Le cercle libéral des La Rochefoucauld

5Commençons par un premier foyer libéral, la famille d’aristocrates philanthropes des La Rochefoucauld8 (le duc Louis-Alexandre9, sa mère la duchesse d’Enville10 et son cousin Liancourt11), que ce soit dans leur hôtel parisien de la rue de Seine12, à La Roche-Guyon ou à Liancourt. Il nous sert à nouer des liens entre Colbert de Castlehill, Toulouse et/ou Rodez et le tropisme britannique, car ces nobles libéraux, férus d’économie et acquis aux Lumières, sont de fervents anglophiles : tous sont des adeptes de Turgot et ont été les hôtes d’Adam Smith, d’Arthur Young, de l’abbé Morellet, condisciple en Sorbonne de Loménie de Brienne et de Seignelay lui-même.

6Avant d’en juger, il n’est pas inutile de préciser que Brienne, le premier mentor de Seignelay, a un lien de parenté fort ancien avec les La Rochefoucauld. L’auteur des fameuses Maximes avait en effet épousé en 1628 une fille d’André de Vivonne et de Marie-Antoinette de Loménie de Brienne (1594-1638) qui lui donna François VII duc de La Rochefoucauld, aïeul du duc Alexandre de La Rochefoucauld (1690-1762) : ce dernier est le père de la duchesse d’Enville et le grand-père du duc de Liancourt, que nous allons retrouver en compagnie de l’évêque de Rodez, que ce soit en leur propriété de La Roche-Guyon ou dans leur hôtel parisien.

7Remarquons également que, avant d’accéder à l’épiscopat, Dillon et Brienne ont été ensemble vicaires généraux de l’archevêque de Rouen, M^gr de Saux-Tavannes, lequel séjournait volontiers chez les La Rochefoucauld à La Roche-Guyon13 et a d’ailleurs manigancé auprès du ministre de la feuille des bénéfices avec M^me de Luynes et sa nièce la marquise du Deffand pour que le parent de ces dernières, Loménie de Brienne, pût succéder à l’Irlandais Dillon (1749-1753) comme grand-vicaire de Pontoise (17 août/8 octobre 175314) en attendant quelque évêché15. Quand M^gr de La Rochefoucauld succéda à Saux-Tavannes sur le siège de Rouen (janvier 1760), il prorogea Brienne à Pontoise, et Dillon et Brienne, devenus chacun évêques, restèrent ensuite chanoines honoraires de Rouen, sans compter que Brienne était abbé de St-Ouen de Rouen depuis 1787 et de St-Wandrille depuis 1785 et que le duc de Liancourt, neveu de l’archevêque, fut gouverneur de Rouen juste avant de s’exiler.

8Brienne était en effet le neveu de la marquise du Deffand16 comme celle-ci l’assure dans une de ses lettres à Walpole – rappelons en passant que Colbert a aidé à la traduction française de cette correspondance avec Walpole17. Aussi « son salon [était] naturellement ouvert aux Brienne, ses parents ; ils y rencontraient les Broglie, les Beauvau, les Choiseul18, La Rochefoucauld, etc. en même temps que Montesquieu, D’Alembert, Marmontel, Condorcet, Condillac et d’autres philosophes19 ». Tous ces liens généalogiques et/ou relationnels préalables sont utiles pour expliquer les fréquentations de Brienne et de son protégé Seignelay Colbert, que ce soit dans le salon de M^me du Deffand ou dans celui des La Rochefoucauld animé par la duchesse d’Enville, par son fils le duc de La Rochefoucauld et par son neveu le duc de Liancourt : par ce réseau aristocratique libéral, le jeune Seignelay fut très tôt abreuvé aux idées des Encyclopédistes. M^me d’Enville, qui a été surnommée « la mère des Lumières », était l’amie des Physiocrates, de Turgot, de Condorcet et de Voltaire, qu’elle aida singulièrement dans l’Affaire Calas, en faisant libérer les deux filles de Jean Calas, etc. Or c’est à cette époque que Colbert arrive à Toulouse comme vicaire général de Brienne... Observons aussi à toutes fins utiles que, le 3 juin 1781, lors de sa mise en possession de l’évêché de Rodez par l’intermédiaire de son procureur le chanoine Viguier de Grun, Colbert est signalé comme « actuellement à Paris, logé à l’hôtel de Brienne rue St-Dominique, paroisse St-Sulpice20 », ce qui devait être une habitude jusqu’ici et sans doute maintes fois par la suite.

9Pour démontrer de façon plus positive le lien entre les La Rochefoucauld et Colbert, de même que son implication dans les premières réformes de 1789-1791, il n’est que de consulter la liste des membres du Comité de Mendicité dont, « grâce à Liancourt, les compétences vont s’élargir » au point que « la crise révolutionnaire fera de lui un des organes essentiels de l’Assemblée [constituante] », avec le Comité des Recherches. La Rochefoucauld-Liancourt était un hyperactif philanthrope, physiocrate hanté par l’économie défaillante et les plaies sociales qui consistaient essentiellement à ses yeux dans le manque de travail pour le peuple, la pauvreté et l’ignominie des hôpitaux : comme son cousin le duc de La Rochefoucauld, avec qui il a été élevé à La Roche-Guyon, il était un intime de Louis XVI, qu’il fréquentait très souvent en tant que Grand Maître de la Garde-robe du roi (depuis 1783), surtout durant les premiers travaux de l’Assemblée Constituante dont il fut président du 18 juillet au 2 août 1789 : il est bien connu pour sa réplique au roi qui lui demandait si les émeutes parisiennes étaient une « révolte » : « non sire, c’est une « révolution ».

10Quand le 26 avril 1790, le Comité de Mendicité désigna pour président Liancourt, c’est l’évêque de Rodez qui fut nommé vice-président 21: tous deux étaient alors liés par le même progressisme économique et social, sinon politique et religieux (Liancourt et son cousin étaient bien peu bigots, sans doute déistes) et œuvraient au dit comité pour concrétiser un droit au travail garanti par l’État22 et mettre sur pied une assistance hospitalière publique23. Militant de la solidarité nationale, Liancourt voulait inscrire « impérieusement » dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen « le droit de tout homme à sa subsistance ». Colbert a pu reconnaître dans ce volontarisme de « bienfaisance publique » une forme sécularisée, nationalisée et rationalisée d’une de ses propres missions épiscopales de charité à l’égard de ceux que Dufourny, enchérissant sur l’abbé Siéyès, appelait le « Quatrième ordre » ou « l’ordre sacré des infortunés24 » ; il ne fait aucun doute qu’il donna sa bénédiction à son président et applaudit sincèrement quand Liancourt déclara le 12 juin 1790 : « Aucun État n’a considéré les pauvres dans la Constitution. On a toujours pensé à faire la charité aux pauvres mais jamais à faire valoir les droits de l’homme pauvre sur la société et ceux de la société sur lui25. »

11Liancourt a connu Seignelay Colbert bien avant les États généraux, que ce soit par le truchement de tous ses commensaux de l’hôtel des La Rochefoucauld, que ce soit par son protecteur Brienne, par le ministre Choiseul (qui choya Liancourt comme son fils), ou par Turgot que Liancourt connut dès son intendance en Limousin (1761-1774) et qui fut chargé avec son condisciple Brienne de la Commission des Réguliers26 (1766), voire par l’abbé Raynal (un diocésain de Colbert) et/ou Adam Smith. Lors de l’Assemblée des Notables (1787), l’évêque de Rodez a eu le privilège d’être convoqué avec maints familiers, notamment les archevêques Dillon et Brienne, le frère de ce dernier le comte de Brienne, le comte de Choiseul et le duc de La Rochefoucauld27. Plusieurs lettres de Colbert évoquent par ailleurs un séjour « à Chantelou par Amboise » chez la veuve Choiseul où le duc de Liancourt et Loménie de Brienne étaient des habitués28...

12Il n’est pas inutile de rappeler ici que le Comité de mendicité de l’Assemblée Constituante a eu une première tentative avec la Commission de la mendicité créée par Turgot qui en confia la tâche à son condisciple et confrère de la Société de Sorbonne (1748-1752), Loménie de Brienne, alors archevêque de Toulouse qui s’y investit énergiquement et rédigea en 1775 un « Rapport sur la mendicité » qui « jette les fondements d’une administration sociale bien en avance sur son époque29 ». Si l’effort tourna court avec le renvoi de Turgot (mai 1776), ce n’est pas par hasard que, 15 ans plus tard, l’idée fut remise sur le métier durant la Constituante, sous la présidence de Liancourt, neveu de la duchesse d’Enville, qui recueillit Turgot à Chatel-Guyon après sa disgrâce30, et si l’évêque de Rodez fut choisi pour vice-président, lui qui avait été à bonne école en tant que vicaire général de Brienne…

13Puisque nous cherchons des liens possibles avec l’émigration en Angleterre et autres que l’évident appel de son pays natal devenu plus tolérant, il n’est pas non plus anodin de souligner que les principaux témoignages sur les liens étroits entre le cercle libéral de La Rochefoucauld et Seignelay, que ce soit avant ou pendant la Révolution, nous viennent d’auteurs anglais, eux-mêmes commensaux de l’un et de l’autre ! Ainsi d’Adam Smith, ainsi d’Arthur Young.

Dans le sillage d’Adam Smith et d’Arthur Young

14Philippe Massot-Bordenave, Alain Alcouffe, Andrew Moore31 ont bien étudié les liens entre Adam Smith et Colbert de Castlehill lors du Grand Tour du duc de Buccleuch et de son précepteur Smith dans le Midi de la France entre Bordeaux, Toulouse, Montpellier et Bagnères, de mars 1764 à la fin de septembre 1765… Le philosophe Hume leur conseilla pour guide son propre cousin, Seignelay, alors vicaire général de Brienne. Je n’y reviendrai donc pas sinon pour mettre en exergue plusieurs raccrocs entre les La Rochefoucauld et l’œuvre d’Adam Smith qui montrent les affinités idéologiques.

15Le duc de La Rochefoucauld, comme son cousin Liancourt a en effet maintes fois discuté économie libérale avec Adam Smith ; mieux il a entrepris par deux fois le projet avorté de traduire La théorie des Sentiments moraux d’Adam Smith, mais précédé par l’abbé Jean-Louis Blavet32, il renonça à l’achever33. Une autre traduction fut donnée plus tard par Sophie de Grouchy, l’épouse de son grand ami Condorcet34 (1798) : le duc, toujours modeste, lui a peut-être laissé lire son ébauche inédite, puisqu’il était le parrain de sa fille Alexandrine Louise Sophie de Condorcet, née en 179035.

