La réforme royale

3Les assemblées provinciales permettaient de rencontrer des hommes importants ; elles servaient de tremplin de carrière et Sieyès utilisa cette opportunité. Il fit partie de deux Bureaux3: le Bureau du bien public et de l’agriculture, le Comité pour les vingtièmes ; il fut également membre de Commissions intermédiaires.

4Colbert, en sa qualité d’évêque de Rodez, après Jérôme Champion de Cicé nommé archevêque de Bordeaux en janvier 1781, présida les séances d’ouverture de l’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne. Cette nouvelle unité administrative s’est ouverte le 20 août 1779 à Villefranche, à une égale distance de Rodez, Cahors et Montauban. Plusieurs Bureaux sont créés pour la taille, les vingtièmes, pour la capitation, les fonds de charité ainsi que les Bureaux du règlement, des grands chemins et des Affaires extraordinaires et du bien public4.

5Seignelay Colbert de Castelhill mit tout son talent de conciliateur au service de cette Assemblée, de 1781 à la disparition de ladite Assemblée en 1790. Pour procéder à la réfection du cadastre, l’Assemblée provinciale fait venir de Paris un jeune ingénieur géomètre, Henri de Richeprey, qui avait collaboré à l’Encyclopédie comme rédacteur de l’article Imposition. En 1785, Richeprey quitta la province et partit exploiter une propriété de Lafayette à Cayenne pour faire un essai d’émancipation graduelle des esclaves. Il meurt prématurément en 1787 à l’âge de 36 ans. Colbert qui s’était déjà signalé par ses interventions apaisantes faites au nom de l’archevêque de Toulouse lors de l’épizootie5 (épidémie qui frappe les animaux) de 1775, fait preuve en Haute-Guyenne d’un grand optimisme et d’indéniables qualités de diplomate ; par exemple, il fait lever l’interdiction de publier les procès-verbaux des Assemblées de 1782 et les fait imprimer car les conflits étaient nombreux entre l’Intendant et l’Assemblée provinciale (Lettre de Colbert à Calonne du 30 septembre 17846). Le progressisme de Colbert s’exerce aussi dans le projet d’établissement par l’Assemblée provinciale de cours d’accouchement en Haute-Guyenne : « Il fut décidé qu’il serait choisi 24 médecins-accoucheurs qui moyennant une rétribution de 100 livres, s’engagèrent à donner leur soin gratuitement aux femmes peu fortunées »7. Loménie de Brienne a également dans son diocèse de Toulouse, institué en 1784, un cours annuel gratuit pour la formation de sages-femmes issues essentiellement de la campagne8.

6Le projet de Colbert se concrétise moins dans la remise des impôts que dans la vivification générale de la Province (Intervention de Colbert à la fin 1785 qui donna lieu à de nombreux entretiens entre Colbert et Calonne). Les nombreuses lettres que Colbert a envoyées, se trouvent aujourd’hui partagées entre ses différents interlocuteurs. Les Archives de Rodez possèdent une partie de la correspondance échangée entre l’évêque et les procureurs généraux-syndics. Montauban aussi détient une partie de ces échanges épistolaires, par exemple sur les droits imposés aux cabaretiers. Le procès-verbal des séances de l’Assemblée provinciale tenues dans les mois de novembre et décembre 1786, fait état de rapports remarquables « sur les droits réservés, les grandes routes, les ponts et chaussées et la navigation, les ateliers de charité, les bêtes à laine, les haras, l’entrepôt des vins à Bordeaux, les mines, sur les cours publiques d’accouchement, sur la chaire de mathématique au Collège de Montauban, sur le projet du nobiliaire de la province, les améliorations générales (interruption des défrichement, accès aux fontaines minérales), la qualité des bêtes à cornes et enfin, sur le règlement concernant les disputes de compétence qui s’élèvent entre l’intendant et la Commission intermédiaire et qui portent sur l’exécution du Règlement de 1782 ; avec un Rapport sur le produit des récoltes dévastées notamment par la ‘grêle et les ravines’ et enfin avec un Rapport sur la comptabilité entre les trop imposés, les moins imposés, sur les décharges et modérations de la capitation et des 20^ème » 9. Tous ces rapports sont signés par l’évêque de Rodez et Galtié, secrétaire archiviste qui faisait partie de l’ordre du tiers-état.

7Le rôle de la Commission intermédiaire est aussi très important dans le fonctionnement de l’Administration provinciale entre les sessions. L’évêque de Rodez en faisait également partie. Face à Charles-Alexandre de Calonne, contrôleur général des Finances de 1783 à 1787, un ami des économistes qui nomma Dupont de Nemours conseiller d’État et directeur du commerce, Colbert en 1784 dût guerroyer contre le pouvoir royal qui semblait vouloir réduire les pouvoirs de l’Administration provinciale. En 1782, il avait dû lutter pour qu’on imprime les procès-verbaux de la session contre l’avis de l’Intendant Meulan d’Ablois nommé en 1780 et qui créait des difficultés à Paris et aussi contre Daniel  de Trimond, le tout dernier Intendant nommé10. Ces rapports aussi informatifs soient-ils, ne nous donnent aucune idée de la discussion entre les membres de l’Assemblée. Ils sont l’objet de plusieurs rédactions à partir de documents qui se trouvent toujours dans les Archives départementales de l’Aveyron et du Lot 11, mais nous ne savons pas la position que chacun défend. Le procès-verbal gomme toutes les contradictions et les oppositions.

