contemporaine comme « un triomphe de l’œuvre ». Mais dans cette esthétisation généralisée du monde (Lipovetsky, Serroy, 2013), certains projets de paysage qui se distinguent par leurs démarches participatives présentent d’après lui « une illustration de ce que peut être le paysage-comme-action, le terme d’action étant évidemment entendu au sens que lui donne Arendt : […] source de la définition de l’identité politique du sujet et la modalité par laquelle les hommes en société définissent ce qu’ils ont en commun et ce qu’ils placent au cœur de l’espace public » (id.). Pour alimenter sa typologie, B. Debarbieux rassemble le paysage-image qui est le sujet de l’histoire de l’art, le paysage-réalité dont croit s’emparer la géographie, le paysage-œuvre des paysagistes (peintres puis architectes), et enfin le paysage-bien commun support d’identification d’une communauté qui rend compte de la polysémie du paysage. Aussi intéressantes soient-elles, ces catégories sont trop « étanches » pour retranscrire la complexité de l’action paysagère. L’image de paysage de la peinture ne sert-elle pas aussi le projet politique ? Le projet du paysagiste ne peut-il pas participer du bien commun ? Le paysage-objet du géographe ne véhicule-t-il pas aussi une idéologie politique ? On retrouve de nouveau ici les limites des typologies de l’action paysagère dont nous avons fait état plus haut (« Catégoriser l’action paysagère »).

    28M. Foucault est une autre référence philosophique centrale pour les géographes contemporains. Ses travaux, « aux origines d’une géopolitique de l’action spatiale » (Dumont, 2010), ont par exemple conduit C. Raffestin (1980) à développer une géographie du pouvoir qui renouvelle la géographie politique en pensant le pouvoir hors l’État selon une approche relationnelle de l’espace et du politique. Ce travail a été prolongé ensuite par M. Lussault dans ses travaux sur l’imagerie aménagiste, dans un contexte marqué par « un tournant pragmatique attentif aux acteurs, à leurs justifications et à leurs langages, dans une géographie de l’action » (Dumont, 2010). Dans ses travaux, M. Lussault s’approprie notamment le concept de dispositifs disciplinaires, que M. Foucault emploie à propos des prisons, en l’élargissant au dispositif spatial visant intentionnellement « à produire des effets de régulation du champ social et politique » (Lussault, 2007, p. 201). Ses recherches sur l’utilisation des images dans les politiques territoriales le conduisent à se saisir de ce concept y compris pour les dispositifs qui n’existent que « sous la forme particulière du projet, du dessin de dessein » (id.). Ainsi, le dispositif spatial devient paysager dans sa double dimension morphologique et représentationnelle par les acteurs qui le mettent en œuvre de telle façon à ce qu’il fasse autorité, tant sur le plan de la régulation des usages que de ce qui est donné à voir, pourquoi et comment, aussi bien par le dessin des formes de l’espace que par le travail de sémantisation à son endroit. Envisagé comme point de vue sur l’espace environnant, le paysage peut être pensé comme un dispositif spatial spécifique105, de par le point de vue que le regard sensible implique (au sol ou oblique, mais non zénithal) et la vue d’ensemble qui est visée et cadrée (orientée, masquée).

    29Un autre concept de Foucault est moins mobilisé mais il permet d’éclairer certaines modalités de l’action paysagère : la gouvernementalité. Le terme désigne un gouvernement par « l’individu(ation) » fondé sur des procédés subtils de domination qui suscitent la confiance des populations, lesquelles – par intériorisation des normes et valeurs – permettent au pouvoir de se priver de sa force et de sa violence légitime pour exercer sa souveraineté sur son territoire, en convainquant plutôt qu’en contraignant. En matière d’action paysagère, cela peut se traduire par exemple par une stratégie dégageant la vue sur les parcelles privées depuis l’espace public106, l’autorité municipale faisant le pari que le procédé aura des effets sur les pratiques individuelles : soumis à la vue de tous, chacun fera l’effort de produire un paysage présentable107… Cette conduite des conduites est particulièrement à l’œuvre dans les modalités dites participatives de la gestion du végétal urbain (Ernwein, 2019), où « loin de toute forme de coercition, la participation à ces jardins est purement volontaire, mais elle mobilise très directement les corps et leur capacité à être affectés par les végétaux pour produire du consentement à ce qui est à la fois une nouvelle division du travail environnemental urbain et une forme expérimentale de service urbain post-public » (p. 126). La gouvernementalité est donc tout autant un moyen pour l’autorité publique d’affirmer son pouvoir qu’une tactique de désengagement de l’État ou des collectivités locales par la responsabilisation de l’individu.

    Sociologie de l’action

    30Les ressources théoriques pour penser l’espace et le paysage comme « matériaux actifs du politique » (Dumont, 2010) ne sont pas seulement disponibles dans le champ de la philosophie (qui plus est, ici réduit à ces deux seules références). Un détour par la sociologie de l’action (Ogien, Quéré, 2005) est nécessaire – et complémentaire – pour mettre en perspective l’action paysagère avec l’opposition entre action planifiée et située. Cette dernière (située) renvoie au postulat selon lequel « si on veut comprendre l’action, il faut examiner la manière dont elle se réalise [dans une situation], sans faire de cette réalisation le produit nécessaire d’un déterminisme ou d’une rationalité » (id., p. 3). Cette lecture s’inscrit dans une perspective pragmatiste qui déplace l’analyse de l’action depuis les représentations qui la motivent vers son accomplissement. « L’action est située parce qu’elle a lieu dans un environnement et qu’elle s’organise par le moyen de cet environnement, de ses ressources et de ses contraintes » (p. 11). On retrouve alors ici l’influence de la psychologie écologique de J. Gibson à laquelle se réfèrent les travaux d’A. Berque sur le paysage et de M. Lussault sur l’espace. L’idée majeure est de ne pas considérer que l’organisme vit dans son environnement mais par le moyen d’un environnement, ce qui rejoint aussi la distinction opérée par J.-M. Besse entre l’action sur et avec le paysage, bien qu’il ne soit pas question de paysage à proprement parler. Ce dont il est question ici, ce sont des éléments de l’environnement qui « ne doivent pas être tenus pour de purs objets de connaissance, mais pour des choses avec lesquelles il faut composer, dont il faut subir les contraintes ou endurer les réactions, dont il faut s’assurer le concours et avec les opérations desquelles il faut savoir compter. Si ces objets se transforment en permanence dans l’agir, une certaine continuité leur est cependant conférée par l’orientation que l’activité à réaliser en commun donne aux échanges avec autrui, et par la situation globale qu’a engendrée un engagement » (Ogien, Quéré, 2005, p. 3-4).

