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    Plan détaillé Texte intégral L’ignorance comme effet Inintentionnel / intentionnel Connaissance et secret Neutraliser les connaissances « Marchands de doute » Agnotologie en action Exception ou paradigme ? Cacher la production d’ignorance elle-même Notes de bas de page

    Science et territoires de l’ignorance

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Dynamiques de l’ignorance

    p. 39-76

    Texte intégral L’ignorance comme effet Inintentionnel / intentionnel Connaissance et secret Neutraliser les connaissances « Marchands de doute » Agnotologie en action Exception ou paradigme ? Cacher la production d’ignorance elle-même Notes de bas de page

    Texte intégral

    L’ignorance comme effet

    1L’ignorance n’est pas seulement un état, ou l’objet d’une attribution, elle peut également être perçue comme un effet. Lorsque les Jésuites parlaient d’ignorance invincible au sujet des populations indigènes d’Amérique par exemple, il s’agissait bien d’une ignorance dont le pécheur n’était pas responsable5. Cette idée d’ignorance invincible a d’ailleurs joué un grand rôle dans la théologie catholique, dont beaucoup de débats contemporains sur ce thème ne semblent parfois être qu’un pâle et laborieux décalque. Thomas d’Aquin relève par exemple, dans la Somme théologique :

    « On ne peut imputer à négligence de ne pas savoir ce qu’on ne peut pas savoir. Dans ce cas, l’ignorance est dite invincible parce qu’aucune étude ne peut la vaincre. Et comme une telle ignorance n’est pas volontaire, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de la chasser, elle n’est pas un péché. Il est clair par-là que l’ignorance invincible n’est jamais un péché, mais l’ignorance qu’on peut vaincre en est un, si elle porte sur ce qu’on est tenu de savoir, non si elle porte sur ce qu’on n’est pas tenu de savoir. » (I2, 76)

    2Cela revient bien à considérer que, par contraste, pour un large domaine de croyances, nous avons quelque responsabilité, que nous pouvons contribuer, ou non, à notre propre ignorance (voir Code, 2014). Mais la source n’est pas toujours dans l’individu concerné : la critique des superstitions a pu rechercher des causes externes, institutionnelles ou cléricales, de l’ignorance. On peut y voir une entreprise dont l’actualité est inentamée, tout en étant sensible (comme Popper, dans Conjectures et réfutations) aux dangers qu’il y aurait à identifier trop vite les « responsables » de cette ignorance, en particulier s’il fallait présupposer que la vérité se manifeste inéluctablement et que tout écart par rapport à cette issue naturelle ne peut s’expliquer que par la conspiration de telle ou telle faction. Dans les deux cas, on saisit bien l’ignorance comme effet, et la question suivante, la plus importante, est alors de connaître les causes de cet effet.

    3C’est au fond cette idée qui est au cœur des travaux parfois regroupés sous le nom d’agnotologie, littéralement : science ou connaissance de l’ignorance (Girel, 2013a), que Robert N. Proctor a pu caractériser comme la « production culturelle de l’ignorance et son étude ». Comme l’existence d’ignorances produites est un constat qui a été fait maintes fois au cours de l’histoire des idées, l’intérêt de ces travaux récents tient donc moins à ce constat qu’à l’attention qu’ils portent aux mécanismes mêmes de production, intentionnelle ou non, d’ignorance.

    4On peut chercher un ancrage psychologique à ces mécanismes. C’est ce qui intéresse notamment ceux qui, à la suite de Kahneman (2012), étudient l’effet de biais sur l’action des individus et sur leurs stratégies en matière de connaissance. Les biais de confirmation, par exemple, nous conduiraient, face à des données de plus en plus accessibles, à privilégier les informations qui confortent notre croyance de départ et à surestimer leur poids statistique dans l’ensemble des données. La forme même des algorithmes des moteurs de recherche démultiplierait l’effet de ce biais, créant, selon certains, une « bulle cognitive ». Le biais de proportionnalité, qui nous fait attendre une cause à la hauteur de l’effet, c’est-à-dire par exemple une cause extraordinaire pour un effet extraordinaire (une catastrophe, une épidémie, un changement majeur dans notre environnement), serait ainsi à l’œuvre dans de nombreuses thèses conspirationnistes. Certains auteurs, enfin, pensent que nous sommes plus sensibles aux effets de l’action qu’aux effets de l’inaction, alors que ces derniers peuvent être tout aussi importants, ce qui constitue encore un biais. Les biais professionnels, ceux qui sont liés aux cultures épistémiques d’une discipline, conditionnent ce qui est à voir et ce qui compte comme élément pertinent dans une enquête. Dans le domaine des relations intercommunautaires, Mills a développé dans ses textes sur l’ignorance « blanche », White Ignorance (Sullivan et Tuana, 2007), une analyse de la cécité qu’une partie de la société peut avoir à l’égard d’une autre. Dans ces différents cas, nous nous retrouvons dans une situation d’ignorance dont nous sommes médiatement responsables : en étant des enquêteurs plus scrupuleux et plus méthodiques, nous pourrions sans doute contrer l’effet de ces biais.

    5Une autre voie, qui n’exclut pas forcément la précédente, et qui permet d’explorer les causes de l’ignorance, est la suivante : si l’on accepte de mettre au cœur de l’analyse de la connaissance le processus de l’enquête, par laquelle la connaissance est produite, si l’on accepte de comprendre nos enquêtes comme des actions, c’est-à-dire comme des choses que nous faisons et qui ne se font pas sans nous, l’approche agnotologique paraît tout de suite moins mystérieuse. Relevons en effet que nos actions peuvent réussir, qu’elles peuvent échouer, qu’elles peuvent échouer de manière persistante, qu’elles peuvent échouer sous l’action d’un tiers. Ces quatre points semblent bien faire partie de la grammaire de l’action. Si la première et la seconde possibilité sont triviales, tous les actes ne s’y exposant pas de la même manière, la troisième ne l’est pas moins, car elle est illustrée aussi bien par nos incapacités, par la méconnaissance d’obstacles structurels que, parfois, par ce que les psychologues appellent « conduites d’échec ». La quatrième est également tout à fait ordinaire : nos actions peuvent avoir pour support un objet, une chose, mais elles peuvent aussi avoir pour objet l’action des autres, elles peuvent donc viser à faciliter ces dernières ou à les contrarier6. On notera que nous pouvons faire échouer l’action d’autrui, du fait de la nôtre, de manière tout à fait involontaire — je peux faire échouer un anniversaire-surprise si un mot m’échappe devant la mauvaise personne — ou volontaire — ce qui correspondrait ici à de plus noirs desseins. Il y a donc au moins deux variantes correspondant au dernier cas. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour cette action particulière qu’est l’enquête ? Il s’agirait d’intégrer dans notre approche de la connaissance la dimension de l’échec, à travers les trois figures de l’échec ordinaire, de l’échec persistant et de l’échec induit, non pas pour réduire la portée de l’épistémologie mais bien au contraire pour l’étendre.

    6On peut reconnaître que nos enquêtes peuvent échouer de par l’action d’un tiers ou de circonstances imprévues, sans renoncer à un point de vue réaliste. Une troisième guerre mondiale ou une catastrophe majeure auraient pu empêcher l’observation du boson de Higgs, mais n’auraient en rien anéanti la particule en question. En revanche, l’argument selon lequel l’avènement de la vérité est inéluctable relève d’une forme de théodicée que nous ne sommes pas sûrs de partager, le constat de Mill nous semblant sur ce point beaucoup plus avisé, lorsqu’il note : « La maxime selon laquelle la vérité triomphe toujours de la persécution est l’un de ces délicieux mensonges que les hommes se répètent les uns aux autres jusqu’à ce qu’ils deviennent des lieux communs, bien que toute l’expérience les réfute » (Mill, 1963-1991, vol. XVIII, 1859). Bien sûr, une même vérité peut être redécouverte plusieurs fois au cours de l’histoire, mais rien en droit n’empêche que cette découverte soit différée indéfiniment.

    7Une indécision s’ouvre pourtant car, dans la masse de textes consacrés à l’ignorance produite, l’effet est parfois celui d’une cause, biologique, structurelle, historique, politique, parfois saisi comme l’effet d’une intention, ce qui est très différent et correspond sans doute à une explication relevant d’une grammaire spécifique. Le terme de « production », employé par Proctor, est lui aussi ambigu car il peut renvoyer à un mécanisme aveugle comme à une stratégie. C’est à partir de cette indécision que se sont jouées beaucoup d’incompréhensions, et peut-être de confusions. Dans le premier cas, on veut dire qu’un individu ou un collectif pourrait ou aurait pu savoir X, et toute la question est alors de se prononcer sur le statut de cette possibilité, ainsi que sur les attentes éventuelles de cet individu ou de ce collectif. Dans le second cas, on veut dire qu’un agent, individuel ou collectif, désire qu’un autre agent, lui aussi individuel ou collectif, ne sache pas X, ce qui pose trois séries de questions de natures très différentes, que nous relevons simplement ici, en notant qu’elles ne sont pas toujours traitées explicitement et jusqu’au bout, dans la littérature existante :

    1. La question de l’objectivation de cette intention. À partir de quand pouvons-nous l’attribuer ? Nous sommes parfois conduits à attribuer à autrui une intention, même s’il ne la manifeste pas expressément, même si elle n’a aucune existence écrite ou verbale. Cette attribution est lourde de sens, c’est celle qui peut faire la différence entre un homicide involontaire et un homicide volontaire ou même un assassinat. Cela n’en fait pas pour autant une affaire triviale : attribuer une intention à une personnalité morale, à un État ou à un groupe industriel, peut toujours être contré par l’objection selon laquelle les documents saisis, et qui formulent une telle intention, ne reflètent pas les intentions du groupe ou du collectif, mais sont le fait d’un franc-tireur ou d’une personnalité isolée. Si nous devons écrire l’histoire d’une ignorance produite stratégiquement, prendrons-nous en compte ces intentions implicites ou devrons-nous privilégier les expressions explicites, telles qu’elles peuvent par exemple apparaître dans des « mémos » internes à tel ou tel agent collectif, parfois saisis par la justice ou divulgués par des lanceurs d’alerte ?

