Colbert et Debertier… à l’épreuve de la Révolution
p. 175-200
Texte intégral
1Le cadre limité de cette communication ne nous permet pas une étude exhaustive du diocèse de Rodez sous l’épiscopat de Colbert ni celle du positionnement des prêtres devant la Constitution civile du clergé qui en est, sans aucun doute, le principal événement.
2Aussi avons-nous fait le choix, après avoir rappelé quelques données concernant Colbert, de nous attacher à sa position devant la Constitution civile et à ses démêlés avec Claude Debertier peu après l’élection de ce dernier comme évêque constitutionnel de Rodez. Il ne nous a pas semblé sans intérêt de voir le choc de deux ecclésiologies et de deux hommes autour de la Constitution civile et du siège, déclaré vacant, de Rodez. Choc entraînant une fracture douloureuse et profonde de l’Église du Rouergue qui devait aller jusqu’au schisme avec le refus par la « petite Église » du Concordat de 1802. Refus encouragé à ses débuts par Colbert.
3Nous ne reviendrons pas sur les années de formation de Colbert et sa charge de grand vicaire auprès de Loménie dans l’archidiocèse de Toulouse. Nous rappellerons seulement qu’il fut nommé évêque de Rodez par le roi le 2 avril 1781, en remplacement de Mgr Jérôme-Marie Champion de Cicé, démissionnaire le 3 mars pour rejoindre Bordeaux, siège pour lequel il venait d’être lui-même désigné.
4La succession de Cicé n’était pas des plus faciles étant donné la personnalité du prélat démissionnaire et l’incessante activité qu’il avait manifestée dans son diocèse dès sa nomination en 1770. Son rôle comme président de l’Assemblée provinciale de Haute Guyenne, créée par Necker 1779, et où il devait révéler de brillantes qualités d’administrateur qui pouvaient lui faire espérer une carrière ministérielle de premier plan, exigeait de son successeur de solides qualités. Il n’est pas impossible, vu les liens anciens que Cicé avait avec Mgr. Yves-Alexandre de Marbeuf, qui détenait alors la « feuille des bénéfices », qu’il ait lui-même, sinon choisi son successeur, du moins exprimé un avis déterminant…
5Avec moins d’éclat, mais une similitude certaine dans la démarche, Colbert devait manifester lui aussi ses dons dans l’administration du diocèse et de la province. Plus présent dans son diocèse que son prédécesseur ‒ ainsi que semble en témoigner le registre des ordinations sacerdotales où le nom du prélat consécrateur est toujours mentionné ‒ il se préoccupa tout particulièrement de la formation du clergé et de l’organisation des études dans les collèges de Rodez et les séminaires de Laguiole, Saint-Geniez et Villefranche ‒ ceci en lançant notamment une enquête en 1784.
6À l’Assemblée provinciale, « il calma, d’après Lavergne « par son caractère conciliant, des froissements de personnes que son prédécesseur aurait peut-être irrités, ce qui ne l’empêchait pas de montrer à l’occasion une fermeté inébranlable »1. On le vit bien dans le conflit qui l’opposa à l’intendant Meulan d’Ablois en 1782 … « M. l’intendant, se défend l’évêque, semble nous accuser de répandre l’inquiétude relativement à la disette… Ce n’est pas du gouvernement que nous devons recevoir notre instruction. Les principes généraux qui nous viennent de l’éducation et des connaissances locales, le gouvernement a besoin de nous pour les acquérir… Les hommes qui nous gouvernent sont-ils des dieux ? N’ont-ils aucun besoin de connaissance et d’instruction sur les objets éloignés d’eux ? Peuvent-ils connaître les besoins des peuples, s’ils interdisent à ceux qui les représentent les moyens de s’en instruire et de les dépeindre ?2 » Ceci au lendemain de la mauvaise récolte de 1781… La même année, il se préoccupa du danger que faisaient courir aux populations du Quercy et du Rouergue les inondations, et lança un nombre important de projets à caractère social - création de cours d’accouchement dans chaque chef-lieu d’élection, poursuite résolue du projet de réfection du cadastre qui contrariait de nombreux intérêts, soins apportés à l’élevage …
7Aussi n’est-il pas étonnant que l’évêque ait été élu représentant de son ordre aux États-Généraux en conséquence de l’ordonnance prise le 26 février 1789 par le lieutenant-général de la sénéchaussée de Rodez, Joseph-François de Séguret, convoquant, pour le 16 mars 1789, les électeurs des trois ordres en l’église du collège royal de la ville, en vue de l’élection des députés aux États. Le Rouergue étant divisé en deux baillages ou sénéchaussées ‒ celui de Millau dans le ressort duquel se trouvait Rodez et celui de Villefranche. Il nous a paru intéressant de suivre de plus près les opérations électorales. Bien que très précis sur ces journées, la procédure et les votants, les procès-verbaux des séances tenues à Rodez et Villefranche ne nous donnent pas les voix obtenues par les députés3 envoyés aux États-Généraux. Ils se contentent d’indiquer que Colbert fut élu député du clergé au premier tour de scrutin le 23 mars. D’après Servières, qui écrivait à la fin du XIXe siècle, et rapporte une tradition, le résultat fut longtemps incertain4 et l’évêque aurait précédé d’une seule voix l’abbé Malrieu, prieur curé de Lebous et professeur au collège royal, qui passait pour être moins libéral que lui. Colbert avait auparavant exposé, rapporte Gautier Louyriac dans son mémoire5 un programme où il préconisait d’améliorer le sort des vicaires et curés congruistes, la fondation d’une retraite honorable pour les prêtres infirmes ou âgés et disait porter une attention particulière à l’éducation ecclésiastique. Peut-être gagna-t-il à cette occasion la ou les voix décisives ?
