A. La légitimité des outils de mesure

7Il apparaît nécessaire de préciser d’emblée que la nomenclature Dintilhac n’est pas un outil de mesure des préjudices12. Il s’agit d’un outil méthodologique permettant de recenser les différents chefs de préjudices afin de bien les distinguer13. Cependant, l’utilisation d’un outil méthodologique comme la nomenclature Dintilhac a nécessairement une influence sur la mesure du préjudice. En effet, le refus de certains juges de reconnaître tel ou tel poste de préjudice aura une influence sur la mesure totale des préjudices, des sommes allouées, et donc sur l’application du principe de réparation intégrale. D’ailleurs, depuis 2006, les recours des tiers payeurs ne s’imputent plus globalement sur la créance d’indemnisation, mais poste par poste14. Dès lors, les tiers payeurs ne peuvent faire des recours que pour les postes de préjudice pour lesquels ils ont déjà versé une somme d’argent ce qui revient insidieusement à imposer au juge qu’il évalue les préjudices subis en les intégrant dans des postes bien définis et non plus par l’octroi d’un forfait ce qui pouvait se faire auparavant. On lui impose donc une manière d’évaluer les préjudices.

8La nomenclature étant ouverte, il est possible de « découvrir » de nouveaux postes de préjudices. Cependant, il faut attendre la témérité d’un avocat, libre de défendre des chefs de préjudices hors nomenclature, pour que ces deniers puissent l’intégrer un jour. Le préjudice d’angoisse de mort imminente n’a, par exemple, été reconnu qu’au terme de nombreux débats doctrinaux et jurisprudentiels15. Cela signifie-t-il, pour autant, que des victimes qui n’ont pas demandé la réparation de ce préjudice auparavant ou qui se sont vu le refuser n’ont pas bénéficié d’une réparation intégrale du préjudice ? L’argument est fallacieux, car n’est réparable que ce qui est demandé par les parties ou ce qui est admis, mais il souligne que ce principe est abstrait et devrait plutôt être considéré comme un objectif à atteindre16 qui peut être contredit.

9Le principe peut aussi être malmené lorsqu’il y a capitalisation des rentes17. Un certain nombre d’auteurs ont réussi à prouver qu’une différence de plusieurs centaines de milliers d’euros pouvait survenir en fonction des taux empruntés18. En effet, lorsque le juge octroie des dommages et intérêts, il peut attribuer une rente, qui se concrétisera par une succession de paiements égaux aux revenus perdus. Les sommes seront versées aussi longtemps que la victime était censée les percevoir. Toutefois, le plus souvent, on substitue à cette rente un capital que l’on peut liquider de suite et verser à la victime ou à ses ayants droit. Le calcul de ce capital fait intervenir une table de mortalité, un taux d’intérêt et un taux d’inflation. Les modalités de calcul de ces taux peuvent se faire au détriment de la victime. Par exemple, si cette dernière place son capital sur un placement peu rémunéré, mais que le taux d’inflation est très fort19, la valeur du capital diminuera nécessairement en comparaison de la hausse générale des prix. Le principe de réparation intégrale se verra alors malmené et c’est pour cette raison que certains proposent, en fonction des circonstances économiques, de pouvoir appliquer des taux négatifs20.