    2. La question du succès de cette intention. Une chose est d’attribuer une intention, une autre chose est d’imputer un changement d’aspect de notre situation à cette intention. Je peux réciter des prières vaudoues pour que mon athlète favori l’emporte aux Jeux olympiques, et il peut se trouver qu’il réussisse, mais la conjonction entre une intention de ma part et un effet qui corresponde à cette intention n’en fait pas pour autant un effet de mon intention ; il faut pouvoir reconstituer une chaîne de causalité intentionnelle. Cette question soulève des problèmes métaphysiques redoutables, mais elle est souvent réglée concrètement, de manière acceptable. Nous établissons sans cesse, au prix d’enquêtes parfois longues, des responsabilités. Il est significatif que les enquêtes faisant l’hypothèse d’une production intentionnelle d’ignorance et qui engagent donc une forme d’enquête causale relèvent d’un type d’histoire ou de sociologie massivement étayées par des archives ou des données de terrain, nécessaires pour l’administration de la preuve. Quels sont les matériaux minimaux pour faire l’hypothèse d’un succès de ce type d’intention ?

    3. La question de la motivation profonde. Si l’on admet qu’il y ait des stratégies pour produire de l’ignorance, on peut se demander ce qui change si un individu ou un collectif ne sait pas quelque chose, qu’il pourrait pourtant savoir ou vouloir savoir. Paradoxalement, les tentatives délibérées de production d’ignorance sont un témoignage et une affirmation de la valeur de la connaissance. En effet, elles présupposent que la possession d’une connaissance et la capacité à s’en servir changeraient l’issue des choses, dans l’intérêt de celui qui cherche à produire de l’ignorance. Cela engage un pari sur l’importance de la connaissance dans des actions collectives, cela engage aussi un pari sur ce que nous faisons à partir de ce que nous savons. Le caractère incontestable des effets prouvés du tabac n’a pas anéanti sa consommation, car cette dernière ne repose pas que sur des facteurs cognitifs, l’addiction jouant un rôle primordial ici. Le consensus des climatologues sur les causes anthropiques du réchauffement climatique n’a pas conduit à cette réforme totale des politiques et des comportements qui devrait en être le corollaire. Fillion et Torny (2016), au sujet du Distilbène, ont relevé des facteurs structuraux qui ont empêché les premières connaissances au sujet de ce médicament de diffuser : l’absence d’identification des populations exposées, la fragile accumulation et diffusion des connaissances et surtout la singularisation durable du dossier, qui ne permit pas de voir le cas du Distilbène comme paradigmatique de la question plus large des perturbateurs endocriniens. D’autres facteurs sont à prendre en considération : la « dépendance de sentier » évoquée par Raphaël Larrère dans son introduction, tout comme la manière dont un dispositif de prévention parvient à s’accommoder des savoirs « inconfortables » susceptibles de remettre en cause ses arrangements institutionnels ordinaires, comme l’on montré Dedieu et Jouzel (2015) au sujet de l’arsenite de soude. Les ressources philosophiques pour traiter cette question relèvent sans doute plus de ce qu’on pourrait appeler l’apathie épistémologique (indifférence aux raisons), qui mériterait un examen plus poussé, que du sujet classique de l’akrasia (faiblesse de la volonté).

    Inintentionnel / intentionnel

    8Envisageons d’abord les effets in-intentionnels de l’action intentionnelle ou, pour le dire plus simplement, les cas où nous sommes en présence d’une ignorance qui, bien que produite, n’est pas un effet intentionnel de décisions ou d’actions ayant eu d’autres visées.

    9Ce type d’effets émergents est familier de ceux qui s’intéressent à la programmation de la recherche. Il n’est pas possible d’explorer tous les fronts de la recherche en même temps, et les progrès dans un champ se paient parfois d’un retrait d’autres champs — les intérêts de notre société, ou les fonds mis à disposition pour mener de la recherche, étant finis et limités. Faire de la science, pour reprendre une image souvent utilisée par les économistes de la recherche, n’est pas comme tondre une pelouse : suivant le point de départ que l’on a choisi, le résultat final ne sera pas forcément identique, car certaines lignes de recherche n’auront pas été explorées. Cette direction peut parfois être anticipée cependant : le plan Nixon contre le cancer, qui s’est illustré par de nombreuses recherches sur les facteurs génétiques, avait de fait plus de chances de reléguer à l’arrière-plan les facteurs environnementaux et comportementaux, mais ces effets plus sensibles économiquement et politiquement ne sont pas automatiques, et tout diagnostic appelle de la nuance.

    10L’oubli, plus ou moins volontaire, peut jouer son rôle également. Pauly a montré de quelle manière les études des effets toxiques de l’alcool sur le développement de l’embryon, très abondantes au début du xxe siècle aux États-Unis, dans un contexte d’interrogation sur l’eugénisme, avaient été pour ainsi dire abandonnées et oubliées pendant plus de 50 ans. À lire Pauly, plusieurs facteurs ont joué sur ce désintérêt : la période de Prohibition, rendant le problème moins prégnant socialement, la difficulté de quantifier la dose reçue à partir des inhalateurs alors utilisés en expérimentation animale, la dissociation temporaire entre les recherches purement génétiques et les recherches sur la reproduction, une attention plus ou moins grande aux périodes précises d’exposition des fœtus.

    11L’ignorance peut également être liée aux besoins de l’action réglementaire. Scott Frickel et ses collègues, dans une série d’articles sur la gestion des effets de l’ouragan Katrina, qui a frappé la Nouvelle-Orléans en 2005, ont montré comment l’action réglementaire et institutionnelle pouvait littéralement « créer de l’ignorance », cette dernière étant le strict corollaire du besoin d’agir — en particulier du besoin d’extrapoler à partir des connaissances existantes — et n’étant pas visée en première intention.

    12Dans cette approche, l’ignorance est d’abord perçue « comme le résultat ordinaire des évaluations de risques, et non comme le résultat d’une science déviante, ni comme un effet qui dépendrait nécessairement de l’action intentionnelle d’acteurs précis ». Il s’agit donc d’une étude des formes institutionnelles de production de l’ignorance, saisie à partir du cas des instances réglementaires et d’une crise environnementale particulière : « Nous identifions des mécanismes institutionnels, précisent les auteurs, dans la réponse réglementaire à l’ouragan Katrina, qui ont produit, combiné et distribué différentes formes d’ignorance à l’intérieur du cadre d’évaluation des risques, et qui ont produit des effets différents sur la zone de la Nouvelle-Orléans » (Frickel et Edwards, 2014, 217). Il s’agit ici de montrer en quoi la simple réponse à des risques environnementaux et sanitaires engendre mécaniquement de l’ignorance à chaque étape de l’action publique. Il est bien sûr impossible d’évoquer en détail l’analyse de ces mécanismes, mais nous pouvons en donner une idée, le pari de Frickel étant que ce type d’analyses peut être étendu à d’autres phénomènes et domaines, tels que « le contexte de l’université, de l’État, de l’industrie et de la société civile ».

    13Au lendemain de l’inondation, la situation est celle d’une « soupe chimique », résultant de l’inondation de sites industriels, d’entrepôts, de lieux d’habitation également. Toute la région est recouverte de plusieurs millimètres de sédiment contenant des métaux lourds, des produits toxiques provenant de garages et stations-service, de pressings et laveries, d’entreprises de lutte antiparasitaire, de grandes surfaces de bricolage ou encore d’hôpitaux et de cimetières, des 350 000 automobiles emportées par les flots, sans oublier tous les produits stockés par les particuliers. Le point de départ relève donc d’une ignorance radicale : on ne sait même pas quel est le nombre des polluants qui ont recouvert le site ni en quelle quantité chacun a été répandu.

    14La première étape de l’action publique a été de réaliser quelque 400 000 analyses pour déterminer la présence et la concentration de 195 contaminants, présents dans près de 1 800 prélèvements. La première conclusion officielle fut que très peu de prélèvements présentaient un des contaminants recherchés à une concentration dépassant les normes environnementales en vigueur, et que les cas concernaient des zones très limitées sur lesquelles l’action pourrait se concentrer. Ce qui signifiait aussi que les activités industrielles, commerciales et touristiques pouvaient reprendre.