16Quoi qu’il en soit, cet engouement pour l’œuvre d’Adam Smith ne pouvait que rapprocher La Rochefoucauld de Colbert, le protégé de Brienne qui avait bien connu et guidé l’écossaisdans le Languedoc : c’est d’ailleurs au château de Brienne où Seignelay séjourne volontiers que l’abbé Morellet a entrepris la traduction de La richesse des nations. Morellet fut, lui aussi, le condisciple de Turgot et de Brienne, mais aussi de Champion de Cicé (prédécesseur de Colbert à l’évêché de Rodez et à l’Assemblée de Haute-Guyenne) et de Boisgelin de Cucé, archevêque d’Aix, qui fut, lui aussi, vicaire général de Rouen (1756-1764) avec Brienne sous M^gr de La Rochefoucauld et qui fut le compagnon d’exil à Londres de Colbert et de Dillon. Ami de Voltaire, Morellet avait acquis une sérieuse notoriété d’économiste, et l’on sait qu’Adam Smith « accordait une certaine importance à ses relations avec l’abbé36 » [Morellet] que l’Écossais avait rencontré chez Helvetius, chez la duchesse d’Enville et chez la marquise de Boufflers37, dont le très anglophile salon fut un temps animé par David Hume, cousin de Seignelay !

17Et l’abbé Morellet d’expliquer : « j’allai passer l’automne de 1776 à Brienne en Champagne, chez M. de Brienne.Là, je m’occupai très assidûment à traduire l’excellent ouvrage de Smith sur la Richesse des nations. […] J’avais connu Smith dans un voyage qu’il avait fait en France, vers 1762. [Avec] M. Turgot […], nous le vîmes plusieurs fois […] Lorsque son ouvrage parut, il m’en adressa un exemplaire par milord Shelburne ; je l’emportai avec moi à Brienne, et je me mis à le traduire […]. Longtemps après j’ai demandé à l’archevêque de Sens [Brienne], pendant son ministère [août 1787-août 1788], cent louis pour risquer de l’imprimer à mes frais ; il me les a refusés comme les libraires38 ».

18Il est intéressant de retrouver en cela la piste de Brienne, pour la traduction de l’œuvre du génial compatriote de Seignelay que ce dernier avait guidé jadis en Languedoc et qui, plus tard, s’évertua à mettre en pratique certains de ses principes économiques novateurs en tant que président de l’Assemblée provinciale de Haute-Guyenne39.

19Ne perdons pas de vue la relation entre le cercle La Rochefoucauld et l’évêque de Rodez ; il nous fournit un autre lien. On sait que Colbert a encouragé l’expérience aérostatique de l’abbé Carnus, professeur au collège de Rodez. Le ballon Ville de Rodez décolla publiquement le 6 août 1784. Or le duc de La Rochefoucauld était président de l’Académie des sciences (dont le vice-président en 1788 était Brienne) et il se passionna pour les expériences de Montgolfier. Quand Lavoisier obtint la création d’une Commission pour les machines aérostatiques (novembre 1783), le duc en devint président et les deux premières assemblées se tinrent à l’hôtel de La Rochefoucauld (27 décembre 1783 et 5 janvier 1784). Qui peut douter que huit mois plus tard, l’évêque de Rodez (féal de Brienne) n’a pas relaté en détail son expérience réussie à son hôte qui se livrait lui-même à des tentatives aérostatiques en ses terres de La Roche-Guyon au point de harceler Lavoisier de demandes techniques pour remplir son ballon40 ?…

20Tout cela devrait achever de nous démontrer que Colbert, avant comme après son accession au siège épiscopal de Rodez, fut un familier des La Rochefoucauld : et ces liens n’ont été que renforcés sous la Constituante lorsqu’il est devenu vice-président du Comité de Mendicité, sous la houlette du duc de Liancourt, lecteur attentif d’Adam Smith41.

21Le Comité de mendicité a recruté un autre membre actif sur le conseil probable de Brienne et/ou de Colbert : il s’agit en effet de Jean-Baptiste-Auguste de Villoutreix de Faye, qui fut longtemps au côté de Colbert comme vicaire général de Brienne (dont il était parent42) et chancelier de l’université de Toulouse43, avant d’être nommé évêque d’Oloron en 1783. Élu député aux États généraux, de Faye avait d’abord proposé pour soulager la misère populaire que chaque député donnât le quart de ses honoraires au profit des pauvres de la capitale44.

22L’exil londonien de Colbert nous incite à suivre toutes les pistes outre Manche ouvertes par le duc de Liancourt et, pourquoi pas, empruntées à sa suite par Seignelay : avec Liancourt, elles sont multiples et croisent à chaque fois, après Adam Smith, le voyageur anglais Arthur Young. Or c’est Young qui confirme en plusieurs endroits que l’évêque de Rodez est un commensal assidu de l’hôtel des La Rochefoucauld.

23Comme l’écrit D’Argenson dès 1750 : « le vent souffle d’Angleterre depuis quelques années45 ». La paix de 1763 ravive l’anglomanie qui envahit le cercle des La Rochefoucauld comme bien d’autres salons parisiens. Ainsi Liancourt au cours d’un premier voyage en Angleterre a lié une amitié durable dès 1769, avec Arthur Young qu’il a connu chez lui à Bradfield et derechef en 1778, lui envoyant même ses deux fils pour leur Grand Tour d’économistes en herbe outre Manche46 : François de La Rochefoucauld passa pas moins de 14 mois chez Young à Bury St-Edmund jusqu’en février 1785, non sans une excursion en Irlande et en Ecosse (a-t-il pu éviter d’y rencontrer Adam Smith ?) avant de revenir passer 3 mois à Bury ; son frère Alexandre fit de même (178647).Ce n’est qu’ensuite que Liancourt reçut Young non seulement dans l’hôtel parisien de sa tante la duchesse d’Enville (1788-1790), mais aussi de nombreuses fois en privé à La Roche-Guyon et dans son propre domaine de Liancourt où il développait de frontsa ferme expérimentale, ses manufactures et son École technique, embryon de l’École des Arts et Métiers.

24Plus tard, en 1799, Liancourt donna même une traduction française de l’ouvrage novateur de sir Frederick Morton-Eden, État des pauvres, ou Histoire des classes travaillantes de la société en Angleterre ; depuis la conquête jusqu’à l’époque actuelle... C’est un ouvrage pionnier de l’économie politique et des enquêtes sociologiques, que Malthus et Karl Marx considéraient comme le chef-d’œuvre du seul véritable disciple d’Adam Smith avec Arthur Young au 18^e siècle ; il n’était paru que depuis 2 ans (1797) quand Liancourt se mit à le traduire en Français. L’ouvrage devait paraître sans le nom du traducteur (à sa demande) mais Roederer exigea qu’on lui rende hommage : « Je ne vois pas pourquoi vous ne diriez pas qu’il est de Liancourt. Assez d’hommes calomnient les gens de bien et les citoyens utiles, il faut les venger […] en publiant leurs œuvres. Pour moi, je saisirai la première occasion de rendre justice à Liancourt48 ».

25Colbert de Castlehill épris lui aussi d’économie malgré son état épiscopal, mais aussi président de l’Assemblée provinciale et entreprenant des grands travaux dans la ligne de Turgot ne pouvait pas avoir meilleur président dans le Comité de Mendicité de l’Assemblée constituante, comme Liancourt avait un vice-président digne de le seconder…

26Quoi qu’il en soit, quand le duc de Liancourt, après le massacre de son cousin le duc de La Rochefoucauld à Gisors (1792), fut contraint d’émigrer par des chemins de traverse via Rouen (où il était lieutenant général) et Le Crotoy, c’est tout naturellement qu’il passa la Manche (18 août 179249) non sans tribulations, déguisé en matelot, et se réfugia durant un an à Bury-St-Edmunds chez Arthur Young précisément… Sans doute est-ce une esquisse de la trajectoire d’exil de Colbert de Castlehill qui, il est vrai, n’était pas en peine de trouver des hôtes de par son ascendance, mais sa proximité avec Liancourt et l’Anglais Young durant les débuts de la Révolution doit faire réfléchir. En plusieurs endroits, Young nous montre en effet les deux présidents du Comité de Mendicité, Seignelay, Liancourt et/ou son cousin, dînant dans l’hôtel de la duchesse d’Enville ou à Versailles. « Le lendemain de notre arrivée, je fus présenté à la société Larochefoucauld avec laquelle nous vivons » ; le 22 juin 1789, alors que 149 députés du clergé rejoignent le Tiers à la suite de Colbert et de quatre autres prélats, Young note : « Dîné avec le duc de Liancourt au Palais : il s’y trouvait beaucoup de noblesse et de député des communes, entre autres le duc d’Orléans, l’évêque de Rhodez, l’abbé Siéyès et M. Rabaud-Saint-Étienne50 » et d’ajouter parmi d’autres convives : « nous avons encore dans nos réunions : le duc et la duchesse de Ville [pour d’Enville], la duchesse est une des meilleures personnes que je connaisse ».

27Après tous ces entrelacs entre les La Rochefoucauld, Seignelay, Young et Adam Smith, je ne comprends pas pourquoi deux auteurs américains doutent de l’authenticité de ce plan de table du 22 juin 1789 : Charles L. Jr Batten reprend en effet le scepticisme de Percy G. Adams, qui dans son étude sur les mensonges de voyages au 18^e siècle51, qualifie cette relation de seulement « conjecturale » pour manque de « preuves52 ».

Le réseau des Lubersac, Chartres-Narbonne-Londres

28On peut être surpris de voir Young citer côte à côte dans un dîner révolutionnaire à l’Hôtel de La Rochefoucauld ou à Versailles l’évêque de Rodez et l’abbé Siéyès, sachant leur devenir antagoniste respectif, l’un prêtre constitutionnel, l’autre non seulement réfractaire mais de surcroît anticoncordataire ! Mais d’une part, on est alors dans un temps où la Révolution n’a pas encore basculé dans l’inacceptable pour Colbert et pour quelques autres prélats libéraux plus tard émigrés, mais qui militent encore à son côté pour des réformes démocratiques, économiques et sociétales, du moins tant qu’elles ne rompent pas avec leur loyalisme monarchique Bourbon et la tradition catholique gallicane. Surtout la familiarité apparente avec Siéyès nous permet de raccrocher Colbert à un second réseau, celui de M^gr Lubersac, évêque de Chartres. D’ailleurs Lubersac fut, avec le duc de La Rochefoucauld, un des douze membres et le seul prélat du Comité des Recherches (de Sûreté ou d’Instruction) de l’Assemblée Nationale, voué à « la défense de la Révolution53 », pendant que le cousin de ce dernier, Liancourt, était président du Comité de mendicité avec Colbert de Castlehill pour vice-président. Dans les deux rouages les plus importants de l’Assemblée Constituante, on retrouve donc trois relations de longue date de notre évêque de Rodez. Si l’on a amplement commenté les liens avec les La Rochefoucauld, il reste à scruter ceux qui relient, directement et indirectement, Colbert à l’évêque de Chartres Lubersac, un prélat d’abord libéral comme lui, non sans avoir signalé auparavant que la belle-sœur du duc de Liancourt était la fille du marquis de Surgères54, souverain grand-maître de l’ordre du Saint-Esprit et, comme son père et son fils, gouverneur et grand bailli d’épée de… Chartres (1760-1789).