10Au titre de la légitimité des outils de mesure, on peut ajouter que leur diversité peut donner une impression de cacophonie21. On peut citer le barème de la sécurité sociale, celui de la FIVA22, de l’ONIAM23, le référentiel inter-cours de M. Mornet, celui de la Cour d’appel de Paris, etc. Il y a des solutions pour améliorer les outils de mesure. Le projet de réforme de 2017 propose que les préjudices résultant d’un dommage corporel soient déterminés, poste par poste, suivant une nomenclature non limitative et fixée par décret en Conseil d’État24. Cela permettrait d’avoir un cadre, mais un cadre souple et semblable pour tout le monde même pour les juridictions administratives. Le même projet propose aussi la création d’un barème médical indicatif pour mesurer le déficit fonctionnel après consolidation dont les modalités d’élaboration, de révision et de publication seront déterminées par voie réglementaire25. Sur ce point, on voit poindre des difficultés à venir. S’il n’est qu’indicatif, les mesures peuvent différer selon les juridictions et cela pourrait fausser non seulement les résultats, mais aussi créer une inégalité avec les victimes qui ont bénéficié du barème « officiel »26. Des difficultés peuvent apparaître aussi en fonction des modalités de réévaluation des référentiels utilisés. L’article 1271 du projet de réforme de la responsabilité civile du 13 mars 2017 prévoit la création d’un référentiel par décret pris en Conseil d’État pour les postes de préjudices extrapatrimoniaux. Or, le même texte ne prévoit sa réévaluation que tous les trois ans, ce qui, de l’avis d’une partie de la doctrine est largement insuffisant27.

11Il n’y a pas que les outils qui posent question, mais aussi les données permettant de mesurer les préjudices.

B. La faillibilité des données de mesure

12La mesure d’un préjudice peut s’effectuer à l’aide de référentiels, c’est le cas de celui de M. Mornet, par exemple28. Cependant, cette mesure implique d’avoir des données pour le faire, surtout en matière de préjudice corporel. Il faut des données cliniques et expérimentales qui peuvent se contredire. En matière d’atteinte cérébrale sur les enfants, on a longtemps eu tendance à les sous-évaluer en pensant, conformément au principe de Kennard, que plus on est jeune au moment de l’atteinte, moins l’atteinte aura de répercussions sur la vie future de l’enfant ce qui s’avère être aujourd’hui totalement démenti29. Par ailleurs, la mesure des préjudices subis en fonction de barème allant de 1 à 7 est une opération intellectuellement confortable car elle paraît objective, mais elle interroge sur l’excès de scientificité qui tend parfois à mettre le véritable objet de la mesure de côté : le patient. Une telle mesure paraît même illusoire puisqu’elle vise à incorporer des données subjectives, le ressenti du patient, dans des espaces objectifs qui permettront de comparer plusieurs objets. Il est possible de prendre l’exemple du déficit fonctionnel permanent qui permet, en outre, de réparer la perte de la qualité de vie, mais qui est aussi sans doute l’un des postes de préjudice le plus difficile à évaluer eu égard à son aspect subjectif, multifactoriel et contingent. Au moment d’effectuer la mesure de ce poste de préjudice, des auteurs ont démontré que certaines victimes de traumatismes crâniens légers semblaient surévaluer la perte de leur qualité de vie et leur souffrance toutes les fois qu’il existait un tiers responsable ou un accident de travail30.

13Il y a une autre manière d’évaluer en se servant des données. C’est dire qu’une décision est plus juste si le juge a la possibilité d’avoir connaissance de ce qui se fait en matière de réparation par les autres juridictions. Sur ce point, les juristes français éprouvent certaines difficultés pour les récupérer. Il faut bien sûr évoquer le traitement DataJust créé par le décret du 27 mars 2020, mais il a en partie été abandonné pour des raisons de difficultés de mise en œuvre. Cependant, en 2025 des centaines de milliers de décisions devraient pouvoir être accessibles à tous et si elles ne sont pas traitées par un algorithme officiel chargé d’offrir une aide à la décision, elles resteront tout de même ouvertes aux praticiens et à la doctrine pour servir de référence quant aux mesures déjà effectuées. Cela pourra engendrer de nouvelles difficultés. La jurisprudence va-t-elle pouvoir évoluer si le juge se réfère exclusivement à des décisions passées et ce dernier ne perdra-t-il pas une partie de son indépendance dans l’appréciation in concreto des cas particuliers à venir ?31 Par ailleurs, il est à craindre que des acteurs privés s’empressent, comme ils le font déjà, de créer de tels outils, ce qui peut poser des problèmes de fiabilité des données, d’accès aux codes sources32, etc.