    15Frickel et ses collègues ne contestent pas la véracité de ces analyses, mais cherchent plutôt à éclairer le cadre précis dans lequel elles ont été menées, cadre qui génère de considérables zones d’ombre. Ils soulignent que le dispositif en vigueur en Louisiane doit « protéger l’environnement et la santé humaine », mais aussi identifier ce qui « ne présente pas de risques inacceptables » : il ne s’agit pas seulement de prescrire l’action, mais aussi de préciser l’inaction acceptable, ce qui peut exercer une pression sur l’évaluation des risques, si la reprise des activités industrielles, commerciales et touristiques en dépend. La phase exploratoire testait la présence de 195 contaminants : Frickel relève que, sur les milliers d’autres, il n’existe pas à ce stade de science fiable, ce qui ne veut pas dire qu’elle est impossible, mais que pour diverses raisons, budgétaires souvent, elle n’est pas réalisée. À cette première forme d’ignorance s’ajoute une seconde, qui a trait à l’étendue des connaissances sur les contaminants sélectionnés, par exemple sur leurs effets conjugués. Il y a donc là une deuxième forme d’undone science tout aussi redoutable concernant les effets cocktail. Enfin les instances réglementaires sont conduites, pour de nombreux contaminants, à raisonner par extrapolation, d’une voie d’absorption à une autre par exemple, ou en extrapolant les conditions environnementales réelles à partir des conditions de laboratoire. Selon la formule de Frickel, les normes en matière de risques font que « de moins en moins de connaissance compte de plus en plus ». Au fur et à mesure que l’on se rapproche des conditions environnementales réelles, l’ignorance croît :

    « Le type d’ignorance qui domine et qui contribue à l’information manquante dans les différentes bases de données […] relève de la science qui n’est pas faite (undone science). Plus de 70 % des valeurs de cancérogénicité des contaminants que l’on trouve à la Nouvelle-Orléans ne sont pas documentées. L’information manquante va de 37 à 89 % pour les valeurs de non-cancérogénicité. À partir de ces chiffres, nous inférons qu’au sein du domaine de l’évaluation des risques de l’Environmental Protection Agency (EPA) — et peut-être aussi au-delà — les études de toxicité et autres études liées sur lesquelles les experts scientifiques réglementaires se fondent pour calculer des normes de risques concernant de nombreuses substances chimiques détectées dans les échantillons de la Nouvelle-Orléans, n’existent tout simplement pas. » (Frickel et al., 2009, 228)

    16Ces normes permettent de rationaliser la prise de décision, mais sont déterminées selon une logique qui a pour but de maximiser « l’emprise épistémique » (agir sur la base de ce que l’on sait, et de ce que l’on peut savoir efficacement et rapidement). Ce faisant, on risque de perdre de vue le fait que l’élaboration des normes de risque est « profondément structurée par l’absence de connaissance » (Ibid.). Au-delà des effets cocktail, l’argument serait encore plus fort à l’égard des risques systémiques, qui dépassent l’évaluation au cas par cas, comme on le voit dans l’exemple des bactéries multirésistantes aux antibiotiques.

    17Il faut bien sûr agir, ce qui ne doit pas conduire à être aveugle à la fois envers l’ignorance sur le fond de laquelle se déroule cette action, et envers l’ignorance engendrée par les normes que nous mobilisons pour agir et qui dictent quels seront les éléments pertinents. L’enquête historique et sociologique, de ce point de vue-là, peut être extrêmement utile pour maintenir notre vigilance vis-à-vis des « angles morts du savoir ».

    Connaissance et secret

    18Une autre veine d’explication, tout en faisant droit aux cas envisagés par Frickel, s’intéresse à une production stratégique d’ignorance, et s’attache de ce fait aux cas où une destruction, ou a minima une fragilisation, de la connaissance existante est envisagée. Elle va nous intéresser ici car elle manifeste ce que l’on pourrait appeler une approche « technologique » vis-à-vis du savoir : il s’agit de voir comment, soumis à certaines pressions, l’enquête peut échouer ou dérailler, comment également un savoir peut cesser de jouer le rôle public qui pourrait être le sien. Comment peut-on agir sur ce que d’autres savent ou pourraient savoir ?

    19Il est tout d’abord possible d’agir sur la disponibilité d’une connaissance et de retirer des prémisses de l’espace public. Tous les mécanismes conduisant à restreindre à l’extrême la disponibilité d’une connaissance, c’est-à-dire à produire du secret, sont ipso facto des machines à produire de l’ignorance. Si ces mécanismes fonctionnent correctement, un grand nombre d’acteurs, qui auraient pu savoir quelque chose, se trouvent ne pas le savoir. On pense bien sûr au secret d’État, et au grand nombre de connaissances classifiées, mais ce n’est qu’une des possibilités : le secret industriel et le secret des affaires relèvent de la même logique (Vermeir, 2012), de même que le secret entourant les recherches en matière de guerre chimique et bactériologique. Organiser le secret suppose des moyens conséquents, pour que ceux qui sont en possession d’une information pertinente ne la révèlent pas et pour que ceux qui doivent en être écartés ne l’apprennent pas. Évidemment, la puissance militaire et les services de renseignement sont les plus adaptés pour réaliser cet état de fait, et il est notable que certains projets militaires aient réussi à contenir efficacement l’information lors de leur phase stratégique, comme ce fut le cas du projet Manhattan.

    20Peter Galison (2010, 2008), dans une série d’essais remarqués, en a donné une description saisissante, en tentant notamment d’évaluer la quantité de connaissances « classifiées », classées « secrètes » par l’État fédéral américain. Il aboutit, en estimant le nombre de fonctionnaires mobilisés, le volume des bâtiments dévolus à cette tâche, et d’autres facteurs encore, à la conclusion que la connaissance secrète l’emporte de très loin sur la connaissance publique, telle qu’elle est disponible par exemple à la bibliothèque du Congrès, de 10 à 20 fois, et que le rythme de croissance de cette connaissance secrète est au moins 5 fois plus élevé que celui de la connaissance publique. Il est possible que, dans certains domaines, la connaissance soit ainsi extrêmement distribuée, ce qui ne l’empêche pas d’être très fortement corroborée, comme dans le cas de l’armement nucléaire. L’enquête de Galison portait sur le secret d’État, il reconnaît lui-même que le secret privé, industriel notamment, est impossible à quantifier.

    21Au-delà des protections portant sur les brevets et la propriété intellectuelle, c’est bien ce secret privé qui est protégé par la directive européenne sur le secret des affaires, qui le définit dans son article 2 comme « des informations qui répondent à toutes les conditions suivantes :

    • elles sont secrètes en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles ;

    • elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes ;

    • elles ont fait l’objet, de la part de la personne qui en a licitement le contrôle, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes ».

    22Pour légitimer une entorse à ce secret des affaires, la clause 5.2.B prévoir de tolérer la « révélation d’une faute, d’une malversation ou d’une activité illégale du requérant, à condition que l’obtention, l’utilisation ou la divulgation présumée du secret d’affaires ait été nécessaire à cette révélation et que le défendeur ait agi dans l’intérêt public ». La ligne est ténue pour les lanceurs d’alerte car, dans une procédure s’appuyant précisément sur cette directive, il a été retenu que les lanceurs d’alerte de LuxLeaks, s’ils avaient agi dans l’intérêt du public, n’avaient pas révélé des documents illégaux, puisque ceux-ci étaient autorisés par l’administration, ni mis à jour de faute. En vertu de quoi, leur entorse au secret des affaires était passible de poursuites devant les tribunaux et de sanction.

    23La maîtrise du secret implique trois choses au moins : une ingénierie de la connaissance, pour déterminer comment elle doit être répartie pour qu’un minimum d’agents aient accès à la totalité de l’information ; une gestion de l’ignorance, ou encore de la connaissance classifiée. Elle engage enfin, comme le souligne Galison, une question philosophique profonde, qui consiste à savoir quelle quantité d’information il faut retirer de l’espace public pour bloquer l’accès à une connaissance. En effet, notre savoir, s’il faut le comparer à quelque chose, ressemble sans doute plus à un filet qu’à une chaîne, et si d’autres éléments disponibles publiquement permettent, par hypothèse et par déduction, d’arriver à la connaissance secrète que l’on cherche à protéger, la stratégie n’aura servi à rien.

    24Ce premier type de production d’ignorance par retrait d’éléments de connaissance manifeste pour le moins que le savoir d’une époque donnée peut être perçu comme un objet sur lequel on peut agir, pour le compartimenter, l’administrer, le séquestrer, prévenir ses effets, et montre, par là même, que des stratégies d’occultation sont possibles.

    Neutraliser les connaissances

    25Il n’est pas toujours nécessaire de faire disparaître une information pour en bloquer l’usage : il suffit parfois que son autorité soit amoindrie, ou qu’elle cesse d’être considérée comme une prémisse fiable.

    26Dans Un ennemi du peuple, pièce de 1882 qui a connu de nombreuses mises en scène ces dernières années, Ibsen met en scène un docteur, Stockmann, qui découvre que les eaux thermales de sa ville sont contaminées par des effluents de tanneries, et qui entend le faire savoir. C’est donc bien ici une découverte scientifique qui va à l’encontre des intérêts dominants de la ville, représentés par le maire, frère du même docteur. Bien entendu, tout cela se termine très mal, et Stockmann, qui s’attendait à être fêté par ses semblables pour ses découvertes, connaît un inéluctable naufrage conjugal et social. Cette pièce est paradigmatique non seulement de la situation des lanceurs d’alerte, qui ne tirent que rarement profit de leurs révélations, bien au contraire, mais aussi de nombreuses discussions environnementales. Si l’on accepte l’acception large de la production d’ignorance proposée dans le premier chapitre, en réduisant au silence une voix isolée qui propose une hypothèse fondée et corroborée par les faits, on condamne une vérité à rester privée, à ne pas devenir un bien public, à ne pas être une connaissance partagée, et donc à ne pas être une connaissance au sens plein.

