Le patrimoine en marche : quelle organisation ?
p. 137-150
Texte intégral
Introduction
1L’expansion des mobilités douces, censées représenter une nouvelle forme de tourisme, loin de la masse et des sentiers battus, trouve souvent sa justification dans la réinvention du patrimoine. Qu’il soit qualifié d’inflation, d’allégorie (Choay, 1992), d’utopie (Leiniaud, 1992), qu’il repose sur un socle religieux ou sur une quête d’authenticité ou de dépassement, le patrimoine constitue aussi l’ossature des politiques de labellisation et la justification d’opérations de valorisation fondée sur le développement local (Lazzarotti, 2011). Inscrite au patrimoine mondial ou simplement labellisée « sentiers du patrimoine ou de pays », la création d’itinéraires conduit souvent les professionnels qui en vivent et les résidents qui estiment parfois la subir à questionner les acteurs en charge de sa gouvernance. Repartant de l’approche de Devallon (2006), liant patrimoine et action collective, nous faisons l’hypothèse que la réalité patrimoniale s’exprime et se mesure au travers de la place dévolue aux parties prenantes (Freeman, 1984), tant dans la construction du parcours que dans sa gouvernance. Notre approche tiendra compte de la réalité économique de la randonnée (Atout France, 2019), sans occulter les interrogations inhérentes au partage de la valeur. Elle devra encore concevoir les objectifs de réappropriation identitaire tout en considérant la nécessité d’une ouverture. La proposition sera examinée en mettant en miroir les Chemins de Compostelle et les Sentiers du Patrimoine en Corse1. Les échelles sont très différentes. Les objectifs aussi, tout comme les modalités de labellisation. Mais l’intérêt de la comparaison résulte de la revendication patrimoniale que l’on y retrouve.
2Nous verrons dans une première partie, les difficultés inhérentes à l’introduction des parties prenantes dans le processus de patrimonialisation pour ensuite analyser au travers des terrains proposés l’existence et le poids de la démarche collective, tant au niveau de la décision d’ouvrir un sentier à caractère patrimonial que dans l’organisation de sa gouvernance.
Décider et gouverner avec les parties prenantes
3Les définitions du patrimoine sont multiples. Benhamou (2012) parle ainsi d’un mot valise, mais reprend l’idée d’une construction sociale (Barrère et al., 2005 ; Vernières, 2011). Derrière celle-ci, on retrouve une communauté qui décide de sauvegarder des valeurs, une identité, des symboles, une histoire plus ou moins mythifiée et de construire un projet en ce sens. Ensuite, certains acteurs peuvent vouloir lui adjoindre un plan de développement ou de gestion destiné à contrôler l’ouverture et la valorisation économique. Que l’on parle de valeur universelle exceptionnelle ou d’une action plus locale, parfois labellisée, visant à reconquérir un espace ou à retrouver les vestiges d’une culture agropastorale, le processus est sensiblement le même.
4L’action collective doit garantir l’adhésion du plus grand nombre, limiter les risques d’appropriation et permettre conservation et valorisation. Encore faut-il que la diversité des acteurs intéressés (entreprises, associations, institutions, résidents…) soit associée lors des diverses phases du processus et continue à le suivre. À défaut, l’aspect collectif est inexistant ou va rapidement disparaître au profit de quelques acteurs ou d’une poignée d’experts. L’existence de cette démarche collective doit s’analyser en examinant l’intégration des parties prenantes (PP) aux différentes phases de la démarche (voir Figure 39).