14La numérisation les décisions de justice est une évolution nécessaire33. Cependant, comme 95 % du litige en matière de dommage corporel relève de transactions34, il est possible de s’interroger sur la pertinence de ces fameuses données qui ne seront sans doute pas représentatives des montants alloués véritablement aux victimes de dommages corporels. À noter, par ailleurs, qu’en matière d’accident de la circulation ce taux monte à 98,4 % selon le Fichier des victimes d’indemnisation35 (FVI36). En ce qui concerne les accidents de la circulation, l’article 26 de la loi Badinter37 avait, en effet, prévu la création d’un fichier recensant le montant des indemnités allouées. Il est toutefois regrettable de constater le manque de transparence de l’organisme qui ne précise pas combien de décisions sont recueillies et comment. On ne peut consulter que les décisions rendues entre le 1^er janvier 2019 et le 31 décembre 2021 et il y a une moyenne d’environ 10 décisions par recherche. Il est possible d’indiquer l’âge de la victime, son sexe, le taux d’AIPP38, le degré de souffrances endurées et le degré de préjudice esthétique permanent39. Il est possible d’aller jusqu’à 125 ans et d’ailleurs trois transactions sortent dans la fourchette : 115 ans à 125 ans. Afin de garantir une meilleure prise en charge de la réalité des préjudices subis par les victimes, lorsque la victime a recours a une transaction, il pourrait être rendu obligatoire la présence d’un avocat. Ce dernier pourrait s’assurer que le patient ne signe pas le protocole transactionnel avant que l’intégralité de ses préjudices soit réparée. Un auteur rappelle qu’il y a 95 % de transactions en matière de dommage corporel, mais que dans ces 95 %, seuls 45 % des indemnités totales sont allouées aux victimes. Pour les 5 % de décisions judiciaires restantes (même si ce sont souvent les plus grosses affaires), les juges octroient 55 % du montant des indemnités totales allouées aux victimes en France40.

15La plupart des auteurs notent aussi une différence de montants entre les deux ordres de juridiction41. Le juge administratif étant soupçonné d’évaluer en deçà de son homologue civil42. Cependant, l’un des grands problèmes liés à la mesure et au principe de réparation intégrale dont dépend la personnalisation du préjudice c’est qu’il est normalement impossible de rétorquer au juge administratif (cela vaut aussi pour le juge judiciaire) que le préjudice a été sous-évalué au regard de la pratique habituelle ou par référence à un barème. Cela reviendrait automatiquement, à la fois, à remettre en cause le principe de personnalisation du préjudice et la souveraineté des juges du fond dans l’appréciation in concreto des dits montants. Au contraire, plus les montants sont différents, plus cela porte à croire que les juges se sont détachés des barèmes et ont individualisé, conformément à leur mission, l’évaluation du préjudice43.

16Les outils et les données servant de mesure présentent des défauts qui invitent à l’humilité tout comme la démesure de certains préjudices qui heurtent le principe de réparation intégrale au point de se demander s’il est vraiment possible de les évaluer.

A. La démesure des préjudices de masse

18Dans la mythologie grecque, Hybris et une divinité personnifiant l’arrogance et la démesure. Elle a donné lieu à l’adjectif « hubris » en français à qui on donne un sens plus large. L’hubris, l’homme en est coupable en détruisant son environnement, en imaginant qu’il peut le réparer et en croyant qu’il peut mesurer la portée de la destruction qu’il a lui-même générée44. Il est, en effet, difficile de nier aujourd’hui l’influence néfaste de l’Homme sur son environnement. Afin d’y remédier, un certain nombre d’États, dont la France, a mis en place une législation pour réparer les préjudices écologiques. Ainsi, une loi de 2016 a introduit l’article 1246 dans le Code civil, qui dispose que : « Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer ». Il faut comprendre qu’il devra être réparé intégralement. Ainsi donc, à en croire le législateur, réparer intégralement ces préjudices serait possible. Contrairement au préjudice corporel, le préjudice écologique a vocation à être prioritairement réparé « en nature ». Cela est prévu par l’article 1249 du Code civil et c’est seulement en cas « d’impossibilité de droit ou de fait ou d’insuffisance des mesures de réparation » que le juge doit condamner le responsable à verser des dommages et intérêts, affectés à la réparation de l’environnement, au demandeur ou en cas d’incurie, à l’État.