    27Retenons pour l’instant la première voie stratégique, qui consiste à rendre une information douteuse pour fragiliser toutes les inférences, théoriques et pratiques, qui en dépendent. C’est là une « boîte à outils » que Proctor, Oreskes et Conway, Rosner et Markowitz et bien d’autres encore, ont abondamment explorée.

    « Marchands de doute »

    28Une conviction commune à tous ces travaux est que l’on ne combat pas une connaissance à coup de dénégations uniquement : il faut, à un moment donné, produire de la science « contraire », lutter contre la science sur le terrain de la science. La lutte ne se produit pas uniquement au niveau des faits, mais aussi des cadres explicatifs et parfois des normes mobilisées pour construire des explications.

    29Un des lieux importants de ce type de stratégies est maintenant bien connu, mais mérite d’être rappelé succinctement. À l’instigation de l’industrie du tabac, est créé dès 1953, avec une existence publique en 1954, le Comité de recherche de l’industrie du tabac (TIRC). Le but est de financer des recherches permettant de critiquer les preuves épidémiologiques et physiques rassemblées dès le début des années 1950. La meilleure voie d’entrée pour explorer ces stratégies est sans nul doute le gros ouvrage de Proctor (2014), Golden Holocaust, qu’il serait trompeur de résumer, comme on le fait parfois, en disant que c’est une documentation de l’entreprise bien connue de dénégation des industriels du tabac. C’est oublier un peu vite, d’une part qu’avant les livres de Glantz (1996), Brandt (2007) et de Proctor lui-même, les ressorts de cette stratégie n’avaient pas été étudiés dans le détail, d’autre part qu’il n’y a rien de plus difficile que de cacher un fait bien établi par de la recherche interne et de semer le doute sur ce qui fait pourtant l’objet d’un assentiment chez les meilleurs spécialistes de la discipline. L’élucidation de ce phénomène complexe appelle elle-même une étude qui prenne en compte les différents aspects, scientifiques, médicaux, réglementaires notamment qui ont rendu ce phénomène d’occultation d’un savoir possible.

    30C’est bien en effet une véritable campagne qui se développe alors pour démentir les conclusions scientifiques déjà bien établies sur la dangerosité du tabac, et une guerre rhétorique qui se déroule, dont l’effet principal va être de faire gagner environ 40 ans aux cigarettiers. Un document, parmi d’autres, permet de fixer le genre de problèmes qui intéressent Proctor et ses collègues : c’est le « Discours franc aux fumeurs » (Frank statement)7, communiqué de presse élaboré par l’entreprise de communication Hill et Knowlton en 1954 à la demande des cigarettiers, diffusé dans 448 journaux et 258 villes, et qui annonce la création du Comité de recherche de l’industrie du tabac. Dès 1954, il n’y a déjà plus de doute sérieux, pour les industriels du secteur, sur le fait que la fumée du tabac soit cancérigène, aussi bien dans la recherche officielle que dans la recherche secrète des cigarettiers. On avait en effet observé tout à fait nettement depuis le début du siècle un essor des cancers du poumon — quasiment inexistants avant 1900 —, ce que l’industrie du tabac avait écarté au motif qu’une « corrélation ne vaut pas causalité ». Une réponse fréquente de cette industrie consistait en effet à dire — ce qui est un argument épistémologique tout à fait fondé dans certains contextes — que ce n’est pas parce qu’il y a des grenouilles après la pluie qu’il pleut des grenouilles. Autrement dit, quand on lui a présenté des arguments épidémiologiques, cette industrie a répondu par des arguments épistémologiques, liés à la structure de la preuve. Or, en plus des données épidémiologiques, statistiques, l’expérience qui a sans doute le plus marqué les imaginations est réalisée en 1953 au Sloan Kettering Institute à New York sur du goudron de cigarettes, qui est apposé sur le dos de souris, et dont on observe qu’il provoque des tumeurs. Cette expérience — sur des animaux, certes, et sur d’autres tissus que sur les bronches — semble apporter une preuve causale et non plus seulement statistique du caractère cancérigène du goudron de tabac. C’est à ce moment précis que l’industrie du tabac, qui connaît bien sûr ces résultats (et financera par la suite le même institut), prend une décision, celle précisément qui lui vaudra d’être condamnée par un juge fédéral pour « complot » et « tromperie délibérée » du public : s’assurer les services de spécialistes de la communication et instiller le doute sur les conclusions scientifiques des médecins.

    31Cinq traits au moins se détachent dans ce curieux « Discours franc », qui est tout à fait ce que l’on peut en attendre — c’est-à-dire exactement le contraire de ce qu’il prétend être — et qui est un exemple paradigmatique de machine à fabriquer de l’ignorance sur une connaissance déjà bien établie.

    32En premier lieu, le discours s’adresse aux profanes, il cherche bien à court-circuiter la recension par les pairs et les institutions. La logique de la campagne de communication qui est lancée est de prétendre s’enquérir sérieusement des effets du tabac tout en les relativisant auprès de ses clients.

    33En deuxième lieu, le but est de bâtir une controverse : le texte fait allusion à un prétendu dissensus dans la recherche médicale, ce qui est largement exagéré, voire faux, si ce n’est créé de toutes pièces par ce document de communication.

    34En troisième lieu, on observe une stratégie de dissolution tout à fait remarquable. Il va s’agir de perdre le lecteur dans la forêt des causes. En effet, au fil des ans, l’industrie va raffiner deux arguments qui sont déjà esquissés dans ce document :

    • soit elle va dire qu’il y a deux effets pour une même cause, en supposant que la « disposition » du fumeur intervient : ceux qui fument différeraient de ceux qui ne fument pas par leur constitution, l’hérédité, leur style de vie, si bien qu’il y aurait peut-être une cause commune au fait de fumer et au fait d’avoir des cancers. Au sens strict, on ne pourrait plus dire que fumer est la cause de la maladie, puisqu’on aurait en fait affaire à deux effets d’une même cause ;

    • soit cette industrie va dire qu’il y a plusieurs causes pour un même effet, en prétextant la multifactorialité du cancer, qui pourrait également être dû à la pollution, aux additifs alimentaires, aux conditions de travail, à des virus, il y aurait alors plusieurs causes présidant au développement de ce type de maladie et incriminer une seule d’entre elles serait critiquable.

    35En quatrième lieu, personne n’a eu besoin au fond d’attendre les récents travaux de sociologie des sciences pour comprendre que les arguments ne vont jamais seuls ; ils ne sont rien sans des collectifs, voire des institutions, qui les portent. Le Comité de recherche de l’industrie du tabac n’est là que pour marteler l’idée qu’il faut plus de recherches. Dire qu’il faut « plus de recherches » quand il y en a déjà assez, c’est exercer une pression sceptique sur le débat, car cela permet de dire qu’après 20 ou 40 ans de recherches, on n’a toujours pas trouvé et c’est exactement ce que s’attelle à faire ce collectif. Ce type de recherches, qui ne concerneront finalement que très peu les effets du tabac lui-même (mais par exemple la pollution de l’air, les effets d’autres poussières cancérigènes) et qui ont été vectrices de centaines de millions de dollars en fonds distribués, ont trois intérêts : retarder les mesures, en défendant un « doute raisonnable » auprès des pouvoirs publics, tout en prétendant défendre la science elle-même ; augmenter le vivier de ses futurs témoins en cas de besoin ; se couvrir en cas de procès : on pourra toujours dire que l’on a cherché. Une vue d’ensemble de ces travaux financés montre cependant que ce sont presque toujours les mécanismes de la cancérogenèse, plus que les causes les plus probables, qui sont explorés. Lors de la « controverse » suivante sur le tabagisme passif, la même industrie a financé de nombreuses études — environ 250 entre 1989 et 1999 — sur la qualité de l’air, créant même un centre dédié à cette étude, le CIAR (Center for Indoor Air Research), ainsi que sur le syndrome du « bâtiment malsain », avec la même visée.

    36En cinquième lieu, la nomination d’un directeur scientifique est un élément déterminant. Celui-ci sera Clarence Cook Little, biologiste spécialiste de génétique, ouvertement opposé à l’idée que les cancers puissent avoir des causes comportementales et environnementales, ce qui oriente évidemment les recherches dans un sens bien précis.

