A. Le choix des critères

9L’obligation parentale d’entretien trouve sa source dans l’article 203 du Code civil qui impose aux époux de nourrir, d’entretenir et d’élever leurs enfants. Il a fallu attendre la loi du 4 mars 2002 pour que le législateur ajoute explicitement dans l’article 371-2 du Code civil, que « chacun des parents contribue à l’entretien et à l’éducation des enfants à proportion de ses ressources, de celles de l’autre parent, ainsi que des besoins de l’enfant ». L’objectif assigné à ce devoir alimentaire renforcé est de fournir à l’enfant des moyens économiques d’existence proportionnels aux capacités financières de ses parents. La loi impose par conséquent la prise en compte technique de deux critères pour mesurer la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant : les ressources de chacun des parents et les besoins de l’enfant.

10Soucieux d’expliquer les choix ayant présidé à la construction du barème, les concepteurs ont accompagné la table de référence d’une note explicative reprise dans la circulaire de présentation de l’outil d’aide à la décision. Conformément au texte, il y est ainsi exposé que la méthode de calcul repose sur l’évaluation des besoins de l’enfant, répartis à proportion des revenus des parents en tenant compte du temps de résidence chez le parent débiteur15. De nombreuses précisions sont ensuite apportées, notamment sur les catégories de ressources à prendre en compte. Or, les critères choisis suscitent des débats auprès des professionnels souhaitant ou non appliquer le barème, soit en raison de la standardisation du critère, soit en raison de la simplification du critère.

11La standardisation du critère. Pour établir les besoins de l’enfant, les concepteurs de la table de référence ont retenu la technique du « coût de l’enfant » qui renvoie au revenu supplémentaire dont doit disposer une famille avec enfant(s) pour avoir le même niveau de bien-être qu’une famille sans enfant. Il s’agit donc nécessairement d’un coût moyen, standard, fondé sur les travaux de l’INSEE et qui est indépendant de l’âge de l’enfant, de la place de l’enfant dans la fratrie et du revenu des parents. Les augmentations du coût de l’enfant âgé de plus de quatorze ans sont ainsi lissées sur l’ensemble des années de la minorité de celui-ci, tandis que les auteurs de la table de référence rappellent qu’aucune étude économique ne rapporte formellement la preuve d’un lien entre le coût de l’enfant et la place de l’enfant dans la fratrie ou le montant des revenus des parents. Ce choix, dont on comprend parfaitement la justification avancée par les initiateurs du barème, conduit néanmoins à objectiver les besoins de l’enfant et vient perturber l’approche subjective inhérente à la solidarité familiale. Si les besoins de l’enfant continuent d’être pris en compte au titre de l’évaluation de la pension alimentaire conformément au texte, ils ne jouent plus, indépendamment des revenus des parents, le rôle de curseur permettant de faire varier le montant de la pension alimentaire d’un enfant à l’autre. La pension alimentaire, à l’instar d’une prestation familiale, compenserait alors la charge objective liée à l’éducation de l’enfant.

12Ce choix est source d’insatisfaction chez les professionnels consultés, pour lesquels la standardisation empêche, par définition, l’adaptation aux situations familiales particulières tenant par exemple à l’âge de l’enfant, à son état de santé, à sa situation de handicap ou encore à des charges exceptionnelles. On ne peut toutefois pas reprocher aux concepteurs de la table de référence d’avoir méconnu ces limites, puisqu’ils préconisaient, en de pareilles circonstances, de se départir du barème pour apprécier les besoins de l’enfant au plus proche des circonstances de la cause.

13La simplification du critère. Après avoir déterminé le coût de l’enfant, les concepteurs de la table de référence se sont interrogés sur la méthode mathématique permettant de répartir au mieux ce coût entre les parents, proportionnellement aux revenus de chacun, conformément aux exigences légales. Deux méthodes s’offraient à eux : celle du partage des revenus, qui se fonde explicitement sur les revenus des deux parents, et celle du pourcentage des revenus, qui ne repose que sur le revenu du parent débiteur. Dans la première méthode, dite du partage des revenus, le pourcentage du coût de chaque enfant est appliqué à la somme des revenus parentaux pour obtenir le coût total de cet enfant. Ce coût sera ensuite réparti entre les parents au prorata de leurs revenus dans l’ensemble des revenus du couple. Cette méthode fait clairement apparaître les revenus des deux parents. Dans la seconde méthode, dite du pourcentage des revenus, le pourcentage du coût de chaque enfant est appliqué aux seuls revenus du parent débiteur. Ces méthodes aboutissent aux mêmes résultats comme le démontre l’exemple chiffrée suivant.