8L’Assemblée provinciale de l’Orléanais à laquelle l’abbé Sieyès et Lubersac ont participé, nous semble plus riche d’informations. Sieyès a fait partie du Comité du vingtième, impôt pour lequel devait être établi un régime d’abonnement : il s’agissait d’une somme fixe, forfaitaire que la province s’engageait à verser au Trésor royal. L’abbé de Césarge et Lubersac qui ont été les protecteurs successifs de Sieyès, font partie de ce Comité du vingtième avec le comte de Rochambeau : « 19 novembre 1787, les mérites de l’abonnement y sont âprement discutés. Interroger les provinces abonnées qui depuis 1756 ont obtenu ce précieux avantage, elles vous diront les sommes immenses qu’elles ont épargnées et le repos dont elles ont joui » 12. Sieyès faisait également partie de la Commission intermédiaire pour représenter le clergé ; le chimiste Lavoisier représentait le tiers-état. Mais semble-t-il, la présence de Sieyès était intermittente. D’après la correspondance de Lavoisier, ce dernier était entré en discussion avec Sieyès : « Plusieurs de ces réflexions sont bonnes, écrit Lavoisier le 16 mai 1788. Mais elles auraient pu être présentées d’une manière plus modérée. Au total ce travail est entièrement à refaire »13.

9L’objectif de ce projet rédigé par Sieyès, était de parvenir par abonnement à « une répartition juste et proportionnelle entre les différents propriétaires »14. L’abonnement était une somme fixe que la province s’engageait à verser au Trésor royal. Dans l’édition de la Correspondance de Lavoisier, on apprend par Grimaux des faits scandaleux : le duc de Luxembourg ne paye rien, le baron de Montboissier était par rapport à la valeur de ses biens, sous-imposé. Au Comité du vingtième, le duc de Luxembourg, président du Comité et le baron de Montboissier se prononcent contre l’abonnement du Vingtième. En revanche Sieyès, Lubersac et le comte de Rochambeau se prononcent pour. Sieyès embrasse ainsi une cause populaire plus juste.

Les états généraux

10L’élection de Colbert aux états généraux a été certainement facile. Aucun commentaire ne vient entacher son élection par le clergé des bailliages de Rodez et de Millau15.

11L’abbé Sieyès, en revanche, essuya quelques échecs. Il n’est pas élu à Montfort-l’Amaury où deux curés l’emportent. Son nom n’apparaît pas non plus pour rédiger les cahiers de doléances du Clergé. D’ailleurs, il semble avoir renoncé à être l’élu du Clergé et décide de représenter le Tiers à Paris. In extremis, le 19 mai 1789, – les états généraux se sont ouverts le 5 mai –, il parvient à ses fins. Jean-Sylvain Bailly, l’astronome, alors secrétaire du Tiers de Paris, avait opportunément omis de mentionner l’exclusion des deux ordres, – la noblesse et le clergé – dans l’Assemblée du tiers ce qui rendit faisable16 l’élection de l’abbé Sieyès. Il fut élu de justesse au 3^ème tour de scrutin par 127 voix sur 247. Son élection fut remise en cause sans succès. Dans toute la France, il n’y eut que deux autres ecclésiastiques désignés par le tiers état, l’abbé du Plaquet, élu par le Tiers du bailliage de Saint Quentin et le bailli de Flachslanden, des districts réunis de Haguenau-Wissembourg.

12L’évêque Colbert n’a pas signé le Serment du jeu de paume. Pour la sénéchaussée de Rodez Millau, ont signé Rodat d’Olemps et Pons de Soulages. Pour Paris, Sieyès est cité comme signataire17.

13Sieyès apparaît dès l’ouverture des états généraux comme une personnalité clivante. Pourtant, selon le voyageur anglais Arthur Young, Colbert et Sieyès se sont rencontrés chez le duc de la Rochefoucauld-Liancourt : « Le 21 juin, dîner avec le duc de Liancourt au palais ; une nombreuse société de nobles et de députés des communes et parmi eux, le duc d’Orléans, l’évêque de Rodez, l’abbé Sieyès et Mr Rabaud Saint-Étienne »18. Young remarque ensuite la physionomie de l’abbé Sieyès, son intense curiosité, la mobilité de son visage ainsi que sa grande prudence. L’insignifiance de Rabaud Saint-Étienne, malgré d’incontestables talents, lui saute aux yeux. Il ne dit rien de Colbert dont les manières devaient être conformes aux habitudes de l’époque. La présence du duc d’Orléans à cette Assemblée n’était guère surprenante ; il se targuait de représenter les idées nouvelles. Sieyès faisait partie de l’entourage du duc, bien que dans sa notice sur lui-même, beaucoup plus tardive (1795), il se défend de toute proximité avec les Orléans.