    31Cette approche pragmatiste invite à une critique de la pensée en plan selon laquelle « l’accomplissement de l’action n’est que l’exécution d’un plan construit dans la phase de délibération », car « l’agent aura beau tout planifier […] il faudra s’ajuster aux circonstances et les utiliser pour réduire l’incertitude et traiter les contingences, ainsi qu’agir au bon moment en saisissant les occasions favorables » (p. 9). En mettant l’accent sur l’imprévisibilité de l’action, sa dynamique et ses ajustements, cette approche renouvelle la lecture – longtemps dominante dans les sciences sociales – privilégiant « une analyse des acteurs envisagés sous l’angle de leur intégration à un collectif […] ou de la place qu’ils occupent dans un système, un champ ou une structure d’action ; ou celles d’une analyse postulant que les conduites individuelles traduisent un choix rationnel. La première rend généralement compte de l’action en l’attribuant à un sujet doté de buts et de raisons d’agir qui le dépassent et le déterminent à faire ce qu’il fait, tandis que la seconde substitue subrepticement la réflexion à l’action » (p. 2).

    32Il s’agit donc de se défaire de l’idée selon laquelle la relation entre le plan et l’action est de l’ordre de la prescription puis de l’exécution. Comment alors articuler l’action avec le paysage (manifestation de l’agir en situation) et la planification paysagère ? Suchman (1987) permet de résoudre cette (apparente) contradiction en distinguant deux manières de comprendre les relations entre le plan et l’action : « Selon la première, le plan est considéré comme un programme : il comporte une série d’instructions ou contraintes qui déterminent l’action, et il est directement exécutable. Selon la seconde conception, le plan est considéré comme une ressource : il comporte un ensemble de consignes ou ressources qui participent à la réalisation de l’action au même titre que d’autres ressources telles que celle de l’environnement. L’action revêt donc des propriétés d’autonomie : elle résulte d’un processus d’auto-organisation, guidé par les circonstances locales et construit en partie par les ressources qu’offre l’environnement. Dans cette seconde perspective, le plan est une ressource qui permet d’improviser en fonction des circonstances : il oriente l’action, la guide, sans pour autant en contrôler l’exécution. L’action est envisagée comme située, à la fois dans le plan et dans l’environnement » (Astier et al., 2003). Dans cette perspective, le plan n’entre donc pas fatalement en contradiction avec l’agir en situation puisqu’il est utilisé dans le processus de conception comme « objet intermédiaire108 » cadrant l’action mais sans la déterminer (Vinck, 2009). Cette possibilité de ne pas utiliser le plan comme un outil prescriptif apporte beaucoup pour évaluer sans les discréditer les opérations de planification des paysages, pour lesquels il est évident que le plan ne peut pas dessiner un futur certain, et encore moins donner une forme définitive109.

    33Ce qui est dit ici sur les différentes façons d’aborder l’action rejoint ce qui a été énoncé plus haut sur les différentes façons d’envisager l’acteur : l’opposition entre l’action rationnelle planifiée et le pragmatisme de l’ajustement/improvisation se prolonge par une opposition entre la figure du stratège maître de son destin et celle de l’acteur dominé par les effets de structure et soumis aux événements. Cette opposition schématique met en scène deux attitudes entre lesquelles est tiraillé l’acteur, comme elle expose deux modalités entre lesquelles est tiraillée l’action (voir la figure 10). Pour ce qui nous importe ici, il est clair par exemple que l’action paysagère est prise entre les cadres institutionnels, réglementaires et administratifs, qui la corsettent, la normalisent et la découpent en phases (conception-réalisation-gestion), et les principes qui la guident et l’assimilent à de l’action située et pragmatique. L’action paysagère est sapée dans ses fondements mêmes par les logiques des marchés publics et la structuration administrative. Elle résiste tant bien que mal… Cette tension s’exerce aussi dans les écoles du paysage, surtout lorsque pour des raisons de professionnalisation, les maquettes pédagogiques se soumettent à ces cadres contraints sans toujours bien anticiper leurs effets sur le contenu pédagogique des enseignements (faudrait-il apprendre aux étudiants à mal travailler à l’école parce qu’ils n’auront pas la possibilité de bien travailler en situation professionnelle ?).

    Figure 10. L’action paysagère au croisement des paradigmes du paysage et de l’action ; en italique, les champs de l’action paysagère avec leur emplacement (privilégié, certainement pas stabilisé) dans ce modèle (H. Davodeau, 2021)

    Image

    34Dans le champ de l’environnement dans lequel s’inscrit l’action paysagère, « il apparaît impossible d’isoler une variable causale110 responsable de la situation » (Kalaora, 1998, p. 72). Ainsi, la théorisation de l’action environnementale « doit prendre la mesure de l’incertitude grandissante dans les logiques d’action » (Arab, 2018) en s’adaptant continûment à l’environnement qu’elle transforme. « Située » veut donc aussi dire que l’action compose « entre la logique du souhaitable et la logique du faisable, entre ce qui relève du définir et ce qui relève du faire advenir » (id., p. 232). Les acteurs doivent intégrer cette imprévisibilité constitutive, au point même d’en faire une norme de l’activité de projet (p. 235). L’action paysagère est donc stratégique dans une acceptation ouverte du mot : « Le mot stratégie ne désigne pas un programme prédéterminé qu’il suffit d’appliquer ne variatur dans le temps. La stratégie permet, à partir d’une décision initiale, d’envisager un certain nombre de scénarios pour l’action, scénarios qui pourront être modifiés selon les informations qui vont arriver en cours d’action et selon les aléas qui vont survenir et perturber l’action […]111 » (E. Morin, cité dans Luginbühl, 2012, p. 365). C’est dans cette même perspective de l’incertitude de l’action que J.-M. Besse (2018) propose d’élargir la signification du site des paysagistes – qui peut donner l’illusion d’une évidence sur laquelle il est tentant de justifier l’action (cet effet d’évidence peut masquer les partis d’aménagement et ainsi éviter de devoir les justifier) – pour lui préférer celle de situation112, plus incertaine puisqu’elle ajoute aux contraintes et ressources de la configuration physique relativement stabilisée celles du contexte social, qui l’est forcément moins. Ainsi, plutôt que de penser les sites comme des spécificités matérielles préexistantes, les situations ouvrent l’action paysagère au débat : cette politisation est une autre dimension de l’action paysagère « située ».

