1 Nous faisons le choix de parler de trilogie au sujet de ces trois films, même si les critiques, ainsi que Raymond Depardon et Claudine Nougaret eux-mêmes, font de La Vie moderne un épisode à part, une sorte de postface pleinement cinématographique, qui rompt avec l’esthétique « audiovisuelle » (16 mm, format carré) des deux premiers volets en adoptant le scope et le 35 mm. Néanmoins, la récurrence des lieux et des personnes, la continuité et l’importance d’un tournage sur la durée nous conduisent à considérer l’ensemble comme formant une authentique unité.
2 Cette analyse aurait pu être complétée par l’étude de deux autres œuvres capitales qui prennent le monde rural pour sujet : Farrebique (1946) du « cinéaste-paysan » Georges Rouquier et L’Arbre aux sabots (1978) d’Ermanno Olmi. Ces films, employant certains des moyens et des procédés de la fiction (scénario, reconstitution…), présentent néanmoins une hybridité essentielle : il est intéressant de noter qu’une fiction qui cherche à traiter du monde rural (fût-il historiquement marqué comme chez Olmi – le xixe siècle) doit souvent passer par des processus hérités du documentaire. Toutefois, si nous avons préféré nous concentrer sur la trilogie de Depardon, c’est à la fois pour de simples raisons de limitation de l’analyse, mais aussi – et surtout – pour nous focaliser sur un véritable documentaire, dénué de tout arrangement fictionnel préalable (car l’on verra précisément que la « vue de dos » peut avoir trait avec l’imprévisible).
3 Raymond Depardon est issu d’une famille de paysans, qu’il a quittée pour se lancer dans la photographie et le reportage. Le cinéaste a, pourrait-on dire, tourné le dos à son destin familial ; à travers la trilogie, il essaie de revenir sur ce geste, non pour l’effacer (ce qui est vain et impossible), mais pour le compenser : il s’agit à nouveau de regarder en face ces hommes et femmes dont il s’était autrefois détourné. Pour plus de précisions sur l’importance autobiographique de la paysannerie chez Depardon, nous renvoyons à son court-métrage Quoi de neuf au Garet ? (2004), un entretien avec son frère resté à la ferme familiale près de Villefranche-sur-Saône, ainsi qu’à son livre : La Ferme du Garet (1995), Arles, Actes Sud, 2003.
4 Il faudrait néanmoins légèrement nuancer ce propos en soulignant une différence générationnelle : les « jeunes paysans » (Amandine Valla, Jean-François Pantel, etc.) semblent se rendre compte de ce que la présence de la caméra implique, et prennent davantage garde à leurs propos et à leur façon de se tenir que les paysans plus âgés. Cela vient sans doute d’une plus grande familiarité avec les images, cinématographiques comme télévisuelles, et donc avec les codes, les bienséances, voire les stéréotypes que celles-ci présupposent.
5 Cela est renforcé par le déroulement du second plan de la scène : Depardon cadre le père et la mère commençant à déjeuner, puis panote vers la gauche, sur Daniel qui se trouve de dos devant la télévision au fond de l’image – ses parents sortant ainsi du cadre. Lorsque sa mère l’appelle en hors-champ, Daniel se lève et rejoint la table, la caméra le suivant en panotant vers la droite et reprenant sa position initiale. Le fils, qui s’était symboliquement exclu du cadre comme de l’emprise familiale, est ainsi doublement réintégré. Le plan se termine par les trois figures réunies.
6 Ce sont les propres termes de Depardon : « Les paysans de Raymond Depardon : Marcel Privat », entretien filmé avec Raymond Depardon pour le site Internet de Télérama, URL : http://www.telerama.fr/cinema/les-paysans-de-raymond-depardon-1-3-marcel-privat, 35589.php.
7 Significativement, au terme de La Vie moderne, Marcel Privat ne se détourne plus lorsqu’il lâche ces mots : « C’est la fin. » La mort est alors envisagée, au sens quasi étymologique du terme : « être placé en vis-à-vis ».
8 Cela pourrait être l’une des différences fondamentales entre le travail de Depardon et – même si l’écart est si grand que la comparaison paraît forcée – celui du documentaire interventionniste de Michael Moore : ce dernier poursuit littéralement les personnes qu’il veut filmer et interroger, car son but est précisément de les traquer, de les faire comparaître face à la caméra, afin que la vérité éclate frontalement. On se souvient sur ce point de la scène finale de Bowling for Columbine (2002) où Moore et sa caméra poursuivent Charlton Heston dans sa villa.
9 « Le retour du fixe, entretien avec Jean-Pierre Beauviala », Libération, 13-14 mars 1999, dans Guy Gauthier, Un siècle de documentaires français, Paris, Armand Colin, 2004, p. 200.
10 Ces mots viennent d’un second entretien accordé par le cinéaste au journal Télérama : « Les paysans de Raymond Depardon : Germaine et Marcel Chalaye », URL : http://www.telerama.fr/cinema/les-paysans-de-raymond-depardon-3-3-germaine-et-marcel-chalaye,35597.php.
11 Aux dires mêmes de Depardon dans ses commentaires de séquences figurant sur le DVD, c’est pour lui l’une des plus belles scènes qu’il ait jamais filmées.
12 « Entretien avec Raymond Depardon et Claudine Nougaret », Positif, no 572, octobre 2008, p. 22-23.
13 Le choix de la lumière automnale déclinante est ici significatif : d’une beauté plastique absolue, cette lumière est celle de la saison du déclin, qui voit la nature ralentir son rythme jusqu’à la pétrification hivernale. Elle renvoie à cette vie paysanne rude, elle-même en voie d’extinction.
14 Je parle d’autobiographie « oblique », car cette matière personnelle passe avant tout par le truchement des autres, qui fonctionnent comme autant de doubles et de reflets virtuels de Depardon lui-même, dans ce qu’il est (un travailleur humble et « passionné » ainsi qu’aime à le répéter Raymond Privat) comme dans ce qu’il aurait pu être (le cinéaste voyant par exemple dans Paul Argaud l’homme qu’il serait devenu s’il était resté à la ferme du Garet). Sur ce point, on peut se reporter à l’article de Thierry Méranger, « Paysans et modèles », Cahiers du cinéma, no 638, octobre 2008, p. 18-19.
15 Rappelons que la métalepse est, en narratologie, un phénomène de rupture entre deux ou plusieurs niveaux diégétiques. En régime documentaire, la métalepse est plus courante – et plus acceptée par le spectateur – qu’en régime fictionnel (ne serait-ce que par le biais de la voix off). Néanmoins, le fait que ce soit le corps du cinéaste lui-même qui apparaisse sous nos yeux constitue une intrusion. Depardon semble d’ailleurs conscient de sa propre effraction : il se relève rapidement, repasse hors champ derrière la caméra, et vient recadrer l’image, afin d’être moins présent dans le cadre.
16 « Par exemple, le plan des frères Privat à table qui frappe tant les spectateurs, dans La Vie moderne, eh bien, j’étais à table avec eux ! » (« Entretien avec Raymond Depardon et Claudine Nougaret », op. cit., p. 21).
17 Une analyse des autres « dos » filmés par Raymond Depardon, notamment dans San Clemente (1982), Faits divers (1983) et Délits flagrants (1994), devrait être menée pour compléter cette trop brève étude. Il me semble néanmoins qu’elle aboutirait à des conclusions relativement semblables (notamment la liberté de positionnement et l’autonomie des figures par rapport à la caméra).
18 « Les paysans de Raymond Depardon : Germaine et Marcel Chalaye », op. cit.