Figure 39- Les PP dans le processus de patrimonialisation

5L’analyse en termes de PP s’inscrit dans la lignée des réflexions de Crozier sur les systèmes d’acteurs et l’action organisée (Crozier et Friedberg, 1977). Appliquée à l’entreprise par les spécialistes du management, les acteurs deviendront des PP définies comme « tout groupe ou individu qui peut affecter ou est affecté par la réalisation des objectifs de l’entreprise » (Freeman, 1984 ; p. 24). Cette approche réinterroge le rôle d’une organisation longtemps réduite au service des actionnaires, en lui demandant de tenir compte de son impact sur l’environnement naturel et culturel. Cette analyse ouvrira la voie à de nombreux auteurs qui vont contribuer à appréhender les organisations comme l’élément central d’un réseau d’acteurs interdépendants agissant ensemble pour créer de la valeur (Post et al., 2002). L’introduction de cette complexité, l’approche en termes de collectif, la prise en compte d’intérêts divergents, la recherche d’une adhésion et d’un bénéfice partagé permet de construire une réflexion sur l’évolution des itinéraires patrimoniaux. Mais pour autant, l’utilisation de ce cadre théorique suppose une double interrogation :
Spatiale, tout d’abord, avec l’application au territoire d’une analyse créée autour de l’entreprise. L’appréhension de ce territoire comme un système complexe et un construit social, bâti au gré des interactions, conflits et négociations (Moine, 2006) est alors nécessaire. La création d’un itinéraire patrimonial suppose en effet une somme continue d’arrangements dont l’ampleur augmente notamment avec la distance et la volonté d’une ouverture au tourisme. Cela étant, ces itinéraires existent et fonctionnent. On peut supposer que les parties prenantes sont majoritairement intégrées à la dynamique ou que le système mis en place suffise à contenir ou gérer les conflits qui ne vont pas manquer d’apparaître au fil du temps.
Pratique et méthodologique ensuite, puisque l’on peut s’interroger sur la pertinence de la théorie des parties prenantes comme outil d’action. Si Mitchell et al. (1997) proposent une typologie qui pourrait déboucher sur une aide à la décision, son approche collective reste biaisée car les PP sont choisies parmi les personnes présentes, donc intéressées, au démarrage du projet. Elles pourront être ensuite associées dans le système de gouvernance de manière plus ou moins marginale, c’est-à-dire sans que leur action éventuelle ne puisse perturber le fonctionnement de l’organisation.
6Ces faiblesses d’un processus de choix et de conservation qui repose sur la concertation et la participation citoyenne ont été soulignées, en dehors du champ patrimonial, par Beuret et al. (2006), pour lesquels le processus de concertation peut ne pas être linéaire. Il peut s’arrêter, reprendre et parfois, ne pas aboutir. Il faut que les participants l’intègrent. Barnaud (2013) interroge la légitimité des démarches de participation et défend les postures d’accompagnement critiques prenant en compte les asymétries de pouvoir pour éviter que le processus participatif n’accroisse les inégalités. L’auteur insiste sur la nécessité pour l’animateur de choisir les participants à la négociation même si cela questionne leur représentativité et la légitimité de l’opération. Enfin il ne faut pas craindre les oppositions et conflits, l’animateur se bornant à améliorer la qualité du processus qui mène à la décision. Mais dans cette analyse l’action peut s’arrêter, ce qui la rend difficilement compatible avec la temporalité d’élus locaux mais aussi d’organisations privées ou publiques tenues de rendre des comptes et de fournir des résultats. Quelle que soit la forme du processus décisionnel, l’action collective pourrait, a minima se retrouver dans le système de gouvernance mis en place pour assurer la conservation et la valorisation des itinéraires.
7Ces systèmes sont soit imposés par les organismes chargés de la labellisation, soit rendus nécessaires par la spécificité de l’action qui ne peut, pour des raisons techniques ou de valorisation, être prise en charge par la collectivité décisionnaire. La gouvernance des sentiers de randonnée est donc soumise à un triple enjeu. Sur le plan spatial, elle doit déborder les habituels échelons administratifs pour respecter une cohérence globale. Le collectif se mesurera dans le dépassement et dans l’ouverture. Sur le plan managérial, elle suppose de se situer dans une dynamique entrepreneuriale tout en protégeant le patrimoine qui en est le ressort. Le collectif se traduira dans la recherche de retombées économiques partagées. Sur le plan éthique enfin, la revendication patrimoniale doit s’appuyer sur une volonté de conserver et transmettre. L’habitant, le résident, la communauté locale devraient donc occuper une place centrale dans le processus. Ils sont cependant souvent tenus à l’écart des décisions laissées aux mains de la gouvernance. Derrière ces attitudes se cachent des acteurs aux intérêts divers (résidents, chasseurs, entreprises, institutions…) et aux démarches souvent corporatistes. Comment donc élargir la légitimité de ces fonctionnements d’experts ou de passionnés pour leur assurer une meilleure représentativité ? Les sites classés au patrimoine mondial associent souvent certaines PP dans le cadre de comités scientifiques ou de comités de bien. Se pose alors la question de leur sélection et du caractère collectif de leurs actions ou de leurs préconisations. On peut dans le même ordre d’idée s’interroger sur leur capacité à influencer l’exécutif du système de gouvernance ou leur perméabilité aux injonctions externes.