    35Finalement, ces réflexions sociologiques sur l’action abordent leur objet sous trois angles : soit à travers les normes qui conditionnent son exécution, soit selon une description au fil de l’action, soit enfin en focalisant sur le jeu d’acteurs dont les relations sont modifiées par l’action. Comme l’indique N. Dodier (1993), « c’est sans doute dans la recherche d’articulations entre ces trois pôles que réside actuellement la voie la plus féconde pour approfondir le problème des bases conventionnelles des activités humaines » (p. 65). Si la visée pragmatiste est particulièrement féconde pour saisir le processus de conception inhérent à l’action paysagère (et particulièrement à la démarche du projet de paysage), il n’en demeure pas moins que l’action paysagère est aussi une affaire de programmation, de plan, de schéma, d’objectif, de méthodes, et même d’évaluation. Le processus de conception lui-même n’est pas dénué de toute rationalité, calculs, phasage et organisation ! Ainsi, l’action paysagère est traversée de tensions qui portent aussi bien sur la nature du paysage activé que sur la nature de l’action à laquelle elle se rapporte. Si l’action peut être définie comme « la transformation intentionnelle d’une situation (sociale ou matérielle) en une autre » (Babou, 2016), alors ses modalités paysagères sont donc diverses, à l’image des situations dans lesquelles se déploie l’action paysagère : situations pédagogiques (ateliers de projet, sorties de terrain), professionnelles (agences, entreprises de travaux, chantiers), politiques (institutionnalisées, contestations sociales).

    Anthropologie du faire

    36Un autre éclairage disciplinaire de l’action est utile avec l’anthropologie du faire. Dans ses ouvrages, T. Ingold (2017) défend l’idée que « faire consiste ni plus ni moins à mettre en correspondance celui qui fait avec le matériau qu’il travaille » (p. 14). Plaçant sa réflexion dans le prolongement de celle de Gilles Simondon sur la morphogenèse (1964), T. Ingold argumente à partir des savoir-faire pratiques des artisans et de leurs capacités à collaborer avec leurs matériaux, en orientant leurs gestes de telle manière à ne pas rompre mais au contraire à s’inscrire dans les lignes de forces et flux qui travaillent déjà la matière en elle-même113. T. Ingold rejette ainsi le modèle « hylémorphique » qui impose la forme sur la matière inerte, selon le schéma d’un moule (la forme) qui la modèlerait (la matière). Il renverse ce rapport en pensant les correspondances entre un acteur qui agit et la matière vivante sur laquelle il intervient, ou plutôt avec laquelle il travaille. L’acte de faire s’apparente alors à un tissage au cours duquel la forme n’est plus imposée « par un agent censé posséder un dessein (design) particulier à l’esprit en vue d’atteindre une certaine finalité » sur une matière « rendue passive et inerte, et considérée comme le réceptacle de l’action de l’agent » (Ingold, 2017, p. 92). Il s’agit au contraire de penser ensemble la forme et la matière, comme le fait le philosophe américain J. Dewey (2010) dans L’art comme expérience : « Dans l’acte même, il n’y a nulle distinction, mais une parfaite intégration de la manière et du contenu, de la forme et de la substance » (p. 194).

    37Cette relation dont il est question entre la forme et la substance-matière est adossée à une vision occidentale d’une culture qui, depuis l’Antiquité, se voit comme productrice de formes face à la nature pourvoyeuse de matériaux : ainsi, « en surimposant les uns aux autres, les hommes créeraient des artefacts (Waller, 2016)114, lesquels les entourent toujours davantage » (Ingold, 2017, p. 93). Les réflexions de T. Ingold fixent un cadre conceptuel global dans lequel se positionnent les éléments de la sociologie de l’action précédemment abordés. Comme le fait la théorie de l’action située, cette lecture s’attache à décrire le mouvement même des gestes. L’une et l’autre proposent une alternative à l’action communément envisagée comme étant l’exécution stricte d’opérations à effectuer : « Nous suggérons au contraire que le geste de fabrication consiste moins en un assemblage qu’en un processus, qu’il ne s’agit pas tant d’édifier les unes sur les autres les différentes parties d’une totalité organisée que de poursuivre un processus – la continuation d’un chemin où chaque pas est induit par le précédent tout en induisant le suivant, et qui mène toujours bien au-delà de la destination initiale » (p. 108).

    38Ces idées font sens au sujet de la démarche de conception du paysagiste, et particulièrement de la pratique du dessin qui n’est définitivement pas la mise en forme d’une représentation aboutie préalable mais « un processus de la pensée, et non la projection d’une idée » (p. 270). La réflexion philosophique de J. Dewey questionne la nature de la forme en lien avec l’expérience, et éclaire ainsi la relation qu’entretien le paysagiste avec les formes paysagères à partir desquelles il conçoit depuis sa propre expérience, ou qu’il conçoit à destination des expériences auxquelles est destiné son projet115. Dans cette perspective philosophique et anthropologique, le projet des paysagistes est tout sauf une activité de fabrication d’espaces-objets. En effet, la démonstration de T. Ingold consiste à opposer aux objets les choses, et à la fabrication le faire afin de bien faire la distinction entre ces deux régimes d’action. Car l’action paysagère produit moins un objet extérieur à soi qu’elle ne transforme une chose qui engage notre sensibilité116. Alors que les objets sont face à nous, distants, les choses sont contre nous, avec nous (Ingold, 2018, p. 187). Cela permet par exemple de comprendre la difficulté qu’éprouve un paysagiste pour placer un banc dans l’espace, si tant est bien sûr qu’il cherche à ce que cet élément fasse sens dans le paysage (et les usages du lieu) et n’ait pas l’air d’être « posé là ». À l’inverse d’une pensée qui imposerait une forme de l’extérieur à la matière inerte du paysage, celle de T. Ingold incite le paysagiste à se positionner au milieu d’un paysage fait de matières actives. Ce serait cela le projet de paysage.

