L’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne

3L’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne1, créée en 1779 ‒ un an après l’Assemblée provinciale du Berry2 ‒ occupait le territoire de généralité de Montauban et comprenait les anciennes provinces du Rouergue et du Quercy (actuels départements du Lot et de l’Aveyron avec une partie de Tarn-et-Garonne)3. Elle naît de la volonté du ministre Necker, suivant les plans qu’il avait exposés dans son Mémoire donné au Roi en 1778 :

« si votre Majesté pouvait instituer une Administration, qui, aplanissant le chemin de sa justice, ne fût qu’un obstacle possible aux abus de pouvoir, ce serait peut-être à ses yeux un point de perfection, puisque après avoir fait le bonheur de ses peuples pendant son règne, elle en serait encore le bienfaiteur dans les tems les plus reculés ; je cherche de nouvelles réflexions pour y répondre »4.

« l’expérience et la théorie indiquent également que ce n’est point avec des hommes supérieurs, mais avec le grand nombre de ceux que l’on connaît et qu’on a connu, qu’il est juste de comparer une Administration Provinciale, et alors toute la préférence demeurera à cette dernière ; car, dans une commission permanente composée des principaux propriétaires d’une Province, la réunion des connaissances, la succession des idées donnent à la médiocrité même une consistance, le concours de l’intérêt général vient augmenter la somme des lumières, la publicité des délibérations force à l’honnêteté ; et si le bien arrive avec lenteur, il arrive au moins ; et une fois obtenu, il est à l’abri du caprice et se maintient : au lieu qu’un Intendant rempli de zèle et de connaissances, est bientôt suivi par un autre qui dérange ou abandonne les projets de son prédécesseur. »5.

4Les projets de réformes aspiraient alors à plus de justice sociale, visant à réduire les inégalités et à simplifier le système des finances publiques. Ils rencontrèrent l’opposition d’une partie de la noblesse et de la bourgeoisie qui voyaient là un bouleversement de l’ordre social établi, ainsi que des administrations provinciales : intendants et Parlements, dont le pouvoir contesté se trouvait remis en cause6.

5Les 20 années d’existence de cette Assemblée, seront marquées par la présidence des deux évêques de Rodez qui vont promouvoir l’institution avec autant de zèle que d’énergie : l’évêque Jérôme Marie Champion de Cicé7 de juillet 1779 à janvier 1781 et à sa suite l’évêque Seignelay Colbert de Castel Hill8 de janvier 1781 à décembre 1789.

6L’évêque Champion de Cicé qui en fut le premier président, à la demande de Necker, avait rempli les fonctions d’agent général du clergé de 1765 à 17709 avant d’être nommé à Rodez le 24 juin 1770. Installé le 8 août 1771, il consacra ses premiers travaux à une plus juste répartition de l’impôt et à l’amélioration des voies de communication. C’est ainsi qu’il lança, dès son arrivée, une grande enquête sur l’État du diocèse de Rodez en 177110, puis à partir de l’année 178011 une vaste entreprise consistant à la réfection complète du cadastre de la province confiée à J.F. Henry de Richeprey12. Ce dernier relèvera dans ses travaux préliminaires13 l’engouement de l’évêque et de la population pour son entreprise :

« Mgr Colbert nouveau président satisfait du projet et des travaux commencés en prit la défense. Obtint à la Cour les décisions favorables et concilia tous les esprits dans la province. C’était un spectacle digne de l’admiration des bons citoyens, de voir l’enthousiasme avec lequel M. L’Évêque de Rodez et votre Commission intermédiaire se livraient au bien public et comment chacun de vous Messieurs et de vos correspondants les secondaient ».

7Richeprey publiera en 1785 la Description des sols de la Haute-Guyenne14, ouvrage destiné à servir de manuel et de guide aux géomètres pour l’évaluation du revenu des terres et laissera un précieux journal de voyage15.