19Cette réparation en nature intégrale pose de nouveaux problèmes et d’anciennes questions : comment mesurer le prix ou le coût de la nature ? Il est possible de prendre un exemple concret inspiré de la célèbre affaire des calanques de Marseille45 dans laquelle des braconniers ont prélevé illégalement des poulpes, des poissons et des oursins avec la complicité des restaurateurs des environs. Si on compte le nombre d’oursins qui ont été illégalement prélevés, on pourrait penser que la réparation intégrale du préjudice est assurée si on réintroduit le même nombre d’oursins dans le parc. Toutefois, comment s’assurer que la réintroduction ne va pas perturber ou aggraver le préjudice subi (argument utilisé par un juge du Tribunal judiciaire de Marseille le 6 mars 2020 pour refuser la réparation en nature) et comment s’assurer que les oursins réintroduits survivront et s’adapteront ? Est-ce qu’un suivi sera ordonné et qui sera en charge de l’effectuer ? On pourrait être tenté de demander la réintroduction d’un plus grand nombre d’oursins pour anticiper les pertes. Cependant, est-ce que le principe de réparation intégrale du préjudice ne s’y oppose justement pas ? Ce dernier qui prévoit une réparation idoine : pas moins, mais pas plus…En matière de préjudice corporel, une victime peut toujours demander la réévaluation de son préjudice en cas d’aggravation de ce dernier en lien de causalité avec le fait générateur. En théorie, les personnes visées à l’article 1248 du Code civil peuvent aussi demander une réévaluation en matière de préjudice écologique46, mais auront-elles les moyens techniques de mesurer l’évolution et la dégradation des dommages pour lesquels il a déjà été demandé réparation ? Il faut encore imaginer la destruction d’une forêt primaire (une forêt primaire est une forêt vierge47, il n’en existe plus en France à part peut-être en Guyane). Si cette forêt est détruite au cours d’un incendie, la forêt est perdue à jamais et aucune mesure de réparation ne pourra même compenser la perte d’un tel écosystème. Ce serait vraiment faire preuve d’hubris que d’imaginer que l’on peut supprimer, réduire ou même compenser le dommage. Par ailleurs aucune mesure de ce que l’on appelle la réparation par équivalent en nature ne permettra une quelconque réparation intégrale non plus (ni même le dispositif administratif de responsabilité environnemental48). Bien souvent donc, c’est en argent que le préjudice aura vocation à être réparé. Les impossibilités de fait49 ou de droit sont donc nombreuses ce qui est souvent critiqué car si le responsable peut payer des dommages et intérêts pour réparer, cela revient à réintroduire le principe du pollueur payeur et donc à instaurer un droit censitaire de polluer.

20Malgré toutes ces difficultés, des auteurs ont inventé de véritables référentiels permettant de classer, d’évaluer et de chiffrer les préjudices écologiques. En plus de la célèbre étude menée par Neyret et Martin, qui est une nomenclature50, plusieurs méthodes de chiffrage existent. Les premières sont préconisées par la loi du 1^e août 2008 sur la responsabilité environnementale. Il y a les méthodes dites HEA (Habitat Equivalency Analysis) et REA (Resource Equivalency Analysis)51. Les deuxièmes ont été élaborées par le ministère suite à la loi du 8 août 2016. Ce sont les MEB, les méthodes d’évaluation biophysiques qui différencient des méthodes de calcul en fonction de la gravité des dommages causés. La première, MEB, concerne les dommages non négligeables et de moindre gravité à l’environnement, tandis que la deuxième MEB concerne les dommages non négligeables et graves52.
Malgré les très sérieuses études qui ont été menées pendant plusieurs années par des groupes d’experts, les difficultés d’évaluation persistent et ce sont aux juges à qui revient la lourde tâche de trancher.