29Jean-Baptiste-Joseph de Lubersac (1740-1822) était le neveu de l’archevêque d’Arles. Aumônier du roi (16 novembre 1767), puis Premier aumônier de Madame Sophie (30 mai 1775), la tante du roi, il fut d’abord sacré évêque de Tréguier où il était secondé par l’abbé Siéyès qu’il tint à emmener lorsque, en 1780, il fut transféré sur le siège de Chartres : là il nomma son indispensable bras droit (« l’abbé Siéyès est mon seul livre » disait-il) chanoine, chancelier et grand vicaire. Élu député du clergé aux États-généraux en 1789, M^gr de Lubersac fut comme le dit Brissot (un de ses diocésains avec Pétion et Siéyès), un des 4 « premiers de son ordre à se réunir au tiers-état55 », avec Colbert, et à accepter l’abolition des privilèges. Brissot qui l’estimait fort au début dit « qu’il avait l’esprit tout philosophique et l’esprit le plus éclairé, mais il recula quand il fallut mettre la théorie en pratique56 » : opposé à la CCC, il émigra par des chemins mal élucidés par les biographes qui le confondent souvent avec son cousin l’abbé de Lubersac que nous retrouverons bientôt. Exilé jusqu’à Münster où il retrouva une quinzaine de prélats dont l’archevêque de Rouen57, La Rochefoucauld, il finit, contrairement à Seignelay, par accepter de résigner son siège lors du Concordat58.

30Les liens précoces entre Lubersac et Colbert sont multiples et intimes au point qu’on peut considérer l’évêque de Chartres comme un mentor de Seignelay au même titre que Brienne et Dillon : en effet, c’est Lubersac qui servit de témoin de moralité et de caution à Colbert59 lors du procès d’information préalable à sa nomination comme évêque de Rodez (1782). Il se déclare alors comme logeant à Paris rue du Bac (soulignons-le, comme Dillon notamment). Ces liens constituent une filière convergente avec M^gr Dillon et l’exil anglais. En effet, Dillon prit pour vicaire général à Narbonne le cousin de M^gr Lubersac, dont nous reparlons plus loin et, en exil à Londres, il resta fort lié avec Colbert comme le relève l’abbé Grégoire en visite en Angleterre : « le doyen des évêques émigrés en Angleterre est Dillon, archevêque de Narbonne » ; à Londres, « Dillon a chez lui périodiquement des dîners d’évêques » et de citer au premier chef « Colbert, évêque de Rodez60 » qu’il ne peut s’empêcher de continuer d’estimer malgré leur divergence après 1792. Ce respect a de quoi étonner pour deux raisons : d’abord l’abbé Grégoire a pris pour vicaire général du Loir-et-Cher à Blois le capucin défroqué Chabot, conventionnel peu recommandable pour le moins, qui fut naguère un diocésain ruthénois de Colbert qui a dû pour ses frasques l’interdire de messe (1788). Chabot ensuite se grisa d’une toute-puissance politique éhontée avant de suivre ses victimes sur l’échafaud pour escroquerie dans la liquidation de la Compagnie des Indes orientales : apparemment il n’a pas réussi à salir la réputation de son ancien évêque auprès de l’abbé Grégoire qui conserva donc son estime à Seignelay. Pourtant, et c’est la deuxième raison d’étonnement, Grégoire, en décembre 178961, a rejoint la Société des amis des Noirs fondée par Brissot avec le soutien des protégés de M^gr de Lubersac62, de Petion et de son vicaire général Siéyès, de concert avec le duc de Liancourt, Condorcet, etc., tous actifs partisans de l’abolition de l’esclavage, immédiat ou gradualiste ; il y avait aussi dans cette société le marquis de Valady (1766-1793), d’une famille rouergate et bientôt député girondin à la Convention (déc. 1792) pour sa perte63.

31Sans doute Colbert a-t-il cru bon de dissimuler à ses amis progressistes les activités esclavagistes de ses deux frères, Lewis Colbert/Cuthbert qui, depuis longtemps, a fait fortune dans les plantations antillaises et la traite négrière et qui multipliait les allers-retours entre l’Angleterre et la Jamaïque, et George qui le remplaça auprès du Maréchal-prévôt général de la Jamaïque (1785-1788). Or Seignelay n’a aucunement rompu avec son frère Lewis à l’enrichissement peu chrétien, qu’il a d’ailleurs hébergé quelque temps à Toulouse (vers 1766) avant son départ pour la Jamaïque et qui passa même le visiter à Paris en pleine tourmente révolutionnaire en 1792, donc peu avant son exil64 (et, pourquoi pas pour aider à son exfiltration...) Bien avant la Révolution, il lui recommanda même certains de ses protégés, au point qu’on n’est pas peu surpris de lire cet aveu dans le Mémorial de Sainte-Hélène de la plume même de Las Cases relatant à Napoléon comment il a « …aperçu l’occasion de faire fortune […] Un évêque de Rodez, Colbert, Écossais de naissance, qui m’aimait beaucoup, me proposa de suivre son frère à la Jamaïque. Il y allait [comme] chef du pouvoir exécutif, était un des planteurs les plus considérables ; il m’eût confié la gestion de ses biens et m’eût fait avoir celle de ses amis. L’évêque me garantissait en trois ans une véritable fortune. Je préférai continuer une vie misérable à m’éloigner des côtes de France65 ».

32Ce frère « au cœur dur » selon le témoignage de lady Nugent66 est resté en relations étroites avec notre évêque réfractaire qu’il hébergea, que ce soit à Clifton près de Bristol, à Walcot, à Bath, à Londres67, voire à Édimbourg. Lorsque Colbert commença son exil britannique (été ou automne 1792), il avoue qu’il brûlait d’aller revoir le duc de Buccleuch (disciple d’Adam Smith) à Édimbourg, mais une de ses lettres d’excuse nous apprend qu’il a dû surseoir sa visite pour aller retrouver ce frère qui repartait à la Jamaïque. Peu avant d’embarquer, d’ailleurs, Lewis Cuthbert fut consulté par the House of Lords sur la possibilité d’abolir l’esclavage et dans sa réponse de pas moins de 60 pages, il persista à préconiser le maintien du commerce triangulaire, même s’il reconnaissait qu’une minorité de maîtres maltraitaient leurs esclaves… À n’en pas douter, Seignelay a dû jeter un voile pudique sur cette fâcheuse compromission, même si elle était des plus courantes à l’époque et s’il n’avait pas à assumer les péchés fraternels. Il n’empêche qu’il est resté en retrait dans ce combat éthique où plusieurs de ses relations, contrairement à lui, n’ont pas hésité à monter en première ligne. Sans doute Seignelay était-il pris entre deux feux, entre deux mentors, Lubersac plutôt sincèrement antiesclavagiste et Brienne, plutôt évasif et dilatoire à cet égard selon le témoignage de Brissot : ainsi, quand Lafayette tenta d’obtenir l’appui de l’archevêque de Sens, alors ministre, dans ce combat abolitionniste, « Brienne a […] feint devant lui de voir avec douleur l’existence de la traite et de l’esclavage des nègres ; il désirait plus que personne, disait-il, qu’on pût trouver un moyen de les abolir, en conciliant cette abolition avec l’intérêt des planteurs […] Tout cela était de véritables paroles de Cour et Lafayette le savait aussi bien que moi68… » Colbert dut adopter prudemment la même duplicité à cet égard que son premier mentor…

33Quoi qu’il en fût, l’abbé Grégoire ajoute quelques détails intéressants sur les hésitations de Colbert à propos du serment à la Constitution que lui-même a prêté le premier de tous, précisant « une anecdote que l’on ignore […] : c’est que déjà divers évêques tels que ceux de Langres, Besançon, Blois, Chartres [Lubersac], Rhodez avaient pris des mesures pour organiser leurs diocèses sur le plan de la C.C.C. Tout à coup ils changèrent de direction, lorsque […] ils crurent que leur résistance combinée ferait échouer la loi nouvelle. Cependant je ne ferai pas à Lubersac l’injure de croire ni de dire qu’il ait eu part aux vues hostiles des évêques, quoi qu’il ait fait cause commune avec eux ». Et d’évoquer quelques anecdotes liant Colbert et l’évêque de Chartres : « un jour (c’était peu de temps avant l’époque fixée pour la prestation de ce serment) ; je le trouvai [Lubersac] discutant avec Colbert, évêque de Rhodez : celui-ci prétendit que le serment était licite, et néanmoins il s’y est refusé. Retiré en Angleterre, il s’est même montré l’un des plus opposés aux démissions demandées par Pie VII. Lubersac l’a donnée et il est revenu en France69 ». Et de se répéter plus loin : « Colbert, évêque de Rodez : je l’ai ouï soutenir à l’ancien évêque de Chartres [Lubersac] qu’il fallait prêter le serment quoi qu’il s’y soit refusé lui-même70. »

34Ceci peut donner quelque crédibilité à un témoignage tardif et controversé concernant les hésitations de Colbert quant au serment. Ce témoignage de seconde main a encore été brouillé par l’abbé Servières dans un chapitre à charge contre le prélat anticoncordataire qui « fut vicaire général de Brienne, ce qui est un mauvais signe71 », proclame-t-il !  Il ne doit pourtant pas être écarté sans examen dès lors qu’il rejoint divers échos venus de l’abbé Grégoire et de M^gr Lubersac. Résumons-le : « Le 4 janvier 1791 était le dernier terme accordé pour satisfaire au serment. Entraîné dans la pente glissante des concessions à la Révolution, l’évêque de Rodez était résolu à prêter le serment dont il ne voyait pas toute la portée. Déjà il préparait un mandement pour justifier aux yeux de ses diocésains un acte aussi grave et pour les instruire sur la Constitution, lorsque l’abbé Malrieu, son collègue de l’Assemblée72 […] », informé « que M^gr devait partir le lendemain matin pour venir autoriser le schisme dans son diocèse » accourut pour l’en dissuader ; « d’un coup vous allez obscurcir tant de gloire ! Cette devise dont la ville de Rodez se montre si fière à juste titre : Ruthena fidelis Deo et Regi, Rodez fidèle à Dieu et au Roi, vous allez donc la renier ? […] Y pensez-vous, M^gr ? M^gr, levez-vous et partez à l’instant pour l’Angleterre. À cette vive apostrophe, ce bon évêque ne répondit rien, il enfonça sa tête dans son lit et le lendemain il se dirigea vers les frontières de l’Angleterre au lieu de celles du Rouergue […] L’évêque de Rodez échappa ainsi à la honte du serment constitutionnel73 ».

35Cette anecdote, fragilisée par des anachronismes74, aurait été relatée en 1823 par l’abbé Malrieu au D^r Marion, médecin du collège de Rodez et rapportée avec de grandes libertés par l’abbé Servières75.

36On sait qu’il ne se trouva en France que « 4 évêques prévaricateurs sur 135 », et, parmi ces 4 jureurs, il faut dire qu’il y avait Brienne, longtemps le protecteur de Colbert, et Jarente, évêque d’Orléans qui fut, comme lui, vicaire général de Brienne à Toulouse, tous deux ralliés aux arguments de l’abbé Grégoire et de l’abbé Siéyès, le bras droit de son autre mentor, Lubersac. On comprend mieux que, sous ces influences contradictoires, Seignelay ait pu balancer quelque temps.