8Entre un système de gouvernance qui intègre ces risques en choisissant une certaine ouverture (Chemins de Compostelle) et un autre qui privilégie l’efficacité en considérant que la légitimité électorale valide la décision et l’organisation (Sentiers du Patrimoine), le choix est difficile. De Cacqueray et al. (2018) préconisent dans ce type de situations, qui mêlent différents acteurs réunis autour de projets de développement touristique ou de protection de la nature, une gouvernance souple et multiforme réunissant les institutions (communes, départements, offices de tourisme), les PP et les porteurs de projets. Mais en pratique trouver une cohérence d’ensemble n’est pas simple. Sur un projet de valorisation d’une destination touristique ou d’un « produit » patrimonial qui concentre généralement moins de tension si aucun processus n’est défini, cela peut aussi s’avérer difficile. La situation actuelle des Sentiers du Patrimoine tendrait à le démontrer. La multiplication des sentiers labellisés et l’impossibilité de les mettre en réseau participe de la difficulté à en faire un produit touristique : le défaut de communication ou la concurrence ne pouvant tout expliquer. Des décisions multiples, une gouvernance éclatée et un faible sentiment de patrimonialisation malgré un renouveau identitaire, semblent plutôt au cœur du problème. A contrario, les Chemins de Compostelle, malgré les difficultés inhérentes à son étendue, à la diversité des acteurs et des PP se présentent comme un réel produit patrimonial.
9Ces hypothèses doivent maintenant être confrontées à la situation des terrains choisis. Nous verrons que dans la dynamique complexe qui lie action collective et patrimonialisation, l’intégration d’un acteur externe au projet assurant un rôle de coordination et d’animation permet de concrétiser la démarche.
En s’appuyant sur un acteur tiers
10Cette recherche exploratoire s’attache à approfondir la compréhension du fonctionnement de deux itinéraires distincts, chacun poursuivant des objectifs spécifiques mais convergents autour de l’enjeu central de la patrimonialisation. Dans le cadre de la construction de cette dynamique entre action collective et patrimonialisation, l’UNESCO rappelle « l’importance du travail avec les PP » (2014 ; p. 141) mais aussi que « le processus consistant à être inclusif doit rester gérable » (2014 ; p. 140). De ces considérations générales ne ressort aucune méthode quant aux modalités de choix ou au nombre des parties prenantes. On ne sait pas non plus comment les associer à la décision et surtout avec quel pouvoir. Jean-Pierre Thibault (2009) nous permet d’aller plus loin. Dans le « Petit traité des Grands Sites », ouvrage qu’il a coordonné, il rappelle les différents degrés de participation : l’information (considérée comme le minimum nécessaire) ; la consultation (critiquable par son absence d’engagement) ; la concertation (où on laisse l’une des PP animer et orienter le débat), et enfin la médiation représentant la forme la plus aboutie de la participation où un acteur neutre va conduire les débats en veillant à leur bon déroulement. La question se pose alors de savoir qui pourrait être cet acteur. Qui le choisit ? En fonction de quels critères ? Quelles garanties apporter en matière de neutralité ? Dari et Paché (2015), dans un contexte d’activité commerciale, considèrent que cet acteur tiers, au-delà de sa neutralité doit remplir trois fonctions. Au stade des discussions préalables, il doit jouer un rôle de fédérateur. Ensuite lorsque le projet collectif a pris forme, son intervention n’est pas finie, on doit le retrouver au niveau de la gouvernance où il joue un rôle de pilotage mais aussi de contrôle et de sanction. Si tous ces éléments ne peuvent pas être appliqués dans le cadre de la patrimonialisation de sentiers, les auteurs voient dans l’absence d’identité collective et d’objectifs, mais aussi dans les conflits d’intérêts au niveau de la répartition de la rente, des raisons de l’échec de ce processus. Les deux terrains proposés (voir Figure 40), bien que reflétant deux visions du patrimoine doivent nous permettre d’interroger les conditions d’action des parties prenantes.