Les travaux de l’Assemblée provinciale

8Lors de sa première assemblée qui se tient à Villefranche de Rouergue le 14 septembre 1779, cinq bureaux sont constitués16 :

• le Bureau pour la taille et les vingtièmes qui s’occupait de l’allivrement c’est à dire de la fixation de la base d’imposition estimée d’après nature, superficie, qualité pour tout bien foncier. Ce qui conduisit d’une part à une identification et description de la nature des sols et d’autre part, à leur répartition par propriétaires.
• le Bureau pour la capitation qui s’occupait de l’impôt sur le foyer fiscal.
• le Bureau du règlement qui s’occupait de l’organisation interne de l’Assemblée et de la composition des bureaux.
• le Bureau des grands chemins qui s’occupait de la construction et de l’entretien des grandes routes.
• le Bureau des affaires étrangères et du bien public qui s’occupait d’enseignement, d’agronomie, d’agriculture, de santé, de cadre de vie, de charité, de navigation.

9Ses membres répartis dans le clergé, la noblesse et le tiers état, acquis pour la plupart aux idées nouvelles, ne manquèrent pas de se signaler par leur engagement en faveur du bien public, comme c’est le cas pour Jean d’Espradel d’Allaret, agronome, physiocrate qui introduisit dans le millavois la culture du sainfoin et du trèfle et développa dans la région la connaissance de la pomme de terre17. Il fut aussi à l’origine de l’inspiration littéraire de La Primo Rouergasso, en formo de Géourgiquos de Claude Peyrot, comme l’avouera ce dernier :

« Dins lou cap, Desprodels, m’obios més lo pensado
De descrioure en Potois los sosous de l’onnado...
S’ogissio pas de mens qué de fa lo pinturo
De tout ce qué dins l’an nous ouffris lo noturo.18»

10En 1781, paraîtra sous le titre Les Quatre saisons, ou les Géorgiques patoises son œuvre définitive avec une dédicace « à Monseigneur Jérôme-Marie Champion de Cicé, Évêque et Comte de Rodez, Président des États de la Haute-Guienne » à qui il dévoile son souci de « retracer les mœurs innocentes et les utiles travaux des Cultivateurs de nos montagnes, cette précieuse portion de votre Troupeau, qui, quoique cachée au sein des rochers, ne vous en est ni moins connue ni moins chère »19.

11Les Procès-verbaux des séances de l’Assemblée Provinciale de Haute- Guyenne publiés par l’imprimeur Védeilhié à Villefranche20, seront salués par le physiocrate Dupont de Nemours qui relève dans son Journal de l’agriculture21 :

« S’il pouvait avoir quelques doutes sur l’utilité des nouvelles Administrations provinciales, rien ne serait plus propre à les dissiper que la lecture de ce Procès-verbal. Nous en extrairons quelques articles qui donneront certainement à nos Lecteurs une haute idée de la sagesse, des lumières, et surtout de l’esprit de Patriotisme des Citoyens à qui notre Monarque bienfaisant a remis le soin de l’éclairer sur les vrais intérêts de cette portion de ses Sujets qui habite le Rouergue et le Quercy ».

Mgr Colbert de Castlehill

12En 1781, Jérôme Marie Champion de Cicé quitte l’évêché de Rodez pour rejoindre l’archevêché de Bordeaux laissant sa place à Monseigneur Seignelay Colbert de Castel Hill. Nommé le 28 janvier 1781 le nouvel évêque devient à ce titre président l’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne. L’Assemblée doit alors se heurter aux résistances des ennemis du projet. Ces résistances seront accentuées après le 19 mai 1781, date du renvoi de Necker qui en était l’initiateur. Confronté à la décision de l’Intendant de la province22 qui s’opposait à l’impression de Procès-verbaux, Colbert répond alors au Ministre pour défendre son institution :

« l’impression de nos procès-verbaux est utile, elle excite le zèle pour la bien public, elle a donné aux habitants de la Province une énergie qu’ils n’avaient pas auparavant. Cette impression ne peut compromettre en rien le gouvernement, car nos délibérations ne sont pas son ouvrage, mais le nôtre »23.