37Soulignons que plusieurs témoins et historiens lient toujours Lubersac et Colbert dans le déclenchement même du processus révolutionnaire : le marquis de Clermont-Gallerande, opposé à ce qu’il appelle « le système plébéien » écrit : Le 22 juin, « 149 membres du clergé, ayant à leur tête les évêques de Chartres et de Rhodez, et les archevêques de Vienne et de Bordeaux, vinrent se réunir au Tiers-État » pour « soumettre leurs pouvoirs à la vérification commune76 » et de préciser en note : « L’évêque de Chartres [M. de Lubersac] avait été aumônier du roi et avait passé sa vie à la Cour ; M. de Colbert, évêque de Rhodez, était l’ami et l’obligé de l’archevêque de Sens [Brienne] et dans les mêmes principes ». Ensuite, selon lui, Champion de Cicé (prédécesseur de Colbert à Rodez), influencé par Necker et convoitant les Sceaux persuada ses trois confrères de rejoindre le Tiers : « La séduction et la faiblesse entraînèrent à sa suite les évêques de Chartres, de Rhodez, et l’archevêque de Vienne ». Toulotte, Beaulieu reprennent la même narration associant toujours étroitement Lubersac et Colbert77.

38On trouve nombre d’autres liens entre les deux prélats : nous pouvons les débusquer par le biais des entrelacs entre M^gr Lubersac et M^gr Dillon, deux mentors de Colbert avec Brienne et Liancourt. Ainsi, quand Dillon a été transféré de l’archevêché de Toulouse (où Brienne lui succéda, avec Colbert pour vicaire général) à l’archevêché de Narbonne, il a choisi pour vicaires généraux deux personnages fort intéressants pour notre démonstration : il s’agit d’abord de son ami d’enfance, l’abbé Edward Booth, Anglais natif de St-Germain-en-Laye (1711) où il garda un appartement au château royal jusque dans les années 178078. Son père fut en effet un officier de la Chambre de Jacques III et l’abbé Booth a eu pour parrain Ralph Sheldon, officier de la Chambre du roi79, connexion intéressante puisque l’épouse d’Arthur Dillon était une Sheldon et que les Sheldon ont assisté au mariage de la nièce de M^gr Dillon, à côté des Jerningham et des Maitland, parents de Seignelay80…

39À côté de cet intime jacobite qui l’a suivi de Toulouse à Narbonne, M^gr Dillon a nommé l’abbé Charles-François de Lubersac, cousin de l’évêque de Chartres (branche de Livron)… Or cet abbé de Lubersac, abbé de Noirlac et de Brive, se retrouva à Londres (où il est mort81) parmi les prélats français émigrés. Résidant en 1802 au n° 24 Queen Ann Street East, il y publia un précieux Journal historique et religieux de l’émigration et déportation du clergé de France en Angleterre82, fort détaillé où Dillon et Colbert sont plusieurs fois cités83, confirmant ainsi leur complicité signalée par l’abbé Grégoire. Celle-ci n’est guère étonnante vu leur ascendance britannique commune et le patronage décisif de Brienne sur la carrière de Seignelay. Brienne et Dillon n’ont-ils pas été tous deux au même moment vicaires généraux de l’archevêque de Rouen, avant d’accéder à l’épiscopat ? Colbert devenu vicaire général de Brienne à Toulouse n’a-t-il pas fréquenté Dillon lorsqu’il guida Adam Smith et le duc de Buccleuch afin d’assister aux séances des États de Languedoc présidées par M^gr Dillon (1763) ? Colbert n’est-il pas au mieux avec des parents de Dillon, Richard de Barnewall (1708-1778), introducteur à Toulouse d’une loge maçonnique84 (1741) et surtout de son fils Nicolas (1726-1813) qui la réactiva après 176285 et rentra en Irlande en 1790 ? Les Nugent86 et les Barnewall étaient parents depuis le 16^e siècle. La marraine de M^gr Dillon était une Mary Nugent, aïeule du général Nugent dont l’épouse est cette lady qui, aux Antilles, désapprouva la dureté du frère esclavagiste de Colbert… On sait aussi que Nicolas Barnewall n’a pu se faire reconnaître seul héritier de son père que grâce à une transaction conclue le 10 mai 1779 « sous les auspices de l’abbé de Colbert et du baron de Puymaurin87 ». Colbert est alors vicaire général de Toulouse, sous Brienne, de concert avec Félix de Malaret, prévôt de St-Étienne (1732-1792) dont le frère Joseph de Malaret, seigneur de Fontbeauzard et de Blagnac, franc-maçon actif, accueillit dans leur hôtel d’Hautpoul la loge d’obédience irlandaise des Barnewall.

40Après l’été 1792, ont lieu les retrouvailles outre Manche entre Colbert, Dillon, Barnewall, l’abbé de Lubersac, le comte Grant de Vaux, etc. et, à la mort de M^gr Dillon en juillet 1806, on retrouve Seignelay et Nicolas Barnewall conduisant la cérémonie funèbre dans l’église Saint-Pancrace de Londres.

41Scrutons encore cette filière dont les entrelacs sont anciens et se resserrent d’autant dans l’exil outre Manche.
Dans une lettre au duc de Buccleuch, datée de Cossey près Norwich, le21 octobre 1792, Colbert nous apprend que d’Édimbourg, il est venu dans « le comté de Norfolk où je suis venu passer quelque temps […] dans le voisinage du château de M. de Jerningham chez qui je suis en ce moment88 ». Cette information est précieuse pour renforcer la conviction d’un réseau d’exilés. En effet, attachons-nous à l’hôte de notre prélat insermenté : il s’agit de lord William Jerningham, 6^e baronet du nom (1736-1809) qui a épousé le 16 juin 1767 Frances Dillon (née en 1747), sœur du général Arthur Dillon et nièce de l’archevêque de Narbonne. Ce maillon peut être enrichi grâce au Journal d’une femme de cinquante ans, rédigé par Henriette-Lucie Dillon, future marquise de La Tour du Pin89 qui y évoque en maints endroits ses liens avec ses cousins et cousines Jerningham.

42De 1780 à 1786, M^gr Dillon emmena chaque année sa petite-nièce Henriette-Lucie avec lui lorsqu’il se rendait pour présider les États de Languedoc à Montpellier, poussant parfois (en 1785) jusqu’à Toulouse, Montauban et même « à Bordeaux, où nous restâmes dix-sept jours chez l’archevêque, M. de Cicé, depuis garde des sceaux » et prédécesseur de Colbert à Rodez, espérant lui trouver un bon parti. Quand les accordailles furent arrêtées, c’est encore Dillon qui célébra à Montfermeil son mariage avec le comte Frédéric-Séraphin de La Tour du Pin Gouvernet (1759-1837) en présence de l’archevêque de Paris (M^gr de Juigné) et de maints ministres ainsi qu’elle le rapporte dans son précieux Journal : « le jour de mon mariage, [le 21 mai 1787 …] la société se composait, de mon côté, de ma grand’mère, de mon grand-oncle [l’archevêque de Narbonne], de ma tante lady Jerningham, de son mari, de sa fille et de son fils aîné, maintenant lord Stafford ; de MM. Sheldon, de leur frère aîné, M. Constable, mon premier témoin, et du chevalier Jerningham, ami de mère et le mien, mon second témoin. C’était toute ma famille. Les invités comprenaient tous les ministres, l’archevêque de Paris, celui de Toulouse, quelques évêques du Languedoc présents à Paris ; M. de Lally-Tollendal90 […] ».

43On apprend par la plume de la mariée que les noces ont été plusieurs fois refusées par la très acariâtre grand-mère qui céda de guerre lasse devant les pressions de la famille du futur qui, dit-elle, « nous fit circonvenir de tous côtés […] Son cousin, l’archevêque d’Auch presse beaucoup votre oncle [M^gr Dillon]. M^me de Blot, sa cousine, nous en fait parler tous les jours par son neveu, l’abbé de Chauvigny, depuis évêque de Lombez91 » ; et c’est l’abbé Blot de Chauvigny qui conduisit à bonne fin toutes les transactions de ce mariage. Or ces précisions nous renforcent dans l’idée, sinon d’endogamie, du moins d’un réseau qui s’étend ou se densifie. En effet, parmi les vicaires généraux de Brienne à Toulouse, on relève non seulement Colbert de Castlehill (jusqu’en 1782), Villoutreix de Faye, futur membre du Comité de Mendicité avec Liancourt et Colbert, mais encore l’abbé Alexandre-Henri de Blot de Chauvigny92 : et ce dernier devenu évêque de Lombez, consacré bien entendu par son patron M^gr de Brienne (août 1787), a pris pour vicaire général Jean-Antoine Robert de Razebourg dont le frère est vicaire général de Chartres sous M^gr de Lubersac93, cependant que M^gr Dillon a pour vicaires généraux l’Irlandais Edward Booth et l’abbé de Lubersac, cousin de l’évêque de Chartres et caution morale de Colbert ! Une nouvelle boucle est bouclée…

44On peut donc estimer que, parmi tout ce beau monde réuni avec les Jerningham de Cossey par M^gr Dillon pour le mariage de sa petite-nièce, la marquise de La Tour du Pin, l’évêque de Rodez était probablement présent, entre ses deux mentors Brienne et Dillon : on sait en effet qu’il est alors à Paris pour assister à l’Assemblée des Notables qui se tient depuis le 22 février et qui touche alors à sa fin trois jours plus tard. On peut couronner l’hypothèse d’un argument généalogique qui peut être conclusif. On le trouve dans le dossier généalogique constitué par le marquis Charles Grant de Vaux, établi en Normandie près de Bayeux à Vaux-sur-Seulles, un parent de Colbert de Castlehill qui célébra à Londres (1793-1794) son remariage et les noces de ses deux filles94.