    39T. Ingold (2017) ne développe pourtant pas une réflexion sur le paysage117 ; en revanche, il prend position sur le principe d’agentivité. Alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’il s’appuie sur cette idée, on découvre au contraire qu’il la conteste avec force, dénonçant ainsi « le charme ensorcelant de la terminologie de l’agentivité » (p. 203)118. Si l’agentivité peut présenter l’intérêt de renverser le principe de causalité habituellement attribué à l’action (de l’acteur sur ses objets vs des objets sur l’acteur), elle ne lui est d’aucun recours pour construire sa pensée sur l’action, laquelle est trop radicale pour pouvoir composer avec le principe de causalité, même renversé sous l’effet de l’agentivité. « Faire avec les choses n’est pas une façon de leur reconnaître le pouvoir d’agir sur nous, ni même de réagir à nos actions (dans les deux cas selon une relation causale) mais de leur reconnaître véritablement une vitalité » (p. 201). En donnant l’illusion de « les faire ressusciter » dit-il, les théoriciens de l’agentivité ne reconnaissent pas cette vitalité et s’enferment dans une logique réifiante. Ce n’est pas une cause extérieure à la chose qui génère sa ré-action, mais sa vie même. C’est la raison pour laquelle, selon lui, nous avons besoin « non pas d’une théorie de l’agentivité, mais de la vie, laquelle, comme le disait Barad, doit rendre à la matière la part qui lui revient en tant qu’elle participe activement au devenir du monde » (p. 205).

    40Ainsi, alors que le principe d’agentivité permet de comprendre que les objets dont se servent les personnes peuvent réagir en retour en les forçant à faire ce qu’elles n’avaient pas l’intention de faire (c’est la thèse de B. Latour sur l’environnement), le travail de T. Ingold décrit l’engendrement des formes par les individus comme un accompagnement des flux inhérents à la matière elle-même. Ces deux attitudes sont différentes mais elles rejettent toutes les deux l’unique principe de causalité habituellement attribué à l’action humaine, et dont la figure du projet est – dans la culture occidentale – l’expression la plus achevée : « une anticipation opératoire individuelle ou collective d’un futur désiré » (Boutinet, 1990, p. 77). Mais plutôt que de penser que « projet de paysage » est une formule inadaptée pour ce qu’elle désigne, ou qu’elle juxtapose maladroitement deux termes contradictoires, ne faut-il pas y voir l’expression des tensions qui travaillent aussi bien le paysage que l’action, et donc l’action paysagère ?

    41Après s’être mesuré une première fois au projet de paysage selon une grille de lecture binaire qui opposait les domaines de l’aménagement du territoire vs du paysage et les figures de l’ingénieur vs du paysagiste (2001), J.-P. Boutinet a récemment cherché à appliquer avec plus de nuance sa lecture anthropologique du projet aux pratiques des paysagistes. En formulant les deux termes de projet d’action et de projet d’objet, il a réussi à rendre compte de l’ambivalence de l’action paysagère : « Le projet de paysage vise à travers l’aménagement d’un espace rural ou urbain à créer une singularité non reproductible, porteuse de significations locales multiples et destinée à reconfigurer cet espace. Il relève sans doute autant de l’objet que de l’action dans la mesure où par son intermédiaire, son auteur établit une relation à la fois technique et symbolique avec son milieu, mais le projet d’action arrive à primer sur le projet d’objet car la reconfiguration paysagère n’a pas de fin, elle est reconstruction permanente. De ce fait, le paysage trouve son unité au-delà des objets dans un espace singulier dont la reconfiguration reste momentanée, appelant à être reprise, l’espace paysagé étant changeant et évolutif » (Boutinet, 2010).

    42Sans qu’elles s’appuient explicitement sur ces fondement anthropologiques, les réflexions récentes de R. et L. Larrère dans le champ de la philosophie de l’environnement véhiculent à leur façon cette lecture contrastée de l’action, selon qu’on l’inscrive dans le paradigme de la fabrication ou dans celui du pilotage : « Là où la fabrication met l’acteur dans la position du démiurge, qui fabrique le monde selon une forme préétablie (moi : une représentation), puis le laisse aller selon le mouvement qu’il lui a donné, le pilotage insère une action dans un monde préexistant (l’existant), que nous n’avons pas fait et avec lequel nous devons collaborer » (Larrère, Larrère, 2015, p. 326). Cette réflexion sur l’agir environnemental s’inscrit dans la perspective des travaux de T. Ingold : « Dans les arts du faire-avec, on ne commande pas, on infléchit ; on n’étend pas son empire sur les choses, on fait en sorte qu’elles en viennent à vous être utiles. On traite la nature en partenaire, on collabore avec elle […], on tient compte de l’autre, on négocie, on ruse aussi parfois » (p. 185). Cette action-là oppose à la production (de ressources) ou de l’occupation (de l’espace) les modalités de l’habitation (Besse, 2013) ou de l’engendrement (Latour, 2017, p. 105). C’est une action qui ne s’envisage pas comme un process selon un plan bien défini et entièrement maîtrisé.

    43L’action paysagère s’y reconnaît dans la mesure où le but « n’est pas de fabriquer tout le paysage, de le dessiner complètement d’avance, de planifier ses mouvements, ses formes et ses contenus comme s’il devait sortir d’un moule prédéfini. Il faut agir certes, de telle sorte que le paysage se fasse et se transforme, sans qu’il soit possible de déterminer à l’avance ce qu’il va exactement devenir » (Besse, 2018, p. 44). Agir avec le paysage consiste au contraire à le transformer à partir de ce qu’il est « par l’ensemble des gestes d’ajustements et de corrections […] qui permettent d’adapter l’action à une situation qui se transforme constamment, en relation, d’ailleurs, avec les actions qui s’y développent » (p. 41). Envisagée de la sorte, l’action paysagère rompt le double dualisme de l’action sur le paysage « séparant d’une part le sujet et l’objet, et d’autre part la forme et la matière […] car cette attitude présuppose une espèce d’extériorité entre la matière sur laquelle l’action humaine s’exerce, et l’action elle-même, plus précisément l’intention ou l’idée qui animent intérieurement cette action et lui donnent sa finalité » (p. 40). L’action paysagère nécessite « d’apprendre d’abord à l’écouter, à le lire, à l’observer longuement peut-être dans ses espaces et ses rythmes particuliers, pour l’aider en quelque sorte à devenir ce qu’il est, à devenir ce paysage que lui seul peut être et devenir » (id.). Bien que J.-M. Besse n’emploie pas le mot, c’est bien ici d’agentivité qu’il est question lorsqu’est attribué au paysage « le pouvoir de définir des règles pour l’organisation des pensées, des conduites et des actions dans la société et vis-à-vis du monde environnant » (p. 55) ou lorsque le diagnostic du paysagiste consiste à déceler dans des signes une histoire qui peut continuer à faire sens et ainsi servir d’embrayeur à l’action (p. 63)119.