13Sous son mandat seront poursuivis avec abnégation les grands chantiers entrepris par l’Assemblée. L’évêque se rend régulièrement à Paris pour y défendre les intérêts de sa province et reste néanmoins en contact étroit avec ses paroissiens qui lui témoignent de leur reconnaissance, comme lors de cette journée d’octobre 1781 où lors de sa venue à Millau « on lui fit une réception éclatante. Elle dépassa celle qui avait été faite en 1771, à son prédécesseur Monseigneur de Cicé, et pour les frais de laquelle la ville avait dépensé une somme d’argent considérable »24. Protecteur des arts et des lettres, il patronne l’aéronaute Carnus25, le poète Claude Peyrot26 et l’historien Bosc27. Ce qui fera dire à ce dernier :

« son caractère franc, loyal populaire et affectueux l’a fait regretter généralement de tous ses diocésains. Je dois un hommage public aux soins qu’il s’est donné pour procurer les matériaux qui ont servi aux mémoires que j’écris sur l’Histoire du Rouergue. Il fut comme tous les Colbert ami des sciences, et ses connaissances en littérature l’avaient fait associer à l’Académie de Montauban. Dans l’administration de la province de Haute-Guyenne, dont il était président, il montrât beaucoup de zèle pour le bien public ».

14Sous sa présidence l’Assemblée provinciale s’intéresse plus particulièrement aux questions touchant à l’Agriculture. En octobre 178228 :

« Le Bureau du bien public, justement persuadé, que parmi les différents moyens, dont les Peuples de cette Province peuvent faire usage, pour alléger le poids accablant des charges publiques, et acquérir quelque aisance, le premier, le plus utile à tous, est l’amélioration et le perfectionnement de l’agriculture ; il s’est occupé avec toute l’attention que méritait cet objet intéressant, des précautions à prendre, pour que le plus précieux de tous les arts parvienne au plus haut degré de prospérité possible… ».

« La majeure partie des citoyens de tout états habite les campagnes ; les principaux habitants des villes vont y fixer leur séjour pendant la plus belle saison de l’année ; les uns attirés par le désir de jouir d’un repos qu’on ne peut gouter que difficilement au milieu du tumulte des cités ; les autres, appelés par la nécessité de leurs affaires. L’agriculture est donc pour tous les hommes, ou un objet d’agrément ou un objet d’utilité ; elle seule réunit les intérêts de toutes les différentes classes de citoyens, et devrait être, par cette considération, la matière la plus ordinaire de leurs recherches et de leurs réflexions ; nous oserions même dire, le sujet le plus agréable de leurs conversations ».

« …mais les agriculteurs ne sont ni assez instruits, ni assez exempts des préjugés des siècles précédents, pour pouvoir choisir parmi tant de procédés divers ceux qui sont les plus utiles et les plus fructueux ».

« …ceux qui s’occupent plus particulièrement de l’agriculture peuvent être « rangés en deux classes ; l’une est celle des spéculateurs et des écrivains ; l’autre celle des laboureurs ; c’est celle-ci qui est en activité, et qu’il importe surtout de former, d’éclairer et de secourir. Son principal défaut est d’être livrée à une aveugle routine ; de ne faire presque jamais ce qu’on a fait avant elle. Si quelque accident local dérange sa marche ordinaire, elle n’invente rien pour se remettre en mesure ; elle imite servilement l’usage ; s’attache opiniâtrement à ses habitudes ; tout ce qui est nouveau la révolte et l’effraie ; et ce n’est qu’à des épreuves réitérées qu’elle se rend, lorsqu’on veut lui faire adopter un meilleur système de culture... ».

« Nous proposons donc de délibérer, qu’il sera établi dans la province, sous le bon plaisir du roi, différentes associations d’agriculture. Réunissant dans chaque arrondissement, un certain nombre d’homme éclairés, et de cultivateurs habiles, pour conférer ensemble sur l’état actuel de la culture, sur les causes qui la font languir, et sur les moyens de la mettre en vigueur ».

15Ce rapport semble largement inspiré des pages d’un des livres les plus lu de son temps : l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal29 dans lequel l’auteur affirmait dès 1774 que « L’agriculture était la première et la véritable richesse d’un état... ». Il y développait son affirmation30 :

« C’est la marche de l’esprit humain de ne rentrer dans le bon chemin, que lorsqu’il s’est épuisé dans de fausses routes. Il va toujours de l’avant ; et comme il est parti de l’agriculture pour suivre la carrière du commerce et du luxe, il fait rapidement le tour du cercle, et se retrouve enfin dans le berceau de tous les arts.