21Les MEB ne sont pas toujours utilisées et le juge paraît parfois gêné pour choisir une méthode de mesure des préjudices appropriée. Un arrêt récent est particulièrement illustrant à cet égard. Il s’agit de celui de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 4 octobre 202253 concernant la célèbre affaire des calanques de Marseille où ont eu lieu des pêches interdites. L’arrêt semble montrer l’embarras du juge judiciaire (qui ne peut être un spécialiste des modes de réparation par équivalent en matière environnementale) face à l’argumentation très technique des plaideurs. La Cour d’appel avait confirmé que la réparation en nature était impossible ce qui relève de son pouvoir souverain d’appréciation. Les juges du droit ont aussi rappelé que les juges du fond sont souverains quant à la méthode employée pour évaluer l’indemnité propre à réparer le préjudice écologique qu’elle a retenu. Or, dans cette affaire, les demandeurs au pourvoi soutenaient que la cour d’appel n’avait pas pris en compte le coefficient trophique des espèces prélevées. Le coefficient trophique prend en compte les interactions, dans un écosystème donné, de toute la chaîne alimentaire ce qui est indispensable pour mesurer au plus juste quelle est la quantité réelle de l’impact de prélèvements illégaux dans ce dernier. Par exemple, en prélevant des proies de prédateurs, cela peut nuire à ces derniers. Pour calculer au plus juste les conséquences indirectes d’un fait dommageable, il est alors possible de déterminer un coefficient trophique au regard du fonctionnement en pyramide de la chaîne alimentaire. Pour ce faire, la Cour de cassation fait référence à la loi de Koslovski et de Linderman. En effet, non seulement, l’application d’un coefficient trophique est contestée, mais sa méthode de calcul aussi. Les juges de la cour d’appel rappellent alors que :

« Si cette loi permet de dire que, dans un écosystème équilibré, le rapport massique de présence entre une espèce et son prédateur est de un à dix, le prédateur devant consommer 10 kg de proies pour former un kg de matière, elle n’est pas adaptée pour l’évaluation du préjudice écologique dans la mesure où, dans certaines études, le coefficient est de un à cinq et où cette règle a été instaurée non pas pour déterminer l’impact du prélèvement d’une espèce en haut de la pyramide de la chaîne alimentaire, mais pour étudier le fonctionnement d’un écosystème ».

La Cour de cassation fait le choix de consolider l’analyse de la cour d’appel qui a jugé que :

« Les prélèvements illégaux auxquels se sont livrés les intéressés suffisent à déterminer l’atteinte à la biomasse, sans qu’il soit besoin de faire entrer, dans le calcul du préjudice, le coefficient trophique qui correspond à une construction certes physique, mais aussi purement mathématique et intellectuelle, sans commune mesure avec les faits de la cause54,55 ».

22On voit donc là encore comment le principe de réparation intégrale est mis à mal par toutes les difficultés d’évaluation lorsqu’un juge est confronté à la démesure des préjudices écologiques générés par l’Homme.