8Le lendemain, 24 mars, à Villefranche, l’assemblée, présidée par l’évêque de Vabres, Jean de la Croix de Castries, élut l’abbé Malrieu au troisième tour et, le 25, ce fut un grand vicaire de Colbert, Jean-Chrysostome de Villaret, futur évêque d’Amiens et d’Alexandrie, à être élu au deuxième tour. Si l’élection témoigne globalement d’une bonne opinion du clergé rouergat sur Colbert ‒ tous les évêques candidats, en effet, ne furent pas élus ‒ elle n’en laisse pas moins apparaître quelques réserves. Le très bon score d’un curé à Rodez, manquant de peu son élection contre l’évêque au premier tour, son succès à Villefranche le second jour contre un des plus proches collaborateurs de Colbert n’illustrerait-elle pas la survivance dynamique des idées richéristes dans le clergé du Rouergue ? Je serais plus dubitatif que Gautier Louyriac sur l’effacement du jansénisme dans un diocèse qui fut marqué par l’épiscopat combatif de La Vove de Tourouvre et les âpres débats autour d’Unigenitus et du serment antijanséniste. Ces affaires laissent des traces qui ne se guérissent pas facilement. Nous en voulons pour preuve que Debertier, sommé dans ses derniers jours de rétracter son serment constitutionnel s’y refusa mais affirma sa rétractation du serment qu’il avait dû prêter pour être ordonné prêtre, serment garantissant son adhésion au Formulaire. Ce vote peut aussi sanctionner un certain éloignement de l’évêque dont les cahiers de la noblesse et du Tiers de Villefranche déplorent « l’absence » en même temps qu’ils demandent d’appliquer les canons « concernant la résidence et la visite des évêques dans leur diocèse. ». Il se pourrait aussi que sa proximité connue avec Brienne et ses idées libérales l’aient désavantagé aux yeux de quelques-uns se reconnaissant mieux dans la réputation de rigueur et le statut de théologien dont bénéficiait Malrieu.
9Les députés du Tiers État aux États-Généraux s’étant constitués en Communes puis Assemblée nationale et constituante, Colbert fut un des premiers évêques6 à la rejoindre lors de la séance du 22 juin, ce qui lui valut une grande popularité auprès du peuple. Ses premiers votes le rangèrent parmi les libéraux de l’Assemblée et il fallut attendre le vote de la Constitution civile du clergé pour le rejeter dans l’opposition à la Révolution. S’il est un événement qui a marqué en profondeur l’histoire de la France et celle de l’Église, c’est bien la Constitution civile du clergé. Ses conséquences n’ont cessé de se faire sentir dans la vie politique et religieuse du pays jusqu’à aujourd’hui. Votée le 12 juillet 1790, la Constitution civile du clergé avait été sanctionnée par le roi le 24 août. À cette décision avait concouru l’archevêque de Bordeaux, prédécesseur de Colbert sur le siège de Rodez, Jérôme-Marie Champion de Cicé. Le débat ne s’en poursuivait pas moins, non plus seulement dans l’enceinte de l’Assemblée constituante mais encore dans tout le pays où partisans et adversaires s’affrontaient, parfois avec violence. Cette passion se nourrissait du silence du pape Pie VI qui donnait libre cours à toutes les interprétations. Toutefois, un document, publié le 30 octobre, émerge de toute la littérature suscitée par l’événement. Il s’agit de l’Exposition des principes sur la Constitution civile du clergé rédigée par l’influent archevêque d’Aix, Boisgelin, qui avait, dès l’ouverture des débats, le 29 mai, dénié à l’Assemblée la compétence nécessaire pour légiférer sur les questions spirituelles. S’ils s’étaient peu manifestés pendant la discussion, les évêques, maintenant, s’exprimaient. Trente signatures parmi lesquelles celle de l’évêque de Rodez, Colbert, qui, jusque-là s’était plutôt signalé par des prises de position libérales, appuyaient le document et manifestaient par-là la prise de distance des prélats les plus conciliants avec la politique religieuse de l’Assemblée. Le ton n’était pas encore à la rupture mais à une ferme mise en garde. Rien d’acceptable ne pouvait se faire « jusqu’à ce que l’Église eût manifesté son vœu par la voix de son chef visible, ou que les formes canoniques eussent été observées… » Et les évêques de conclure en mettant « leur confiance dans la réponse du successeur de saint Pierre, qui, placé dans le centre de l’univers catholique et de la communion, doit être l’interprète et l’organe de l’Église universelle.7 » Envoyée aux évêques qui n’étaient pas députés, l’Exposition reçut une approbation quasi unanime. Les seuls à la refuser furent ceux qui allaient quelques mois plus tard prêter le serment. Talleyrand, Savine et Gobel ne s’étaient point associés à la démarche d’envoi. Brienne et Jarente, non élus, n’y adhérèrent pas. Dans sa correspondance avec Bernis, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, Boisgelin avait conscience de s’exprimer au nom de l’épiscopat de France : « Je n’ai pas voulu laisser subsister une phrase, une expression que les évêques n’aient pas approuvée. Je puis dire qu’ils ont signé chaque ligne. » L’exposition reçut aussi la signature de députés du second ordre parmi lesquels Villaret et Malrieu.