Tout, en effet, dépend et résulte de la culture des terres. Elle fait la force intérieure des états ; elle y attire les richesses du dehors. Toute puissance qui vient d’ailleurs que de la terre, est artificielle et précaire, soit dans le physique, soit dans le moral. L’industrie et le commerce qui ne s’exercent pas en premier lieu sur l’agriculture d’un pays, sont au pouvoir des nations étrangères... Mais un état bien défriché, bien cultivé, produit les hommes par les fruits de la terre, et les richesses par les hommes...

Le gouvernement doit donc sa protection aux campagnes plutôt qu’aux villes... Partout où la nation est attachée à sa patrie par la propriété, par la sûreté de ses fonds, de ses revenus, les terres fleurissent et prospèrent. Partout où les privilèges ne seront pas pour les villes et les corvées pour les campagnes, on verra chaque propriétaire amoureux de l’héritage de ses pères, l’accroître et l’embellir par une culture assidue, y multiplier ses enfants à proportion de ses biens, et ses biens à proportion de ses enfants.

L’intérêt du gouvernement est donc de favoriser les cultivateurs avant toutes les classes oiseuses de la société. La noblesse n’est qu’une distinction odieuse, quand elle n’est pas fondée sur des services réels. Le clergé n’est qu’une profession au moins stérile pour la terre...

Favoriser les arts et négliger l’agriculture, c’est ôter les pierres des fondements d’une pyramide, pour en élever le sommet...

L’homme champêtre, s’il ne jouit en paix de ce qu’il possède et qu’il recueille ; s’il ne peut cultiver les vertus de son état, parce qu’on lui en ôte les douceurs ; si les milices, les corvées et les impôts, viennent lui arracher son fils, ses bœufs, ses grains... Il abandonnera son champ et sa patrie. Un gouvernement sage ne saurait donc, sans se couper les veines, refuser ses premières attentions à l’agriculture.

Une liberté indéfinie dans le commerce des denrées, rend en même temps un peuple agricole et commerçant. La circulation des denrées amène vraiment l’âge d’or, où les fleuves de lait et de miel coulent dans les campagnes ».

16Dès 1784, les résultats obtenus par les Assemblées provinciales furent remarqués par Necker qui ne manqua pas de rendre hommage à ses artisans dans son ouvrage De l’administration des finances de la France31 :

« Il est rare de réunir à tant d’amour du bien, une si grande vigilance à le faire, et tant de vues judicieuses à cet esprit pratique, sans lequel on ne fait qu’augmenter la liste de ces vaines théories, qui n’ont jamais mis en mouvement une des plus petites roues de l’administration : les institutions sages n’ont besoin que d’hommes ordinaires, pour devenir la source des avantages les plus intéressants dans l’ordre public... ».

17Ajoutant, un regard particulier sur l’expérimentation menée en Rouergue :

« Sur l’administration provinciale établie sous mon ministère en Haute-Guyenne... Cette généralité, connue sous le nom de Haute-Guyenne, depuis l’époque de l’administration provinciale qui y a été établie en 1779, comporte le Rouergue et le Quercy. Son étendue est de 583 3/4 lieues quarrées. Sa population de 530 200 âmes. C’est 908 habitants par lieue quarrée [.] Hommage au Président de cette assemblée M. de Cicé, alors évêque de Rodez, aujourd’hui archevêque de Bordeaux ».

18L’expérience et les travaux de l’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne, seront portés en exemple par l’Encyclopédie méthodique32 (à laquelle collaborait Richeprey)33, qui relève :

« Il n’y a guères [sic] qu’elles [les assemblées provinciales] qui puissent répandre efficacement les lumières dans les provinces, et veiller à l’instruction publique de tous les genres. Leurs délibérations et les moyens qu’elles adoptent pour les effectuer, doivent donc être soigneusement recueillies. C’est d’ailleurs un spectacle honorant pour la nation, et consolant pour l’humanité, de voir l’esprit de bienfaisance, ne plus rester inactif dans l’âme de quelques citoyens ; mais mouvoir de grandes assemblées et diriger leurs travaux vers le bonheur de la classe la plus obscure et la plus intéressante de la société ».