45C’est en effet le vicomte Grant de Vaux lui-même qui signale que son ami intime M. de Litteau a pour beau-frère le marquis de Marguerye de Vierville qui vient d’épouser Annabella Henriette, la fille du comte Louis Drummond de Melfort95, un excellent parti puisque lieutenant général et grand-croix de Saint-Louis. Il cousinait avec Seignelay et avec les Grant comme avec les Dillon et était l’oncle du vicaire général de Colbert à Rodez, comme sa fille, devenue marquise de Vierville, en était la cousine ! Et celle-ci « est placée chez la princesse Élisabeth », sœur du roi96, insiste Charles Grant qui éprouve aussi le besoin de publier dans son dossier une lettre où son ami Litteau lui annonce le 12 décembre 1783 : « Je suis obligé d’aller demain à Magny, venant d’apprendre que la Baronne de La Tour du Pin est en couche97… Ce n’est pas loin de chez toi… » En effet, Vaux-sur-Seulles est à 2 km du château de Magny-en-Bessin, tout près de la résidence d’été de l’évêque de Bayeux à Sommervieu : à la génération précédente, une Marie de Magny était déjà devenue comtesse Drummond de Melfort en épousant Jean François Drummond de Forth, un autre parent du vicaire général de Seignelay à Rodez. Au temps de la marquise de la Tour du Pin, née Dillon, de sa parente la châtelaine de Magny et d’Annabella Henriette Drummond de Melfort, marquise de Vierville et dame de compagnie de M^me Élisabeth, le vicaire général de Bayeux est un Rouergat, l’abbé d’Albignac de Castelnau98. Celui-ci s’est d’ailleurs bâti une demeure mitoyenne du dit château de Magny avant d’être promu à l’évêché d’Angoulême (1784) puis de rejoindre Colbert en exil à Londres. Soulignons que c’est avec l’aide d’un parent de l’abbé d’Albignac de Castelnau, l’abbé Gaston de Sambucy99, que la princesse Élisabeth put recevoir secrètement l’absolution100 le jour de son exécution (10 mai 1794), en l’absence de son confesseur l’abbé Edgeworth, qui était alors recherché et qui alla se réfugier un temps près de Bayeux, au château de Vierville-sur-Mer (nous y reviendrons)… Notons de surcroît que, quand le vicomte Charles Grant de Vaux est fait, tardivement, chevalier de St-Louis le 27 juillet 1790, c’est le ministre de la Guerre La Tour du Pin, comte de Paulin qui contresigne la lettre du roi101. Comment imaginer alors que Colbert, cousin des Grant de Vaux et des Drummond et séjournant alors à Paris, n’assiste pas au mariage de la future marquise de la Tour du Pin, née Dillon ?…

46Il ne manque apparemment à la noce que Lubersac, l’évêque de Chartres, ce qui est loin d’être certain car si, cette fois-là, il n’était pas convoqué à l’Assemblée des Notables, il pouvait néanmoins être invité au mariage comme ami des uns et des autres. N’oublions pas par ailleurs qu’en tant qu’évêque de Chartres, Versailles et la cour ressortissait à son épiscopat et qu’il fut d’ailleurs aumônier du roi et premier aumônier de M^me Sophie, tante du roi et qu’on lui proposa en vain d’être celui de M^me Élisabeth… Surtout, on cite parmi les assistants de la mariée les Sheldon, dont sans doute le futur général révolutionnaire ; or l’abbé Booth, vicaire général de M^gr Dillon à Toulouse et à Narbonne et confrère de l’abbé de Lubersac, était le filleul de M. Sheldon, vice-chambellan de Jacques III Stuart102…

• Étant donné tous ces liens très forts entre Colbert, Dillon, Brienne et Lubersac, et leurs tropismes respectifs pour l’Angleterre, faut-il s’étonner que la plupart se retrouvent au temps de l’émigration outre Manche qui à Londres, qui à Cossey, à Bath, Édimbourg, Stafford, chez les Jerningham, ou encore chez Arthur Young ?
  Il n’est pas inintéressant de souligner que la parente de M^gr Dillon, Catherine Dillon, nonne au carmel de Pontoise (où Dillon puis Brienne furent grands-vicaires) avant d’être promue prieure des Carmélites de Saint-Denis (1758), émigra pour aller s’établir au début de 1793 à Bodney Hall dans le Norfolk, non loin de Cossey, de façon à pouvoir correspondre plus facilement avec sa seule sœur survivante, lady Jerningham demeurant à Cossey Hall103. Or Colbert séjourna non seulement à Bath et à Édimbourg, mais surtout, au début de son exil, à Cossey chez les Jerningham comme le prouve une de ses lettres d’octobre 1792104.

• Remarquons en outre que, en évoquant son mariage, la nièce de M^gr Dillon, la marquise de la Tour du Pin, rappelle que son « premier témoin » fut sir Thomas Hugh Clifford, plus tard Clifford Constable (1762-1821), 4^e lord Clifford of Chudleigh dont les parents s’étaient convertis au catholicisme : après avoir perdu son père (1787), il est allé s’installer à Tixall dans le comté de Stafford. À Bath (où l’on retrouve un temps Colbert chez son frère Lewis à Walcot), il prit pour confesseur l’abbé Caron « le bon samaritain des prêtres émigrés en Angleterre », lesquels il accueillit avec tant de générosité que, en 1813, Louis XVIII lui témoigna sa reconnaissance en venant dîner chez lui et en appuyant sa nomination comme baronet en mai 1815105. C’est le moment de rappeler que lord Clifford Constable avait étudié au collège de Navarre où il a rencontré des professeurs et des étudiants liés à Colbert car le réseau auquel Seignelay est multiplement arrimé peut être encore enrichi de liaisons covalentes qui le raccrochent à la Sorbonne, à la Cour et à l’Irlande.

De la Sorbonne à Maynooth

47On l’a souligné plus haut, M^gr Dillon106 a pour grand vicaire à Toulouse un jacobite, Edward Booth, né comme lui à Saint-Germain-en-Laye (1711) ; quand il est transféré à Narbonne, Dillon y entraîne son ami d’enfance et lui adjoint l’abbé de Lubersac, cousin de l’évêque de Chartres (caution de Colbert) qui, de son côté a non seulement parmi les chanoines de sa cathédrale l’Irlandais Mackarty, du diocèse de Kerry (1788) mais encore a choisi pour vicaire général l’abbé irlandais Aherne (1735-1801), également du comté de Kerry. Ce dernier nous sert de lien avec la Sorbonne puisqu’il a sans doute enseigné à lord Clifford Constable : Aherne était en effet docteur de Sorbonne (7 octobre 1766), professeur de philosophie et membre de la Société de Navarre avant de devenir vicaire général de Lubersac à Chartres. Ayant refusé le serment, Aherne repassa en Irlande où il devint professeur de dogmatique au collège royal catholique St-Patrick de Maynooth, récemment créé107 (1795) où il retrouva ou attira maints collègues ou anciens condisciples de Sorbonne : ainsi de Delahogue, de Peter Flood, du Rouergat Anglade...

48Est-ce par pure coïncidence que l’abbé de Lubersac dans son Journal de l’émigration s’appesantit particulièrement sur un collègue d’Aherne, le vicaire général de son cousin l’évêque de Chartres ? Il couvre d’éloges « De la Hogue, docteur [mai 1764] et professeur de Sorbonne avant la Révolution, chanoine du chapitre de St. Honoré à Paris […] jamais resté un seul instant oisif depuis le jour de son émigration jusqu’au moment présent » ; il cite « parmi le grand nombre de livres qu’il a publiés à Londres pendant son exil […] un Exposé des motifs qui ont déterminé le Clergé de France à fuir la Persécution et à se retirer en Pays étranger » où il « prouve que la fuite a été une obligation de conscience » ; et de conclure : « M. l’abbé de la Hogue, pendant son exil en Angleterre [à Londres], après s’être ainsi rendu utile à ses concitoyens, son grand mérite pour la théologie étant connu depuis longtemps en Irlande du clergé catholique qui y est fort nombreux, a été appelé en 1798 pour y professer la théologie dans le magnifique collège royal catholique de Maynooth, établi par le Roi et la nation, et doté de leurs bienfaits, pour l’éducation de 200 ecclésiastiques Irlandois108 ».

49L’expression « magnifique collège » tendrait à prouver que l’abbé de Lubersac a visité cet établissement, il est vrai grandiose, qui constituait la première « académie » catholique des Iles britanniques enfin autorisée par les Anglais. Ajoutons un élément de taille dans notre reconstitution d’un réseau : le professeur Delahogue, lorsqu’il fut contacté pour aller enseigner, à l’été 1798, à Maynooth, était alors hébergé depuis un an chez lord Clifford109, un parent des Dillon et Drummond de Melfort, qui assista au mariage de la marquise de La Tour du Pin, née Dillon, avec ses cousins Jerningham et presque à coup sûr Seignelay Colbert de Castelhill et Brienne ! Le lien Colbert-La Tour du Pin-Dillon-Clifford-Maynooth s’enrichit donc encore, et d’autant plus fortement qu’un collègue de Sorbonne d’Aherne et de Delahogue les rejoignit bientôt à Maynooth pour y tenir désormais un rôle essentiel : il s’agit en effet et comme par hasard, d’un diocésain de Colbert, François Anglade. Né le 21 octobre 1757110, il est fils d’un menuisier de Rodez et d’une convertie, petite-fille de chefs camisards et parente du pendu de la célèbre Affaire Calas111. Malgré tout, il avait totalement rompu avec ces racines hétérodoxes et bénéficia d’une éducation catholique exemplaire au collège royal de Rodez sous d’excellents professeurs, entre autres l’abbé Carnus, déjà croisé, et l’abbé Malrieu, qui sera élu député aux États généraux en même temps que Colbert : d’ailleurs Seignelay apprécia tellement les mérites des professeurs d’Anglade que, à peine monté sur le siège épiscopal, le 27 novembre 1782, il doubla leur traitement112, rien moins, puis encouragea le vol en montgolfière de l’abbé Carnus le 6 août 1784. Leur disciple, le jeune Anglade, monté à Paris pour entrer dans les ordres suivit les cours de Sorbonne, notamment ceux d’un compatriote émérite, l’abbé Dièche, qui se trouvait avoir été condisciple de l’abbé Carnus à la Sorbonne et au Séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet avant d’être ordonnés tous deux le même jour113. Après ses diplômes, Anglade aurait été un temps lecteur au collège de Rodez (donc durant l’épiscopat de Seignelay), avant d’être nommé professeur de physique au collège du Plessis-Sorbonne le 2 décembre 1790 où il enseigna jusqu’en 1791114. Insermenté115, il passa en Angleterre puis au pays de Galles durant 6 ans116 avant d’être recruté par ses anciens collègues de Sorbonne pour remplir à Maynooth une chaire de logique, métaphysique et éthique (24 février 1802) puis de théologie morale (1810) qu’il assura jusqu’à sa mort en 1834. C’est le moment de dire que c’est l’évêque de Rodez Colbert qui a signé ses lettres dimissoires pour ses ordinations au sous-diaconat à Paris le 1^er mars 1784, au diaconat à Amiens le 21 mai suivant117, et à la prêtrise à Paris le 28 novembre de la même année118.

50Quant à son professeur ruthénois l’abbé aéronaute Charles Carnus, il a eu moins de chance que son élève et que son évêque : démis de ses fonctions pour refus du serment, il a eu le malheur de monter à Paris en mai ou juin 1791 pour se réfugier dans la Maison de Navarre où il bénéficiait d’une chambre de par ses titres. « Il eut alors des relations fréquentes avec M^gr Colbert de Castlehill, réfugié, lui aussi, dans une famille parisienne119 » avant d’être victimes des Septembriseurs, pendant que l’évêque Colbert trouvait une échappatoire et arrivait sans encombre en Angleterre, de même que l’abbé Anglade120, filant par la suite à Maynooth retrouver maints collègues sorbonniens, Delahogue, Flood et Aherne.

