Saint-Gilles et ses chemins : un pèlerinage médiéval et son renouveau depuis le XXe siècle
p. 39-55
Texte intégral
À Marcel Girault (1929-2023), in memoriam
1Le pèlerinage de Saint-Gilles fut l’un des premiers de la Chrétienté médiévale d’Occident aux XIe et XIIe siècles. Longtemps oublié, il a connu une renaissance dans le dernier tiers du XXe siècle, à travers la redécouverte de ses chemins, grâce à l’initiative individuelle d’un historien. Les tentatives de réappropriation, d’institutionnalisation, de patrimonialisation et de pérennisation, d’hier à aujourd’hui, lui permettront-elles de perdurer ?
Essor et déclin d’un pèlerinage médiéval
2Au regard du pèlerinage médiéval, la ville de Saint-Gilles est surtout connue du public pour être citée en tant qu’étape, ou au mieux comme point de départ vers Saint-Jacques de la Via Egidiana ou Via Tolosana, dans le cinquième livre du Codex Calixtinus, célèbre depuis sa publication par Jeanne Vieilliard sous le titre factice de Guide du pèlerin de Saint-Jacques1. Saint-Gilles y est en effet cité dès le prologue : « Quatre chemins vont à Saint-Jacques ; ils se réunissent à Puente la Reina : le premier, passant par Saint-Gilles, Montpellier et Toulouse, va au port d’Aspe… » En tête du chapitre VIII du supposé Guide, l’auteur reprend : « La première chose à faire quand on se rend à Saint-Jacques par la route de Saint-Gilles, c’est d’aller en Arles révérer le corps de saint Trophime2 ». Et il consacre un peu plus loin un long chapitre à Saint-Gilles, avec un rappel de la vie et des miracles du saint, ainsi que la célèbre description de la châsse qui abritait son corps.
3Toutefois, réduire Saint-Gilles à une étape du chemin vers Compostelle, c’est oublier que la cité gardoise, bâtie aux bords du delta du Rhône, a d’abord été le but d’un pèlerinage en elle-même3. Située au sud de Nîmes, la ville fut très prospère aux XIe et XIIe siècles, du fait de son port sur la Méditerranée, alors le plus oriental du royaume de France, et de sa puissante abbaye4, et aujourd’hui célèbre pour la façade romane de son église abbatiale (fig. 1)5.
Figure 1- Façade de l’ancienne église abbatiale de Saint-Gilles après restauration (2019).
Photo Chris06/commons.wikimedia.org/sous license CC BY-SA 4.0

4La Vita Sancti Aegidii, récit légendaire sans doute rédigé dans l’abbaye au début du XIe siècle, fait de son saint patron un ermite, puis le premier abbé du sanctuaire6. Elle relate notamment deux miracles célèbres. D’une part, l’ermite protégeant la biche qui l’a nourri, alors qu’elle est poursuivie par le roi des Goths7, et d’autre part, la messe célébrée en faveur de Charlemagne, probablement à Orléans, dont le saint obtient le pardon d’un péché inavouable sans que le pénitent ait eu préalablement besoin de se confesser8. La miniature d’un légendier conservé au Vatican représente en outre un autre miracle tiré de la Vita, saint Gilles guérissant un possédé, mais montre aussi des pèlerins agglutinés autour de son tombeau, témoignant ainsi de la renommée et de l’attractivité du sanctuaire9.
5Les premiers pèlerins de Saint-Gilles connus seraient l’abbé de Figeac, Adacius, en chemin vers Rome, mais mort d’épuisement en 988 en arrivant à Saint-Gilles, et le comte d’Urgel Ermengaud Ier, qui lègue en 1008 son jeu d’échecs à l’église de Saint-Gilles10. Néanmoins tous deux ne sont documentés que par des sources postérieures. Le plus ancien pèlerin de Saint-Gilles attesté par un récit contemporain n’est autre que le roi de France Robert le Pieux, qui visite, vers 1030, plusieurs grands sanctuaires de Gaule méridionale, à Bourges, Souvigny, Clermont, Brioude, Le Puy et Saint-Gilles, avant de rentrer par Castres, Toulouse, Saint-Antonin, Conques et Aurillac11.