B. La démesure du préjudice moral

23La France fait partie des pays qui indemnise le préjudice moral et qui propose une nomenclature détaillée, mais non obligatoire, de ces derniers. Ce soin dans la précision a conduit certains auteurs à observer un morcellement des nomenclatures, et une multiplication des chefs de préjudice conduisant, selon certains, à une « désintégration du préjudice moral »56. Il en résulterait alors une hausse artificielle et parfois pas toujours souhaitable des indemnités allouées57. Si peu d’auteurs remettent en cause les nomenclatures en matière de préjudices patrimoniaux58, il en va autrement en matière de préjudices extrapatrimoniaux et on assiste sur ce point à une confrontation : globalisation contre nomenclature59.

24Il est possible de prendre un exemple assez prégnant des difficultés d’évaluation du préjudice moral. Elles concernent le préjudice d’affection. La personnalisation de la réparation du préjudice d’affection, qui est pourtant conforme au principe de réparation intégrale, peut heurter. Si un justiciable formule une demande de réparation de son préjudice d’affection pour la perte d’un enfant à Aix-en-Provence et que ce dernier lui accorde une somme moins importante que celui de la Cour d’appel de Toulouse dans le cas d’une autre affaire, cela peut renvoyer un signal très négatif. En effet, cela revient à dire qu’un tel souffre plus de la perte d’un être cher qu’un autre. Par ailleurs, comme tout préjudice doit être démontré, cela conduit les plaideurs à faire étalage de leur souffrance et plaider l’indicible. Cela peut même s’avérer contre-productif car susceptible d’entretenir les victimes dans une spirale de douleur. En effet il faudra que la victime prouve parfois plusieurs années après la survenance du fait générateur, à cause du temps judiciaire, que sa souffrance est bien la même, qu’elle n’a pas été atténuée. Ainsi lors du procès des attentats du 13 novembre, pour minimiser le préjudice moral de certaines victimes, un auteur60 a dénoncé le cynisme avec lequel l’avocate du FGTI scrutait les profils « Linkedin » des victimes pour prouver qu’elles allaient mieux. L’une d’elles lui répondra : « Il n’y a aucune raison de minimiser ce que j’ai subi […] Je ressens ça. Je me sens jugé. C’est comme si on me reprochait de reconstruire une nouvelle vie et qu’on me reprochait tous mes efforts61 ».

La réparation du préjudice moral en général, et du préjudice d’affection, en particulier, reste l’une des plus grandes questions irrésolues de notre histoire juridique. Tout le monde s’accorde à dire que les versements pécuniaires sont la moins pire des solutions, mais très peu ose proposer sérieusement des alternatives non pécuniaires.

25Les alternatives existent pourtant du côté de la justice restauratrice ou par la véritable reconnaissance du statut de victime et mériteraient d’être plus sérieusement envisagées. En matière extrapatrimoniale, l’établissement d’un chef de préjudice spécifique permet parfois à lui seul d’assurer l’équivalence entre le dommage et la réparation62. C’est dire que l’on reconnaît la souffrance de la victime tout en confessant l’humilité qui s’impose par l’admission qu’aucune somme d’argent ne sera susceptible de la réparer ni de l’atténuer. D’autres mesures sont bien accueillies par les victimes63 : les médailles, les cérémonies ou même encore les mesures d’excuses contraintes. Cependant, les excuses contraintes, si elles ne sont pas sincères, ont peu d’intérêt. Il est donc nécessaire de faire œuvre de pédagogie et de volontarisme pour faire parvenir le fautif à résipiscence. Un terme qui peut être défini comme la « reconnaissance de sa faute, qui s’accompagne d’un retour au bien par une réelle volonté de correction »64. En l’état, le principe de réparation intégrale n’a pas d’effet performatif et se trouve mal nommé. Actuellement le droit ne permet pas toujours d’assurer aux individus la réparation intégrale de leur préjudice et c’est pour cela qu’il devrait être regardé comme un principe téléologique plutôt que comme un principe fondamental.

Il reste que le préjudice qui se répare le plus aisément est celui qui n’est jamais survenu. Il faut sûrement conférer au principe de précaution, en matière environnementale surtout, une effectivité qu’il n’a pas encore réussir à acquérir.