10Dans un premier temps, l’Assemblée n’avait point exigé de serment à la Constitution. Le premier serment exigé le fut le 24 juillet des prêtres désireux de pouvoir toucher le traitement de la Nation, suite à la nationalisation, le 2 novembre 1789, des biens du clergé. Il faut attendre le rapport Voidel, suite à l’attentisme critique des évêques, pour qu’un décret soit voté le 27 novembre 1790
« faisant obligation (…) dans la huitaine à dater de cette publication, (…) aux évêques (…) et curés dont les sièges et cures ont été conservés (…) de jurer solennellement, s’ils ne l’ont pas encore fait, de veiller avec soin sur les fidèles des diocèses et cures qui leur sont confiés, d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout leur pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi . » (Art. II)
« Les évêques et les curés prêteront le serment ci-devant prescrit un jour de dimanche, à la fin de la messe, (…) en présence des municipalités, des conseils généraux, des communes et de tous les fidèles. » (Art. III)
« À défaut de prêter le serment ci-dessus prescrit dans le délai déterminé, lesdits évêques et curés seront réputés avoir renoncé à leurs offices, et il sera pourvu à leur remplacement, comme en cas de vacance…8 »
11Il n’est pas sans intérêt de relire à ce stade des événements la lettre envoyée par Boisgelin à Louis XVI en réponse à une demande de conseil, lettre datée du 1er décembre.
« On espère dans l’opposition unanime du clergé de France. Il y a quarante mille curés : quelle sera la faible proportion de ceux qui ne seront pas retenus par la crainte ? On pense que le peuple serait en mouvement pour la religion ; ce serait un grand mal. Il n’y a rien que les évêques ne doivent faire pour l’empêcher, et ce mal n’arrivera point, parce qu’il s’agit de questions qui sont hors de la portée du peuple. Il y a deux principes que le clergé ne doit jamais perdre de vue :1° que la religion ne doit point être mêlée aux discussions politiques ; 2° que l’Église doit faire, dans la crainte d’une scission, tout ce qu’elle peut faire9. »
12Lettre tout à fait remarquable sous la plume d’une des personnalités les plus écoutées du clergé de France, une de celles dont Colbert se sentait le plus proche. On peut raisonnablement penser que les deux prélats étaient sensiblement sur la même ligne de crête entre ceux qui étaient prêts à accepter en l’état la constitution et ceux qui s’opposaient à toute concession. Le roi ne devait point être très éloigné de ces deux hommes qui, après avoir attendu en vain une réponse du pape, devait, pressé par une opinion chaque jour plus impatiente, se résoudre à donner sa sanction constitutionnelle au décret le 26 décembre 1790, lui donnant force de loi. Le lendemain, l’abbé Grégoire montait à la tribune de l’Assemblée pour prêter le serment exigé, suivi de cinquante et un prêtres députés, et, le vingt-huit, du tout récent évêque d’Autun, Talleyrand.
En Aveyron
13La loi devait être publiée dans le département de l’Aveyron le 3 janvier 1791, soit la veille du jour fixé comme limite aux députés ecclésiastiques appelés à prêter le serment.
14Il nous faut rapporter ici dans son intégralité ce que Servières écrit dans son Histoire de l’Église du Rouergue, parue en 1874, sur un témoignage de l’abbé Malrieu :
« Le dernier délai pour la prestation du serment était fixé au 4 janvier 1791. L’évêque de Rodez allait le prêter et préparait un mandement pour ses diocésains. L’abbé Malrieu court à son hôtel. Le prélat est couché et le domestique défend sa porte, parce que Seignelay doit partir le lendemain pour Rodez. L’abbé Malrieu, à force d’instances, finit par arriver jusqu’à lui, et lui représente la gravité de l’acte qu’il va accomplir. « Vous êtes, lui dit-il, le successeur de saints évêques et à la tête d’un saint clergé, et d’un coup, vous allez obscurci cette gloire. Cette devise dont la ville de Rodez est si fière : Rutena fidelis Deo et Regi, Rodez fidèle à Dieu et au Roi, vous allez donc la renier ! Il sera donc dit qu’un Colbert va perdre le beau diocèse de Rodez. Monseigneur, levez-vous et partez à l’instant pour l’Angleterre. À cette vive apostrophe, l’évêque ne répondit rien, il enfonça sa tête dans son lit, et, le lendemain, il partit pour l’Angleterre au lieu de se diriger vers le Rouergue. L’abbé Malrieu, à qui le vénérable docteur Marion demandait comment un évêque « aussi pieux que Mgr Colbert », avait pu concevoir un pareil projet, répondit qu’il avait été porté à cette détermination par son secrétaire.10 »
15Ce témoignage ne nous semble pas pouvoir être reçu sans examen. D’une part, il comporte au moins une inexactitude puisque nous savons que Colbert n’a point quitté la France à la date indiquée. Nous avons témoignage de sa présence à Paris dans le courant des mois de février et mars 1791 et la lettre au duc de Buccleuh en date du 21 octobre 1792 « a, sans doute, été rédigée peu après l’arrivée de Colbert en Angleterre » précise Alain Alcouffe qui l’a publiée avec Andrew Moore11. De plus, nous l’avons vu proche de Boisgelin qui, malgré ses efforts de conciliation a, au moment décisif, manifesté une attitude sans équivoque. Colbert ne tardera d’ailleurs pas à manifester publiquement son opinion sur la Constitution civile dans une lettre à son clergé que nous nous devons de citer puisque nous avons fait état du soupçon porté sur sa détermination.
« Quel conseil puis-je vous donner dans ce moment de détresse, sinon celui que j’ai choisi moi-même ? Quelle autre règle de conduite puis-je vous indiquer, que celle qui est justifiée par les principes de l’Église, transmis par elle dans la suite des monuments de sa doctrine et de la tradition (…) ?