6Au siècle suivant, le principal témoin du succès de ce pèlerinage est le Livre des miracles de saint Gilles, compilé entre 1121 et 1166, qui relate de nombreux prodiges survenus dans le sanctuaire ou à distance en faveur de pèlerins venus de toute l’Europe, et en particulier d’Allemagne12, mais aussi la large diffusion de ses enseignes de pèlerinage (fig. 2)13. Ce succès engage la puissante communauté bénédictine, un temps affiliée à Cluny14, à entreprendre la reconstruction de l’abbatiale, non au début, comme on l’a longtemps cru, mais durant la seconde moitié, voire dans le dernier tiers du XIIe siècle15. Le déclin du sanctuaire commence dès le XIIIe siècle, du fait conjugué de l’assassinat à Saint-Gilles d’un légat du pape, instrumentalisé pour discréditer le comte de Toulouse, de la croisade des Albigeois, de l’émergence de la foire de Beaucaire, de la création du port d’Aigues-Mortes, du développement des villes de Montpellier et de Marseille, ainsi que de l’essor du culte marial aux dépens des saints locaux16.
Figure 2.- Enseigne de pèlerinage de saint Gilles, découverte à Trainecourt, commune de Grentheville (Calvados), en 2000. Caen, musée de Normandie.
Photo Archives Marcel Girault

7Au XVIe siècle, malgré la protection du pape Jules II, qui en fut abbé commendataire, l’abbaye de Saint-Gilles est sécularisée dès 1538. La ville de Saint-Gilles est ensuite prise lors des guerres de Religion par les protestants dès 1562, entraînant la disparition des reliques et des reliquaires17. Finalement, en 1622, l’abbatiale s’effondre en partie et n’est ensuite reconstruite qu’à l’économie. Il n’en reste aujourd’hui que la façade, dont la restauration est entreprise au milieu du XIXe siècle, suivie de l’excavation de la crypte, comblée deux siècles plus tôt. C’est durant ces travaux qu’en 1865 est découvert le tombeau du saint : il s’agit d’un simple sarcophage en pierre, quasiment vide, mais identifié par une inscription sommairement tracée au revers du couvercle (fig. 3)18. Cette redécouverte donne naissance à un renouveau du pèlerinage, dont la fréquentation reste essentiellement locale et qui semble s’être déjà étiolé au lendemain de la Première guerre mondiale.
Figure 3- Tombeau de saint Gilles, dans la crypte de l’ancienne église abbatiale de Saint-Gilles.
Photo Archives Marcel Girault

Marcel Girault et le renouveau du pèlerinage au XXe siècle
8La véritable renaissance du pèlerinage ne date que de la deuxième moitié du XXe siècle19. Elle est l’œuvre de mon père, Marcel Girault (fig. 4), né en novembre 1929 à Issy-Les-Moulineaux. Celui-ci séjourne l’été durant la guerre dans la maison familiale, située à Villedômer, en Indre-et-Loire. Dès l’âge de quatorze ans, il s’intéresse à l’histoire locale et est fasciné par saint Gilles, patron de l’église paroissiale du village et objet d’un pèlerinage local pour la fête du saint, le 1er septembre. Cette passion ne le quittera plus. Durant les années 1950, il découvre, dans Les Légendes épiques de Joseph Bédier, l’itinéraire vers Saint-Gilles-du-Gard décrit dans la chanson de geste du Charroi de Nîmes20. Il entreprend alors des recherches sur les sources historiques du pèlerinage. Il participe ensuite au séminaire d’Alphonse Dupront à l’École pratique des hautes études, qu’il quitte toutefois car l’approche conceptuelle et théorique de l’enseignant ne lui convient guère. Marcel Girault entreprend alors une patiente reconnaissance sur le terrain, par petites étapes, des différents itinéraires identifiés par les sources historiques.
Figure 4- Marcel Girault dans les Causses.
Photo Archives Marcel Girault

9En 1963, c’est un événement familial, la maladie de sa femme, qui l’engage à parcourir à pied, seul, durant trois jours, les cent vingt-cinq kilomètres qui séparent Prévenchères de Saint-Gilles. Convaincu à la fois d’avoir mis ses pas dans ceux des nombreux pèlerins qui l’ont accompagné et que sa démarche a obtenu la rémission de la santé de son épouse, il est désormais habité par la vocation spirituelle du chemin. L’année suivante, il rencontre le curé de Saint-Gilles, qui est alors à la recherche d’un événement original pour marquer en 1965 le centenaire de la redécouverte du tombeau du saint. Le prêtre évoque alors auprès de son supérieur, Mgr Pierre-Marie Rougé, évêque de Nîmes de 1963 à 1977, l’initiative de Marcel Girault, que le prélat invite à s’engager l’année suivante dans un pèlerinage à pied vers Saint-Gilles.