14Le 19 juin 1789, le clergé se pose la question suivante : « Vérifiera-t-on les pouvoirs en commun dans la salle générale ou bien les vérifiera-t-on séparément ? ». L’arrêté suivant est adopté : « La pluralité du clergé assemblé est d’avis que la vérification définitive des pouvoirs soit faite dans l’Assemblée générale sous la réserve de la distinction des ordres et réservés de droit ». Dans la liste de la pluralité des membres du clergé19, y figurent notamment Champion de Cicé l’évêque de Bordeaux, Lubersac l’évêque de Chartres et Colbert de Seignelay l’évêque de Rodez- sénéchaussée de Rodez.

Dans l’examen du 19 juin 1789 par les communes, Sieyès intervient pour que l’on tienne compte des modifications qu’il avait apportées au texte. Il semble faire preuve d’une vigilance exceptionnelle ; il prend la parole pour s’imposer.

15Colbert s’est-il fait connaître comme l’un des sept évêques qui ouvrit le mouvement de rapprochement entre les ordres ? Cette initiative aurait donné à Colbert une grande popularité. Il aurait été paraît-il porté en triomphe dans les rues de Versailles le 25 juin. Mais cet événement n’est pas mentionné dans le Moniteur, dans les Archives parlementaires ni même dans le Dictionnaire des constituants de Edna Hindie Lemay qui fait autorité en la matière actuellement. Il se trouve dans la Nouvelle Biographie générale de Hoefer20 puis est repris dans le Dictionnaire des parlementaires français21. Mais sur quelles sources ces notices biographiques s’appuient-elles ? Dans l’Histoire parlementaire de la révolution de Buchez et Roux comme dans L’Histoire de la révolution française de Thiers, donnés en référence par Hoefer, la journée du 25 juin 1789 est consacrée à l’agression dont l’évêque de Paris est victime et l’épisode d’un triomphe de Colbert à Versailles n’est pas mentionné.

16En revanche, Claude-François Beaulieu, né Claude-Benoît Pioche, journaliste partisan de la monarchie constitutionnelle, écrit dans ses Nouvelles de Versailles du jeudi 25 juin : « L’évêque de Rodez dont on vante les vertus pastorales, se rendant chez Monseigneur l’archevêque de Paris, a été enlevé par le peuple qui le comblait de bénédictions : on n’a jamais voulu souffrir qu’il entrât dans l’hôtel ; sa Grandeur a été transportée dans les bras avec le plus grand respect et a été déposée dans la boutique voisine »22. Cet enlèvement qui semble d’abord vouloir protéger Colbert de toute violence, n’est pas un triomphe. Fait-il partie d’une construction apologétique pour accréditer le beau rôle du haut-clergé dans les premiers moments de la révolution ?

Sur la dîme ecclésiastique à l’Assemblée constituante

17Colbert et Sieyès ont participé au débat de l’article 7 sur les dîmes du projet relatif à l’abolition des privilèges, lors de la séance du 10 août 1789.

18Colbert veut maintenir la dîme : « En raison de la religion et de la décence du culte et comme une propriété des pauvres »23. Son discours n’a pas été retranscrit et publié dans les Archives parlementaires. Peut-être parce qu’il ne répondait pas aux demandes du temps. Néanmoins, Sieyès lui emboîte le pas et reprend l’article 7 du Comité de rédaction : « Les dîmes en nature, ecclésiastiques, laïques et inféodées, pourront être converties en redevances pécuniaires et rachetables à la volonté des contribuables selon la proportion qui sera réglée, soit de gré à gré, soit par la loi sauf le remploi à faire par les décimateurs s’il y a lieu »24.

19Mais la dîme n’est pas un impôt comme les autres, la supprimer enrichit le propriétaire et condamne le personnel ecclésiastique à mourir de faim.

20Sieyès propose donc la rédaction suivante : « Toutes dîmes seront rachetables en nature ou en argent, de gré à gré entre les communautés et les décimateurs ou d’après le mode qui sera fixé par l’Assemblée nationale et le prix du rachat des dîmes ecclésiastiques sera converti en revenus assurés, pour être employé au gré de la loi à leur véritable destination »25.

21La question de la dîme payée au Clergé est importante aux yeux de Sieyès. On retrouve là l’administrateur ecclésiastique qu’il a été avant la Révolution ; aussi consacre-t-il « aux biens ecclésiastiques… des observations sommaires » publiées qui enrichissent ce qu’il vient de dire dans son discours à l’Assemblée.

22Dans les Archives parlementaires qui, rappelons-le, sont une fabrication du XIX^ème siècle, le tome 8 sur les événements de 1789 est daté de 1875 et il y a une erreur page 389 : la brochure de Sieyès qui commence par : « Je ne réponds ni à la haine ni à l’envie » est mise au compte de l’abbé de Montesquiou.