14Devant l’identité des résultats des deux méthodes, la table de référence retient la méthode du pourcentage des revenus, qui présente l’avantage de la simplicité d’utilisation. Elle évite par là-même de s’interroger sur les ressources à prendre en compte pour le parent créancier, tout en garantissant, conformément à la loi, une répartition proportionnelle du coût de l’enfant entre ses deux parents. Quelle que soit la méthode de calcul retenue, le niveau de ressources du parent créancier n’aura d’effet que sur sa contribution personnelle et, in fine, sur le budget total alloué à l’enfant (400 euros dans la première hypothèse contre 250 dans la seconde). Le revenu du parent créancier ne module en revanche pas le montant de la contribution alimentaire versée par le parent débiteur. Ce choix ne convainc pourtant pas l’ensemble des professionnels du droit. Certains regrettent ainsi que le revenu du parent créancier n’apparaisse pas plus directement dans le calcul. Au-delà sans doute d’une certaine méconnaissance des modélisations mathématiques et de la notice explicative par les professionnels du droit17, ces réticences révèlent sans doute une volonté politique de certains professionnels du droit de faire de la pension alimentaire un instrument de rééquilibrage des niveaux de vie entre les parents après une séparation. Dans ce modèle, la diminution des ressources du parent créancier n’entraînerait pas une diminution globale du budget total alloué à l’enfant, mais une surcontribution par le parent débiteur dont les ressources sont supérieures à celles du parent créancier. À travers la modélisation mathématique, c’est donc bien le caractère redistributif de la pension alimentaire qui est discuté.

15Les choix opérés par les initiateurs du barème témoignent d’une recherche d’efficience de l’outil d’aide à la décision. À plusieurs reprises, il apparaît en effet que la solution retenue l’est en partie parce qu’elle est plus simple pour l’utilisateur. Il y a donc une volonté de diminuer le coût d’entrée dans le dispositif en offrant à l’utilisateur un outil efficace et rapide. Les méthodes de calcul de la prestation compensatoire sont, à cet égard, l’exemple diamétralement opposé tant, la multitude et la précision des critères choisis rend complexe leur utilisation.

B. La modulation des critères

16Une fois les critères du barème déterminés, encore faut-il les ordonner entre eux pour parvenir à la formule qui permettra le calcul. Là encore, la modulation ou le poids que chacun de ces critères occupera dans le raisonnement participe de l’orientation que suivra l’institution. Les différentes méthodes de calcul de la prestation compensatoire le démontrent. La prestation compensatoire poursuit trois logiques complémentaires, et bien connues des spécialistes : la logique compensatoire, visant à compenser la perte de niveau de vie subie par l’un des époux du fait du divorce ; la logique alimentaire, permettant de pallier la situation de besoin éprouvée par l’un des époux à la suite de la rupture ; et la logique indemnitaire, qui résulterait de l’indemnisation de la perte de capacité de gains due à l’investissement de l’un des époux dans le travail domestique18.

17Pour répondre à chacun de ces objectifs, le Code civil prévoit une multitude de critères participant d’une ou plusieurs logiques, puisqu’il énonce que la prestation compensatoire doit être évaluée en fonction des besoins et des ressources des époux en prenant en considération : la durée du mariage, l’âge et l’état de santé des époux, leur qualification et leur situation professionnelle, les conséquences des choix professionnels faits par l’un des époux pendant la vie commune pour l’éducation des enfants et du temps qu’il faudra encore y consacrer ou pour favoriser la carrière de son conjoint au détriment de la sienne, le patrimoine estimé ou prévisible des époux, tant en capital qu’en revenu, après la liquidation du régime matrimonial, leurs droits existants et prévisibles, leur situation respective en matière de pensions de retraite19.

18À la différence de l’évaluation de la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant qui nécessitait peu de critères, les différentes méthodes de calcul de la prestation compensatoire qui se veulent fidèles aux critères légaux ne peuvent qu’être complexes, car faisant apparaître différentes variables. L’enjeu réside alors surtout dans la pondération de chacun des critères légaux pour le calcul final, conduisant à privilégier une fonction parmi d’autres.

19La fonction alimentaire. Certaines méthodes innommées reposent sur un multiplicateur appliqué à la pension alimentaire prononcée au titre du devoir de secours entre époux pendant l’instance en divorce. Si ces méthodes mettent exclusivement en avant la fonction alimentaire de la prestation compensatoire à l’exclusion de tout autre logique, elles peinent toutefois à convaincre. D’une part, la pension alimentaire entre époux n’est pas un critère visé par l’article 271 du Code civil, car les besoins de l’époux créancier doivent ici servir à évaluer le droit à compensation et non le droit au minimum vital comme dans une obligation alimentaire. D’autre part, le coefficient multiplicateur choisi dans les différentes méthodes – par huit, ce qui correspond à la durée maximale d’échelonnement du versement de la prestation compensatoire prononcée en capital, par la moitié de la durée du mariage ou encore par la valeur de substitution d’un capital à une rente temporaire réglementairement déterminée – ne trouve pas nécessairement de justifications juridiques.