    ***

    44De façon plus terre à terre, ces considérations théoriques sur la nature de l’action paysagère font souvent appel aux figures du jardinier et du soignant pour exprimer plus simplement combien le travail sur/avec le paysage demande de l’attention et du soin. Dans ces argumentations plus ou moins savantes, on perçoit bien l’arrière-plan éthique, c’est-à-dire les valeurs au nom desquelles l’action paysagère est ou doit être conduite : une éthique de la responsabilité120 et une certaine critique de l’efficacité (Jullien, 1997). Autant on comprend l’intérêt du praticien à construire son discours professionnel autour de ces valeurs, autant il n’est pas toujours évident pour le chercheur de garder une certaine distance avec ces discours. Il le faut pourtant, car à trop vouloir convaincre d’une éthique paysagère nécessairement juste, le risque est d’occulter – derrière le mirage d’une action paysagère possiblement vertueuse – les stratégies bien plus complexes des acteurs qui s’emparent de la question du paysage.

    45Or, précisément, ce risque de croire ou de laisser croire qu’une éthique du paysage (juste, évidemment) existerait en elle-même est la manifestation d’un excès d’agentivité : elle est non seulement une croyance en la capacité du paysage à agir de lui-même, mais aussi la croyance que cette action vise nécessairement le bien commun… C’est pourquoi il est préférable de douter et de faire douter de cette éthique du paysage, tout en prenant au sérieux l’utopie des paysagistes et la foi qui les anime pour porter « l’évangélisme du projet de paysage » (Delbaere, 2021, p. 86), même si leur engagement en faveur du vivre ensemble ne les préserve pas toujours des logiques contraires aux valeurs d’ouverture et d’hybridation de l’espace public qu’ils défendent (Collectif Critique et projet de paysage, 2021). Doit-on les excuser au motif que leurs projets sont trop souvent altérés par une demande sociale « qui va presque toujours dans le sens d’une autonomie et d’une séparation des usages et des fonctions » (Delbaere, 2021, p. 81) ? Plutôt que de faire du projet « le lieu où se heurtent deux spatialités, celle de l’utopie paysagiste et celle de l’entre soi social » (p. 86) et d’opposer ainsi une demande sociale « impure » à une éthique paysagiste « pure » mais pervertie malgré elle (par la société et son économie néo-libérale121), acceptons de reconnaître l’impureté dans l’action paysagère et paysagiste. Cette posture critique et distante ne veut pas minimiser l’intégrité morale des professionnels du paysage les plus sincèrement engagés, au contraire : n’ont-ils pas plus de mérite encore à défendre leur utopie dans un cadre moins univoque et plus litigieux ?

    Notes de bas de page

    88 Ressource territoriale entendue comme « la découverte et l’actualisation d’une valeur latente du territoire par une partie d’une société humaine qui la reconnaît et l’interprète comme telle, à l’intérieur d’un projet de développement local » (Corrado, 2004, p. 23).

    89 Mais ces six points sont-ils véritablement spécifiques à la spatialité du paysage (c’est la thèse de J.-M. Besse) ou ne sont-ils pas, plus globalement, caractéristiques d’une spatialité moderne qui s’impose au paysage ?

    90 « Parfois ces actants non humains, du fait même des actions au sein desquelles ils s’inscrivent, sont dotés par d’autres opérateurs, humains ceux-ci et donc doués de compétence énonciative, avantage comparatif énorme, d’une sorte de caractère ; presque personnifiés, ils deviennent alors des quasi-personnages. Ces quasi-personnages ne sont pas seulement des objets dont on parle dans le discours et sur lesquels on agit mais aussi des sujets parlants et agissants dans les discours […] souvent dotés de figures qui les exposent socialement, c’est-à-dire d’un corpus iconographique qui les rend visibles, qui donne une forme regardable au corps du quasi-personnage » (Lussault, 2007, p. 150-151).

    91 La ville est ce quasi-personnage désigné par M. Lussault pour déconstruire les discours qui en font un sujet authentique de l’action : « Dotée par les discours et l’iconographie d’un corps (la face matérielle du territoire) et d’une personnalité (la face idéelle du territoire), voire d’une âme » (Lussault, 1998, p. 36).

    92 https://zadducarnet.org/

    93 La critique contemporaine de l’agentivité paysagère serait à mettre en perspective historique avec l’usage de l’« individualité géographique » dans la géographie classique (Besse, 2000).

    94 « Elle raisonne comme un appel à l’invisible, à l’exaltation des sagesses ancestrales des peuples originaires, porteurs d’autre savoir : une quête du sens perdu de l’existence humaine » (Poupeau, 2020).

    95 « Un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui » (Morizot, 2020, p. 17).

    96 Elle a son étendard : la fresque de Lorenzetti Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement (1337-1340, Sienne) est une référence récurrente dans les colloques récents consacrés au paysage, particulièrement depuis la Convention du paysage signée à Florence en 2000.

    97 Cette évidence est un des résultats du programme de recherche Paysages et politiques publiques : « La plupart des travaux ont montré, sans surprise, que les politiques strictement paysagères ont moins d’impact sur le paysage que les politiques économiques ou d’aménagement […]. Il est d’ailleurs possible de se demander si l’impact principal de ces politiques ne se situe pas au niveau de la représentation que les habitants ont de leur paysage et de leur territoire, plus que dans l’aménagement ou la gestion de l’environnement physique lui-même » (Terrasson, 2005).

    98 […] « le site et la situation (le relief, la nature du sol, l’orientation, le climat, le couvert végétal, le “fond”, combinaison d’histoire et de géographie) constitueraient l’idée régulatrice de nouveaux programmes et de nouveaux projets. Une autre idée de l’urbanisme en somme, dans laquelle les rapports entre architecture et environnement seraient inversés, et qui serait davantage inspirée par les gestes de la fondation que ceux de l’édification » (Marot, 1995, p. 77).

    99 https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition-substance

    100 La catégorie d’action du paysage, une fois institutionnalisée, devient un marché exposé à la concurrence. Une véritable « lutte des places » (Lussault, 2009) s’y joue entre professionnels qui se revendiquent « du paysage », qu’ils soient praticiens (pour accéder à la commande publique de projets) ou non (les chercheurs qui convoitent les financements fléchés « en paysage »). L’article 174 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages crée le titre de paysagiste concepteur afin de mieux identifier les praticiens spécialisés.

    101 L’apparition d’Openfield, Banc public, Paysageur, mais aussi la continuité remarquable des Carnets de paysage (dans la continuité de Pages Paysage), des Cahiers de l’école de Blois et de la revue scientifique Projets de paysage.