23Dans la Gazette nationale ou le Moniteur universel (1789-1901) dont s’inspirent largement les Archives parlementaires en complétant le récit par des documents, l’abbé de Montesquiou tient un discours sur « l’antique origine de la dîme, sa consécration … depuis Charlemagne jusqu’à nos jours ». Cette confusion des orateurs est d’autant plus gênante que le texte de Sieyès accolé au nom de Montesquiou est du meilleur Sieyès, une réflexion originale sur l’état ecclésiastique : « Le service ecclésiastique est un service public » qui tranche avec les platitudes conservatrices de Montesquiou, son alter ego. Comme à d’autres moments dans sa carrière révolutionnaire, Sieyès prend des attitudes paradoxales. Il soutient la thèse du rachat de la dîme, le prix du rachat devant être affecté à l’entretien du service ecclésiastique, ce qui souleva l’opinion de l’Assemblée constituante contre lui. Les divergences entre la pensée de Sieyès et la révolution dans le déroulé des événements, arrivent très tôt : « Les gens à préjugés m’ont blâmé d’attaquer les privilèges. Aujourd’hui, ils me blâment de défendre la propriété… Ils servent le préjugé régnant »26. Sieyès n’avait pas l’esprit grégaire ; son indépendance se manifestait en dépit des pressions exercées par les coteries, un peu comme lorsque Thomas Payne27, sous l’influence de Condorcet, lui enjoint de défendre la cause républicaine et que Sieyès saisit cette occasion en juillet 1791 pour se ranger, malgré les risques, du côté d’une monarchie non héréditaire et idéalisée.

Une culture commune : le découpage administratif du territoire

24Dans les premiers moments de la Constituante, la supériorité rhétorique de Sieyès éclate.

25Colbert pourtant homme des Lumières, qui s’était distingué dans la gestion de l’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne, ne trouve pas ses marques dans l’Assemblée constituante. Il ne semble pas doué d’une capacité d’éloquence exceptionnelle, mal à l’aise dans les remous des débats. La simple invocation de la tradition n’était plus recevable dans ce début de révolution. Se rallier au tiers n’était pas suffisant, il fallait désormais compter avec une opinion publique violente, brutale, rancunière d’un point de vue social. Sieyès quant à lui, transforma la révolution en une course d’obstacles. Son évaluation des situations, son audace comme sa réserve, lui permirent à la fois de s’exprimer, de survivre aux événements jusqu’au retour des Bourbons sous le règne desquels il s’exila à Bruxelles. Il avait voté la mort du Roi. Pendant la prise de pouvoir des Jacobins, il se réfugie et se fait oublier chez Mme Helvétius à Auteuil. Colbert, d’origine écossaise, choisira l’exil en Angleterre.

26Sur les quelques apparitions que fit Colbert à l’Assemblée constituante, apparitions retenues par le Dictionnaire des Constituants de Lemay, il en est une où il exprime un avis positif sur la division administrative du royaume.

27Il soutient l’établissement du canton en ces termes : « Il existe peu de contrées d’une étendue de 4 lieues carrées où il ne se trouve une habitation propre à former un chef-lieu et où il n’existe assez de gens instruits qui éclairés par une correspondance directe avec l’Assemblée de départements ne soit en état de remplir les fonctions qui leur seraient confiées. Je regarde en conséquence l’établissement des cantons comme très praticable et très utile » (12 novembre 1789)28.

28C’est l’ancienne expérience de Colbert comme gestionnaire de l’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne, en charge de la réfection du cadastre, qui s’exprime ainsi. En homme pratique, il veut rationaliser l’administration du territoire au titre d’une meilleure communication entre les administrateurs et les administrés. À l’Assemblée provinciale, il s’était affronté aux « effets de l’amour de l’indépendance et au désir d’exercer quelque empire ». Dans la droite ligne de l’esprit de la Constituante, il défend sans réplique l’intérêt général opposé aux volontés et aux intérêts particuliers. Il a un goût pour la topographie, égal à celui dont Sieyès fait état dans son Discours sur le veto royal (7 septembre 1789)29.

29Sieyès défend la nécessité de présenter à l’Assemblée « un plan de municipalité et de province tel qu’on puisse espérer ne pas voir le Royaume se déchirer en une multitude de petits États sous forme républicaine »30. Dans ses réflexions sur le pouvoir municipal, il s’inspire des traités de topographie qu’il a lus, tel celui de Robert d’Hesseln, censeur royal (Paris, 1780). Dans ses archives très abondantes qu’il n’a jamais voulu publier de son vivant, déposées aux Archives nationales, il écrit : « J’appelle canton une surface territoriale de 4 lieues carrées, il y en aura 9 dans chaque commune »31.

30La distribution des populations sur le territoire national était un grand souci des Constituants. Sieyès revient à plusieurs reprises sur la question dans une perspective assez comparable à celle de Colbert. Sa perception est strictement géographique et sur les cantons, il écrit : « On doit faire attention que les dernières subdivisions que le comité appelle des cantons ne pourrait sans inconvénient être de plus de 4 lieues carrées32 ». Tous les Constituants, Barère de Vieuzac et Mirabeau notamment, n’adhéraient pas à cette vision abstraite et géométrique d’une administration territoriale qui ne tenait pas compte de la diversité des terrains et des paysages.