Figure 40- Cartes des Chemins de Compostelle et des Sentiers du Patrimoine

11Premier itinéraire culturel du Conseil de l’Europe et figurant parmi les principaux pèlerinages religieux au monde, le chemin de Compostelle2 finit par atteindre la consécration internationale avec son inscription en 1998 au patrimoine Mondial. La dévotion ayant peu à peu laissé place à d’autres motifs, les chemins de Compostelle connaissent un renouveau et le nombre de pèlerins est en évolution constante ; une opportunité pour les professionnels du tourisme, mais également un défi pour la gouvernance qui doit être en mesure de combiner actions locales, en lien direct avec les PP, et démarche plus globale en accord avec la dynamique internationale des chemins de Compostelle.
12Aux antipodes des chemins de Compostelle, les sentiers du patrimoine, « i chjassi di a memoria3 » sont destinés à un public varié, locaux et touristes. Le projet, marqué d’une volonté identitaire forte, est piloté par l’Office de l’Environnement de la Corse4 (OEC). Il a été financé en grande partie par le Fonds Européen Agricole pour le Développement Rural (FEADER). Ces sentiers doivent permettre de valoriser le patrimoine vernaculaire (fontaines, lavoirs, aires de battage du blé) et de retrouver les anciens usages liés à une société agropastorale aujourd’hui disparue. S’ils ne constituent pas un produit d’appel pour la destination corse, ils doivent néanmoins contribuer à la valorisation économique de territoires qui, en raison de leur éloignement des zones littorales ou des centres urbains, restent en marge du développement touristique.
Tableau 3 - Tableau comparatif des PP de Compostelle et des Sentiers du patrimoine (source auteurs)
Chemins de Compostelle | Sentiers du patrimoine | |||||
Échelle de gouvernance | Internationale, interrégionale, territoriale, locale | Territoriale, locale | ||||
Prise de décisions | Comité interrégional de bien | OEC, intercommunalités / communes | ||||
Entretien des sentiers | Communes, associations de pèlerins, bénévoles | Intercommunalités/ communes | ||||
Rôle des parties prenantes | PP | Rôle dans la patrimonialisation | Rôle dans la gouvernance | PP | Rôle dans la patrimonialisation | Rôle dans la gouvernance |
Touristes | Aucun | Aucun | Touristes | Aucun | Aucun | |
Résidents | Aucun | Aucun | Résidents | Aucun | Aucun | |
Élus | Actif | Global, local | Élus | Actif | Local | |
Unesco | Labellisateur | Global | OEC | Labellisateur | Global | |
Professionnels | Aucun | Local | Professionnels | Aucun | Aucun | |
Propriétaires | Actif | Global, local | ||||
Pèlerins | Aucun | Global, Local |
13Le projet des sentiers du patrimoine, selon son cahier des charges, prévoit une collaboration étroite entre les acteurs publics et privés5. Cependant aucune clause ne stipule une obligation formelle d’intégration des acteurs locaux, à l’exception de l’identification de l’offre touristique de la commune, qui ne nécessite pas forcément de consultation. De ce fait, la démarche relève plus de l’incitation à impliquer les PP plutôt que d’une obligation réelle de les consulter et de prendre en compte leurs enjeux. Le dossier de proposition d’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco est un peu plus exigeant. Bien que l’intégration des PP soit simplement encouragée, les porteurs du projet sont tout de même tenus de rendre compte de l’identification des PP. Dans le cas des chemins de Compostelle, malgré l’absence des résidents et des touristes dans la gouvernance, le comité de bien intègre tout de même les propriétaires fonciers qui ont le contrôle des terres et doivent accorder le droit de passage sur leurs propriétés. Les pèlerins, quant à eux, sont représentés par le biais d’associations qui siègent au comité.