10En août 1965, Marcel Girault se lance donc dans un chemin qui le conduit de Clermont-Ferrand jusqu’à Saint-Gilles avec deux, puis trois de ses amis. Il faut se souvenir qu’à cette époque, marcher à pied sur de longues distances n’était pas (ou plus) habituel. Ni la randonnée, ni a fortiori le pèlerinage à pied ne sont alors en vogue, pas même vers Compostelle21. Les hébergements sont alors sommaires et très grande la surprise des riverains qui voient passer les pèlerins. La surprise des premiers pèlerins n’est pas moindre, lorsque, le 1er septembre 1965, au départ de Nîmes, de nombreux marcheurs se joignent spontanément à eux, de sorte que ce sont plus de deux cents personnes qui les accompagnent à leur arrivée à Saint-Gilles (fig. 5). C’est en cette circonstance qu’est né le rituel du cortège des pèlerins dans les rues de la ville, qui se forme à la Porte des Maréchaux et s’achève par une courte station au pied de l’abbatiale, puis par le recueillement autour du tombeau des pèlerins, qui y lisent ou y déposent les intentions de prière qui leur ont été confiées tout au long du chemin.
Figure 5- Arrivée des premiers pèlerins à Saint-Gilles en 1965.
Photo Archives Marcel Girault

11À l’issue de cette première année22, Mgr Rougé demande à Marcel Girault de continuer. Le succès est immédiat et les années suivantes des pèlerins de plus en plus nombreux partent à ses côtés, de Bourges, ou même d’Orléans, en 1966, 1967 et 1968. En 1969, au départ d’Orléans, le groupe, qui compte plus de quatre-vingt pèlerins, est même scindé en deux, qui se suivent à une journée d’écart. Cette solution n’étant guère satisfaisante, à partir de 1970, Marcel Girault lance deux « routes » distinctes, la seconde prenant son départ à Rocamadour23. Les années suivantes voient la démultiplication des routes, toujours fondées sur des itinéraires historiques, au départ de Clermont, Rocamadour, Uzerche, puis Toulouse, au point qu’« en 1982, on compte quatre routes et soixante à quatre-vingts pèlerins24 ». De cette multiplication des routes naît un nouveau rituel, leur regroupement à Nîmes, afin d’accomplir ensemble la dernière étape entre Nîmes et Saint-Gilles, suivie d’une arrivée en cortège dans la cité, rejointe par la population locale, accompagnée d’une procession religieuse et complétée par une escorte de tambourinaires, d’Arlésiennes et de gardians camarguais à cheval.
La logistique comme condition de la spiritualité ?
12Durant les pèlerinages auxquels j’ai participé, chaque journée suivait une même organisation, devenu immuable au fil des années. Chaque étape faisait de vingt à trente kilomètres, rarement plus afin de n’exclure personne. Les deux tiers de l’étape étaient réalisés durant la matinée, le dernier tiers l’après-midi. Le départ, vers 7 heures 30, était marqué par la récitation ou le chant de la Prière des pèlerins, recueillie par Raymond Oursel à Aubrac et mise en musique par l’un des participants25. À l’issue du chant, Marcel Girault lançait l’invitation : « Pèlerins, mes frères, en avant ! », et le groupe se mettait en marche. Vers dix heures, les marcheurs bénéficiaient d’une pause casse-croûte, qui s’accompagnait d’un bout de pain, d’un morceau de saucisson ou de fromage et d’un gobelet de vin rouge (fig. 6). Après deux nouvelles heures de marche, vers midi et demi, le déjeuner. Marcel Girault a toujours mis un point d’honneur à servir des repas chauds, à midi comme le soir, même s’il s’agissait d’une cuisine de camping. L’après-midi, les pèlerins repartaient après une sieste, pour arriver à l’étape, après une heure et demie ou deux heures de marche. Pas trop tard, toutefois, afin de pouvoir suivre un office ou une prière, et gonfler avant le repas du soir les matelas pneumatiques, indispensables dans les salles paroissiales, les préaux d’école, les granges et autres hébergements souvent sommaires qui accueillaient les marcheurs.
Figure 6- Marcel Girault distribuant le « casse-croûte de 10h » sur la route d’Uzerche en 1982.