Droit naturel et paix perpétuelle

31Malgré les treize années qui séparent les deux hommes, l’univers culturel dans lequel ils puisent est le même. En 1770, Colbert s’essaye à un exercice désormais classique avec son ouvrage Les éléments du droit de la nature et de la morale naturelle33 après les grands travaux des jurisconsultes du jus naturalis tels Grotius, Pufendorf et Burlamaqui. Colbert les cite page XXXI. Le ton qu’il adopte est résolument optimiste et sa confiance dans les talents de l’homme ne se dément pas : « Anges de la paix, ce sont vos talents, vos vertus, votre courage dûment employé et joints à la docilité et à la soumission des peuples, qui donnent de la constance à la Société, qui la lient et en assurent le bonheur et le repos »34. Cette introduction marque l’orientation du droit naturel chez Colbert : la recherche du bonheur. Dans l’Index, il réserve huit entrées au mot bonheur : bonheur naturel ; bonheur naturel individuel ; bonheur moral ; bonheur facile, prompt, assuré ; bonheur général ; bonheur présent, éloigné, caché ; bonheur futur ; bonheur des sociétés civiles et politiques35.

32La classification des notions que propose Colbert n’inclut pas ce qui faisait pourtant lien à l’époque : le serment et la promesse, deux actes majeurs de l’intégration sociale. Ces deux notions ne figurent pas dans la « Table » de Colbert alors qu’elles sont abondamment discutées par ses prédécesseurs en droit naturel. Comment remplir les conditions de l’acte de langage pour qu’il s’effectue correctement ? Telle n’est pas la préoccupation de Colbert alors que l’acte de serment devient, grâce aux événements révolutionnaires, une allégorie (Serment du jeu de paume…). En revanche, l’égalité entre les hommes du point de vue de leur constitution et de leur destination résonne haut et fort : « on peut dire que tous (les hommes) sont naturellement égaux »36. L’égalité de propriété, de même que le bonheur, se mesure « en proportion avec le travail de chacun et avec la manière dont il dirigera et mesurera ce travail »37. La question du tyrannicide et celle de la résistance à l’oppression n’est pas abordée par un Colbert décidément plus philosophe rationaliste que révolutionnaire.

33Colbert a écrit et publié en 1782 un deuxième ouvrage intitulé Projet d’un traité de paix générale et perpétuelle en Europe38 avec une « Adresse à Louis XVI ». Il y expose son point de vue moral et politique sur « le droit et l’intérêt des nations chrétiennes de l’Europe et de tous les sujets qui les composent ». Il veut alerter le Roi sur l’état de crise dans lequel se trouvent « les droits essentiels de l’homme, la liberté et la paix de l’Europe, de chaque État et de chaque individu ». Colbert avait-il des ambitions diplomatiques, voulait-il être conseiller du Roi pour les affaires extérieures ? Il signe sa proposition en mai 1782. Cette « Adresse au Roi » est suivie par des « Explications préliminaires » composées de trois chapitres et qui forment en tout cinquante-deux pages :

34« La convenance et la cupidité » ont été les principaux moteurs de l’action des souverains et des vassaux. Le renversement des Empires et l’extinction des premiers possesseurs ignorent les lois de l’humanité. Ils ont institué une situation de violence et de persécution bien que le christianisme, toutes les lois faites pour les autorités suprêmes, ecclésiastiques, civiles et militaires « n’ont pour objet que de maintenir les différents individus dans leurs droits personnels, dans leurs possessions privées… sans viser à rendre la jouissance de toutes choses communes »39. De cette désunion est née « une anarchie… en droit public ou commun… des dissensions, des guerres, des calamités, des ruines, une grande effusion de sang »40. Colbert conclut donc que les nations et les individus qui les composent jouissent du même sort. Il maintient toujours ce parallèle. Ainsi faut-il instituer une règle de conduite qu’il définit ainsi : « Tolérance mutuelle de la liberté naturelle d’agir », énoncée déjà dans le Décalogue. Il annonce qu’il consacrera un traité particulier au principe du droit de la nature41. Ce grand travail ne semble pas avoir été fait, peut-être interrompu par d’autres urgences liées à sa fonction d’évêque prise dans la réforme royale ou par la Révolution. Quoiqu’il en soit, l’entreprise de Colbert n’est pas nouvelle. La vision d’une Europe unie tendant vers une parfaite égalité, « un seul état politique » afin de ne former qu’une seule nation, ce gouvernement général procurera le bonheur et la paix. Mais ce bonheur ne signifie pas désarmement, « ce serait exposer – ces nations de l’Europe –… à devenir la proie du Turc »42.

35« J’ai considéré enfin qu’en portant la guerre au-dehors contre les ennemis du nom chrétien »43… ainsi propose-t-il en fait une sorte de croisade régulée par une « loi sage, juste et bienfaisante ».