    102 En particulier « Expériences de paysage » au Pavillon de l’Arsenal à Paris, à l’initiative de la Fédération française du paysage : https://www.f-f-p.org/fr/experiences-de-paysage/

    103 Concevoir le cadre de vie par le paysage – Pour une approche paysagère des villes et territoires, coord. Mission interministérielle à la qualité des constructions publiques (MIQCP), à paraître.

    104 Elle distingue parmi les activités humaines celles qui relèvent du travail, de l’œuvre, de l’action selon une lecture historique « qui marquerait selon elle le triomphe de l’Homo faber (l’œuvre), puis de l’animal laborens (le travail), au détriment de l’identité politique du sujet (l’action), essentielle dans l’Antiquité classique. Elle conçoit ce triomphe comme la conséquence de plusieurs facteurs, notamment la priorité donnée dans notre civilisation moderne à la production économique et à la constitution des États-nations et des sociétés nationales » (Debarbieux, 2007).

    105 « Il n’est pas interdit de penser que les panoramas, paysages remarquables, sites d’exception, tels que les guides touristiques et les magazines de découvertes nous les montrent et nous prescrivent les modalités autorisées de leur fréquentation, constituent des dispositifs spatiaux » (Lussault, 2007, p. 203). Limité ici à la valorisation des paysages remarquables, le propos peut être élargi à tous les dispositifs spatiaux produits par l’action paysagère sur les paysages les plus ordinaires.

    106 J’ai observé ce processus à l’œuvre en analysant les raisons et effets d’un règlement de lotissement d’un quartier pavillonnaire : par exemple, l’interdiction déclarée et imposée aux propriétaires de clore leur parcelle par une haie végétale permet d’exercer sur eux une pression latente pour les inciter à fleurir leurs parterres et plus globalement, à entretenir convenablement leur terrain (Davodeau, 2003, p. 104-112).

    107 Le directeur des services techniques m’avouait même que le procédé avait dépassé ses attentes car, sans que la municipalité l’ait décidé, les propriétaires étaient rentrés dans une dynamique de « concours de fleurissement » qui se serait imposée d’elle-même (alors qu’elle est un effet de la mesure paysagère).

    108 « Les objets produits et mobilisés dans les interactions entre acteurs interviennent dans une gamme étendue de registres d’action : facilitation, induction, rapprochement, empêchement, dissuasion, etc. Ils participent à la construction de compromis et de savoirs partagés entre les acteurs. Ils contribuent à déplacer les points de vue des acteurs […] Dans l’étude de l’activité de conception, les objets intermédiaires sont des traces de l’émergence du produit et de la construction progressive à la fois du problème et de la solution. Ils sont aussi des médiateurs du processus sociocognitif. Les acteurs les utilisent comme appuis conventionnels (Dodier, 1993) permettant de construire un référentiel commun sur lequel s’appuie la suite de l’action » (Vinck, 2009).

    109 À ce titre, quand D. Delbaere (2016) questionne le plan de la Randstad pour y voir « un programme imaginaire auquel les opérateurs se réfèrent pour inscrire leurs projets dans un récit familier et intelligible », « une mécanique étrange par laquelle un plan s'accomplit à travers les discours qui semblent le contredire », et donc « un faisceau de scénarios et de stratégies plutôt que comme une forme à atteindre », il me semble que – sans forcément avoir en tête cette opposition – c’est le plan-ressource qu’il trouve en cherchant les effets du plan-programme.

    110 Fût-ce celle du changement climatique qui s’impose aujourd’hui avec excès sur tous les autres facteurs modifiant l’environnement.

    111 (suite de la citation) : « Dès qu’un individu entreprend une action, quelle qu’elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions. Cette action entre dans un univers d’interactions et c’est finalement l’environnement qui s’en saisit dans un sens et qui peut devenir contraire à l’intention initiale. Souvent l’action reviendra comme un boomerang sur notre tête. Cela nous oblige à suivre l’action, à essayer de la corriger […] ».

    112 « Plutôt que de définir l’action paysagiste comme l’intervention sur des sites, […] de la présenter comme une action qui se déploie et se propose à l’intérieur de situations humaines collectives, où certes la question des sites et de leurs modifications est posée, mais où d’autres considérations et d’autres finalités, sociales, culturelles, économiques, écologiques, portées par d’autres acteurs sont tout aussi présentes et pressantes. Agir avec le paysage, c’est toujours agir avec et pour les autres » (Besse, 2018, p. 60).

    113 La compétence de l’artisan est de les repérer et de les suivre : « voir ce que les matériaux peuvent faire, à la différence du désir des scientifiques qui visent à savoir ce qu’ils sont […] comprendre ce qu’un matériau est capable de faire, comprendre de quelle manière collaborer avec lui, ou selon nos mots, comprendre comment se mettre en correspondance avec lui » (id., p. 81).

    114 Sept propriétés inhérentes aux artefacts : « 1. L’artefact est le produit d’une intention. 2. L’intention doit être préalable à l’artefact. 3. L’artefact possède un auteur. 4. L’artefact est produit pour une certaine raison. 5. L’artefact est une entité fonctionnelle. 6. La création d’un artefact est intrinsèquement liée à la modification intentionnelle de ses propriétés. 7. L’attribution de propriétés à l’artefact lui amène de nouvelles fonctions » (Waller, 2016, p. 23-24).

    115 « C’est cela avoir une forme. Une façon d’envisager, de sentir et de présenter le matériau de l’expérience de telle manière qu’il devienne le plus facilement et le plus efficacement le matériau de construction d’une expérience adéquate pour ceux qui n’ont pas les dons du créateur original » (Dewey, 2010, p. 193).

    116 « L’objet, dit-il, est autonome et est défini par son object-ivité – face à face ou surface contre surface – en relation au lieu où il est situé […]. Aussi proche que nous puissions être physiquement de lui, l’objet reste affectivement distant. Mais si les objets sont contre nous, les choses sont avec nous. […] Faire face à une chose n’est pas s’en sentir exclu, mais c’est plutôt être invité à participer au rassemblement. […] se mettre en correspondance avec la chose » (Ingold, 2018, p. 187).

    117 T. Ingold argumente à la marge du paysage en faisant référence aux recherches historiques du géographe K.R. Olwig sur la signification ancienne du « landskap » qui, selon l’usage de l’époque, « correspond à une étendue de terre mal délimitée, associée aux pratiques coutumières et assujetties aux lois non écrites de ceux qui s’y retrouvaient. Ainsi, depuis des temps immémoriaux, il existait une connexion intrinsèque entre paysage et chose. D’un côté, comme rassemblement, enchevêtrement de flux d’existence et de trajectoires d’activité, la chose circonscrit le paysage. De l’autre, comme source de lois, la chose se déploie dans le paysage – dans les activités qui les modifient, de culture du sol et d’habitation » (Ingold, 2017, p. 181).