Photo Archives Marcel Girault

13Marcel Girault tenait à ce que le pèlerinage soit une expérience accessible à tous, quels que soient leur âge ou leur condition physique. Durant les premières années, un « Tube » Citroën (puis une Estafette Renault) transportait les bagages et assurait l’intendance. Au début des années 1970, il a tenté l’expérience d’un transport du matériel d’intendance par des charrettes à bras, rapidement abandonnées pour revenir à l’utilisation de petits utilitaires, dans lesquels deux pèlerins se relayaient pour assurer les courses et l’intendance. Cette rationalisation obligeait les pèlerins à se limiter pour leurs valises à des formats qui sont aujourd’hui ceux des bagages cabine des avions. C’est seulement au début des années 1980 qu’il a toléré l’existence de routes sac à dos sans assistance pour celles et ceux qui voulaient aussi faire de leur pèlerinage un accomplissement sportif. Cette rigoureuse organisation logistique ne fut pas pour rien dans le succès du pèlerinage de Saint-Gilles, qui a pu être décrit comme une expérience initiatique26.
14Depuis les années 1980, trois tentatives d’aller au-delà de cette initiative individuelle pour réapproprier, institutionnaliser et patrimonialiser le pèlerinage à Saint-Gilles se sont fait jour.
L’association des Chemins de saint Gilles
15Après la disparition en 1977 de Mgr Rougé, l’Église nîmoise s’inquiète de la fragilité d’une initiative personnelle, mais aussi d’un mouvement qui prend de l’ampleur, quoique conduit par un laïc hors de tout encadrement clérical, malgré la présence de prêtres aumôniers dans la plupart des routes27. Désireux, à l’instar du clergé post-tridentin, de prendre le contrôle d’un mouvement pèlerin qui lui échappe28, et au motif d’en assurer la pérennité, Mgr Jean Cadilhac, nouvel évêque de Nîmes (1978-1999), fonde en 1983 l’Association des chemins de saint Gilles. Celle-ci a, lors de sa création, son siège à l’évêché de Nîmes. S’il en confie d’abord la présidence à Marcel Girault, rapidement des divergences apparaissent. En effet, pour ce dernier, le pèlerinage est d’abord une expérience individuelle, quoiqu’elle soit vécue dans le partage avec les autres membres du groupe. Comme il l’écrit lui-même :
Il n’y a rien d’autre à dire, rien d’autre à faire que de marcher. La rencontre avec les paysages, les merveilles dont la nature est parée ou celles que les hommes ont créées, sera le premier mouvement d’une conversion qui sera réveil du regard. La rencontre avec des hommes qu’on découvre bons alors qu’ils sont, peut-être, les plus décriés, les plus salis, les plus pécheurs, sera le second mouvement d’une conversion qui sera apprentissage d’un autre regard, celui du cœur29.
16Il récuse donc « la tentation d’organiser, de planifier, des temps de prière ou de méditation, de réflexion collective, d’échange. En oubliant que, tout simplement, cette longue marche est prière de tout notre être, corps et esprit unifiés, et que notre émerveillement devant toutes les magnificences rencontrées est contemplation30 ». Une telle approche s’oppose à une vision cléricale préoccupée par l’encadrement – voire le contrôle – des fidèles et de leurs pratiques. Par ailleurs, la multiplication d’itinéraires promus par l’association et, parfois, dépourvus de fondement historique, l’irrite profondément. Il présente donc sa démission de la présidence de l’association en 1986 et décide de mettre ses travaux à la disposition d’un plus large public, afin de favoriser des démarches, individuelles ou de groupes, indépendantes de l’association, dont il est convaincu qu’elles sont l’avenir du pèlerinage.
17De sa thèse, soutenue à l’université de Tours en 1980, sur le Chemin de Regordane (tronçon du Chemin de Saint-Gilles conduisant à travers les Cévennes du Puy à Alès, et de là à Nîmes et Saint-Gilles), il tire en 1986 un livre, réédité, puis augmenté jusqu’en 201631. L’année suivante, il publie une Vie de saint Gilles, préfacée par Régine Pernoud, où il expose sa lecture à la fois historique, critique et spirituelle de la légende du saint, puis en 1990, un ouvrage intitulé Chemins de Saint Gilles, itinéraires de pèlerinage, dans lequel il présente à la fois son parcours personnel, les fondements historiques des chemins de Saint-Gilles et les itinéraires qu’il recommande à chacun de suivre (fig. 7)32. J’ai eu aussi le bonheur d’écrire avec lui deux ouvrages : Visages de pèlerins au Moyen Âge, paru en 2001, et Le livre des miracles de saint Gilles, publié en 2007 et préfacé par André Vauchez33.