19Les éloges reçus par l’Assemblée provinciale, salués de loin en loin, venaient à la rencontre des idées du philosophe Raynal. Cette communion idée qui unissait à la fois une organisation politique et administrative innovante avec le discours philosophique de l’Histoire des deux Indes, ainsi que le champ d’expérimentation retenu, le territoire du Rouergue son pays natal, qui avait déjà bénéficié de ses libéralités34, furent, à n’en pas douter, les causes de son engagement. Il n’est pas exclu d’y ajouter les liens étroits que le philosophe entretenait avec les instigateurs du projet, au premier rang desquels le ministre Necker avec qui il eut toujours « des liaisons suivies. »35.

20Pour Mgr Colbert, sans que l’on sache, faute de preuves, s’il entretenait des relations directes avec l’abbé, leur différence d’âge ‒ Raynal était son aîné de 22 ans ‒ incite à penser qu’ils ne fréquentaient pas les mêmes milieux littéraires de la Capitale. Néanmoins, nous savons que ce dernier, comme de nombreux ecclésiastiques, possédait dans sa bibliothèque de l’évêché l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes36.

L’action de l’abbé Raynal en faveur de l’Académie provinciale

21Toujours est-il que le 1^er novembre 1788, Raynal écrit à Monseigneur Colbert évêque de Rodez, pour l’informer de sa décision, de soutenir financièrement l’institution qu’il préside.

« J’ai fait acheter, Monseigneur, un contrat de 1200 livres de rente perpétuelle sur l’Hôtel-de-Ville de Paris. Ce secours que les riches fermiers, que les grands propriétaires compteraient pour rien, pourra être de quelque utilité, lorsqu’il sera uniquement destiné aux laboureurs qui cultivent eux-mêmes l’héritage qu’ils ont reçu de leurs pères, ou qu’une industrie active les a mis en état d’acquérir.

Mon plan serait qu’on partageât les 1200 livres en douze portions égales, et qu’on en donnât deux, trois, mais jamais d’avantage aux gens de la campagne qui se seraient fait remarquer par quelque action louable, par une assiduité extraordinaire au travail, par la beauté de leurs bestiaux, ou par la perfection de leurs cultures.

Ces petits encouragements qui deviendraient honorables, pourraient être accompagnés d’une médaille : il serait possible qu’un pareil expédient relevât un peu les courages trop abattus par la misère.

Je vous supplie, Monseigneur, d’offrir de ma part la propriété du contrat à l’Assemblée provinciale de la Haute-Guyenne. Si elle me fait la grâce d’accepter ce faible témoignage de mon zèle ; elle voudra bien réformer dans mes idées ce qui ne se conciliera pas avec ses lumières.

Toute l’Europe a applaudi aux idées saines et profondes qui forment un cours complet d’économie politique dans les procès-verbaux du Corps éclairé que vous présidez si heureusement. Je me trouve heureux d’être né dans une province que toutes les autres ont prise ou prendront pour modèle.

J’ai l’honneur d’être [ ] Raynal ».

22La lettre de Raynal est publiée dans le Journal de Paris, 8 juin 178937, précédée d’une annonce :

« L’année dernière, M. l’abbé Raynal institua trois prix annuels et perpétuels de 1200 livres chacun, l’un à l’Académie Française, et les deux autres à l’Académie des Sciences et à celle des Inscriptions et Belles-Lettres. Cette année, il a fait un établissement d’un autre genre ; on va voir en quoi il consiste »38.

23En 1788, l’Assemblée provinciale de la Haute-Guyenne accepta ladite donation. La Commission intermédiaire releva la décision dans ses comptes rendus39 et saisit la Société royale d’agriculture le 5 mars 178940 afin de mettre en œuvre cette fondation. L’annonce en est faite par la voix de M. Dailly son correspondant :

« On pourrait compter encore parmi les bienfaits de l’Administration Provinciale, l’intérêt que cet établissement a déjà inspiré aux bons Citoyens en faveur de tous les objets de bien public ; sentiment dont M. l’Abbé Raynal vient de donner des preuves utiles, en cédant à l’Administration Provinciale un contrat de 24 000 l. sur l’Hôtel de ville de Paris41, dont les intérêts doivent êtres annuellement employés à donner des encouragements ou des récompenses aux Cultivateurs qui se seront le plus distingués par des travaux ou des procédés relatifs à l’amélioration de l’Agriculture ».