51Peu avant leur exil, Delahogue, « professeur d’écriture sainte, en Sorbonne », et Peter Flood, professeur royal de morale à Navarre et futur président du Maynooth College121, avaient cosigné le 16 novembre 1791, la Lettre des professeurs en théologie, de Sorbonne et de Navarre à MM. Les administrateurs du directoire du département de Paris122(Paris, Crapart, 1791). Or le co-auteur en était précisément leur collègue rouergat, l’abbé Dièche123, professeur de morale à la Sorbonne depuis 1774 qui avait enseigné à l’abbé Anglade. Né à Rodez (1748), l’abbé Dièche, également chanoine de Rodez, a été en tant que tel visité par son nouvel évêque Colbert qui n’a pu que le consulter au même titre que son collègue théologien Asseline au moment du serment à la C.C.C. alors que le prélat balançait selon plusieurs témoignages entre refus et adhésion.

52Quoi qu’il en soit, la Lettre des professeurs en théologie, de Sorbonne et de Navarre, signée par Delahogue, Flood et consorts, en justifiant le refus du serment à une « constitution évidemment hérétique » et « manifestement schismatique », a condamné tous les réfractaires au martyre ou à l’exil. C’est alors que les pays persécuteurs ayant permuté, les tropismes se sont inversés ; leur patrie étant devenue plus tolérante, les réfugiés irlandais éduqués et établis dès longtemps en France repassèrent la Manche entraînant dans leur sillage leurs hôtes français de naguère en juste retour des choses. Enfuis à Londres un temps puis en Irlande, c’est ainsi qu’ils ont invité plusieurs de leurs collègues à les retrouver dans le cadre du nouveau collège catholique de Maynooth, d’autant mieux que, parmi les promoteurs de la fondation de Maynooth, se trouvaient avec Edmund Burke, des Irlandais réfugiés naguère en France et éduqués au petit collège irlandais de Toulouse et/ou en Sorbonne, que ce fût durant l’épiscopat de M^gr Dillon ou celui de Brienne, dont le vicaire général était un certain Colbert de Castlehill (1763-1782)… Ainsi de Francis Moylan, évêque de Cork qui était lié d’une façon ou d’une autre à notre réseau et en particulier à Seignelay Colbert, Dillon et Lubersac. Scrutons ce nouvel écheveau : on y décèle des tropismes convergents et des liens moins visibles mais non moins solides courant du séminaire irlandais de Toulouse à Maynooth via la Sorbonne.

53M^gr Dillon, lorsqu’il était archevêque de Toulouse, s’était empressé d’ériger le petit collège des Irlandais de Toulouse (Sainte-Anne-la-Royale), créé en 1659, en séminaire diocésain le 13 Octobre 1761124. Quand il fut transféré à Narbonne, Brienne lui succéda et prit pour vicaire général l’abbé Colbert qui, en tant que tel, eut à s’occuper du collège des « hibernois ». Or maints jeunes Irlandais y ont été éduqués, peut-être les jeunes Barnewall, en tout cas assurément Francis Moylan, futur évêque de Cork, Robert MacCarthy, vicaire général du précédent, et l’abbé Henri Edgeworth de Firmont. Notons aussi que la consécration de Colbert de Castlehill comme évêque de Rodez (1781), bien qu’il fût Écossais d’origine, a eu un certain retentissement en Irlande puisqu’elle a été longuement annoncée dans la presse écossaise et irlandaise125.

54Francis Moylan, de Cork (1735-1815), d’abord pensionnaire à Paris au collège Irlandais dit des Lombards, est venu faire son cursus à Toulouse : séminariste au petit collège irlandais local, il fit son quinquennium à l’université, y passa son doctorat et fut ordonné prêtre le 7 mars 1761 durant l’épiscopat de M^gr Dillon126. À Toulouse, il lia une amitié durable avec le jeune Henry Essex Edgeworth127 dit l’abbé de Firmont qui, après avoir été logé au séminaire en 1752-1753 et éduqué, dit-on, au collège jésuite local, monta ensuite faire son droit à Paris où il passa sa licence le 17 mai 1777 et retrouva son ami Moylan qui à ce moment vicariait à Paris (à Chatou) tout en faisant office de secrétaire de l’archevêque de Paris. Moylan a également lié une amitié durable avec deux professeurs du Collège des Lombards et/ou du Séminaire des Trente-Trois, Peter Flood, déjà croisé en Sorbonne (1783-1789) et futur Maynoothien, et Jean-René Asseline, professeur d’hébreu et de théologie à la Sorbonne et vicaire général du susdit archevêque de Paris : pendant que Moylan retournait en Irlande comme évêque de Kerry puis de Cork (1786-1815) et militait pour la fondation du Maynooth’s College, son ami Asseline était nommé in extremis évêque de Boulogne, sacré le 2 janvier 1790, tandis qu’Edgeworth évangélisait les bas-quartiers de Paris, logé au Séminaire des Missions étrangères, rue du Bac, avant de devoir confesser sur le billot le roi déchu et sa sœur M^me Élisabeth…

55Est-ce par coïncidence que Moylan, une fois devenu évêque de Cork, a pris pour vicaire général Robert MacCarthy, un Irlandais de Toulouse, devenu supérieur du séminaire irlandais local (1771-1792) où Moylan et Edgeworth avaient séjourné naguère et qu’il avait fait revenir de son exil espagnol128 ? Notons que ce MacCarthy dirigea le séminaire toulousain durant dix ans (1771-1781) précisément durant le vicariat général de Colbert qui ne put que le fréquenter. Coïncidence encore si ce MacCarthy devint plus tard directeur de l’Institut des Soeurs de la Présentation de la Vierge Marie fondée à Maynooth précisément par le père Anglade129, professeur du Maynooth’s College ordonné prêtre et protégé par Seignelay ?

56Est-ce, enfin, par un heureux hasard que Peter Flood, émigré après avoir cosigné la Lettre des professeurs de Sorbonne de l’abbé Dièche avec ses collègues Delahogue, Aherne, Anglade, Asseline, etc., s’est d’abord réfugié à Edgeworthtown130, la ville natale du dernier confesseur de Louis XVI ? Comme le monde est petit ! Ce n’est qu’ensuite que grâce à Burke et à son ami Moylan, l’Académie catholique de Maynooth fut enfin fondée131, et c’est d’ailleurs Edgeworth qui fut tout d’abord pressenti pour en prendre la direction, même si, au final et malgré l’insistance de son ami Moylan à le faire rentrer dans la mère patrie, celui-ci déclina l’offre et s’attacha dès lors au roi de France exilé. Qu’importe, ce fut alors que nombre de Sorbonniens furent alors invités à monter en chaire dans le nouveau Collège St-Patrick de Maynooth, Flood, Delahogue, Daré, Anglade, Ferris, mais aussi Aherne, vicaire général de M^gr Lubersac, l’ami de Colbert et le cousin de l’abbé de Lubersac, admirateur de Maynooth et vicaire de Dillon à Narbonne.

Entrisme rouergat à la Cour

57Avec les Lubersac, bouclons la boucle au prix de quelques derniers entrelacs qui nous raccrochent au cœur même de la monarchie Bourbon par le biais des aumôniers, chapelains et confesseurs de la famille royale et parmi lesquels nous retrouvons nombre de personnages fort intéressants pour notre problématique, les deux cousins Lubersac mais aussi maints diocésains ou vicaires généraux de Colbert de Castlehill.

58Ainsi l’évêque de Chartres Lubersac, garant moral de Colbert, fut d’abord aumônier du roi en 1767 et, en 1773, il devint premier aumônier de Madame Sophie de France [tante de Louis XVI] alors qu’il n’était encore qu’archidiacre d’Arles. Ensuite nommé évêque de Tréguier malgré l’intercession très active de Mesdames Adélaïde et Sophie pour lui obtenir le siège de Blois qu’il aurait préféré, il fut toutefois sacré dans la chapelle de Versailles le 6 août 1775, avant d’être transféré, le 15 janvier 1780, à Chartres où il fit son entrée le 8 août 1780. Quand M^me Sophie mourut en 1782132, on lui proposa d’être aumônier de M^me Élisabeth, il déclina l’offre car il se disait trop absorbé par son double service à Chartres et à la Cour, Versailles ressortissant au diocèse de Chartres. Malgré tout, en 1782, la chapelle de la Reine resta un temps quasiment peuplée uniquement de dignitaires qui secondaient l’évêque de Chartres : ainsi les aumôniers de quartier de la reine étaient en 1782 les abbés de Fontanges, De Mérinville, de Coucy, tous vicaires généraux de Chartres ; sans compter que parmi les chapelains de quartier de la reine, on trouvait Fournier, chanoine de Chartres, Le Moine, chanoine de Dreux et que le clerc de chapelle ordinaire est l’abbé de Maransac, autre chanoine de Chartres. Quant au « service de Madame Élisabeth ainsi que de M^r le duc d’Angoulême, etc. [il] se fait par les chapelains du roi et de M^gr le comte d’Artois133 ». En revanche, dans les années 1780, M^gr de Lubersac se mit nettement en retrait de la vie de cour et dès lors, l’entourage de la famille royale et tout particulièrement du comte et de la comtesse d’Artois fut peuplé d’abbés directement ou indirectement rattachées à Colbert et à son diocèse. En effet, où qu’il aille, un Rouergat est rarement orphelin à cette époque ; sous l’Ancien Régime, on ne s’aventure jamais sans parrain ni recommandation : on agit en réseau. J’ai ailleurs134 souligné l’efficacité de l’entrisme rouergat pour monopoliser les bonnes places de la Cour, une fois qu’un des leurs a réussi à s’y implanter ; ce sera encore plus vrai en exil. Ainsi ont-ils constitué au XVIII^e siècle un actif réseau d’abbés de cour qui gravitaient autour de la famille royale et eurent toutes facilités pour favoriser leurs compatriotes montés à Paris et à Versailles.