Figure 7- Carte schématique des chemins de Saint-Gilles, d’après Girault, M. et Girault, P.-G. (2001). Visages de pèlerins au Moyen Âge. Les Pèlerinages européens dans l’art et l’épopée. Zodiaque, 244

18Malgré ces divergences, les groupes que continuait de conduire Marcel Girault, tant au mois d’août qu’à la Toussaint, ont participé à l’arrivée, aux côtés des pèlerins de l’association, à l’étape commune, dite des « pèlerins d’un jour », entre Nîmes et Saint-Gilles, notamment en 2005, pour les quarante ans du renouveau du pèlerinage, puis en 2015, à l’occasion de ses cinquante ans. Aujourd’hui, l’association poursuit son activité, malgré l’interruption due à l’épidémie de Covid en 2020 et 2021, quoique dans des formats plus réduits. En effet, si quelques marches au long cours subsistent tout au long de l’année, le pèlerinage de la fin août est désormais réduit à l’étape de Nîmes à Saint-Gilles, ouverte à tout venant34.
L’association La Regordane
19La thèse et les livres de Marcel Girault sur le chemin de Regordane, sa présence fréquente dans les Cévennes, notamment à travers ses repérages continus, mais aussi les randonnées qu’il organise ou ses conférences, inspirent en Lozère la création d’une association Regordane. Celle-ci entend notamment relier plusieurs points du territoire, créer du lien, développer une approche culturelle et touristique. L’association réunit des membres individuels, mais aussi des communes et communautés de communes du département de la Lozère35. Elle a obtenu le patronage de l’Unesco pour l’organisation de son colloque sur « Les chemins de tolérance » à Nîmes en 1994, dont les actes ont été rapidement publiés36.
20L’association a ensuite organisé d’autres colloques, au Puy-en-Velay en 1997 et en 2018, à Alès en 2009 et à Saint-Gilles en 2011, en bénéficiant à chaque fois du soutien des institutions communales, départementales et régionales concernées par le chemin de Regordane. Soucieuse de valoriser un itinéraire historique sur son territoire, l’association a parallèlement soutenu la publication de topoguides dès 1991 et 199837. Elle a surtout obtenu en 2007, de la Fédération française de randonnée pédestre (FFRP), la création du GR 700, qui suit, approximativement, le chemin historique et dont les guides se multiplient depuis, tant sous l’égide de la FFRP38, que d’anciennes pèlerines ou d’amateurs de la route39.
21Aujourd’hui, le nom de Regordane est devenu une véritable marque de territoire, comme on peut le constater sur le site internet du département de la Lozère, qui décline sous ce nom à la fois des offres historiques, de randonnées, voire de trail40. Ce nom est devenu d’un usage si commun qu’il est désormais utilisé sur des enseignes ou des marques commerciales, tant par des boutiques que par des auberges, notamment dans le village médiéval de La Garde-Guérin41. L’association, dont le site internet subsiste, n’a toutefois pas survécu à la pandémie de covid et ne paraît plus avoir d’activité depuis 2021. Néanmoins, de nouveaux bénévoles tentent actuellement de la ranimer.
La Ville de Saint-Gilles
22La commune de Saint-Gilles, but du pèlerinage et du chemin, constitue le dernier maillon de cette chaîne, mais non le moindre. Malgré le classement de la cité gardoise comme étape vers Saint-Jacques au titre des itinéraires culturels européens dès 1987, puis du patrimoine mondial de l’UNESCO en 1998, pendant longtemps la ville ne paraît guère s’être emparée du pèlerinage de Saint-Gilles. Celui-ci n’apparaît que dans quelques documents promotionnels publiés par l’office de tourisme, et il faut souligner aussi le rôle de l’association locale Accueil et traditions Saint-Gilles-Saint-Jacques, créée en 1998 par Marcel Avignon, qui a organisé l’accueil des pèlerins depuis de nombreuses années.