Le moment approche ; préparez-vous y par la prière ; soyez pénétrés du sentiment de vos devoirs ; rappelez-vous votre vocation ; songez que nous sommes des voyageurs sur la terre, que nous ne devons pas nous attacher à ses périssables biens ; qu’il faut souffrir pour la justice ; que la persécution est un moyen dont Dieu se sert pour purifier son sanctuaire (…).
On vous notifiera le décret du serment : C’est à vous d’interroger votre conscience. Du parti que vous prendrez dépendra vraisemblablement le sort de toute votre vie. Dans le cas d’un refus de votre part, vous vous verrez expulsés de vos biens, livrés à l’humiliation et à la pauvreté. Un autre se mettra à votre place et s’emparera de votre peuple (…).
Si vos paroissiens qui vous estiment et vous aiment pensaient à vous défendre, employez pour les adoucir et les apaiser tout le crédit que vous avez sur leur esprit. En un mot, bénissons ceux qui nous persécutent, et consolons-nous en pensant que nous souffrons pour la justice (…) soyons comme des agneaux que l’on attache et que l’on immole, mais qui ne résistent pas.12 »
16Il semble bien que là soit plutôt la vérité de cet homme qui ne s’est résigné qu’à regret à devenir réfractaire à la loi et a longtemps cru pouvoir trouver une formule de conciliation susceptible d’être agréée par le Roi, l’Église et la Nation, au risque pour lui de paraître timoré aux yeux de ceux qui se voulaient plus résolus dans leur opposition. L’épisode rapporté par Malrieu ne traduirait-il pas cette différence de tempéraments et ne porterait-il pas témoignage d’un malentendu persistant entre les deux hommes ? C’est l’hypothèse que nous proposons pour expliquer la contradiction observée, hypothèse que ne nous semble pas contredire l’évolution ultérieure de l’un et de l’autre. Devenu supérieur du séminaire concordataire, l’abbé Malrieu pouvait difficilement comprendre l’opposition résolue au Concordat de prêtres se réclamant de Colbert et pouvait être tenté de jouer contre eux le soupçon sur le caractère d’un prélat que son esprit de conciliation pouvait faire taxer de pusillanimité. À défaut d’indications plus sûres, nous en resterons là dans l’attente de nouveaux documents sur cet épisode.
17Les premiers prêtres que nous avons trouvés prêter serment dans le diocèse sont deux frères, les curés de Muret et Calmont de Plancade, Jean et Raymond Long, le dimanche 16 janvier. Curieusement, Claude de Bertier, curé de Laguiole et futur évêque constitutionnel, attendra pour prêter serment le 6 février mais ce retard ne doit pas lui être imputé car il organise avec Benoit Dasnières, son ancien collègue et principal du collège de Rodez, des conférences sur « la légitimité de la Constitution civile » en même temps qu’il consigne avec lui une « Lettre d’un curé à son confrère sur la Constitution civile » dont la Société des Amis de la Constitution vote les 15 et 19 janvier l’impression avant de lui adresser des félicitations publique pour « le courage dont il a fait preuve dans son empressement à jurer soumission et fidélité à la Constitution civile du clergé. » La municipalité de Laguiole a dû se montrer moins empressée que son pasteur à organiser la cérémonie du serment.
18À vrai dire, il ne semble pas que les nouvelles autorités du département et des communes aient été mues par un zèle dévorant. Ce n’est que le dimanche 13 février que le clergé de Rodez est appelé à prêter le serment et encore les membres du club des Amis de la Constitution prévoient-ils de « se rendre à la cérémonie pour protéger les jureurs… » ce qui laisse augurer des sentiments de la population ruthénoise ! Sans doute l’exemple de Millau où le maire Bouzès avait été contraint de démissionner à la suite d’une véritable émeute où « un nombre considérable de femmes et d’enfants de tous âges » avaient envahi la mairie et où deux cents citoyens actifs avaient signé une pétition demandant la suspension du décret sur la constitution civile du clergé, le 25 janvier, suscitait-il de légitimes craintes chez les partisans du serment. Des troubles graves étaient également signalés à Clairvaux, Entraygues, Espalion, Estaing, Flavin, Ginolhac, Laguiole, Laissac, au Nayrac, à Saint-Geniez er Trémouilles … et là circulaient, comme à Saint-Jean de Clauzelles, le 29 janvier, des pétitions « suppliant d’éloigner (leur pasteur) de ce jour fatal où l’on doit l’interpeller de faire ce serment horrible dont la seule idée a jeté l’alarme dans tous les cœurs et le trouble dans toutes les consciences des catholiques romains, (suppliant) d’instruire les messieurs du département et l’Assemblée, s’il le faut, qu’ils sont très disposés à faire toutes sortes de sacrifices plutôt que de se séparer de la religion de leurs pères la seule qui puisse les mener au bonheur de la vie future. »
19Les opposants devaient recevoir un appui de taille avec la démission, datée du jour où était prévu le serment au chef-lieu, de Louis de Bonald, président du directoire du département. Bonald expliquait sans ambiguïté les raisons de sa démission :
« (…) Je dois à la foi que je professe un autre hommage qu’une absence équivoque ou un timide silence. (…) J’irais prévenir les décisions du chef de l’Église, braver l’opinion unanime de ses pasteurs, déshonorer ma religion en plaçant les prêtres entre la conscience et l’intérêt, entre le parjure et l’avilissement ! Je leur dirais : « Jure, ou renonce à tes fonctions », « à ta subsistance », comme en d’autres temps on disait à des hommes : « Crois ou meurs ! » Non, non, Messieurs, l’humanité autant que la religion se révolte à cette pensée.13 »
20Cette démission allait en entraîner d’autres. Celle notamment du procureur syndic du département Séguret.