20La fonction compensatoire. Sans entrer dans le détail des calculs20, les méthodes nommées, dont la méthode de M. Dominique Martin Saint-Léon21, magistrat, de Me Axel Depondt22, notaire, la méthode Pilote PC ou encore la méthode dite par ajustement23 élaborée par M. Stéphane David et le cabinet BWG reposent plus clairement sur le calcul de la disparité, laquelle est ensuite pondérée par d’autres critères tenant notamment à l’âge ou à la durée de vie du mariage. Les méthodes varient pourtant, parce qu’elles calculent différemment la disparité, qu’il s’agisse de la disparité de la capacité d’épargne, ou de la disparité en capital ou en revenu, et parce que les coefficients de pondération affectés aux autres critères sont différents et parfois discrétionnaires.

21La fonction indemnitaire. Les méthodes citées peuvent apparaître comme purement comptables, car ne pouvant prendre en compte les causes à l’origine de la disparité et notamment les choix de vie réalisés par le couple au cours de la vie commune. Il s’agit pourtant là d’un critère qui est largement souligné et pris en compte par les magistrats et avocats, même si l’on comprend qu’il est difficile à modéliser. Il n’est toutefois pas totalement absent des formules de calcul, car on le voit apparaître sous la forme de la pondération en raison du nombre d’enfants dans la méthode Axel Depondt ou par la compensation des cotisations retraite non versées dans la méthode Pilote PC. Ces ajustements traduisent la volonté de compenser le préjudice professionnel et financier subi par l’époux qui n’a pas travaillé pour s’occuper des enfants du couple.

22Si les critères choisis par les méthodes sont, dans leur grande majorité, conformes aux impératifs légaux, leur combinaison n’est pas neutre. Elle colore la prestation compensatoire qui en est issue d’une logique compensatoire, alimentaire ou indemnitaire selon les cas. Certains professionnels ont déclaré réaliser une moyenne de plusieurs méthodes pour s’approcher au plus près d’un équilibre adéquat.

23En définitive, il apparaît que le juriste doit se saisir de cette modélisation mathématique, car celle-ci, par le choix des critères ou par le choix de la pondération des critères, façonne l’institution qu’elle entend mesurer. Les familialistes ne peuvent rester étrangers à cette opération interdisciplinaire qui nécessite l’échange entre le droit et l’économie ou la statistique notamment24. Cette mise en tension du barème vers un idéal détermine sa légitimité et, partant, son utilisation.

A. La justification théorique

25À l’heure de l’open data des décisions de justice26 et de la montée en puissance de l’intelligence artificielle qui renforce un peu plus l’influence de la justice prédictive27, nul doute que le besoin d’égalité devant la loi, de prévisibilité, d’harmonisation et de transparence des décisions judiciaires se fait sentir avec plus d’acuité encore pour les justiciables.

26Égalité devant la loi et harmonisation des montants. Lors des entretiens, les professionnels ont témoigné de ce que le barème est un outil propre à rationaliser le raisonnement judiciaire, permettant d’aboutir à des résultats harmonisés. Cet avantage est toutefois immédiatement nuancé par deux séries d’arguments.

27D’une part, il convient de s’entendre pour un contentieux donné, sur l’utilisation d’un outil d’aide à la décision unique, sous peine d’aboutir à des résultats variés qui aggraveraient le sentiment d’iniquité et d’imprévisibilité chez les justiciables. La prestation compensatoire illustre cette difficulté. Pour le démontrer, l’équipe de recherche avait soumis aux praticiens à trois cas pratiques tirés de dossiers réels, avec toutes les réserves méthodologiques que cette démarche peut susciter. Les divergences entre les résultats sont édifiantes. Elles concernent tout à la fois le montant issu de l’application des différentes méthodes, qui peuvent varier pratiquement du double au quadruple, que les sommes à prendre en compte au titre d’une seule et même méthode. Cela confirme la complexité des méthodes qui ne parviennent pas à remplir l’objectif de prévisibilité et d’égalité.

28D’autre part, si l’on peut admettre que le principe d’égalité devant la justice conduise à rationaliser le pouvoir d’appréciation des juges, la rationalisation ne saurait conduire à une mécanique sans finalité. C’est ainsi que nombreux sont les juges et les avocats qui ont rapporté se servir de la table de référence pour se donner un chiffre de départ. Ils s’en écarteraient ensuite, à la hausse ou à la baisse, selon les circonstances de la cause. Il est possible d’y voir là, la figure d’une présomption, rapprochant le barème d’une règle de preuve. C’est alors à celui qui entend se départir du barème de rapporter la preuve des circonstances particulières. Mais encore faut-il alors que l’outil d’aide à la décision apparaisse dans le débat judiciaire, ce qui n’a pas été observé en l’état dans les décisions analysées.