23Tout semble avoir changé avec le lancement des programmes de recherche universitaires franco-allemands d’archéologie du bâti, en 2007, AEGIDIANA et, en 2012, AEGIMAIOR, qui ont permis une prise de conscience de l’intérêt patrimonial de l’abbatiale. Le processus s’est encore accéléré après les élections municipales de 2014, au risque parfois de flirter avec les limites de la laïcité républicaine. En 2016, à la demande de plusieurs associations, la ville de Saint-Gilles organise ainsi des manifestations autour des 900 ans de l’abbatiale, dont la construction est traditionnellement supposée avoir été entreprise en 1116. À cette occasion, la ville participe à la réception en grandes pompes des reliques du saint prêtées par la basilique Saint-Sernin de Toulouse (fig. 8)42. La même année, elle lance la restauration de la façade de l’abbatiale qui était alors en piteux état. Celle-ci a été achevée en 2018, tandis que sa blancheur est désormais valorisée chaque année depuis par des projections de mappings lors de la période de Noël. Elle a en outre soutenu en novembre 2018 l’organisation d’un colloque international avec l’équipe chargée de l’étude archéologique de l’abbaye43. Enfin, le rachat des maisons construites sur l’ancienne emprise des bâtiments conventuels de l’abbaye lui a permis, à l’issue de fouilles archéologiques, de projeter la construction du nouveau musée de la ville, jusque-là abrité de façon étriquée dans le bâtiment dit de la « Maison romane ».
Figure 8- Procession d’arrivée des reliques dans les rues de Saint-Gilles en 2016.
Photo Jean-Louis Le Strat

Fin ou renouveau d’un chemin ?
24Pour être pérennisé au-delà de la fragilité humaine, le patrimoine à la fois immatériel et monumental que constituent le pèlerinage et ses chemins nécessite le soutien voire le relai d’institutions publiques, d’associations ou d’acteurs culturels, touristiques et économiques, qui ne sont eux-mêmes pas à l’abri d’aléas personnels ou politiques44. À ce jour, le relai le plus sûr me semble encore celui de l’édition, donc de l’initiative individuelle, par d’anciennes pèlerines de Saint-Gilles ou d’ailleurs, qui mentionnent clairement, avec une pleine conscience historique et spirituelle, l’importance de cette destination et de ses chemins45. Il n’en reste pas moins que le renouveau du pèlerinage de Saint-Gilles n’aurait pas été possible sans l’impulsion et l’implication constante durant plus de cinquante ans d’un homme, Marcel Girault.
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Wijnants, C. (1986). Pérégriner vers Saint-Gilles-du-Gard. Racines chrétiennes, Lumen Vitae, éd. Française (vol. 41, n° 2), 208-214.
Notes de bas de page
1Vielliard, J. (1938). Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, texte latin du XIIe siècle. Impr. Protat frères (réimp. 1950, 1978, puis Librairie J. Vrin, 1984 et 1997). Cf. Girault, P.-G. (2005). Saint-Gilles y su peregrinación en el siglo XII en el Codex Calixtinus. Caucci von Saucken, P. (dir.), Visitandum est… Santos y cultos en el Codex Calixtinus, Actas del VII Congreso Internacional de estudios Jacobeos. Xunta de Galicia, 129-147.
2Vieilliard, J. (1938). Le Guide du pèlerin, op. cit., p. 3, 35.
3Girault, M. (1990). Les chemins de Saint-Gilles, itinéraires de pèlerinage. Lacour. Girault, M. et Girault, P.-G. (2001). Visages de pèlerins au Moyen Âge. Les Pèlerinages européens dans l’art et l’épopée. Zodiaque, 164-181 et 240-246.
4Borel, L. (2011). Saint-Gilles au Moyen Âge : une abbaye, un port. Thélès.
5Girault, P.-G. (2010). Tous les portails mènent à Rome : les portes et la façade de l’abbatiale de Saint-Gilles. Art sacré. Cahiers de Rencontre avec le patrimoine religieux (n° 28). La Porte et le passage : porches et portails, 101-114. Franzé, B. (2015, janvier-mars). Iconographie et programme politique : pour une relecture de la façade de Saint-Gilles-du-Gard. Cahiers de civilisation médiévale. 58e année (n° 229), 1-26.
6Jones, E. C. (éd.) (1914). Saint-Gilles, essai d’histoire littéraire. Champion. Girault, M. (1987). La vie de saint Gilles. Lacour (2e éd., 1998).
7Girault, P.-G. et Girault, C. (2021). L’ermite de la forêt gothique : saint Gilles, la biche et l’arbre. La forêt, un Moyen Âge enchanté ? Snoeck, 22-29.
8Girault, P.-G (2005). E fist la chartre el muster de Loüm. De Laon à Saint-Denis, traditions littéraires relatives à la localisation de la messe de saint Gilles, du Roland d’Oxford à Jean d’Outremeuse. Poulain-Gautret, E., Martin, J.-P., et alii (éd.). Le Nord de la France entre épopée et chronique. Artois Presses Université, 139-150.