36Le chapitre II est consacré aux principes sommaires du droit de la nature et des gens : « Donner une légère idée de l’influence effective de ce droit sur le bonheur des hommes »44. Il prévoit de longs développements sur un « portrait de l’homme dans le tout de sa nature… pour satisfaire ses besoins et effectuer son bonheur »45. La référence aux sauvages de l’Amérique46 qui n’ont jamais cessé de hanter les dissertations sur le droit naturel, sert de contrepoint à l’homme civilisé. Hobbes, Machiavel et ceux qui les suivent « n’admettent point pour les souverains des règles naturelles de droit et une loi naturelle de conduite »47.

37Colbert tente une synthèse difficile entre une philosophie fixiste de la loi naturelle, des conduites qu’elle inspire et un discours sur les circonstances accidentelles de l’histoire qui ouvrent à la conquête. L’union entre les nations qu’il propose sur la base de leur intérêt mutuel, est une analogie avec celle des hommes en société politique. Cette analogie se poursuit dans son texte : comme les individus qui adoptent des freins à leur conduite selon l’ordre, la justice et la paix pour assurer les propriétés, l’union des nations reproduit ce même système régulateur. Le chapitre III^ème et dernier revient à la dimension nationale et à la description de son gouvernement. La constitution d’une société politique composée d’une grande multitude d’individus, met en place des freins, des conventions et des hiérarchies stables ; les nations chrétiennes de l’Europe imitent et perpétuent cette organisation.

38Colbert s’inscrit dans le sillage de l’abbé de Saint-Pierre qui, en 1713, à la fin du règne guerrier de Louis XIV, rédige un Traité de paix perpétuelle48. Alerté par la grande misère du peuple et par l’excessive violence exercée par les souverains à travers des guerres continuelles, l’abbé de Saint-Pierre ne magnifie pas pour autant les sociétés sauvages sans loi ni stabilité. Il fait de la real politik et examine l’équilibre des puissances tel qu’il existe. Il raisonne sur deux exemples, l’Union germanique et la Société européenne conçue par Henri IV et Sully. Il procède par comparaison et c’est une histoire factuelle qu’il invoque. Le projet de la Société européenne a été du temps de ses inventeurs proposé à de nombreux rois européens et chrétiens : « Rien de plus naturel que de croire qu’un projet de Traité qui a été approuvé comme avantageux par dix-huit ou dix-neuf souverains d’Europe, il y a cent ans, peut encore être approuvé par leurs successeurs »49. Une vision longue durée permet à l’abbé de Saint-Pierre d’entrevoir une union permanente dans deux-cents ans. Il parle de 1912 – une union permanente entre les souverains chrétiens et même des relations d’arbitrage avec des « souverains mahométans » leurs voisins50. Ce désir de paix devait favoriser le commerce étranger comme le démontre la République de Venise51.

39Jean-Jacques Rousseau s’était engagé à faire un résumé critique de l’œuvre de l’abbé de Saint-Pierre. Son jugement oscille entre le dithyrambe d’un éloge et une sévérité sans retenue : il commence par ces mots : « Comme jamais projet plus grand, plus beau, ni plus utile, n’occupa l’esprit humain que celui d’une paix perpétuelle et universelle entre tous les peuples de l’Europe, jamais auteur ne mérita mieux l’attention du public »52. Mais très vite, le compliment se gâte lorsqu’il écrit : « Ainsi quoique le projet fut très sage, les moyens de l’exécuter se sentaient de la simplicité de l’auteur, il s’imaginait bonnement qu’il ne fallait qu’assembler un Congrès, y proposer ses articles, qu’on allait les signer et que tout serait fait »53. Rousseau renonça à rendre sa copie à son solliciteur. Son texte ne parut pas du vivant de l’auteur du Contrat social mais pour la 1^ère fois à Genève en 1782 dans l’édition de ses Œuvres complètes par Moultou et Du Peyrou54.

40Colbert, dans son Adresse au Roi, inscrit « mai 1782 ». Faut-il y voir le signe d’une influence de Rousseau sur l’évêque ? Lorsque Rousseau résume le chef-d’œuvre de l’abbé de Saint-Pierre, il met en avant l’intérêt public de chaque souverain européen. Henri IV semblait se préparer à l’accomplissement de cette union dans une Europe attentive à ses moindres mouvements. Son assassinat empêcha l’exécution du projet. Rousseau conçoit l’état de guerrier comme une disposition acquise, à force d’habitude mais en aucun cas, à propos de l’homme naturel qui aspire au repos et à la tranquillité, il n’est parlé de bonheur55 sans limite comme le fait Colbert en toute ingénuité : « Les bornes… écrit Colbert… me permettent de poser ici les grands principes, seulement du droit de la nature ; de donner une légère idée de l’influence effective de ce droit sur le bonheur des hommes qu’il a pour objet ; d’en faire ensuite, par analogie, l’application aux nations de l’Europe dans leurs rencontres, démêlés d’intérêt et négociations ensemble, de marquer de même l’influence de ce droit sur leur bonheur et d’en déduire le droit des nations ou des gens »56.

Colbert semble-t-il, glisse de la recherche du bonheur par le droit naturel, déjà annoncée dans son précédent Traité, vers un élan hédoniste très fin de siècle qui caractérise la période révolutionnaire. Rousseau se situait dans une toute autre perspective.