    118 « Les acrobaties intellectuelles auxquelles elle donne lieu résultent ni plus ni moins de la tentative (vouée à l’échec) d’exprimer des processus de croissance et de devenir dans le langage de la causalité qui ne leur convient en aucune manière » (id., p. 202).

    119 « Il y a un présent de ce passé dans les paysages, et c’est un présent actif, comme une mémoire des futurs passés » (Besse, 2018, p. 63).

    120 « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » (Jonas, 2008, p. 48).

    121 « Le projet ne peut qu’échouer puisqu’il consiste à inoculer dans l’organisation sociale une spatialité qui lui est étrangère, voire hostile » (Delbaere, 2021, p. 83).

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    88 Ressource territoriale entendue comme « la découverte et l’actualisation d’une valeur latente du territoire par une partie d’une société humaine qui la reconnaît et l’interprète comme telle, à l’intérieur d’un projet de développement local » (Corrado, 2004, p. 23).

    89 Mais ces six points sont-ils véritablement spécifiques à la spatialité du paysage (c’est la thèse de J.-M. Besse) ou ne sont-ils pas, plus globalement, caractéristiques d’une spatialité moderne qui s’impose au paysage ?

    90 « Parfois ces actants non humains, du fait même des actions au sein desquelles ils s’inscrivent, sont dotés par d’autres opérateurs, humains ceux-ci et donc doués de compétence énonciative, avantage comparatif énorme, d’une sorte de caractère ; presque personnifiés, ils deviennent alors des quasi-personnages. Ces quasi-personnages ne sont pas seulement des objets dont on parle dans le discours et sur lesquels on agit mais aussi des sujets parlants et agissants dans les discours […] souvent dotés de figures qui les exposent socialement, c’est-à-dire d’un corpus iconographique qui les rend visibles, qui donne une forme regardable au corps du quasi-personnage » (Lussault, 2007, p. 150-151).

    91 La ville est ce quasi-personnage désigné par M. Lussault pour déconstruire les discours qui en font un sujet authentique de l’action : « Dotée par les discours et l’iconographie d’un corps (la face matérielle du territoire) et d’une personnalité (la face idéelle du territoire), voire d’une âme » (Lussault, 1998, p. 36).

    92 https://zadducarnet.org/

    93 La critique contemporaine de l’agentivité paysagère serait à mettre en perspective historique avec l’usage de l’« individualité géographique » dans la géographie classique (Besse, 2000).

    94 « Elle raisonne comme un appel à l’invisible, à l’exaltation des sagesses ancestrales des peuples originaires, porteurs d’autre savoir : une quête du sens perdu de l’existence humaine » (Poupeau, 2020).

    95 « Un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui » (Morizot, 2020, p. 17).

    96 Elle a son étendard : la fresque de Lorenzetti Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement (1337-1340, Sienne) est une référence récurrente dans les colloques récents consacrés au paysage, particulièrement depuis la Convention du paysage signée à Florence en 2000.

    97 Cette évidence est un des résultats du programme de recherche Paysages et politiques publiques : « La plupart des travaux ont montré, sans surprise, que les politiques strictement paysagères ont moins d’impact sur le paysage que les politiques économiques ou d’aménagement […]. Il est d’ailleurs possible de se demander si l’impact principal de ces politiques ne se situe pas au niveau de la représentation que les habitants ont de leur paysage et de leur territoire, plus que dans l’aménagement ou la gestion de l’environnement physique lui-même » (Terrasson, 2005).

    98 […] « le site et la situation (le relief, la nature du sol, l’orientation, le climat, le couvert végétal, le “fond”, combinaison d’histoire et de géographie) constitueraient l’idée régulatrice de nouveaux programmes et de nouveaux projets. Une autre idée de l’urbanisme en somme, dans laquelle les rapports entre architecture et environnement seraient inversés, et qui serait davantage inspirée par les gestes de la fondation que ceux de l’édification » (Marot, 1995, p. 77).

    99 https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition-substance

    100 La catégorie d’action du paysage, une fois institutionnalisée, devient un marché exposé à la concurrence. Une véritable « lutte des places » (Lussault, 2009) s’y joue entre professionnels qui se revendiquent « du paysage », qu’ils soient praticiens (pour accéder à la commande publique de projets) ou non (les chercheurs qui convoitent les financements fléchés « en paysage »). L’article 174 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages crée le titre de paysagiste concepteur afin de mieux identifier les praticiens spécialisés.

    101 L’apparition d’Openfield, Banc public, Paysageur, mais aussi la continuité remarquable des Carnets de paysage (dans la continuité de Pages Paysage), des Cahiers de l’école de Blois et de la revue scientifique Projets de paysage.

    102 En particulier « Expériences de paysage » au Pavillon de l’Arsenal à Paris, à l’initiative de la Fédération française du paysage : https://www.f-f-p.org/fr/experiences-de-paysage/

    103 Concevoir le cadre de vie par le paysage – Pour une approche paysagère des villes et territoires, coord. Mission interministérielle à la qualité des constructions publiques (MIQCP), à paraître.

    104 Elle distingue parmi les activités humaines celles qui relèvent du travail, de l’œuvre, de l’action selon une lecture historique « qui marquerait selon elle le triomphe de l’Homo faber (l’œuvre), puis de l’animal laborens (le travail), au détriment de l’identité politique du sujet (l’action), essentielle dans l’Antiquité classique. Elle conçoit ce triomphe comme la conséquence de plusieurs facteurs, notamment la priorité donnée dans notre civilisation moderne à la production économique et à la constitution des États-nations et des sociétés nationales » (Debarbieux, 2007).

    105 « Il n’est pas interdit de penser que les panoramas, paysages remarquables, sites d’exception, tels que les guides touristiques et les magazines de découvertes nous les montrent et nous prescrivent les modalités autorisées de leur fréquentation, constituent des dispositifs spatiaux » (Lussault, 2007, p. 203). Limité ici à la valorisation des paysages remarquables, le propos peut être élargi à tous les dispositifs spatiaux produits par l’action paysagère sur les paysages les plus ordinaires.