9Rome, bibl. Vaticane, Reg. Lat. 534, Légendier latin, f° 167 v°.
10M. Girault, M. (1990). Les Chemins de Saint-Gilles, op. cit., 196. Pastoureau, M. (2004). Histoire symbolique du Moyen Âge. Seuil, 269, 276.
11Girault, P.-G. (2020). Les Chemins de Saint-Gilles au Moyen Âge. Revue de géographie historique (n° 16). Géographie historique des grands sites de pèlerinage dans le monde. https://doi.org/10.4000/geohist.447.
12Sigal, P.-A (1993). Saint-Gilles centre de pèlerinage au XIIe siècle : le témoignage des Miracula sancti Aegidii. Mémoires de la société archéologique de Montpellier (21), 247-255. Girault, M. et Girault, P.-G. (dir.) (2007). Le livre des miracles de saint Gilles (Liber miraculorum sancti Egidii). La vie d’un sanctuaire de pèlerinage au XIIe siècle. Paradigme.
13Köster, K. (1983). Pilgerzeichen und Pilgermuscheln von mittelalterlichen Santiagostrassen : Saint-Léonard, Rocamadour, Saint-Gilles, Santiago de Compostela. K. Wachholtz (Ausgrabungen in Schleswig, 2).
14Magnani, E. (2004). Réseaux monastiques et réseaux de pouvoir : Saint-Gilles-du-Gard, du Languedoc à la Hongrie, IXe-début XIIIe siècle. Provence historique (LIV, n° 215), 3-26. Mazel, F. (2011). Lieu sacré, aire de paix et seigneurie autour de l’abbaye de Saint-Gilles (fin XIe - début XIIIe siècle). Lieux sacrés et espace ecclésial (IXe-XVe siècle). Privat (Cahiers de Fanjeaux, 46), 229-276.
15[Hartmann-Virnich, A. (dir.)] (2013). Nouvelles recherches sur un monument majeur de l’art roman. Saint-Gilles-du-Gard. Bulletin Monumental (171, n° 4). Hartmann-Virnich, A. (dir.) (2021). De Saint-Gilles à Saint-Jacques : recherches archéologiques sur l’art roman. Éditions Marion Charlet.
16Maguelone (1983). Saint-Gilles au XIIIe siècle : le déclin d’une grande cité. Chez l’auteur. Biget, J.-L. (éd.) (2010). Saint-Gilles du Gard 1208. Autour du meurtre d’un légat pontifical. Cerf (coll. Mémoire dominicaine, 25).
17Girault, P.-G. (2005, paru en 2006). La châsse et les reliques de saint Gilles au Moyen Âge : une tension entre corps saint et images ? Pecia, ressources en médiévistique (n° 8/11), Reliques et sainteté dans l’espace médiéval, 179-204.
18in h.tml.qui / b agd (In hoc tumulo quiescit / beatus Aegidius). Cf. Révoil, H. (1865-1866). Fouilles dans la crypte de l’église de Saint-Gilles : Découverte du tombeau de saint Gilles. Mémoires de l’Académie du Gard, 168-172. Favreau, R. (1988). Corpus des inscriptions de la France médiévale, t. 13. Gard, Lozère, Vaucluse. Éditions du CNRS, 67.
19Les paragraphes qui suivent sont principalement issus du récit de Girault, M., (1990). Les chemins de Saint-Gilles, op. cit., 21-34, complété par mes propres souvenirs, les échanges avec mon père, le témoignage de mes sœurs et de plusieurs pèlerins et amis de longue date. Que tous en soient ici remerciés.
20Bédier, J. (1908-1912). Les légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste. Champion, t. I, 354-360 et 364-424. Girault, M. (1982). L’itinéraire du Charroi de Nîmes : Chemin de Saint-Gilles et chemin de Regordane. La chanson de geste et le mythe carolingien : mélanges René Louis. Musée archéologique régional, II, 1105-1116.
21Le véritable essor public du pèlerinage à Compostelle peut être assez précisément daté par la publication du best-seller de deux journalistes, Barret, P. et Gurgand, J.-N. (1978). Priez pour nous à Compostelle. La vie des pèlerins sur les chemins de Saint-Jacques. Hachette.
22La même année, Marcel Girault publie une première esquisse du résultat de ses recherches : Girault, M. (1965). Chemin de saint Gilles et voie Regordane. Bulletin historique, scientifique, littéraire, artistique et agricole illustré, publié par la Société académique du Puy et de la Haute-Loire. XXXII, 109-111.