14L’étendue des chemins de Compostelle pousse à une structuration de la gouvernance en un réseau d’acteurs lui-même complexe (Rayssac et Pénari, 2017). La coordination des décisions est assurée par un comité interrégional coprésidé par le préfet de la région Occitanie, qui coordonne les actions menées par les préfets des autres régions traversées par les chemins (Nouvelle-Aquitaine, Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté, Centre, Grand-Est, Ile-de-France, Occitanie, Hauts-de-France, Normandie et Provence-Alpes-Côte d’Azur) et le président de l’Agence française des chemins de Compostelle (AFCC)6. Le comité doit mettre en œuvre le plan de gestion du bien composite et en assurer la bonne application. Le choix de maintenir l’échelle administrative territoriale comme base de la gouvernance du bien, en collaboration avec une structure dédiée, souligne l’importance de la coordination et de l’harmonisation des efforts. Le préfet coordonnateur joue ainsi un rôle crucial en fédérant les différentes préfectures autour d’un objectif commun. Cela garantit une certaine normalisation dans la gestion du bien, tout en tenant compte de la diversité des politiques locales. A contrario, la gouvernance des sentiers du patrimoine est réduite à deux PP : l’OEC et la commune porteuse du projet. Les propriétaires ne sont pas intégrés à la prise de décision car la maîtrise du foncier est imposée aux communes candidates par le cahier des charges. De même, il n’existe pas d’association bénéficiant d’une influence suffisante à l’échelle du territoire pour prendre part à la gouvernance comme on peut le voir sur d’autres sentiers en France (Chemin de Stevenson par exemple). Ainsi la démarche des sentiers du patrimoine prend la forme d’une simple convention entre l’OEC et les communes, formalisée par l’application du cahier des charges imposé par l’OEC.
15Les deux itinéraires sont tout de même victimes (comme c’est souvent le cas dans la gouvernance de territoires) de la superposition de différentes strates décisionnelles (Michel et Mermet, 2002 ; p. 84). Les différents éléments de ce mille-feuille territorial, sont pris dans un enchevêtrement composé des collectivités susmentionnées, d’EPCI et d’organismes spécialisés (Roux, 2016). À ces niveaux s’ajoutent les dynamiques européennes (Michel et Mermet, 2002 ; Torre, 2011) qui jouent aujourd’hui un rôle important (Roux, 2016 ; Torre, 2011). Chaque niveau de gouvernance ayant ses propres normes et sa vision du territoire il est difficile d’adopter une approche homogène sur des sentiers qui bien souvent s’étendent a minima au-delà de la seule échelle communale.
16Au-delà de cette imbrication territoriale, les sentiers ouverts au public et quelle qu’en soit la nature constituent un bien commun au sens entendu par Ostrom (2010) et doivent être pensés à l’aune d’une action collective. Restreindre la gouvernance à un groupe d’acteurs (voire la limiter aux seuls institutionnels) revient à instaurer une action collective « choisie » (par qui ?) et à écarter de fait un certain nombre de PP du bien commun. Dans une situation où le partage des espaces naturels entraîne des conflits d’usage (entre chasseurs et randonneurs par exemple), où l’autogestion par les communautés locales peut entraîner des appropriations par des groupes d’acteurs, l’intégration d’un acteur tiers à la discussion peut jouer un rôle crucial dans la gestion durable des espaces. En jouant le rôle de garant pour les deux parties il permettrait de surmonter les blocages qui surviennent lorsque les acteurs doivent accorder leur confiance (Orléan, 1994).
17L’organisme labellisateur peut parfois tenir ce rôle de facilitateur dans la construction d’une action collective. C’est le cas notamment hors du domaine patrimonial avec les appellations d’origine contrôlée7 (AOC). La démarche de qualité possède un rôle fédérateur auprès des différents producteurs par son double effet de valorisation et de protection. Elle incite ainsi à l’action collective, car le bénéfice engendré par cet effort permet aux adhérents de se distinguer du producteur isolé. Assurément, la labellisation permet d’établir un cadre de référence autour d’un projet commun car elle a le pouvoir d’intégrer une certaine vision du territoire à l’essence du label. Mais dans le cas des AOC, le nombre de PP est restreint et les objectifs sont le plus souvent communs à l’ensemble des acteurs. La démarche ne semble donc pas entièrement transférable en l’état. En effet, dans le cadre de la patrimonialisation d’un espace touristique, les objectifs poursuivis par les acteurs peuvent différer fortement : la labellisation ne pourra alors systématiquement satisfaire tout le monde.