21Entre temps, le 13 février, seuls les ecclésiastiques désireux d’obtempérer au serment s’étaient présentés pour prêter celui-ci, « à l’issue de la messe de la paroisse de la cathédrale » devant le maire Arsaud, le procureur de la commune Dasnières, lui-même soumis au serment, et le conseil général de la commune. Si le curé Alazard s’était dérobé, on notait la présence de ses deux vicaires, bientôt suivis par des professeurs au collège royal : Galan, sous-principal ; Fabre, professeur de philosophie ; Louchet, professeur tonsuré appelé à jouer un rôle important dans la chute de Robespierre ; l’aumônier de l’Hôtel-Dieu ; l’abbé Viala, aumônier de Colbert. On notera l’absence notable de Charles Carnus professeur de philosophie et de physique au collège qui s’était illustré avec Louchet par une ascension en montgolfière le 6 août 1784 et celle de l’abbé Malrieu ancien professeur de philosophie et récemment élu député. À Villefranche, le curé ne se présenta pas, le troisième vicaire donna lecture du décret avant de prêter serment sans restriction. Il fut suivi des deuxième et troisième vicaires qui assortirent leur serment de restrictions « exceptant formellement les objets qui peuvent dépendre de la puissance spirituelle. » Millau avait donné une réponse sans équivoque avec le refus de tous les curés et vicaires de la ville et du district. On était sur une région frontière avec le pays protestant.
22Plus ou moins massif selon les districts, ce refus prenait en Rouergue l’apparence d’un désaveu majeur de la nouvelle politique religieuse, inquiétant autorités et partisans du serment dont on perçoit l’amertume dans les explications du curé de Laguiole, futur évêque constitutionnel Debertier :
« Une chose m’affecte et trouble mon repos : c’est de voir nombre de mes confrères, très zélés d’ailleurs et très pieux, suivre aveuglément des impulsions fausses et dictées par une crainte mal fondée ‒ encourir la disgrâce d’une nation qui veut être et sera profondément religieuse ; se rendre pour toujours odieux à des peuples à qui leurs lumières et leur piété étaient utiles ‒ et tourner, sans le vouloir, les armes de la religion contre la religion elle-même. (…) Je m’estime heureux que les vrais principes m’aient confirmé dans le jugement que j’avais depuis longtemps porté sur une loi dont on conteste la sagesse, et que j’avais regardée comme la restauration de la religion … Dieu veuille faire réussir une œuvre aussi belle et que je crois sortie de ses mains !14 ».
23Cette lettre est intéressante en ce qu’elle traduit les sentiments intimes de celui qui sera appelé à diriger l’Église constitutionnelle de l’Aveyron en un temps où il l’ignore encore et on peut raisonnablement penser qu’elle exprime la position de beaucoup de ceux qui adhèrent à la constitution civile.
24Témoignage précieux d’autant que ces prêtres prêtent un serment « pur et simple » pour obéir à la loi … Il ne s’agit pas pour eux de renier quoi que ce soit de leurs fidélités anciennes mais de vivre ce qu’ils considèrent comme une restauration de la religion. Retour à une Église plus dépouillée qui ne peut pas ne faire penser à celle des origines comme aussi avaient voulu la restaurer les Jansénistes persécutés. Moment exaltant pour eux puisqu’il se vit dans une étroite union avec la Nation, elle-même en voie de régénération.
25Le 21 février est constatée par les autorités la vacance du siège épiscopal pour refus de serment de son titulaire et enclenchée la dynamique d’un processus dont les conséquences commencent à se laisser deviner.
26Dans une lettre à Colbert datée du 14 mars, l’abbé de Grun, grand vicaire, fait le point sur les événements quelques jours après le bref de Pie VI, Quod aliquantum, condamnant la constitution civile.
« La semaine que nous venons de passer a été très orageuse…. Les électeurs sont convoqués pour dimanche prochain, 20 du courant. J’ai parlé à plusieurs de la campagne ; ils m’ont paru dans de bonnes dispositions et dans le dessein de se conformer à votre lettre écrite au département ; mais je crois et je crains très fort que le grand nombre sera pour nommer (…)15 ».
27Le 20 mars, en effet, se tient la réunion de l’assemblée électorale qui doit procéder à l’élection épiscopale dans la cathédrale.
28La séance est ouverte par un discours de Nogaret témoignant de l’existence d’une résistance dont se fait l’écho la Gazette nationale dans son numéro du 7 avril.
« Il n’est aucun département peut-être où les patriotes aient eu plus à lutter contre le fanatisme que celui-ci …
Presque tous les électeurs, en se rendant à Rhodez, ont été assaillis par des prêtres fanatiques qui s’étaient postés sur leurs chemins, et qui, après avoir cherché à les alarmer sur le sort de la religion, remplissaient leurs poches de libelles contre l’Assemblée nationale et la nouvelle constitution qu’elle a décrétée. »16 (…)
29Peuvent alors commencer les opérations de vote. Sur les 320 membres présents et les 700 attendus, 173 électeurs élisent le curé de Laguiole, Claude Debertier président.
30À l’issue des deux premiers tours de scrutin, le 22 mars, la majorité absolue ne peut être atteinte… C’est à la majorité simple de 221 votants qu’est élu, au troisième tour, le curé d’Estaing, Albouy. Né en 1735, docteur en théologie, membre de l’AA, Amans Albouy a été ordonné prêtre en 1761 et est devenu curé d’Estaing en 1777. Dans son district, fait exceptionnel, aucun prêtre n’a refusé le serment.