24À cette occasion, la Société royale d’agriculture, reconnaissante de ce que M. l’Abbé Raynal a bien voulu faire pour encourager l’Agriculture dans la Province de Haute-Guyenne, a arrêté qu’il lui serait décerné une médaille d’or dans la prochaine Assemblée publique, estimant que :

« Lorsqu’on est capable de pareils sacrifices pour le bien public, on ne peut être sensible qu’aux impulsions de l’honneur et de la vertu ; ce sont elles qui nous mettent dans le cas de vous prier d’accepter le jeton que la Société distribue dans ses Séances à chacun de ses Membres. Nous serions bien flattés de voir dans nos Assemblées un Citoyen aussi distingué et aussi recommandable : puissiez-vous jouir longtemps du fruit de vos vertus, et de la satisfaction d’avoir coopéré aussi efficacement au progrès d’un Art aussi utile et aussi intéressant pour le bien de l’humanité »42.

25La nomination de Raynal comme membre de l’Académie Royale d’Agriculture lui sera transmise par une lettre du Secrétaire perpétuel43 lui indiquant que :

« Le Gouvernement paraît être enfin convaincu qu’il doit sa protection aux campagnes plutôt qu’aux villes et que celles-ci ne seront florissantes que par la fécondité des champs44. Nous avons déjà quelques preuves de ses heureuses dispositions en faveur des habitants des campagnes, dont la plupart ont perdu jusqu’au désir d’un sort plus heureux, et qui croiront tous avoir beaucoup reçu si on leur rend jamais ce qu’on leur a ôté ».

26La formulation de la Société royale qui reprenait les termes même de l’Histoire des deux Indes avait valeur de reconnaissance et de symbole. Cette reconnaissance devait se prolonger par la nomination de Raynal comme membre associé de l’Académie. Elle s’accompagnait de la remise d’une médaille d’or décernée au généreux bienfaiteur :

« La Société avait annoncé qu’elle distribuerait, dans cette assemblée, des Médailles d’or aux personnes qui se seraient distinguées par l’emploi de quelque procédé nouveau ou peu connu, qui aurait concouru d’une manière efficace, aux progrès de l’Agriculture, et au bien-être des Cultivateurs. Ces prix ont été décernés, savoir :

• À M. Vilmorin, Marchand Grenetier à Paris et Correspondant de la Société.

• À M. l’Abbé Rozier, Correspondant de la Société à Lyon, auteur de plusieurs ouvrages d’économie rurale.

• À M. Etienne Caillaux, Maître Boulanger à Arpajon.

• À M. l’Abbé Raynal, auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes, qui a cédé à l’administration provinciale de la Haute-Guyenne, un contrat de vingt-quatre mille livres, dont les intérêts doivent être annuellement employés à donner des encouragements aux cultivateurs de la Province, qui se seront le plus distingués, par des travaux ou des procédés relatifs à l’amélioration de l’agriculture.

La Société, sûre de n’être contredite par personne, décerne ce Prix au Doyen des Philosophes Français, au nom de tous les amis de l’Agriculture et de l’humanité... »45.

27Le prix d’honneur décerné par la Société d’agriculture, le 28 décembre 178946, « au nom de tous les amis de l’agriculture et de l’humanité » devait poursuivre les vues du fondateur. Aussi la Société décida d’appliquer ce don à la distribution des instruments les plus simples, les plus aisés à manier, se rapprochant le plus possible des instruments ordinaires. Elle se proposa de faire participer à cette distribution les journaliers les moins aisés et de faire fabriquer, dans les manufactures françaises, les instruments agricoles qu’elle espérait améliorer. Une vaste enquête fut alors ouverte par elle, dans les diverses parties du royaume, pour savoir quels étaient les instruments agraires les plus utiles. Cette enquête fut l’origine d’une grande collection destinée à comparer ses instruments, à les modifier et à donner à la mécanique de cette époque un nouvel essor. À la dotation de 1 200 livres de l’abbé Raynal, la Société ajouta une somme de 500 livres prélevées sur les fonds qu’elle destinait au prix d’encouragement.