18Dans le cadre de notre étude, nous examinons d’une part le rôle de l’AFCC en tant qu’acteur clé dans le développement des chemins de Compostelle, et d’autre part, l’implication de l’OEC en tant qu’organisme central dans le développement des sentiers du patrimoine. Ces deux entités endossent le rôle d’acteur-tiers, jouissant d’une position désintéressée vis-à-vis des politiques locales qui leur confère, à priori, légitimité et neutralité. Les données collectées à partir de diverses sources primaires (entretiens) et secondaires (plans de gestion, sites internet, presse locale) ont été synthétisées (voir Tableau 4 - Les quatre rôles de l’acteur-tiers. Source : Auteurs, adapté de Dari et Paché (2015).) selon le modèle de Greenwood et al. (dans Dari et Paché, 2015).
Tableau 4 - Les quatre rôles de l’acteur-tiers. Source : Auteurs, adapté de Dari et Paché (2015).
Rôle de neutralité | Rôle de fédérateur et de représentativité | ||
AFCC | OEC | AFCC | OEC |
. Coopération avec des acteurs institutionnels et associatifs (associations jacquaires), avec la fédération française de la randonnée pédestre et Atout France | . Participation ouverte à toutes les communes du territoire . Réservé aux institutionnels | . De nombreux adhérents et partenariats en France et en Europe . Apporte des préconisations sur la mise en place d’une signalétique commune | . Une mise en réseau difficile des démarches . Signalétique propre aux sentiers . Membre du réseau européen de la pierre sèche8 |
Rôle de pilotage et d’animation | Rôle de contrôle et de sanction | ||
AFCC | OEC | AFCC | OEC |
. Rapprochement avec les acteurs espagnols . Participe à des publications, expositions, supports de communication . Anime le réseau de propriétaires et le conseil scientifique . Appuie l’offre d’hébergement sur les chemins (charte, conseil aux porteurs de projets) | . Pas de création de liens direct avec les acteurs locaux . Animation par les communes/EPCI . Valorise les sentiers par le biais de projets européens | . Un rôle de médiation entre les différents acteurs . Pas de pouvoir de sanction | . Suivi régulier des sentiers (borne de fréquentations, suivi de l’état des sentiers, etc.) . Un label qui a peu de pouvoir de sanction sur les communes qui ne s’investissent pas dans la démarche |
19Le seul point commun aux deux démarches des acteur-tiers est leur participation dans la mise en place d’une signalétique autour d’un projet commun. Celle-ci permet la reconnaissance immédiate par les randonneurs et l’affirmation d’une cohérence dans la démarche globale des sentiers. Elle se fait également le témoin d’une identité propre à ses itinéraires (chemin de pèlerinage, itinéraire thématique sur le patrimoine). Cependant elle ne peut être le seul élément constituant une démarche collective. Dans le cas des sentiers du patrimoine l’animation n’est pas assurée directement pas l’OEC mais par le biais de coopérations internationales (projets européens, réseau européen de la pierre sèche par exemple). L’animation des sentiers, assurée par certaines communes, dépend uniquement de l’implication des acteurs locaux dans le projet. Les démarches sont ainsi isolées car elles ne sont pas coordonnées par l’organisme labellisateur. À l’inverse, l’AFCC s’investit pleinement dans son rôle d’acteur-tiers en agissant de façon plus directe sur le terrain. Le caractère désintéressé de tout développement économique conféré par sa structure associative lui accorde la légitimité nécessaire à cette position d’acteur externe. L’association participe activement à l’animation des sentiers et assure également la médiation entre les différents acteurs. Elle ne bénéficie toutefois pas de pouvoir de sanction et le caractère associatif de la structure lui confère uniquement le pouvoir de communiquer autour de l’adhésion à l’action collective et d’inviter les acteurs agissant de façon isolée à rejoindre le collectif.
Conclusion
20Les sentiers représentent donc un outil important pour la gouvernance des territoires et de transmission d’une certaine vision du patrimoine car ils sont « l’infrastructure permettant de faire prendre conscience à ses usagers de leur immersion dans un état de nature remarquable et fragile » (Mignotte, 2002). L’intégration des différents acteurs du territoire dans ce type de projet apparaît donc comme une nécessité et ils sont effectivement pour la plupart représentés dans les deux systèmes de gouvernance analysés. On peut pourtant regretter que les résidents et les touristes, pourtant essentiels au développement touristique, peinent à se faire une place au sein du processus décisionnaire.