    37Le but est donc bien de bâtir une controverse de toutes pièces, de brouiller une connaissance constituée et de rassurer le consommateur. Cette stratégie n’est pas seulement celle qui apparaît rétrospectivement, dans l’interprétation que donnerait l’historien aujourd’hui, elle est bien, tout à fait délibérément, celle des acteurs eux-mêmes. On peut évoquer ici un autre document interne, de 1969 (présent dans le fonds Brown et Williamson8), qui a été abondamment commenté au cours des dernières années, et dans lequel un conseiller en communication, notant que le public commence à s’inquiéter sérieusement des effets du tabac, propose de considérer le problème comme analogue à celui du lancement d’une marque et argumente ainsi :

    « Le doute est ce que nous produisons, en ce qu’il est le meilleur moyen de rivaliser avec “l’ensemble des faits” présents à l’esprit du public. C’est aussi le moyen d’instaurer une controverse. Dans l’industrie, nous reconnaissons qu’une controverse existe. Cependant, du point de vue du public, le consensus est que les cigarettes sont, d’une certaine manière, nuisibles à la santé. Si nous parvenons à instaurer une controverse au niveau du public, alors il y a une occasion de faire admettre les faits véritables [sic] concernant le tabac et la santé. Le doute est aussi la limite de notre “produit”. Nous ne pouvons malheureusement pas prendre une position qui s’oppose directement aux forces anti-cigarettes et dire que les cigarettes sont bonnes pour la santé. Nous n’avons pas à disposition d’information qui étaye cette affirmation. »

    38Au-delà du regret que l’on devine dans la dernière phrase, il est clair que si ce que cette industrie vend chez les détaillants, ce sont des cigarettes, cette transaction est logiquement seconde par rapport à la transaction principale, qui porte sur le doute : c’est bien à son sujet qu’il s’agit de communiquer, car c’est lui qui en dernier ressort permettra de lever les résistances induites par la science à l’égard de la cigarette ou à tout le moins de retarder des réglementations.

    39Ce document remarquable et explicite est la matrice du programme argumentatif de l’industrie du tabac : il montre bien que l’on s’adresse à une forme d’épistémologie latente dans l’esprit du public, que l’on cherche à agir sur la perception que ce dernier a de la recherche scientifique, tout en lui transmettant une information erronée sur l’état du savoir.

    40Le doute permet de retarder l’action (l’action des pouvoirs publics, l’action individuelle qui consiste à s’arrêter de fumer), il est plus facile à instiller qu’une allégation de santé et il permet de tirer avantage de la Fairness doctrine de 1949 en matière de journalisme, qui demande à ce que l’on donne la parole, sinon forcément un temps égal, aux deux camps sur toutes les affaires controversées. Toute la supercherie consiste à faire croire qu’il y aurait deux camps scientifiques quand il y a en réalité un ensemble de conclusions scientifiques, d’un côté, et de l’autre leur contestation par les acteurs mêmes qui commercialisent le produit et par leurs relais dans la presse.

    41Si toutes les cinq dimensions de ces stratégies se combinent, la recherche d’autres facteurs a concentré une grande partie de ces financements de recherche. Le Comité de recherche de l’industrie du tabac finançait des Projets spéciaux (SP), qui avaient en général pour but de faire apparaître de la « science contraire », en testant d’autres corrélations pour le cancer du poumon qu’avec le tabac, pour tenter d’infirmer l’épidémiologie existante. C’est ainsi que des dizaines de projets spéciaux furent financés : le SP-109 devait étudier une série de cas d’emphysèmes chez des non-fumeurs et des jeunes gens, le SP-100 devait fournir une réfutation statistique du rapport du ministre de la Santé de 1964, quand il ne s’agissait pas de « chercher comment réduire la corrélation entre tabac et maladie par l’introduction de variables additionnelles » (Proctor, 2014, 294-295). L’avantage de cette recherche financée est qu’elle pouvait être soustraite quand ses résultats n’allaient pas dans le bon sens, comme ce fut par exemple le cas quand un laboratoire travaillant pour Reynolds mit en évidence le rôle de la fumée dans la survenue d’emphysèmes, ou lorsque le rôle addictif de la nicotine fut détecté lors d’expériences de psychologie expérimentale.

    42La production d’ignorance au sujet du tabac ne concerne donc pas un fait isolé, la simple négation du lien tabac/maladie, mais est plutôt une collection de stratégies liées au fil du temps : sur la critique de l’épidémiologie sous-jacente, sur le financement de recherche médicale, sur la prétendue efficacité des filtres, sur la chimie de l’ammoniaque pour augmenter la quantité de nicotine libre, sur le tabagisme passif, sur le cadre réglementaire, et notamment sur les bonnes pratiques épidémiologiques, sur l’histoire de l’hygiénisme, enfin sur l’instrumentalisation de certaines sciences humaines et sociales.

    43On pourrait rétorquer qu’il ne s’agit pas ici de ménager une absence de connaissance ; mais il s’agit bien toujours d’ignorance car le processus consiste, dans la plupart des cas à noyer l’information pertinente sous un déluge de bruit. Et ce bruit ne peut pas être évacué facilement car il est souvent produit par des scientifiques, maison ou « capturés », et s’appuie, au moins en surface, sur un apparat méthodologique scientifique.

    44Il est tout à fait possible et même probable qu’une grande partie des scientifiques mobilisés, parfois payés par des sociétés-écran, n’aient ni menti ni été outrancièrement négligents car, et c’est un autre aspect intéressant de l’étude de Proctor, les cigarettiers ont créé ce que l’on pourrait appeler un « macro-biais », en « déversant de l’argent dans des projets qui ne feraient peser aucune menace sur la marche des affaires » (Proctor, 2014), à un tel point qu’entre 1950 et 1980, le TIRC/CRC est le premier financeur mondial de recherches sur le tabac et la santé (300 millions de dollars sur 40 ans, 36 millions annuels en 1998) (Proctor, 2014). Ce comité a produit pendant plus de 40 ans de la « recherche-leurre », en étudiant les mécanismes plus que les causes du cancer, on l’a dit, en explorant systématiquement six fronts de recherche différents de la cause principale (hérédité, infection, nutrition, hormones, tension nerveuse, facteurs environnementaux). Le choix stratégique s’exerce dans cette inflexion donnée à la recherche et n’a nul besoin d’interférer au quotidien avec les chercheurs individuels. Ses effets n’en sont pas moins réels, un peu comme le fait de n’arroser que certaines espèces de plantes, dans un jardin, aura une influence finale sur la composition de ce jardin.

    Agnotologie en action

    45Est-il possible de donner une idée plus générale — toujours dans le cadre du tabac — des types d’actions possibles sur la connaissance existante et des actions freinant la production future de connaissances potentiellement indésirables ? Il est intéressant que ces modes d’actions soient souvent recensés par Proctor sous formes de maximes. Il n’y a du reste pas forcément de caractère systématique dans ces dernières, qui se surimposent au fil du temps, et qui se prêtent davantage à la liste qu’au tableau. Proctor donne à cet égard, dans le chapitre 16, une stylisation des arguments examinés dans le livre, et que nous citons ici à la fois parce que la liste donne une idée du caractère multiforme des stratégies et parce qu’elle nous semble constituer une excellente introduction à son ouvrage.

    Typologie 1 : Agnotologie en action (R. Proctor, 2014, 308-310)

    1. Rendre publiques des déclarations de chercheurs sceptiques sur ces dangers. Financer la recherche de ces universitaires pour les inciter à témoigner devant les tribunaux ou lors d’auditions devant les instances réglementaires.

    2. Rendre publics des exemples de personnes vivant jusqu’à un âge très avancé malgré des décennies de tabagisme.

    3. Soulever des questions sur des « anomalies » qui semblent paradoxales : si fumer provoque le cancer, pourquoi certains pays à forts taux de tabagisme présentent-ils de faibles taux de cancer ? Pourquoi des animaux de laboratoire exposés à de la fumée intégrale ne développent-ils pas de cancer des poumons ? Et ainsi de suite.

    4. Redéfinir les termes. Nier qu’il y ait du « goudron » dans les cigarettes et insister pour employer des termes comme « activité biologique » ou « hyperplasie », au lieu de « cancer » ou « pré-cancer ». Nier, déconstruire ou banaliser l’addiction, la transformer en une question sémantique — ou de « manque de volonté » ou de liberté de choix.

    5. Se draper de l’autorité de la science. Opposer au « jugement précipité » des « fanatiques » de l’antitabac l’attitude précautionneuse de l’industrie — qui préfère « observer et attendre ». Insister sur les preuves de laboratoire quand on est confronté à des preuves statistiques, et mettre en avant les études sur les êtres humains quand on est confronté à des preuves de laboratoire. Affirmer aussi que les fabricants en savent plus sur le tabac que quiconque, et qu’il faut donc leur faire confiance.

    6. Déclarer que la preuve liant le tabac à la maladie est purement « statistique » et dénigrer ensuite les statistiques en tant que méthode de raisonnement impropre à cette relation de causalité. Financer votre propre étude épidémiologique et la publier dans des revues d’ingénierie si les revues médicales ne l’acceptent pas. Ensuite, engager des experts pour expliquer que de telles études sont « difficiles à réfuter » et s’assurer que de telles remarques bénéficient d’une couverture dans la presse à gros tirage.

    7. Placer les faits gênants sous un éclairage positif. Oui, certaines souris développent des tumeurs après leur exposition au goudron de cigarette, mais n’oubliez pas non plus que nombre de ces souris ne développent pas de tumeurs9. Tout comme la plupart des fumeurs ne développent jamais de cancer du poumon. Et oui, la surface des alvéoles pulmonaires humaines est de la taille d’un court de tennis, mais considérez cela comme une force, non comme une faiblesse : songez combien la fumée doit se diluer pour couvrir une aussi vaste superficie ! Songez au corps non pas comme s’il était faible face aux assauts cancérigènes mais fort dans sa capacité à leur résister.

    8. Élaborer des graphes et des tableaux de manière à faire accroire que l’évolution des courbes du cancer est en réalité chaotique.