    106 J’ai observé ce processus à l’œuvre en analysant les raisons et effets d’un règlement de lotissement d’un quartier pavillonnaire : par exemple, l’interdiction déclarée et imposée aux propriétaires de clore leur parcelle par une haie végétale permet d’exercer sur eux une pression latente pour les inciter à fleurir leurs parterres et plus globalement, à entretenir convenablement leur terrain (Davodeau, 2003, p. 104-112).

    107 Le directeur des services techniques m’avouait même que le procédé avait dépassé ses attentes car, sans que la municipalité l’ait décidé, les propriétaires étaient rentrés dans une dynamique de « concours de fleurissement » qui se serait imposée d’elle-même (alors qu’elle est un effet de la mesure paysagère).

    108 « Les objets produits et mobilisés dans les interactions entre acteurs interviennent dans une gamme étendue de registres d’action : facilitation, induction, rapprochement, empêchement, dissuasion, etc. Ils participent à la construction de compromis et de savoirs partagés entre les acteurs. Ils contribuent à déplacer les points de vue des acteurs […] Dans l’étude de l’activité de conception, les objets intermédiaires sont des traces de l’émergence du produit et de la construction progressive à la fois du problème et de la solution. Ils sont aussi des médiateurs du processus sociocognitif. Les acteurs les utilisent comme appuis conventionnels (Dodier, 1993) permettant de construire un référentiel commun sur lequel s’appuie la suite de l’action » (Vinck, 2009).

    109 À ce titre, quand D. Delbaere (2016) questionne le plan de la Randstad pour y voir « un programme imaginaire auquel les opérateurs se réfèrent pour inscrire leurs projets dans un récit familier et intelligible », « une mécanique étrange par laquelle un plan s'accomplit à travers les discours qui semblent le contredire », et donc « un faisceau de scénarios et de stratégies plutôt que comme une forme à atteindre », il me semble que – sans forcément avoir en tête cette opposition – c’est le plan-ressource qu’il trouve en cherchant les effets du plan-programme.

    110 Fût-ce celle du changement climatique qui s’impose aujourd’hui avec excès sur tous les autres facteurs modifiant l’environnement.

    111 (suite de la citation) : « Dès qu’un individu entreprend une action, quelle qu’elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions. Cette action entre dans un univers d’interactions et c’est finalement l’environnement qui s’en saisit dans un sens et qui peut devenir contraire à l’intention initiale. Souvent l’action reviendra comme un boomerang sur notre tête. Cela nous oblige à suivre l’action, à essayer de la corriger […] ».

    112 « Plutôt que de définir l’action paysagiste comme l’intervention sur des sites, […] de la présenter comme une action qui se déploie et se propose à l’intérieur de situations humaines collectives, où certes la question des sites et de leurs modifications est posée, mais où d’autres considérations et d’autres finalités, sociales, culturelles, économiques, écologiques, portées par d’autres acteurs sont tout aussi présentes et pressantes. Agir avec le paysage, c’est toujours agir avec et pour les autres » (Besse, 2018, p. 60).

    113 La compétence de l’artisan est de les repérer et de les suivre : « voir ce que les matériaux peuvent faire, à la différence du désir des scientifiques qui visent à savoir ce qu’ils sont […] comprendre ce qu’un matériau est capable de faire, comprendre de quelle manière collaborer avec lui, ou selon nos mots, comprendre comment se mettre en correspondance avec lui » (id., p. 81).

    114 Sept propriétés inhérentes aux artefacts : « 1. L’artefact est le produit d’une intention. 2. L’intention doit être préalable à l’artefact. 3. L’artefact possède un auteur. 4. L’artefact est produit pour une certaine raison. 5. L’artefact est une entité fonctionnelle. 6. La création d’un artefact est intrinsèquement liée à la modification intentionnelle de ses propriétés. 7. L’attribution de propriétés à l’artefact lui amène de nouvelles fonctions » (Waller, 2016, p. 23-24).

    115 « C’est cela avoir une forme. Une façon d’envisager, de sentir et de présenter le matériau de l’expérience de telle manière qu’il devienne le plus facilement et le plus efficacement le matériau de construction d’une expérience adéquate pour ceux qui n’ont pas les dons du créateur original » (Dewey, 2010, p. 193).

    116 « L’objet, dit-il, est autonome et est défini par son object-ivité – face à face ou surface contre surface – en relation au lieu où il est situé […]. Aussi proche que nous puissions être physiquement de lui, l’objet reste affectivement distant. Mais si les objets sont contre nous, les choses sont avec nous. […] Faire face à une chose n’est pas s’en sentir exclu, mais c’est plutôt être invité à participer au rassemblement. […] se mettre en correspondance avec la chose » (Ingold, 2018, p. 187).

    117 T. Ingold argumente à la marge du paysage en faisant référence aux recherches historiques du géographe K.R. Olwig sur la signification ancienne du « landskap » qui, selon l’usage de l’époque, « correspond à une étendue de terre mal délimitée, associée aux pratiques coutumières et assujetties aux lois non écrites de ceux qui s’y retrouvaient. Ainsi, depuis des temps immémoriaux, il existait une connexion intrinsèque entre paysage et chose. D’un côté, comme rassemblement, enchevêtrement de flux d’existence et de trajectoires d’activité, la chose circonscrit le paysage. De l’autre, comme source de lois, la chose se déploie dans le paysage – dans les activités qui les modifient, de culture du sol et d’habitation » (Ingold, 2017, p. 181).

    118 « Les acrobaties intellectuelles auxquelles elle donne lieu résultent ni plus ni moins de la tentative (vouée à l’échec) d’exprimer des processus de croissance et de devenir dans le langage de la causalité qui ne leur convient en aucune manière » (id., p. 202).

    119 « Il y a un présent de ce passé dans les paysages, et c’est un présent actif, comme une mémoire des futurs passés » (Besse, 2018, p. 63).

    120 « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre » (Jonas, 2008, p. 48).

    121 « Le projet ne peut qu’échouer puisqu’il consiste à inoculer dans l’organisation sociale une spatialité qui lui est étrangère, voire hostile » (Delbaere, 2021, p. 83).

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    Davodeau, H. (2021). Chapitre 6 - Agir avec le paysage. In L’action paysagère (1‑). Éditions Quæ. https://books.openedition.org/quae/40010
    Davodeau, Hervé. « Chapitre 6 - Agir avec le paysage ». In L’action paysagère. Versailles: Éditions Quæ, 2021. https://books.openedition.org/quae/40010.
    Davodeau, Hervé. « Chapitre 6 - Agir avec le paysage ». L’action paysagère, Éditions Quæ, 2021, https://books.openedition.org/quae/40010.

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