59Dès avant la nomination de Colbert de Castelhill, les Rouergats étaient donc au plus près du souverain ; inutile de dire qu’ensuite, ils furent au mieux avec leur nouvel évêque qui d’ailleurs partageait leur fidélité jusqu’au-boutiste pour le monarque Bourbon. D’autres aumôniers se sont fait remarquer au point d’obtenir un siège épiscopal et, par choc en retour, ont appelé leurs compatriotes comme vicaires généraux ou leur ont réservé quelque canonicat135. Une des clés de voûte de ce réseau d’abbés de cour et de prélats très influents est le rouergat Jean Armand de Bessuéjouls de Roquelaure (1721-1818), évêque de Senlis depuis 1754136 et premier aumônier du roi en 1764. Académicien, commandeur du Saint-Esprit, protégé par M^me Adélaïde et ses sœurs, il est devenu particulièrement écouté à la Cour137 et en profita pour favoriser les nominations de ses compatriotes montés à Paris. On peut avoir un aperçu de la densité de Rouergats autour de la monarchie lors du sacre de Louis XVI ou de fêtes religieuses comme le mercredi saint 12 avril 1775138 : on voit alors officier l’évêque de Senlis, de même que son vicaire général, l’abbé Vezins de Lévézou139, également aumônier du roi et abbé de Chateaudun (1778) au diocèse de M^gr de Lubersac, mais encore l’abbé de Mostuejouls140, premier aumônier de « Madame » (1772-1790) ainsi que les trois frères Gaston de Pollier, l’abbé  Auguste de Gaston, aumônier de la reine Marie-Antoinette, son frère l’abbé Gaston141, sous-précepteur des Enfants de France, puis évêque de Thermes (1779), premier aumônier du comte de Provence (futur Louis XVIII), chargé de la feuille des bénéfices du prince et abbé de Locdieu en Rouergue,et son autre frère, Jean-Louis, qui est abbé de la Couronne142 et, en 1783, aumônier de quartier du comte d’Artois : tous Rouergats ! Et leur neveu, l’abbé Jean-Claude de Gaston (né en 1756 à Rodez) fut également nommé aumônier du comte d’Artois tout en étant vicaire général de Colbert de Castlehill. Lorsque M^gr Gaston, le susdit évêque de Thermes, mourut (1785), c’est un autre grand vicaire de Colbert de Castelhill qui récupéra sa commande de l’abbaye de Locdieu, l’abbé Drummond de Melfort143. Cet abbé me semble être ce Charles Édouard Auguste Drummond de Melfort qui participa au collège Mazarin le 25 mars 1771 à une thèse de mathématiques144 dirigée par le professeur Jacques André de Frasnes, un collègue de l’abbé Marie145, un diocésain de Colbert –une fois de plus– que nous retrouverons bientôt comme aumônier de Louis XVIII en exil ; Melfort est alors signalé comme clerc d’Uzès et chanoine de la cathédrale avant de devenir durant 20 ans vicaire général de Colbert à Rodez. Fils du duc de Melfort et comte de Lussan, il est né au château maternel de Lussan (diocèse d’Uzès) non loin d’Avignon où résidait alors le roi déchu Charles III Stuart qui le tint sur les fonds baptismaux en janvier 1752 et qui en fit son aumônier… Devenu par la mort de son frère (1800), 5^e duc de Melfort et comte de Lussan, il s’exila à Rome où il est mort en 1840 prélat du Saint-Siège, mais son neveu George, né à Paris en juillet 1783, earlde Melfort et de Perth, s’exila à Londres où son fils naquit en mai 1807146 et où, quelques mois plus tôt, Seignelay, Barnewall et consorts avaient célébré les funérailles de M^gr Dillon. Par son vicaire général franco-écossais, un collatéral qui était filleul et aumônier du prince Charles III Stuart, Seignelay fut donc au plus près du roi d’Angleterre en exil comme il l’était du roi français et de son frère le comte d’Artois avant comme durant leur errance147 par le biais de ce réseau rouergat d’abbés de Cour qu’il faut continuer de scruter.

60Ainsi l’aumônier de M^mes Henriette et Adélaïde, tantes du roi est, jusqu’en octobre 1766, un autre Rouergat, l’abbé René-François d’Adhémard de Panat, docteur de Sorbonne, abbé de Conques (1754), dont le frère François-Louis, maréchal de camp, est attaché au comte d’Artois : ce dernier, député de la noblesse aux États généraux aux côtés de Colbert, de Malrieu et de Villaret, est mort dans l’Armée des princes en 1791. Leur mère à tous deux était une D’Albignac148 : par cela, ils étaient donc tous deux parents de l’évêque d’Angoulême, aumônier du roi également d’origine rouergate, M^gr d’Albignac149, que nous avons croisé à Bayeux lorsqu’il était vicaire général et voisin de M^me de La Tour du Pin à Magny, de M^me Drummond de Melfort, des Grant à Vaux-sur-Seulles (des parents de Seignelay) et des Jerningham et qui les retrouva bientôt à Londres. Quant à Frédéric Joseph, abbé de Panat, il était vicaire général de Rouen et grand vicaire et official de Pontoise, succédant ainsi à Brienne et Dillon. Ce n’est guère étonnant puisque les de Panat étaient également de proches parents de l’archevêque de Rouen M^gr de La Rochefoucauld150 et c’est « Monsieur frère du roi » qui était seigneur de Pontoise151 : voilà qui raccroche cet autre réseau au premier cercle analysé plus haut des La Rochefoucauld, avec D’Enville, D’Estissac, Liancourt et Colbert, ainsi qu’à celui noué autour des Lubersac, un protégé de M^mes Adélaïde et Henriette, puisque le gouverneur de Chartres était alors le marquis de La Rochefoucauld-Surgères (1735-1789), le beau-père du duc de Liancourt… Jean Simon de Panat, autre chanoine et archidiacre puis vicaire général de Rouen, neveu de l’archevêque de La Rochefoucauld, exilé près de Colbert et de Dillon est mort à Londres en octobre 1811, comme son propre neveu le marquis de Panat (1795), tandis que leur parent Jean-Pierre Brunet de Castelpers de Panat fut évêque auxiliaire de Lavaur sous M^gr de Boisgelin de Cucé (1756-1765), lequel fut lui-même auparavant vicaire général de Rouen (1754-1765) en même temps que son condisciple Loménie de Brienne et migra lui aussi à Londres comme l’abbé de Lubersac le signale152.

61Il ne suffit pas : l’abbé Jean-Antoine Seconds (1734-1792), était prédicateur du roi en 1788 : cet autre Rouergat, massacré en septembre 1792 avec d’autres compatriotes et condisciples sorbonnicoles dont son collègue ruthénois l’abbé aéronaute Carnus, était parent de Jean-Chrysostome de Villaret153, ancien professeur au collège de Rodez, vicaire général de Colbert et élu député aux États généraux au côté de son évêque.

62Ajoutons que le baron de Curières de Castelnau, autre Rouergat, était Premier Fauconnier depuis juin 1773 et rejoignit le comte d’Artois en mars 1799 au temps de l’exil à Édimbourg puis à Londres154 où il mourut, veillé par le comte d’Artois (21 novembre 1800) : il est enterré dans le cimetière de l’église St-Pancrace, paroisse traditionnelle des émigrés, où Colbert célébra cinq ans plus tard les funérailles de M^gr Dillon.

63Durant ce temps, c’est un autre Rouergat qui était l’aumônier de Louis XVIII durant son exil pitoyable à travers l’Europe, l’abbé Marie Joseph François Marie155. Natif de Rodez, ce professeur au collège du Plessis (1760) puis au collège Mazarin (1762-1784), qui anima longtemps les dîners scientifiques de la duchesse d’Enville et du duc de La Rochefoucauld, avait aussi été sous-précepteur des fils du comte d’Artois (1782). Lorsqu’il apprit que le roi errant devait de nouveau fuir et quitter Blanckenbourg pour aller se réfugier à Mittau chez le tsar Paul I^er, l’abbé se donna la mort, sincèrement pleuré par le roi. C’est alors qu’il fut remplacé par un nouvel aumônier qui est venu le rejoindre, après avoir servi d’aumônier à M^me Élisabeth, confessé Louis XVI au pied de l’échafaud et avoir visité le Comte d’Artois à Édimbourg : il s’agit de cet abbé irlandais Edgeworth que nous avons déjà rencontré et qui nous sert pour terminer à raccrocher les différents cercles que nous avons pu relier à Colbert, depuis Toulouse, Narbonne et Rodez jusqu’à Londres, Édimbourg et Maynooth en passant par Chartres, la Sorbonne et la Cour.

64Nous avons dit que l’abbé de Lubersac, vicaire général de M^gr Dillon et cousin de l’évêque de Chartres qui avait pour vicaires généraux Siéyès et l’Irlandais Aherne, sorbonnien et maynoothien, était aumônier ordinaire de M^me Victoire156, tante du roi. Il ne l’accompagna pourtant pas lors de son errance avec sa sœur en Italie et à Trieste où elle est morte en 1791157 mais, resté à Paris, voici comment il raconte qu’il doit la vie à la princesse Élisabeth, la sœur de Louis XVI. Ayant rédigé une « relation circonstanciée de […] l’effroyable journée du 20 juin 1792 », il en a fait « parvenir à leurs majestés des exemplaires imprimés […], ainsi qu’à M^me Élisabeth de France. Cette auguste princesse ayant appris peu de jours après que dans le nombre qu’on lui avoit assuré être inscrit sur la liste de proscription, l’abbé de Lubersac y étoit compris : elle eut la charité de le lui faire savoir par une personne de confiance, le 23 de juillet d’ensuite : sans retard, l’abbé de Lubersac profita de ce généreux avis et s’émigra de Paris et de France très peu de jours après par Strasbourg, d’où il fut se réunir au corps de l’émigration à Trêves, où étoient encore leurs altesses royales sur le point de partir en campagne158 » ; ce n’est qu’ensuite qu’il a rejoint les prélats réfugiés en Angleterre autour de Dillon et de Colbert, pendant que M^me Élisabeth s’attachait à l’abbé Edgeworth de Firmont qu’elle recommanda pour accompagner son royal frère comme confesseur improvisé lors de sa dernière nuit et sur l’échafaud. Cet Irlandais éduqué à Toulouse avec son ami Francis Moylan, un des promoteurs du Collège de Maynooth, résidait depuis 18 ans au Séminaire des Missions étrangères rue du Bac et n’avait pas encore émigré puisque son statut l’exemptait du serment à la CCC qu’on imposait aux prélats et curés.