    9. Engager des journalistes pour écrire des articles favorables à l’industrie dans la presse populaire et faire pression sur les médias pour qu’ils ignorent ou étouffent les reportages défavorables. Menacer de supprimer les publicités des magazines qui accordent trop d’attention aux liens tabac-maladie.

    10. Saper l’autorité des organisations sanitaires comme la Société américaine de cancérologie, le ministère de la Santé, l’Association américaine de cardiologie ou l’Institut national du cancer. Les dénigrer en les présentant comme des organisations « militantes » ou « gouvernementales » alignées sur la « cause » ou le « mouvement » antitabac (participant de certaines « intentions », etc.). Laisser entendre que de telles organisations sont définitivement partiales ou unilatérales.

    11. Engager des historiens pour réécrire l’histoire du point de vue de l’industrie et utiliser ensuite ces chercheurs-là comme experts devant les tribunaux. Engager des avocats capables de convaincre les jurys que l’industrie n’a jamais été malhonnête et qu’elle a agi de façon responsable.

    12. Proclamer que la controverse entre le tabac et la santé n’a « rien de neuf », que c’est toujours la « même vieille rengaine », et ainsi de suite. Trouver des moyens pour que le public soit fatigué d’entendre ces « accusations » contre le tabac, en les dénigrant comme de « vieilles lunes », « archi-anciennes », rebattues à l’extrême, « notoires », et ainsi de suite.

    13. Pousser les gens à continuer de fumer en leur assurant que l’industrie fait tout ce qui est en son pouvoir pour rendre les cigarettes aussi sûres que possible et revendiquer une haute posture morale, celle de la responsabilité environnementale et d’entreprise.

    14. Ne jamais cesser de réfléchir à de nouvelles manières de défendre l’industrie.

    46Chacun des quatorze points de cette liste « à la Prévert » est abondamment documenté dans le livre, et chacun pourra évaluer pour son compte s’ils lui semblent être illustrés dans d’autres domaines sanitaires et environnementaux. C’est une question de fait que de savoir si l’application de ces maximes a eu des effets réels sur la production de connaissance, et l’on relèvera simplement ici que le dossier présenté par Proctor semble fortement étayé. On notera également que se dessinent plusieurs fronts stratégiques : la production d’informations, la communication à leur sujet, l’investissement de postures épistémologiques, le débat éthico-politique sur les régulateurs, quand il ne s’agit pas de purs et simples sophismes.

    47Toutes ces stratégies, qui ont pour effet de jouer sur la disponibilité d’information et sur sa qualité apparente, ne nous intéresseront pas au même titre, mais, si certaines sont aisées à mettre en évidence, d’autres (attaquer la science) sont parfois indiscernables de la rugueuse dispute scientifique ordinaire pour un œil non averti, nous y reviendrons dans le moment suivant, en abordant la notion d’« indiscernabilité ».

    Exception ou paradigme ?

    48La question à laquelle il faut répondre, une fois que l’on a présenté ce cas, consiste à savoir si les « tropes », les outils conceptuels et rhétoriques utilisés dans ce cadre, n’ont eu d’usage que dans ce contexte particulier qu’est l’industrie du tabac, ou s’ils ont eu un usage plus vaste. Une partie des auteurs dont il est question ici pense que la seconde réponse est la bonne, d’autant que ce sont parfois les mêmes acteurs et les mêmes arguments qui structurent environ 40 ans de controverses à propos des sciences : celles qui concernent le tabagisme passif, la nocivité des plastiques, l’ozone, la dioxine, le réchauffement climatique et même les algues vertes.

    49Les travaux d’Oreskes et Conway (2010) portent en grande partie sur le débat climatique aux États-Unis. L’ouvrage, Les Marchands de doute10 reprend explicitement le mémo dont il vient d’être question et illustre la manière dont une poignée d’individus aurait réussi à instiller le doute, précisément, sur le consensus scientifique, dans plusieurs débats importants pour la santé et les politiques publiques, et par là à bloquer un nombre important de régulations au cours des 30 dernières années. L’interrogation principale du livre porte sur une opposition paradoxale : celle qui passe à la fin des années 2000 entre, d’une part, le consensus fort qui existe dans la communauté scientifique à la fois sur le réchauffement et sur la cause anthropique et, d’autre part, l’étendue des dénégations, des opérations de communication visant à décrédibiliser ce type de conclusions. Pour aller à l’essentiel, les travaux d’Oreskes et Conway (ainsi que ceux de Michaels) ont deux conséquences sur le sujet qui nous intéresse.

    50Un premier acquis de ces travaux a été de montrer que l’on retrouve une poignée d’acteurs identiques dans des débats aussi différents que : la stratégie de « Guerre des étoiles » (SDI) de Reagan, pour attaquer des physiciens tels que Carl Sagan et ceux qui évoquaient le risque d’un « hiver nucléaire », dans les années 1980 ; le tabagisme passif, pour en nier la dangerosité, dans les années 1990 ; l’origine chimique des pluies acides, le réchauffement climatique, critiquant à chaque fois les institutions scientifiques reconnues et s’attaquant à toute forme de régulation au nom de la science. C’est un acquis historique de l’ouvrage qui ne semble pas avoir été sérieusement entamé, sept ans après sa sortie. Pour les historiens, il est intéressant que le noyau dur de ces dissidents soit constitué par des scientifiques de la guerre froide, associés à l’origine pour certains d’entre eux au projet Manhattan et pour ainsi dire reconvertis dans d’autres luttes, lorsque le bloc soviétique a commencé à se fissurer. Oreskes et Conway évoquent les noms de Fred Singer (souvent invité en France), Frederick Seitz, Bill Nierenberg. Nul hasard si nombre de critiques élevées contre le réchauffement climatique ressemblent à certains arguments contre la dangerosité du tabac : elles ont été portées par les mêmes hommes, leurs instituts respectifs étant d’ailleurs largement financés par l’industrie du tabac. Comme on l’a dit, il y a un fil conducteur très net entre le débat sur le tabac et celui qui concerne le réchauffement climatique : c’est à propos des inquiétudes sur le tabagisme passif, qui ont été l’occasion d’une très vive discussion, que le bien-fondé d’une régulation est apparu plus nettement. C’est une chose que de parier sur sa santé (et de prendre en toute connaissance des risques avec elle), c’en est une autre que de parier sur celle de ses collègues, de son conjoint ou de ses enfants : dans ce cas-là, on peut attendre une protection de la part du législateur. C’est donc à cette occasion que la discussion s’est mise à porter sur la science des régulateurs, l’Environmental Protection Agency (EPA), et sur le point à partir duquel un savoir est assez certain pour permettre de contraindre l’activité économique et les comportements individuels.

    51Un deuxième intérêt tient au travail documentaire réalisé sur les différentes controverses, qui constitue en grande partie en une extension des analyses de Proctor : il montre comment, dans le débat sur le réchauffement climatique, on retrouve les mêmes tropes que dans le débat sur le tabac : attaque sur le raisonnement statistique, sur la certitude en science, publication d’éditoriaux enflammés dans un petit nombre de journaux favorables court-circuitant l’examen par les pairs, accent sur le « plus de recherches » qui seraient nécessaires ; création de centres de recherche ou de fondations ad hoc se parant des attributs de la science.

    52Ici encore, on peut convoquer deux documents : le mémo Bad science de 1993, sorte de compilation de coupures de presse et d’éléments de langage critiquant l’Agence de protection de l’environnement américaine (EPA), et un argumentaire préparé pour le débat sur le réchauffement par le conseiller en communication Frank Luntz.

    53On peut créditer le premier document d’avoir contribué à la popularisation de l’expression de junk science (Girel, 2015a, 2018 à paraître), littéralement « science pourrie », qui avait déjà été mobilisée pour décrédibiliser l’expertise scientifique au tribunal (Huber, 1991) et qui va être utilisée de plus en plus pour qualifier la science officielle des organismes de régulation : elle apparaît dans ce document élaboré en 1993 à l’instigation de Philip Morris et elle est opposée à la sound science qui, elle, ne serait pas politisée. La première page donne le ton : « Trop souvent, la science est utilisée pour poursuivre un objectif politique. La science qui est utilisée pour guider les politiques publiques doit être fondée sur la science solide et saine (sound science) — pas sur des émotions ou des croyances que d’aucuns jugent “politiquement correctes” ». L’excitation de craintes irrationnelles serait ainsi toujours du même côté. Notant aussi que de nombreuses études gouvernementales ont conduit à des « pertes d’emploi », des « violations de liberté », voire des « déplacements de populations », le même mémo dénonce le manque d’objectivité des agences gouvernementales sur « l’amiante, les pesticides, la dioxine, le radon, le tabagisme passif et la qualité de l’eau » (sic). L’invention selon laquelle la science serait politisée n’est pas tant l’apanage des campus universitaires de la côte Ouest, friands de sciences humaines, elle est martelée sans cesse par les membres de l’Institut Marshall, par Singer, Seitz, Milloy et leurs collègues. L’extension des arguments testés dans le cadre des controverses autour du tabac semble pleinement réalisée dès les années 1990.

    54Quant aux éléments de langage qui auraient été fournis par F. Luntz — communicant toujours en exercice — en 2002 aux candidats républicains, on peut lire notamment : « Les électeurs pensent qu’il n’y a pas de consensus dans la communauté scientifique sur le réchauffement climatique. Si le public en venait à croire que les questions scientifiques sont réglées, sa vision du réchauffement se modifierait en conséquence. Par conséquent, vous devez continuer à faire de l’absence de certitude scientifique une question fondamentale dans le débat et renvoyer aux scientifiques et autres experts de ce champ ». Le sujet est différent, mais le ressort de l’argument est strictement le même que celui utilisé par le « marchand de doute » cité plus haut.