21L’action collective, impulsée par l’arrivée d’un acteur-tiers, pourrait contribuer à mettre en lien et rassembler l’ensemble des PP afin de créer ce collectif. Cette dynamique est importante pour la protection du patrimoine. Elle devient essentielle lors de sa valorisation qui augmente sensiblement le nombre des PP et pose aussi le problème de la répartition des revenus générés au regard des externalités négatives engendrées. Il n’est pas certain que, face aux nouveaux enjeux, de commercialisation, de gestion de flux, face aux contraintes temporelles des mandats électoraux et les changements de priorités politiques, l’acteur externe qui a conduit la patrimonialisation puisse continuer à en assurer le contrôle. Sa légitimité initiale issue de son savoir-faire, de sa compétence, de sa neutralité ou de son investissement, peut être remise en question faute d’efficacité et plus particulièrement de l’existence d’un réel pouvoir de sanction. Le processus de patrimonialisation doit donc s’attacher à conforter le système de gouvernance et l’action de l’acteur-tiers faute de quoi la dynamique collective qui en est à l’origine risque de s’essouffler.
22L’incorporation des PP dans de tels projets est souvent limitée par les contraintes temporelles des mandats électoraux et les changements de priorités politiques. Dans ce contexte, le soutien d’une tierce partie peut s’avérer utile pour revoir les objectifs de la valorisation patrimoniale des espaces. Ces organismes, a priori indépendants et détachés de la temporalité qu’imposent les mandats électoraux, doivent pouvoir servir de médiateurs dans la coordination des différentes démarches et permettre, par leur rôle de fédérateur notamment, de structurer le projet. Cette réflexion a pourtant ses limites car, malgré la possibilité pour l’organisme tiers d’envisager l’action collective comme un prérequis à la labellisation, celui-ci se trouve souvent déconnecté de la réalité du terrain. De même qu’une association, généralement très active et engagée sur le terrain, sera souvent limitée par le champ d’action restreint que lui impose la gouvernance. Une réflexion plus poussée, d’une part sur le rôle de l’acteur-tiers, d’autre part sur la forme que devrait adopter cet acteur pourrait offrir de nouvelles perspectives sur la manière dont la patrimonialisation des sentiers pourrait être impulsée de manière plus efficace et durable.
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Notes de bas de page
1Les « sentiers du patrimoine » s’inscrivent dans un contexte de valorisation du patrimoine identitaire des villages corses. Ils relèvent de la mesure du PDRC (Plan de Développement Rural de la Corse) consacré à la valorisation du patrimoine à l’échelle des territoires http//sentiers-patrimoine-corse.fr.
2Chemins français dans le cadre de cette étude.
3« Les chemins de la mémoire » en langue corse
4La Collectivité de Corse (CDC) assure désormais la gestion administrative des sentiers. L’OEC maintient sa compétence dans la sélection, la validation et le suivi des projets par le biais d’une convention avec la CDC.
5« Ces parcours accessibles à tous doivent permettre la valorisation patrimoniale et économique du territoire concerné, et résulter d’une démarche concertée entre les acteurs publics et privés » (Office de l'Environnement de la Corse, 2009, p. 2) 09/09/2024 14:44:00.
6Anciennement appelée Agence de Coopération Interrégionale et Réseau « Chemins de Compostelle » (ACIR).
7La démarche vise à protéger un savoir-faire local et reconnu sur une aire géographique définie. L’AOC désigne les produits qui répondent aux critères de la dénomination en France. Il s’agit généralement d’une étape pour le passage à une labellisation en Appellation d’origine protégée (AOP) qui protège le produit et le savoir-faire nécessaire à sa fabrication à l’échelle européenne.
8L’association internationale, fondée en 2018 et comptant l’OEC parmi ses membres fondateurs, a pour projet d’établir un itinéraire culturel européen autour du patrimoine bâti en pierre-sèche et d’en présenter la candidature comme Itinéraire Culturel du Conseil de l’Europe.
Auteurs
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Ionel Fedida
Université de Corse, UMR Lisa 6240
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Jean-Marie Furt
Université de Corse, UMR Lisa 6240
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