41Sieyès, comme Colbert, est également un adepte du droit naturel bien que des professeurs de droit public du XX^ème siècle voient en lui un précurseur du droit constitutionnel contemporain : « Cette signification moderne de la notion de constitution avait déjà été pleinement aperçue et nettement précisée par Sieyès à une époque où cependant prédominait encore à cet égard les conceptions de l’école du droit de la nature » écrivait le publiciste Raymond Carré de Malberg dans les années 192057. Paul Bastid, le premier biographe de Sieyès, prétendait que le révolutionnaire était à la source « des principes constitutionnels sur lesquels nous vivons encore »58. L’important semblait être à l’époque d’extraire Sieyès de ce courant de droit naturel, coupable de niaiserie politique et incapable de fonder et de garantir des droits. Pourtant, dans la lignée sensualiste ouverte par Condillac, Sieyès très jeune a fait l’éloge de la jouissance individuelle : « Éviter la douleur et jouir, voilà les principes de toutes les actions de l’homme. Il serait avantageux pour lui qu’il connut les moyens possibles de faire l’un et l’autre, c’est ainsi qu’il parviendrait au plus grand bonheur possible »59.

42Cette recherche du bonheur et celle des moyens pour y accéder est essentielle dans la pensée politique de Sieyès. Elle le relie à cette littérature des années 1760 qu’il a abondamment lue dans sa jeunesse. Les ouvrages de Jean-Henri Samuel Formey (1711-1797), secrétaire de l’Académie de Berlin, viennent en tête des ouvrages de référence que cite Sieyès dans sa « Bibliographie » qu’il a soigneusement établie, riche de plus de 200 pages manuscrites60. Le Temple du bonheur ou recueil des plus excellents traités sur le bonheur, extraits des meilleurs auteurs anciens et modernes, attribué par Barbier à L. Castilhon cité à trois reprises dans le choix de Sieyès, comprend outre les textes de Formey et de Castilhon, des extraits de La Vie heureuse traduits de Sénèque par La Mettrie et deux discours de Maxime de Tyr traduits par Formey. Sieyès, dans ses « Bibliographies », se montre épris de sciences naturelles ; il puise abondamment dans le chapitre 3 du Tome IV de Gilbert Burnet Défense de la religion tant naturelle que révélée, La Haye 1738 – ce chapitre 3 correspondait à la théorie physique de Guillaume Derham (1657-1735), qui avait paru en anglais en 1713, ouvrage douze fois réédité en 50 ans et traduit en plusieurs langues61. Guillaume  Derham était un philosophe naturaliste, ministre de l’Église d’Angleterre, Président du collège St-John’s d’Oxford. En revanche, Sieyès, dans sa sélection de livres, cite très peu l’Encyclopédie62.

43Tout au long de sa carrière, l’abbé, dans son activité législative, ne perdit jamais sa confiance dans le droit naturel. Il traite d’hérétiques du droit naturel entre autres, Hobbes, l’auteur du Léviathan, Bayle l’auteur du Dictionnaire critique, Mandeville et sa Fable des abeilles et enfin Montaigne avec ses Essais63.

44La notoriété de Sieyès qui ne se dément pas jusqu’à l’Empire, tenait à son rôle de faiseur de constitution par excellence, en phase avec les aspirations du peuple révolutionnaire. Edmund Burke, l’homme politique anglais (1727-1797), dans une lettre à un Lord se moquait de Sieyès et de son appétence pour les constitutions : « L’abbé Sieyès a des nids entiers de casiers remplis de constitutions toutes faites, classées, triées et numérotées ; adaptés à chaque personne et à chaque fantaisie ; certains avec le haut du motif en bas, et certains avec le bas en haut ; certains unis, certains fleuris… ». De cette activité quasi-maniaque, nous ne retiendrons que la discussion sur la Constitution de l’An III. Elle nous semble la plus fertile sur le sujet et ancrée dans une urgence politique certaine. Il s’agissait que la Convention se dote d’une nouvelle Constitution et c’est à cette occasion qu’il prononce deux grands discours le 2 et le 18 Thermidor l’An III. Ces discours sont restés largement incompris de ses contemporains que ses formules déconcertent. Ainsi dit-il dans son 1^er discours « En fait de gouvernement et plus généralement en fait de Constitution politique, unité toute seule est despotique, division toute seule est anarchie : division avec unité, donne la garantie sociale sans laquelle toute liberté n’est que précaire »64. Sieyès a fait plusieurs dessins pour montrer comment il imaginait ce mouvement politique : « Action ascendante, action descendante », les Assemblées primaires de la Nation sont le point de départ, le point d’arrivée est le peuple recueillant les bienfaits de la loi65.