    55Au moment où cet essai est écrit, une des questions les plus pressantes concerne le volet judiciaire du dossier climatique. Le procureur Schneiderman (New York), instruit un dossier contre la société Exxon afin de déterminer la divergence entre la recherche interne, qui très tôt a eu des conclusions semblables à celle de la communauté scientifique sur les causes anthropiques du réchauffement, et la communication externe à ce sujet, beaucoup plus sceptique. La nouveauté de ce développement, qui pourrait lui aussi introduire dans le domaine public des documents inédits — on parle de 2 millions de documents communiqués, à l’été 2017 — tient à ce que l’objet du litige n’est pas la dissimulation au public très large des profanes et des citoyens, mais la dissimulation de facteurs de risque aux investisseurs, ce qui ouvre une panoplie juridique extrêmement puissante11. Certains gouvernements sont également entrés dans cette arène, se jugeant davantage lésés que d’autres par les premiers effets du réchauffement.

    56Recenser d’autres argumentations semblables serait fastidieux si la description devait viser à l’exhaustivité. Nous ne donnons ici que quelques titres, pour illustrer le fait que, si le dossier du tabac est empiriquement mieux documenté du fait de l’énorme quantité d’archives numérisées publiquement accessibles, il n’est en rien isolé.

    57Deceit and Denial, de Rosner et Markowitz, documente des stratégies semblables dans les dossiers du plomb (qui était présent dans les peintures et dans les carburants) et du chlorure de vinyle, ainsi que de la silicose. Les très glaçants chapitres 6 et 7 documentent des stratégies semblables, dans le cas du chlorure de vinyle monomère (CVM) et de ses effets cancérigènes. Ce composé est polymérisé pour obtenir du PVC, qui ne présente pas les mêmes risques, et a également servi de gaz propulseur dans des aérosols, de peinture ou de produits cosmétiques. La réaction du secteur, au début des années 1970, lorsqu’il est apparu que non seulement ce produit causait des maladies osseuses chez les travailleurs du plastique, mais aussi des cancers, notamment des angiosarcomes du foie et des cancers rénaux, à des doses d’exposition extrêmement inférieures aux valeurs de concentration limite alors adoptées, a été à peu près la même que celle du tabac : mise sous secret des recherches sensibles, dissimulation d’informations gênantes aux agences, critique de l’épidémiologie et de la toxicologie existantes, mobilisation de cabinets de conseil (en l’occurrence Hill et Knowlton) pour limiter la crise.

    58Michaels, qui a été haut-fonctionnaire de l’OSHA (Agence fédérale pour la santé et la sécurité au travail : Occupational Safety and Health Administration), éclaire les dossiers du béryllium, des pesticides, de l’amiante, comme le cadre réglementaire américain sous la présidence de G.W. Bush. Michaels va jusqu’à affirmer, avec des sources importantes à l’appui, que le cadre régissant l’admissibilité d’une expertise scientifique devant une juridiction fédérale, qui est depuis 1993 le cadre Daubert aux États-Unis et qui précise les critères au nom desquels une expertise pourra être dite scientifique, introduit un biais. Il place une charge plus importante sur le plaignant que sur la défense, susceptible de décourager les poursuites en dommages et intérêts. Cet argument, que Michaels n’hésite pas à étendre aux lois sur la liberté et l’accès à l’information s’appliquant aux chercheurs recevant de l’argent public, mais pas aux laboratoires privés, doit être soigneusement pesé sur le long terme, mais son intérêt est de montrer que les affrontements ne se déroulent pas seulement sur le terrain des faits, mais aussi sur le terrain des normes qui président à l’admissibilité des faits, jusqu’à s’étendre à la définition même d’une recherche scientifique et transparente.

    59Stauber et Rampton (2004), s’ils étudient plus généralement le lobbying et les relations publiques, ont notamment un chapitre tout à fait étonnant sur la redéfinition des polluants. Nombre de procès de la sociologie des sciences sous le chef du constructivisme ou du postmodernisme seraient bien inspirés d’étudier les combats forcenés d’acteurs économiques pour apposer des noms différents sur la même réalité, afin d’en changer le statut légal. Dans leur chapitre sur les « boues toxiques », Stauber et Rampton donnent une analyse intéressante du terme de sludge, mélange d’égouts et de déchets industriels que le Harper&Collins définit ainsi : « mélange visqueux, semi-solide, de matières organiques chargées de bactéries et virus, métaux toxiques, de produits chimiques organiques et synthétiques, de décantats d’eaux usées domestiques et industrielles après leur passage dans une station d’épuration » (cité dans op.cit, p. 93). Les boues représentant un enjeu industriel important, elles ont leur propre lobby (la « Fédération des milieux aquatiques », sic). Le produit semble bien identifié par la définition donnée, mais il a fait l’objet d’une intense bataille sémantique, les candidats les plus sérieux étant Biolife, Geoslime, Humanure (littéralement : fumier humain), Nutricake (plus rassurant ?), avant que ne s’impose l’expression de « biosolide ». Les biosolides furent ainsi caractérisés par les lobbies concernés de « dérivés organiques riches en nutriments issus du processus d’épuration des eaux usées » (Ibid., 95). Il en découlait une conséquence intéressante : il était maintenant possible de considérer ces boues toxiques comme des engrais et non plus comme des déchets. On retrouve la même logique dans le documentaire Zone Rouge (L. Moreau et O. Dubuquoy, 2016), où les déchets de production d’aluminium deviennent par miracle de la Bauxaline. La modification de la référence ordinaire des termes ainsi que de leur connotation est une méthode parmi d’autres pour affecter les connaissances et les réactions que nous avons à l’égard d’une substance donnée.

    60McGarity et Wagner, qui sont des juristes, ont apporté des compléments intéressants, en documentant six grandes manières d’interférer avec la recherche en santé publique : 1) Formater la science (commissionner des études dont le résultat correspond à ce qui est espéré), 2) Cacher la science (quand des données sont dangereuses légalement), 3) Harceler les scientifiques (sort fréquent des lanceurs d’alerte), 4) Attaquer la science (s’attaquer à des études publiées en imputant des failles méthodologiques), 5) Arranger la science (faire des états de la recherche tendancieux), monter en épingle, 6) « Spinner » (communiquer sur la science).

    61En France, aussi bien Stéphane Foucart, pour le volet climatique et de nombreux dossiers environnementaux, qu’Annie Thébaud-Mony, sur les dossiers de l’amiante et des déchets nucléaires, ont apporté des éclairages tout à fait convergents avec l’approche de Proctor. Foucart mène, dans les colonnes des pages Planète du Monde comme dans ses ouvrages, un patient relevé des pressions qui s’exercent sur la recherche et l’expertise, avec un souci de l’archive et du grain historique qui permet des dialogues fructueux avec la recherche académique.

    62Stéphane Horel, dans un ouvrage récent et reposant sur de très nombreuses archives, a montré, dans le contexte de la réglementation sur les perturbateurs endocriniens, comment et pourquoi la Commission européenne n’avait pas statué à ce sujet lors de l’été 2013. Elle donne en appendice de son livre une forme de catalogue des stratégies étudiées et est un utile complément à celui de Proctor, sous le titre : « Méthodes de lobbying employées pour influencer la réglementation des perturbateurs endocriniens ».

    Typologie II : Méthodes de lobbying (S. Horel, 2015, Annexe)

    Manufacture du doute et Sciencewashing

    Financement d’études scientifiques ; création de liens (financiers ou non) avec des scientifiques et leurs organismes de recherche ; production d’études par des organismes scientifiques de l’industrie ; production de matière scientifique (études et critiques) par des cabinets de défense de produits ; publications dans des revues scientifiques capturées ; légitimation d’études et de critiques sponsorisées dans la littérature scientifique ; attaque et décrédibilisation des études universitaires indépendantes et des études issues des autorités régulatrices ; attaque et décrédibilisation des scientifiques indépendants ; minimisation des preuves scientifiques et mise en avant de l’incertitude scientifique ; promotion de scientifiques leaders d’opinion ; institutionnalisation de positions de l’industrie (en les faisant intégrer à des avis officiels de comités et d’agences publics) ; création de pseudo-controverses.

    Lobbying auprès des décideurs et capture du régulateur

    Participation aux groupes d’experts ; transmission d’expertise (documents en pièce jointe, briefings, rendez-vous) ; emails et contacts téléphoniques aux décideurs ; répétition du message par plusieurs canaux ; accès privilégié aux décideurs ; consignes de vote et rédaction d’amendements (pour les députés) ; encerclement et isolement des décideurs récalcitrants au sein des institutions ; stratégie du chiffre épouvantail (exagération de l’impact économique) ; chantage au commerce international ; menaces de poursuites ; utilisation de contacts issus de revolving doors (portes tambours) ; recours à des outils de lobbying implantés dans le système.

    Blanchiment d’idées et propagande

    Utilisation de think tanks et d’organisations paravent ; organisation d’événements de relations publiques ; création de sites internet et de campagnes dirigés vers le grand public ; tribunes dans la presse.