23Girault, M. (1973). Chemins de pèlerins de Notre-Dame de Rocamadour à Saint-Gilles. Chez l’auteur, dactylographié et ronéotypé.
24Chélini, J., et Branthomme, H. (1982). Les chemins de Dieu : histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours. Hachette, 421.
25Oursel, R. (1963). Les pèlerins du Moyen Âge : les hommes, les chemins, les sanctuaires. Fayard, 45. Elle est souvent citée et reproduite depuis.
26Carlier-Valéro, M. (1993). La « route » de Saint-Gilles : approche ethnographique d’un pèlerinage, mémoire de DEA d’anthropologie (dactylographié). Université Paul Valéry-Montpellier III.
27Wijnants, C. (1986). Pérégriner vers Saint-Gilles-du-Gard. Racines chrétiennes, Lumen Vitae, éd. Française (vol. 41, n° 2), 208-214.
28Vauchez, A. (2021). Sanctuaires chrétiens d’Occident, IVe-XVIe siècle. Cerf, 283-295.
29Giraut, M. (s.d.). Avant de partir…, https://reves-de-compostelle.fr/reves-compostelle-spiritualite-saint-jacques/87-spiritualite-orleanais/519-pelerins-compostelle-spiritualite-avant-de-partir.
30Ibid.
31Girault, M. (1980). Édition critique et commentée du « Procès-verbal de la Visitation du Chemin appellé Regordane », thèse d’histoire et archéologie. Université François Rabelais, 3 vol. dactylographiés. Id. (1986). Le Chemin de Regordane, ancienne route d’Alès au Puy. Lacour (réimp., 1986 ; 3e éd. revue et corrigée, 1988). Id. (2016). Regordane, chemin et pays : bilan de 50 années de recherches. Lacour.
32Girault, M. (1987). La vie de saint Gilles, op. cit. Id. Girault, M. (1990). Les chemins de Saint-Gilles, op. cit.
33Girault, M. et Girault, P.-G (2001). Visages de pèlerins au Moyen Âge, op. cit. Id. (2007). Le livre des miracles de saint Gilles, op. cit.
34Site internet de l’association : https://cheminstgilles.fr.
35Site internet de l’association : https://www.chemin-regordane.fr.
36La Voie Régordane (1995). Les chemins de la Tolérance, Actes du colloque fondateur, Nîmes. 24-25 novembre 1994. Association La Voie Régordane.
37Girault, M. et Trémolet de Villers, A., 1991, Topoguide. Chemins en Lozère. De Notre-Dame des Pauvres d’Aubrac à Notre-Dame de Quézac, Mende, Office départemental de la Culture de la Lozère. Girault, M., 1998, Le chemin de Regordane, op. cit.
38Fédération française de la randonnée pédestre (2008). Le Chemin de Régordane. Chemin de Saint-Gilles, GR 700. FFRP (2e éd., 2012, 3e éd., 2018). (Collection Topo-guides. Grande randonnée).
39Cambriels, M.-V. (2008). Miam-Miam-Dodo, le guide. Chemin de R. L. Stevenson, Chemin de Saint-Gilles (voie Régordane) : du Velay au Midi à travers les Cévennes. Les Éditions du vieux crayon (nouv. éd. 2011, 2014, 2016, 2017, 2019, 2021 et 2024). Laplane, J. et Laplane M. (2010). Sur le chemin de Regordane. Rando Éditions. Lepère, F. et Terrien, Y. (2017). Le Chemin de Saint-Gilles. La voie Regordane. Lepère Éditions.
40Site internet du département de la Lozère : https://lozere.fr/le-chemin-de-regordane.html.
41Site internet de l’auberge : https://www.regordane.com.
42Girault, P.-G. (2022). Les reliques de saint Gilles à Toulouse : prétendue translation, invention et culte d’un saint méridional (1316-2016). Cassagnes-Brouquet, S. et Fournié, M. (dir.). Ad sanctos. Reliques, reliquaires et culte des saints dans le Sud-Ouest de la France. PUM, 141-156.
43Hartmann-Virnich, A. (dir.) (2021). De Saint-Gilles à Saint-Jacques, op. cit.
44Chantre, L., D’Hollander, P., et Grévy, J. (dir.) (2014). Politiques du pèlerinage, du XVIIe siècle à nos jours. PUR.
45La Brosse, G. de (2017). Guide des chemins de pèlerinage. Presses de la Renaissance, 124-133.
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