28Annoncée en 1788, la fondation, ne fut définitivement établie et publiée qu’en 1789. La somme47 fut mise à disposition de la Société d’agriculture par Ferdinand Grand, banquier de Raynal48 et la Société se chargea de mettre en œuvre le concours dont le délai fut fixé au premier avril 1791. Les candidats devaient produire un mémoire pour répondre à la question :

« Une Agriculture florissante influe-t-elle plus sur la prospérité des Manufactures, que l’accroissement des Manufactures sur la prospérité de l’Agriculture ? »49.

29Au printemps 1791, faute de réponses satisfaisantes, la Société d’agriculture chargée d’attribuer le prix indiqua dans son rapport50

« Nous concluons donc à ce que partie de la somme de 1 200 livres destinée à la distribution d’instruments agraires, pour les habitants des campagnes, dans le cours de cette année, soit employée 1°. Aux frais nécessaires pour les planches où seront gravées la machine de M. Touroude51, et les différentes pièces qui la composent, ainsi qu’à ceux d’impression du discours qui doit en contenir l’explication. 2°. À la construction d’une machine de même dimension que celle soumise à notre examen, laquelle serait employée au premier desséchement de marais qui serait entrepris, et où elle serait nécessaire52 ».

30Au mois de mai 1791 la Société d’agriculture releva dans ses rapports53 :

« Nous aurions désiré que l’auteur entra dans de plus grands détails sur l’état de l’agriculture, qu’il nous indiquât les cultures que l’on pourrait favoriser, car il ne parle que des prairies artificielles qui manquent dans ces cantons, nous aurions voulu qu’il fit le tableau précis des usages et des instruments agraires dont se servent les agriculteurs pour mettre la Société à portée de savoir ceux qui conviendraient le mieux à ces départements pour le distribuer d’après le vœu de M. l’abbé Raynal ».

31À l’issue du délai fixé, les pièces envoyées au concours n’ayant nullement rempli les conditions du Programme, la Société destina à un autre prix la somme que lui avait remise l’abbé Raynal54. Dans la séance du 13 octobre 1791, un nouveau sujet est proposé :

« Faire connaître, par une analyse chimique très soignée, les principes constituants de différentes terres comparées entre-elles relativement à leurs produits, de les classer d’après leur degré de bonté & d’indiquer en même temps la méthode la plus aisée, le plus à la portée des Cultivateurs, pour connaître la composition des différentes terres.

Les Concurrents indiqueront l’état des terrains où ils auront pris les échantillons qu’ils ont analysés ; ils feront attention à la situation, aux engrais qu’on y aura répandu, et aux plantes qu’on y aura cultivées antérieurement ; ils joindront quelques-uns de ces échantillons à leurs écrits. La Société, en proposant cette question, désire surtout engager les Savants à faire une application sûre de la Chimie à une des principales branches de l’Agriculture, et mettre les Cultivateurs à portée de guider leur marche par des procédés très simples.

Ce Prix, consistant en 1 200 livres ou en une Médaille d’or de pareille valeur, a été remis à la Société, en 1789, par M. l’abbé Raynal »55.

32Nous ne connaissons pas l’issue de ce concours dont les Mémoires devaient être reçus jusqu’au 1^er novembre 1793 et perturbé par le cours de l’histoire. Nous en trouvons néanmoins le prolongement sur le plan littéraire dans l’œuvre de Crèvecœur56 et dans celle d’Arthur Young57 qui vont relever cette initiative en faveur de l’agriculture. Nous y retrouvons une filiation avec la pensée qui devait présider, vers la même époque, à la fondation de la collection du Conservatoire des Arts et Métiers58.