    63La première rubrique est en rapport étroit avec notre sujet, la deuxième et la troisième en constituent le support essentiel et la caisse de résonance qui permet d’agir directement sur les décideurs. Notre propos n’est pas ici d’établir la boîte à outils complète du « marchand de doutes », mais le pari, pour une exploration plus large des procédés effectivement utilisés pour bloquer l’usage d’une connaissance, est que ces outils appartiennent à quelques grandes familles, que l’on peut styliser en se servant du modèle de l’inférence, comme ensemble de conclusions rattachées logiquement à une série de prémisses : on peut agir sur le point de départ des inférences, en bloquant l’accès à ces dernières, on peut compliquer le passage d’un maillon de l’inférence à l’autre, en jouant sur la multifactorialité et les facteurs de confusion, on peut jouer sur la fiabilité apparente des maillons de l’inférence, en tentant par exemple de créer des controverses artificielles ou en disqualifiant la science réglementaire comme junk science, en imposant des normes trop fortes pour l’admission de données épidémiologiques. On peut aussi soit contrôler le processus même d’inférence, en capturant une communauté scientifique, soit agir sur l’usage qui est fait des conclusions, en tentant cette fois de capturer l’expertise. Dans tous ces cas, on ne peut pas rendre compte de ce qui est en jeu par une simple analyse des arguments, il faut ajouter une couche descriptive nous indiquant ce que font les acteurs, et notamment ce qu’ils font en disant ce qu’ils disent. L’exploration de cette dimension pratique n’est pas synonyme d’amoindrissement de la rationalité, c’est au contraire un contexte qu’il faut occuper pour assurer la défense efficace de cette dernière.

    Cacher la production d’ignorance elle-même

    64Identifier des stratégies n’est pas la même chose que pouvoir assurer que ces stratégies ont effectivement porté leurs fruits, même si les ouvrages évoqués proposent une telle démonstration, souvent très étayée.

    65Il y a cependant des preuves par les effets. Dans le cadre du présent essai, nous nous bornerons à relever qu’un des intérêts des archives du tabac tient à l’effet « boule de neige » que l’on y observe : non seulement il est difficile de cacher qu’un produit a des effets indésirables, mais il est en outre difficile de cacher qu’on a voulu le cacher. Toutes les stratégies de dissimulation, lorsqu’elles mobilisent des moyens considérables et s’étendent sur une longue période, laissent des traces. Un document, qui à notre connaissance n’a pas été commenté dans la littérature, permet d’illustrer nettement ce point.

    66Le contexte est le suivant : il s’agit des procès du tabac des années 1980. Lors du procès Cipollone vs Liggett, au moment du premier verdict, les cigarettiers anticipent une condamnation et veulent avoir des scénarios prêts en cas d’échanges tendus avec la presse. C’est dans ce cadre qu’un cabinet d’avocats et de relations publiques prépare un argumentaire, un mémo, comme il est d’usage en période de gestion de crise. Cette posture est intéressante, car elle est formulée par une agence externe, mais avertie du terrain. Or, au-delà des généralités que l’on retrouve dans des centaines de documents parmi les 80 millions de pages des Tobacco Papers, ce cabinet formule une série de questions qui doivent faire l’objet d’une préparation particulière de la part des cadres et des responsables de communication des cigarettiers. Chacune de ces questions peut être dévastatrice, car une réponse trop franche pourrait faciliter des procédures futures pour fraude et tromperie délibérée. Il s’agit aussi d’anticiper et de neutraliser les questions qui pourraient porter sur l’entreprise de dissimulation elle-même, très préoccupante légalement.

    Typologie III : Cacher la production d’ignorance12

    1. Est-il vrai que le CTR [Conseil pour la recherche sur le tabac] et d’autres recherches ont été financés par les cigarettiers pour créer et entretenir la controverse sur le rapport tabac/santé ?

    2. Est-ce que l’industrie du tabac a conspiré, à travers le Tobacco Institute, pour masquer et discréditer la recherche qui reliait le fait de fumer à des maladies ?

    3. Est-ce que l’arrêt du programme AMA-ERF [American Medical Association – Education and Research Foundation] a été motivé par des considérations légales, des découvertes indésirables ou la peur de l’AMA que l’affiliation avec des cigarettiers discrédite ses autres recherches ?

    4. Si les compagnies préféraient un débat ouvert sur le tabac et la santé, pourquoi insistent-elles pour conclure des accords de confidentialité quand elles fournissent des éléments de recherche interne à la FTC [Federal Trade Commission] ?

    5. Comment les cigarettiers peuvent-ils soutenir que la santé des consommateurs est d’une importance insigne, alors qu’ils allouent tant de ressources pour contrer et tempérer les avertissements de la FTC ?

    6. Les compagnies ont soutenu qu’un de leurs buts était de faire avancer la connaissance sur le rapport tabac/santé et cependant il y a des preuves que les avocats des compagnies relisent et révisent des résultats de recherche et des déclarations publiques sur le tabac et la santé. En quoi des avocats contribuent-ils à l’objectif de faire avancer la connaissance sur le tabac et la santé ?

    7. Est-il approprié que des communicants participent à des publications sur le tabac et la santé ?

    8. Est-il vrai que des programmes organisés de destructions de documents ont été instaurés pour masquer des informations potentiellement dangereuses ?

    9. Comment répondez-vous aux allégations selon lesquelles le CTR a été formé pour développer des hypothèses de rechange concernant les causes des cancers afin de dédouaner les cigarettiers ?

    10. Si les cigarettiers soutiennent que fumer est une question de choix personnel, pourquoi dépenseraient-ils tant de temps et d’argent à rassembler de la littérature sur le tabac et la santé, pour dire ensuite que ces matériaux sont protégés contre toute communication publique ?

    67De tels documents attestent non seulement l’existence de stratégies, mais aussi une conscience nette, de la part des stratèges, de l’effet de ces stratégies sur la connaissance que les décideurs et le grand public pouvaient avoir au sujet du tabac. Il n’est pas interdit de penser que la première cible, celle des décideurs, est essentielle, sur ce marché précis, tant l’addiction intervient très vite pour stabiliser la consommation du produit, quelles que soient au fond les informations sanitaires. Cette dernière liste nous montre également qu’un certain nombre de ces débats n’ont que l’apparence de débats scientifiques, bien qu’ils soient portés par des chercheurs, des experts et des institutions scientifiques. La difficulté pour un observateur tient au trouble induit par des textes et des déclarations qui paraissent indiscernables de l’activité scientifique ordinaire. Comment penser cette indiscernabilité ?

    Notes de bas de page

    5 Il y a au sujet de la responsabilité à l’égard de l’ignorance une littérature océanique. L’entrée « Ignorance » du Dictionnaire de théologie catholique donne un utile panorama de la question.

    6 Une riche littérature est d’ailleurs consacrée à l’épistémologie de la désinformation (Icard, thèse en cours).

    7 A Frank Statement to Cigarette Smokers, janvier 1954, cote Bates 86017454, accessible sur le site d’archives des procès du tabac.

    8 Smoking and Health Proposal, 1969, cote Bates 690010951/0959.

    9 On pourrait ajouter à l’argument de Proctor que le choix de la souche de souris utilisée peut influer sur le résultat de l’expérience (MG).

    10 Il a été suivi d’un documentaire tout à fait instructif, qui montre notamment que, contrairement à une idée reçue, les lobbyistes de l’énergie fossile avancent à découvert et sont tout à fait explicites sur leurs intentions (Merchants of Doubt, par Robert Kenner, Participant Media, 2014).

    11 Voir dépêche Reuters du 2 juin 2017, http://www.reuters.com/article/us-usa-climatechange-exxon-idUSKBN18T1XK (consultée le 24 août 2017).

    12 Shook, Hardy and Bacon, 1986, https://www.industrydocumentslibrary.ucsf.edu/docs/#id=qpkb0172 (consulté le 24 août 2017).

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    5 Il y a au sujet de la responsabilité à l’égard de l’ignorance une littérature océanique. L’entrée « Ignorance » du Dictionnaire de théologie catholique donne un utile panorama de la question.

    6 Une riche littérature est d’ailleurs consacrée à l’épistémologie de la désinformation (Icard, thèse en cours).

    7 A Frank Statement to Cigarette Smokers, janvier 1954, cote Bates 86017454, accessible sur le site d’archives des procès du tabac.

    8 Smoking and Health Proposal, 1969, cote Bates 690010951/0959.

    9 On pourrait ajouter à l’argument de Proctor que le choix de la souche de souris utilisée peut influer sur le résultat de l’expérience (MG).

    10 Il a été suivi d’un documentaire tout à fait instructif, qui montre notamment que, contrairement à une idée reçue, les lobbyistes de l’énergie fossile avancent à découvert et sont tout à fait explicites sur leurs intentions (Merchants of Doubt, par Robert Kenner, Participant Media, 2014).

    11 Voir dépêche Reuters du 2 juin 2017, http://www.reuters.com/article/us-usa-climatechange-exxon-idUSKBN18T1XK (consultée le 24 août 2017).

    12 Shook, Hardy and Bacon, 1986, https://www.industrydocumentslibrary.ucsf.edu/docs/#id=qpkb0172 (consulté le 24 août 2017).

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    Girel, Mathias. « Dynamiques de l’ignorance ». Science et territoires de l’ignorance, Éditions Quæ, 2017, https://books.openedition.org/quae/39665.

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