29Transparence. Dans le rapport de recherche, les barèmes avaient été qualifiés de règle souterraine, exclue du champ du contradictoire, parce qu’ils n’apparaissaient ni dans les écritures des avocats, ni dans les motifs des arrêts. L’une des explications réside certainement dans le désormais célèbre arrêt du 23 octobre 201328. La Cour de cassation a, dans cette affaire, censuré la décision d’une juridiction du fond qui s’était formellement appuyée sur la table de référence diffusée par la Chancellerie en matière de contribution à l’éducation et à l’entretien de l’enfant, au visa de l’article 371-2 du Code civil, au motif qu’« en fondant sa décision sur une table de référence, fut-elle annexée à une circulaire, la cour d’appel, à laquelle il incombait de fixer le montant de la contribution litigieuse en considération des seules facultés contributives des parents de l’enfant et des besoins de celui-ci, a violé, par fausse application, le texte susvisé ». L’arrêt a été compris par les magistrats comme une interdiction de se référer, dans les motifs des décisions, aux barèmes ou référentiels existants. La portée n’est peut-être pas si sévère : ce qui semble interdit, c’est une motivation reposant exclusivement sur ce fondement, mais rien n’empêche qu’elle puisse être mentionnée. Or, la mention du barème dans la motivation ferait entrer celui-ci dans le champ du contradictoire, autorisant les parties à le discuter et donc à rendre le raisonnement judiciaire plus transparent et plus acceptable. À propos de la prestation compensatoire par exemple, un auteur soulignait, non sans cynisme, que « les époux acceptent mieux un chiffre qui leur est soumis à la suite de calculs sophistiqués, même si les postulats sont arbitraires, qu’un chiffre qui leur est soumis sans explication »29.

B. La justification managériale

30Les préoccupations managériales s’immiscent au sein des juridictions pour permettre à la justice de faire face à un contentieux de masse avec des moyens limités. À cet égard, le barème est présenté comme un outil propre à normer le pouvoir du juge et à favoriser les accords amiables, car il permet de rendre plus prévisible la solution à venir. Cet objectif ne peut être atteint qu’à la condition que la construction du barème soit parvenue à créer un outil d’aide à la décision ni trop simpliste, ni trop complexe, que les praticiens adoptent et appliquent parce qu’il reflète l’institution qu’il mesure. Lorsqu’elle est justifiée par cet impératif managérial, la barémisation peut laisser craindre qu’elle ne mène à une déjudiciarisation pour permettre le recentrage de l’office du juge sur les contentieux les plus difficiles.

31La déjudiciarisation. Le contentieux de la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant témoigne de cette tendance à la déjudiciarisation. En effet, depuis le 1er avril 2018, les caisses d’allocations familiales peuvent donner force exécutoire aux accords parentaux entre ex-concubins et ex-partenaires relatifs à la pension alimentaire pour enfants. Cette déjudiciarisation est toutefois encadrée. D’une part, elle ne concerne pas les couples mariés, dont l’accord obtient la force exécutoire par décision judiciaire ou par acte d’avocats. Le législateur évite ainsi soigneusement de créer un conflit qui pourrait s’élever entre l’ordre judiciaire et une autorité chargée d’une mission de service public30. D’autre part, la CAF ne pourra donner force exécutoire aux accords parentaux qu’à la condition que le montant sur lequel les parents se sont accordés soit au moins égal au résultat obtenu en application d’un barème dit « barème CAF »31. Ce barème ressemble fort à la table de référence, en retenant les critères de revenu du parent débiteur, le nombre d’enfants à charge et le mode de résidence. Il s’en distingue toutefois légèrement par la formule mathématique. L’harmonisation de ces deux outils est souhaitable et serait officieusement annoncée par les pouvoirs publics. En définitive, la table de référence qui est simplement indicative pour le JAF, devient obligatoire lorsqu’il s’agit pour la CAF de donner force exécutoire aux accords parentaux. Si le montant proposé par les parents est inférieur, alors la CAF ne pourra pas donner force exécutoire et les parents seront invités à se tourner vers la procédure d’homologation auprès du JAF, seul à même à se départir du barème. On se demande si finalement on n’atteint pas là, ce qui était souhaité par le législateur : la déjudiciariarisation d’un contentieux de masse peu technique et le recentrage de l’office du juge sur les espèces plus singulières.