45« Je ne connais que deux systèmes de division des pouvoirs : le système de l’équilibre et celui du concours où en termes à peu près semblables, le système des contrepoids et celui de l’unité organisée »66. Sieyès opte pour l’unité organisée, il récuse tout ce qui rappelle la Constitution anglaise et ses jeux de contrepoids ; dans la foulée, il demande la formation d’une jurie constitutionnaire : « C’est un corps de représentants que je demande avec mission spéciale de juger les réclamations contre toutes les atteintes qui seront portées à la Constitution… Voulez-vous donner une sauvegarde à la Constitution, un frein salutaire qui contienne chaque action représentative dans les bornes de sa procuration spéciale, établissez une jurie constitutionnaire ; sa nécessité est si palpable que je passe tout de suite à ma seconde demande »67. Sieyès fonde son système politico-constitutionnel sur l’idée de division du travail qui caractérise la modernité d’où son attraction pour l’œuvre d’Adam Smith68. Après l’expérience jacobine et ses dérives despotiques, s’imposait l’existence de ce corps élu, désigné de façon énigmatique de Jurie constitutionnaire qui rappelle notre Conseil constitutionnel contemporain et qui a pour finalité de contrôler la conformité des lois aux principes de liberté et d’égalité portés par les citoyens. Mais la jurie constitutionnaire, dans tous les dessins de Sieyès est surmontée par les droits de l’homme et du citoyen, ce qui indique une hiérarchie inchangée des valeurs malgré des retouches incessantes. Les droits de l’homme sont toujours mentionnés et Sieyès leur donne une force constituante. Il écrit dans ses Manuscrits :

« 1- Déclaration des droits (communs à tous les hommes existants sur le territoire, communs à tous les domiciliés, communs à tout citoyen pour assurer tous ses droits, il faut un établissement public complet d’où 

2- Constitution française ou organisation de l’établissement public, établissement organisé »69.

46Ce moment constitutionnel, très important pour comprendre Sieyès, ne lui fait pas pour autant oublier les droits de l’homme individuels. Sieyès, dans cette discussion de l’An III, n’a pas évolué, ce que la lecture de ses Manuscrits dans les Archives nous confirme. Sa Jurie constitutionnaire nous vient partiellement d’Harrington (1611-1677), l’auteur anglais de Oceana (1656)70. Simplement, c’est en l’An III que Sieyès décide de se dévoiler ; peut-être avait-il eu peur en 1789, que sa jurie constitutionnaire ne ressemble trop à un pouvoir de notables ? Sa correction avec l’énoncé des droits de l’homme réduit ce risque d’interprétation.

Que nous apporte la comparaison entre Colbert et Sieyès ?

47Colbert qui a 13 ans de plus que Sieyès, met tout son savoir-faire dans la réforme royale pour aplanir les abus de la monarchie et son désordre fiscal. La Révolution le surprend en pleine activité à l’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne qui survit jusqu’en 1790. Il déploie une énergie et un art épistolaire hors du commun ; il semble très attaché à ses amis, à son cadre de vie. On peut considérer qu’il quitte la France révolutionnaire en mai 1792, moins pour des raisons doctrinales attachées à la constitution civile du clergé votée en 1790 que pour des raisons sociales. Comme Loménie de Brienne, son mentor, il se montre incapable de supporter la violence révolutionnaire qui désormais marque les rapports de vie en société d’où sont bannis politesse et respect des titres. Pour lui, la noblesse impliquait des responsabilités auxquelles il ne s’est jamais soustrait. À l’administrateur ecclésiastique, il ajoutait la civilité qu’il retrouvait dans les mœurs des salons. Il est, en 1775, toujours en correspondance avec Mme du Deffand, qui fut l’un des grands appuis du jeune Étienne-Charles de Loménie de Brienne71.

48Sieyès en revanche était un taiseux, d’une éloquence maladroite bien qu’il ait prononcé de nombreux discours mais toujours accompagnés d’une publication éditée dans le cadre des Assemblées de la Révolution. Son œuvre politique, allant de Qu’est-ce que le tiers-état ? (1788-1789), œuvre majeure à l’époque, aux Discours de l’An III, n’évolue pas. Il part dans les années 1770 d’une somme de connaissances recueillies à travers un grand nombre de lectures dont ses « Bibliographies » nous donnent un éclairage précieux. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il ait lu tous les livres qu’il cite. On peut considérer néanmoins que ses grands centres d’intérêt sont déjà là : Spinoza, Harrington, le droit naturel, les sciences naturelles, les philosophes grecs et latins, son goût pour les auteurs anglais. On sait qu’on lit peu sous la Révolution tant la pression des événements était grande. C’est le moment des brochures et Sieyès excellait dans les formats courts. Il se servira de cette somme de connaissances comme d’une réserve qu’il entendait garder secrète. Sa vie durant, malgré de nombreuses sollicitations, il refusera obstinément de publier ses archives égarées puis retrouvées à la fin des années 1960. Cette redécouverte après deux siècles, modifie considérablement son portrait intellectuel. Il apparaît plus nettement comme un homme des Lumières et sa tentative d’alimenter l’actualité politique de la Révolution par une culture qui la déborde a été peu comprise par les historiens qui se sont intéressés à lui. Sa singularité semblait énigmatique mais sa capacité d’user de formules percutantes lui assura, sous la Révolution, une popularité à nulle autre pareille. Son œuvre constitue un trait d’union entre les Lumières et la période révolutionnaire pourtant considérée d’habitude comme une fracture politique radicale – ce qui le rapproche de Colbert.