31Toutefois, après avoir remercié l’assemblée de sa confiance, Albouy affirme « être mortifié de ne pouvoir y répondre. (…) Ce n’est pas une improbation de la constitution civile du clergé ; j’en ai toujours fait et je continue à en faire l’apologie17. Je serais enchanté que ma santé et mes talents me permissent de profiter des avantages qu’elle procure au clergé du second ordre. » Rentré à Estaing Albouy et ses deux vicaires rétracteront devant notaire « absolument » le serment qu’ils ont prêté le 13 février (…) qu’ils « veulent et prétendent être regardé comme non avenu18 » (…)
32Ayant pris connaissance de la renonciation d’Albouy, l’assemblée élut, sans surprise, le 23 mars, par 156 suffrages, le curé de Laguiole et supérieur du séminaire de ce bourg, Claude Debertier19.
33Proclamé évêque du département de l’Aveyron, Debertier devait recevoir l’investiture canonique de Sermet, le métropolitain du sud, et être sacré à Paris par Gobel le 1er mai 1791.
34Né à Clermont le 22 mai 1750, Claude de Bertier avait rejoint le diocèse de Rodez à l’âge de dix ans pour y suivre la formation du collège royal avec l’espoir de succéder à son oncle Benoit-Pantaléon de Bertier, curé de Flaujac. Après de brillantes études, le jeune homme fut ordonné diacre par Mgr de Cicé et envoyé à Mende pour y recevoir la prêtrise la première semaine du carême 1775.
35Son oncle étant décédé et un autre candidat lui ayant été préféré par le prieur, Debertier fut nommé professeur au collège royal. Il devait y vivre quatre années heureuses mais démissionna pour postuler à la cure de Coubisou où Colbert devait venir le chercher pour le nommer curé de Laguiole, le 10 février 1783. Il devait garder « des entrailles de père » pour cette paroisse ainsi qu’il l’écrivit à un de ses ancien paroissiens en 1808. Le choix de l’évêque traduisait sa confiance envers un prêtre appelé également à exercer, comme supérieur du séminaire de ce bourg, un véritable magistère moral sur une des régions les plus riches et dynamiques du diocèse… Celle de la montagne. Dans cette tache de formateur, Bertier sut donner le meilleur de lui-même, « surveillant fort bien l’enseignement ». Comme en témoigna aussi l’ascendant moral qui fut le sien et qui explique à la fois le choix du serment fait par la majorité des prêtres des districts de cette région… jusqu’à la vallée du Lot… et son rayonnement au-delà.
36Celui-ci avait peu avant fait connaître ses sentiments dans une lettre du 13 février.
« En manifestant du zèle pour la constitution et pour la constitution civile du clergé (…) je n’ai fait que ce que j’ai cru être du devoir de tout citoyen, de tout chrétien, de tout prêtre et de tout pasteur. (…) J’ai cherché la vérité dans toute la droiture de mon cœur, et lorsque j’ai cru la voir, j’ai lutté pour l’embrasser contre toutes les oppositions qui se sont élevées. Mon serment prêté le 6 de ce mois est une preuve de mes sentiments. Bien loin de m’en repentir, m’en félicite tous les jours. (…) ».
37Cette lettre est intéressante. Elle traduit les sentiments intimes de celui qui sera appelé à diriger l’Église constitutionnelle du Rouergue en un temps où il l’ignore encore et on peut raisonnablement penser qu’elle exprime aussi la position de beaucoup de ceux qui adhèrent à la constitution civile.
38Le 21 avril, jour où Debertier arrivait à Paris, Colbert signait dans cette ville un curieux « Agenda pour le temps du schisme20 » qui se voulait un directoire pour les évêques et les curés. Nous ignorons si ce cahier, retrouvé dans les archives diocésaines de l’Aveyron, a eu une large diffusion. Il s’agit d’un véritable plan d’organisation d’une Église contrainte à la clandestinité. Soixante articles concernent les évêques, trente-deux les curés. De cet épais document, nous retiendrons seulement quelques dispositions. Le titre deux fait « obligation aux curés » à l’instant où les corps administratifs signifieraient à un évêque de ne plus exercer ses fonctions « de ne reconnaître l’autorité d’aucun autre évêque que lui, tant que l’Église ne lui aura pas retiré sa mission et ne l’aura pas transférée à un autre.
39Même obligation à leurs ouailles « de ne reconnaître aucun autre évêque ni aucun autre curé que celui que l’Église leur a donné, et de ne prendre aucune part à des élections irrégulières qui ne pourraient donner que des intrus ».