33Nous en trouvons également le prolongement sur le pan artistique dans la réalisation du graveur Augustin Dupré59. Ce dernier choisi par Raynal, réalise en 1789, la médaille60 distribuée aux agriculteurs valeureux. On y relève l’inscription : « Au cultivateur laborieux » représentant la Guyenne personnalisé par une femme (tourellée) tenant le bouclier aux armes de sa province (léopard), plaçant une couronne sur la tête d’un cultivateur appuyé à une charrue. Dans le fond, des paysans sont occupés aux moissons. Au verso, dans une couronne formée de gerbes de blé, de sarments de vigne, on lit : « Prix d’agriculture fonde par G.T. Raynal décerné par l’Assemblée prov. de la Haute-Guyenne »61.

34Nous n’avons pas connaissance de la réponse de l’évêque Colbert à la lettre de l’abbé Raynal du 1^er novembre 1788. L’année 1789 allait anéantir leurs projets autour de l’Assemblée provinciale qui devait disparaître définitivement par le décret du 22 décembre 1789. Les initiatives de Raynal prolongèrent dans le temps le souvenir de cette Assemblée éphémère et porteuse d’émulation, qui verra une partie de ses attributions reprises, après la naissance des départements, par la création le 28 mai 1798 (9 prairial an VI) de la Société d’Agriculture du département de l’Aveyron.

35En 1791, alors même que sont attribués les premiers prix de la fondation effectuée par Raynal, les ecclésiastiques seront confrontés à la mise en place de la Constitution civile du clergé. L’évêque Colbert est destitué au profit de l’ancien curé de Laguiole, Debertier devenu évêque constitutionnel62. Pour dénoncer cette nomination l’évêque publie alors une ordonnance destinée à tous ses fidèles63 datée du 12 mai 1791, dans laquelle, il se fait le témoin des évènements :

« quels ravages ne fait pas dans ce moment l’affreuse licence dont nous sommes témoins ? Les mœurs furent-elles jamais aussi corrompues qu’elles le sont de nos jours ? Les principes de la justice et de la raison semblent être entièrement oubliés ou méconnus : il n’y a ni ordre, ni réserve, ni respect, pour le public, ni bien séance d’aucune espèce : les plus grands dangers menacent la religion dans toutes les parties de ce malheureux royaume : portez vos regards sur les attaques multipliées que dirigent contre elles les erreurs, les passions, les excès d’une multitude égarée ; voyez comme elle se trouve exposée et compromise par les lois de la puissance même qui devait la protéger. »

36Quelques semaines plus tard, le 31 mai, c’est l’Assemblée nationale qui donnait lecture de la lettre que l’abbé Raynal venait de lui adresser64 :

« prêt à quitter cette famille immense dont j’ai ardemment désiré le bonheur, que vois-je autour de moi ? Des troubles religieux, des discussions civiles, la consternation des uns, la tyrannie et l’audace des autres, un gouvernement esclave de la tyrannie populaire, le sanctuaire des lois environné d’hommes effrénés qui veulent alternativement ou les dicter ou les braver; des soldats sans discipline, des chefs sans autorité, des ministres sans moyens ; un roi, le premier ami de son peuple, plongé dans l’amertume, outragé, menacé, dépouillé de toute autorité ; et la puissance publique n’existant plus que dans les clubs où des hommes ignorant et grossiers osent prononcer sur toutes les questions politiques. ».

37Quelques jours à peine après le sacre de l’évêque constitutionnel Debertier65, Raynal et Colbert portent le même regard sur le cours des évènements qui devaient engloutir leurs efforts, après avoir provoqué quelques mois plus tôt, la démission du Maire de Millau, le vicomte de Bonald66.

38Le premier, défenseur de cette institution qu’il avait appelée de ses vœux, mesurait tardivement la portée de ses écrits dans l’Histoire des deux Indes qui fut la bible des Révolutionnaires, en faisant le choix de dénoncer publiquement les excès du nouveau régime. Le second, refusant la signature du Concordat et farouchement opposé à la mise en place de « l’intrus » Debertier, jurait « nous devons mourir plutôt que trahir nos principes. ». Le philosophe y perdra la postérité, l’évêque entrera en résistance, devenant promoteur de la Petite Église et faisant le choix de l’exil, tandis que Louis-Gabriel Amboise de Bonald allait s’imposer comme l’une des figures majeures de la contre Révolution67.