65C’est ainsi qu’après avoir confessé le roi au pied de la guillotine, il eut une correspondance secrète avec M^me Élisabeth159 en étant obligé de se cacher près de Paris jusqu’à l’exécution de la princesse (10 mai 1794). On a dit plus haut que c’est durant le transfert de la prison du Temple jusqu’à l’échafaud que celle-ci reçut l’absolution clandestinement de l’abbé de Sambucy, rouergat déguisé en serrurier pour approcher de la condamnée : or ce dernier, diocésain de Colbert, était parent du vicaire général de Bayeux résidant à Magny-en-Bessin, le Rouergat d’Albignac160 devenu ensuite évêque d’Angoulême et plus tard anticoncordataire au côté de Colbert à Londres. Par ailleurs, cet abbé de Sambucy était l’aumônier de la princesse de Lamballe, et Edgeworth fut activement recherché lorsqu’on découvrit qu’« une lettre de la princesse de Lamballe avait été remise au roi, avant sa mort, par l’abbé Essex161 » alias Edgeworth de Firmont. Son cas était d’autant plus désespéré que l’archevêque de Paris, M^gr de Juigné, avait cru bon de le nommer son vicaire général (clandestin) pour le diocèse de Paris en son absence, avant de fuir comme son autre vicaire général, Peter Flood, émigré avec plusieurs de ses collègues de Sorbonne à Maynooth. Ainsi doublement exposé, Edgeworth qui avait en effet promis à M^me Élisabeth de transmettre ses dernières volontés à ses deux frères162, dut bientôt émigrer lui-même sur leurs traces, non sans tribulations par la Basse-Normandie163. Faut-il s’étonner qu’on le trouve errant en quête d’échappatoire en transitant par Bayeux, où il se cache durant 18 mois164, du côté de Magny-en Bessin, de Vaux-sur-Seulles, de Vierville-sur-Mer, bref dans les parages de M^me de La Tour du Pin-Surgères, des Grant de Vaux, des Drummond de Melfort et des Marguerye de Vierville : en quête d’un passage vers l’Angleterre entre Vierville165, Ver-sur-Mer et Meuvaines, où le chef chouan Louis de Frotté avait établi une périlleuse « Correspondance » clandestine avec l’Angleterre166, l’abbé se cacha durant trois mois dans les parages, principalement dans le château de Vierville et/ou le manoir mitoyen de Than et précisément chez le sieur de La Marguerye : le fils de ce dernier avait été guillotiné en 1793après avoir emmené en Angleterre son épouse, Anna Bella Drummond de Melfort, dame de compagnie de M^me Élisabeth167 et cousine du vicaire général de Colbert de Castlehill, l’abbé Charles Édouard Drummond de Melfort168 ! Son épouse une fois en sécurité outre Manche, il revint pour son malheur s’occuper de ses deux enfants en bas-âge laissés à son père avant d’être arrêté à Bayeux et guillotiné à Paris (1793) : sa fille devenue plus tard comtesse de Hautefeuille en témoigna dans ses livres : « Mon père, colonel dans la garde de notre premier roi constitutionnel, après avoir échappé par miracle à la journée du 10 août, conduisit ma mère, dame de madame Élisabeth, en Angleterre ; puis inquiet sur le sort de ses deux enfants en bas âge, sur celui de son vieux père […] revint en France, se rapprocha de nous et bientôt il recevait dans les prisons de Bayeux les dernières caresses de ses jeunes enfants, condamnés à devenir orphelins169 ! ». Ce n’est donc pas lui mais son vieux père qui, après avoir été lui-même incarcéré et sauvé par la chute de Robespierre et être revenu résider partie dans son hôtel de Marguerye à Bayeux et partie dans son château de Vierville, qui accueillit et cacha l’abbé Edgeworth, le confesseur de Louis XVI et de M^me Élisabeth avec l’aide d’alliés chouans du Bessin. Ayant enfin trouvé une barque à Ver-sur-Mer, paroisse mitoyenne du marquisat de Magny, l’abbé Edgeworth signale même dans ses mémoires que « le bateau fut payé 400 L par la caisse royale de la Correspondance sur un mandat de M. de « Marguerye » (c’est-à-dire du châtelain de Vierville ou de Than170). Il s’embarqua enfin, après cinq tentatives, le soir du 20 août 1796, à la rencontre d’un bâtiment anglais qui l’emmena à Porthsmouth : de là, Edgeworth se rendit d’abord à Édimbourg (août 1796) pour s’entretenir avec le comte d’Artois à Holyrood. De retour à Londres, Edgeworth se promettait d’aller revoir son ami Moylan en Irlande, mais les circonstances firent qu’il se chargea d’aller porter des plans contre-révolutionnaires à Louis XVIII, alors réfugié à Blanckenbourg (Basse-Saxe). Cette simple mission s’éternisa puisque le roi en exil voulut le garder auprès de lui comme chapelain (1797), de concert avec l’abbé Marie, son aumônier rouergat qui se donna bientôt la mort de désespoir. L’abbé Edgeworth ne rentra donc jamais en son pays d’origine, et mourut auprès de Louis XVIII à Mittau (aujourd’hui Jelgava en Lettonie).

66C’est M^gr Asseline, dernier évêque de Boulogne qui le remplaça ensuite auprès du roi qu’il suivit jusqu’en Angleterre (novembre 1808), à Aylesbury près d’Hartwell où il mourut en avril 1813, enterré dans le cimetière d’Old St. Pancrace, là où Colbert avait naguère célébré les funérailles de M^gr Dillon. Asseline a été, on l’a vu, collègue en Sorbonne de futurs Maynoothiens comme Delahogue, Peter Flood, le Rouergat Anglade, ou Maurice Aherne, naguère chanoine de Chartres : nommé peu avant la Révolution évêque de Boulogne, Asseline fut longtemps partisan avec Colbert du refus de la démission concordataire. On ne sait pas s’il assista aux obsèques de l’évêque de Rodez à Londres le 15 juillet 1811. Quoi qu’il en soit, il faut rappeler pour finir plusieurs derniers indices convergents : c’est Edgeworth qui écrit à son ami Moylan, co-fondateur de Maynooth, pour lui annoncer qu’on venait de nommer « évêque de Boulogne, une de vos connaissances, M. Asseline avec qui vous étiez aux Trente-Trois171 ». Sorbonnard et leader des réfractaires, Asseline a aussi été avec P. Flood, le futur président de Maynooth, grand-vicaire de l’archevêque de Paris, charge qui échut dans la tourmente à Edgeworth, cependant que l’évêque de Boulogne émigrait jusqu’à Hildesheim où il retrouva précisément M^gr de Lubersac, évêque de Chartres et caution morale de Colbert. Ce n’est qu’ensuite qu’Asseline suivit le roi à Londres où séjournait Colbert. Or Boulogne était aussi un lieu de résidence de membres de la famille de Colbert de Castlehill, des Drummond de Melfort et les Maitland de Melfort172, eux-mêmes parents des Lauderdale et du duc de Gordon173 : Sophie Maitland avait épousé le 30 septembre 1670 John Drummond, 1^er earl of Melfort dont la mère était lady Ann Gordon, et un abbé Gordon fut président du collège des Écossais de Paris, où Colbert étudia, sans doute grâce à l’intercession de son oncle Alexander Colbert, tandis que ses autres parents Grant de Vaux (établis à Bayeux) étaient au même moment présidents des collèges écossais de Rome et de Douai. Un autre oncle de Seignelay, Lachlan Cuthbert de Castlehill, lui aussi du Royal Écossais, s’était établi non loin de Boulogne, à Calais où il avait épousé la fille du bourgmestre de Dunkerque et où il est mort en 1770, y laissant sa veuve et son fils Roger. On sait aussi par l’abbé Grégoire que l’évêque de Rodez en exil « a été très accueilli, surtout par le duc de Gordon174 » ; il ajoute que le lord jacobin James Maitland Lauderdale « disait que ce prélat [Colbert de Castlehill] par ses vertus honorait l’humanité175 dont le suivant [Conzié, évêque d’Arras] est la honte [comme] moteur des conspirations contre la France… ». Quand Edgeworth vint rendre compte à Monsieur des derniers instants de son royal frère et de sa sœur, il est fort possible que Colbert fût déjà à Édimbourg : on sait en tout cas qu’il y résidait quelques mois plus tard, en mai 1797, puisqu’il affirme lui-même qu’il a discuté avec Conzié, l’homme de confiance du comte d’Artois, à propos du « monstre Robespierre176 » et qu’il a transmis ces informations au chevalier John Sinclair, un économiste écossais ami et élève d’Adam Smith et dont la première femme était une Maitland177 ! Tout se recoupe une fois de plus et nous raccroche aux Drummond de Melfort, aux Grant de Vaux et au vicaire général de Seignelay178via Boulogne.

67Finissons donc par Boulogne, résidence des cousins de Colbert, les Maitland de Melfort et évêché d’Asseline, ami de Moylan et d’Edgeworth. C’est par Boulogne que l’archevêque de Rouen M^gr de La Rochefoucauld embarqua pour Douvres le 20 septembre 1792. Boulogne fut aussi longtemps le quartier général de Brissot, protégé (au début) par Lubersac179 ; c’est aussi dans une famille de Boulogne que Brissot trouva sa femme, Boulogne où il anima une Société progressiste des Amis de la Constitution avant de fonder la Société des Amis des Noirs, aidé par Lubersac, par le duc de Liancourt et par son ami Jacques Cavillier, bourgeois éclairé et mémorialiste local à ses heures chez qui il logeait à chaque fois qu’il revenait à Boulogne180. Or je rappelle que la dernière lettre connue de Seignelay écrite de France avant l’exil est datée du 8 mai 1792. Elle est adressée au citoyen Gillet [de Laumont] du Conseil des Mines : il lui recommande un certain Augustin Cavillier, jeune ingénieur des mines en quête de gisements d’alun dans l’Aveyron181. Je n’ai pas encore trouvé la preuve positive d’un lien familial entre les deux Cavillier ; peut-être n’est-ce qu’un clin d’œil ironique du hasard de l’homonymie ; mais peut-être aussi est-ce un jalon de plus dans un réseau déjà pléthorique en entrelacs significatifs…

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68Il était alors loin le temps où Adam Smith regrettait que son guide dans le Languedoc, le jeune vicaire général de Brienne, à Toulouse « soit presque aussi étranger dans la région que nous182 ». Par ses qualités personnelles, sa sociabilité, son ouverture d’esprit, son dynamisme aussi dans la gestion des administrations qui lui étaient confiées, Colbert avait su se faire valoir dans les différents milieux philanthropiques où on le recevait dans le sillage de ses mentors et réussit à nouer de solides réseaux relationnels pour le meilleur et, à long terme, pour le pire. Repensait-il en exil à sa candeur quand il exprimait au comte Barnewall son enthousiasme lors de la préparation des États généraux et des cahiers de doléances : « C’est une grande révolution qui va s’opérer. Je ne doute pas qu’elle tourne au bien et je le désire plus que je ne puis vous l’exprimer183 »

69Au bout du compte, désillusionné, interloqué par les bizarreries de la Providence, il avait vu le renversement de tous ses premiers espoirs : ses efforts progressistes dévoyés par des extrémistes; ses convictions pacifistes et son projet utopique d’ordre européen anéantis par une sanglante mêlée continentale ; ses amis philanthropes, soit victimes immolées par le « poignard des jacobins et de la populace de Paris », soit, pour certains, passés dans le camp « du monstre » et des bourreaux (Brienne, Grégoire, Jarente, Siéyès, le marquis de Valady…) et/ou adhérant « à toutes les injustices, à toutes les cruautés et à toutes les turpitudes d’une assemblée régicide, tirannique et athée184 » ; le pays qui l’a accueilli et éduqué devenu persécuteur aux mains des « cannibales » et celui qui l’a contraint à l’exil devenu « terre de liberté et de sûreté185 » ; enfin le chef de son Église pactisant avec « l’usurpateur » et abolissant sine die la mission, sacro-sainte à ses yeux, de son épiscopat, avec la bénédiction de nombre de ses compagnons d’exil. Lui, persista dans son refus d’obéir au Concordat et de se renier, fût-ce en exil : « Nos principes et nos âmes resteront, s’il plaît à Dieu, purs et invariables186 ». Il écrivait déjà de Paris le 11 mars 1792 : « notre résistance doit se réduire à nous refuser à l’iniquité et à l’infidélité. Si l’on nous maltraite, si l’on veut nous égorger, notre seule ressource est la fuite », conviction qu’il répétera à l’envi, certain que « la fuite a été notre seule ressource et aujourd’hui tout est perdu pour nous fors l’honneur187 ».