En prévision des temps difficiles, « et étant nécessaire de pourvoir chaque jour au gouvernement du diocèse, et aux besoins spirituels des peuples, il paraît expédient de confier momentanément à tous les curés et vicaires desservant des paroisses, annexes ou succursales qui demeureraient fidèles à l’évêque légitime, les pouvoirs de confesser dans toute l’étendue du diocèse, même les personnes engagées dans les vœux religieux et d’absoudre des péchés et censures réservées à l’évêque, de donner à leurs paroissiens sur les empêchements de mariage les dispenses conservées par les lois et la pratique de l’Église, de permettre dans leurs paroisses l’usage des œufs pendant le carême, d’y faire tous les autres actes d’une pratique journalière. Ces pouvoirs seraient donnés jusqu’au 1er janvier 1793, sauf à les renouveler alors, si le bien de la religion l’exige. Chaque curé et le vicaire desservant qui en sera revêtu tiendra un registre de tous les actes qu’il fera en vertu desdits pouvoirs, et il en rendra compte à l’évêque ou à ses grands vicaires, aussi souvent qu’il lui sera possible pour maintenir l’unité du gouvernement et d’autorité dans le diocèse. »
Si « la prudence de chaque évêque déterminera la conduite la plus sage à tenir dans chaque diocèse, à l’égard des prêtres assermentés » (art. 29) … « toutes les lois de l’Église défendent toute communication in divinis avec les prêtres intrus, et par conséquent d’entendre leurs messes, d’assister aux offices divins célébrés par eux, de recevoir d’eux la communion pascale, de recevoir leur visite comme pasteurs en temps de maladie et tous autres actes religieux… » (art. 31)
40Dans ce document, Colbert fait preuve d’une étonnante clairvoyance quant aux événements à venir en un temps où la persécution n’est pas encore à l’ordre du jour même si des troubles importants continuent d’agiter le Rouergue, attestant l’exaspération des esprits et la résistance des populations, en particulier des femmes.
41C’est une femme qui, à Millau, avait lu aux Cordeliers une lettre de Colbert datée de Paris (4 août) et portant « Si les ministres de l’erreur vous dressent des pièges, refusez-vous à leurs perfides insinuations… Priez pour eux, conservez envers eux la charité et la paix. »
42Le 6 mai, jour où le curé du Bousquet est poursuivi pour avoir fait circuler un libelle diffamatoire contre Debertier, le directoire du département « instruit de toutes les manœuvres séditieuses pratiquées par les ennemis du bien public et surtout par des prêtres réfractaires à la loi, » affirme « devoir prendre toutes les précautions et employer tous les moyens de rigueur que la loi a déterminés, pour prévenir les désordres et arrêter les progrès du fanatisme.
(…) il arrête que
Dans la huitaine, on fera des élections pour remplacer les curés morts, démissionnaires ou coupables de refus de serment.
Les autorités seront requises de dénoncer et poursuivre tous les prêtres qui se montrent rebelles à la loi.
Seront punis tous ceux qui, ayant été remplacés, s’immisceront dans leurs anciennes fonctions.
43Ce ne sont point de vaines menaces puisque le 11 mai, des poursuites sont engagées contre M. Alazard, curé de Rignac, coupable d’avoir parlé contre la constitution au catéchisme. Le même jour « la Société des Amis de la Constitution gémit depuis longtemps des ravages que font les écrits incendiaires répandus avec profusion dans notre département. Elle a appris avec la plus vive douleur que la ville de Rodez et les campagnes voisines étaient inondées de lettres prétendues pastorales qui n’ont d’autre but que de porter le trouble dans les consciences et d’armer le citoyen contre le citoyen. » Et, pour preuve de ce qu’elle avance, elle envoie au directoire du département « une copie des règlements adressés aux religieuses de notre département. Cet ouvrage est attribué à Colbert, ci-devant évêque de Rodès. »
44Ce dernier ne reste pas inactif et, le lendemain, 12 mai, un mandement de Mgr de Colbert « par la grâce de Dieu et l’autorité du Siège apostolique évêque et comte de Rodez », après avoir déploré « des abus… parvenus à leur comble… qui avaient dégradé les mœurs, affaibli les ressorts du gouvernement et fatigué l’obéissance des peuples », abus qui « s’étaient introduits jusque dans le sanctuaire et en avaient altéré l’austère discipline, et entendu le cri de la France appelant hautement la réforme », s’interroge et s’étonne :
« Mais était-il besoin de renverser les institutions elles-mêmes pour en corriger les vices ? »`
« Était-ce par l’anéantissement des principes qu’il était possible d’en rétablir la force et de les ramener à leur pureté primitive ? »
45Suit une dénonciation vigoureuse de la constitution civile, « cette étrange loi » qui « porte la suppression de cinquante-trois diocèses… viole la distinction absolue entre le pouvoir spirituel et le pouvoir civil » et l’affirmation réitérée comme un leit-motiv :
« Nous ne prêterons pas le serment… car il tend au renversement de la hiérarchie, il viole les droits du Pape, des évêques et des bons prêtres… car ce serait applaudir à la destruction de l’autorité épiscopale, soumise aux décisions d’un conseil de prêtres… car ce serait confondre le pouvoir d’ordre et de juridiction ; le pouvoir civil ne peut donner des pouvoirs spirituels… car le pouvoir civil ne peut dissoudre les vœux monastiques, abolir les ordres religieux… car ce serait approuver la destruction des chapitres et autres institutions ecclésiastiques… ».
46Suit une vigoureuse dénonciation de Debertier, « ce prêtre téméraire… qui foulant aux pieds les lois de l’honneur et du sacerdoce, entre comme un voleur dans la maison du père de famille et se prépare à ravager son héritage, après l’en avoir chassé par la force ! » et la solennelle affirmation selon laquelle « il ne peut y avoir aujourd’hui d’autre évêque de Rodez que celui dont vous avez usurpé la place »… « Vous trouverez, peut-être, quelques ecclésiastiques interdits ou tarés, malfamés, quelques moines apostats ou d’autres de même espèce, qui ont été l’opprobre de l’Église et qui méritent aujourd’hui d’en être le rebut ? Voilà les dignes compagnons que vous méritez d’avoir : n’attendez pas qu’il s’en présente d’autres !21 »
47La lettre se conclut par la déclaration de nullité d’une « élection schismatique » et celle de tous actes en découlant.
48La situation semblait on ne peut plus claire. Il ne faut pas voir dans cette coïncidence de dates l’effet du hasard mais bien le fait que se rapprochait le moment où devait être installé l’évêque élu, celui que ses adversaires appelaient « l’intrus » ou « l’évêque de paille. » Accueilli le 14 dans la ville de Rodez par un large concours de peuple où se signalaient les sociétés patriotiques, Debertier, entouré de son clergé, prenait possession de la cathédrale le 15 mai et prêtait « le serment civique de veiller avec soin sur les fidèles confiés à ses soins, d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout son pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi. »
49Celui dont l’élection avait été déclarée schismatique par Colbert allait-il pouvoir imposer son autorité à un clergé réticent et une population en majorité réservée sinon hostile à qui il était fait défense dans le même mandement de « communiquer avec l’évêque intrus ou avec les prêtres, diacres et sous-diacres connus comme étant de sa communion. »
50Une dénonciation expédiée de Mur-de-Barrez le 14 mai par les administrateurs souligne l’inquiétude des autorités locales confrontées aux réactions du clergé et des fidèles restés fidèles à Colbert. « Nous voyons, Messieurs, avec la plus grande peine une coalition hypocrite préparée par le haut clergé, favorisée par les confessions pascales et appuyée surtout par la rétractation du curé d’Estaing. Nous craignons qu’elle ne se propage dans les autres cantons, avec d’autant plus de raison que nous apprenons tous les jours quelques rétractations de nos fonctionnaires publics. » Les administrateurs locaux envisagent de prendre des mesures coercitives tout en soulignant une certaine impuissance « notre patriotisme, écrivent-ils, aurait besoin d’être soutenu par la force en cas de résistance et nous n’osons pas vous répondre de celle-ci tant la cause de la religion adroitement présentée par les prêtres a ébranlé la confiance du Peuple et son obéissance aux lois. » La rhétorique révolutionnaire n’empêche pas une certaine lucidité. Les administrateurs de Mur, proches de leurs compatriotes, ont bien mesuré le divorce en cours entre le Peuple et l’Assemblée sur les problèmes religieux. Et si la thèse du complot est une explication confortable et d’ailleurs peu originale en ces temps, elle permet de rendre compte de la fracture qui apparaît dans le corps social. Comment expliquer, sinon par une « coalition hypocrite » des privilégiés attachés à défendre leurs privilèges sous le couvert de la religion, cette première et grave fêlure dans la conscience nationale jusque-là à peu près unanime ? Il faut que perdure cet unanimisme et ceux qui s’y soustraient ne peuvent être que des comploteurs attachés à la défense d’un ordre ancien et n’ayant plus de ce fait leur place dans la nation. La porte est ouverte à toutes les dérives terroristes… et les mesures de proscription, qui ne sont point encore à l’ordre du jour de l’Assemblée, apparaissent déjà en germe dans cette logique militante.
51La suite de cette histoire échappe à notre sujet. Elle est celle de la Révolution.
Annexe
Annexe 1
Le diocèse de Rodez qu’avait eu à administrer Colbert et auquel il avait été nommé le 28 janvier 1781, en remplacement de Mgr Jérôme Champion de Cicé parti pour Bordeaux, ne comprenait pas la partie méridionale du diocèse actuel du même nom, c’est à dire les terres sises au sud de la rivière Tarn qui constituaient alors le diocèse de Vabres. En 1790, on comptait 474 paroisses regroupées en 48 districts.
Créés à la fin du XVIIe siècle par Mgr Voyer de Paulmy, le plus éminent représentant en Rouergue des prélats réformateurs suscités par le concile de Trente, les districts avaient été voulus pour réunir facilement les prêtres à qui obligation était faite de se retrouver chaque mois et de suivre des conférences ecclésiastiques. Ils sont le cadre normal de la vie ecclésiastique jusqu’à la Révolution et, en 1791, quand se posera la question du serment, ils joueront, croyons-nous, un rôle beaucoup plus important que celui joué par les nouvelles circonscriptions administratives. À la tête de chacun de ces districts ecclésiastiques se trouvait un vicaire forain chargé notamment, d’après les statuts synodaux de 1725, de « veiller sur la vie et les mœurs des curés et autres ecclésiastiques de leur district… de faire tous les ans la visite de leur district trois mois avant le synode » afin que « sur les avis qu’ils nous donneront (à l’évêque) de la bonne ou mauvaise conduite des vicaires de leur district, nous puissions leur donner ou refuser les approbations quand ils viendront les faire renouveler. »
Au service des populations on dénombre en 1790, 474 curés et 421 vicaires dont 73 desservant une annexe. À noter aussi la présence importante de prêtres « approuvés » ou habitués (112) ou de prêtres ignorés des registres avant 1801 mais qui avaient été ordonnés et étaient en attente de bénéfice ou simples détenteurs d’une chapellenie. Nous avons pu en retrouver 844 …
Annexe 2
Un refus majoritaire du serment constitutionnel.
Le clergé du diocèse a majoritairement ‒ curés et vicaires confondus-refusé le serment. En effet, 56,11 % des curés et 51,30 % des vicaires dont le choix est connu peuvent être considérés comme insermentés en 1791, soit qu’ils aient refusé explicitement leur adhésion, soit qu’ils ne se soient pas présentés, au jour fixé par les autorités, pour se conformer à la loi.
Seulement 17,29 % des curés et 20,56 % des vicaires ont prêté, ainsi que l’Assemblée nationale le leur demandait, le serment de fidélité à la constitution civile « purement et simplement. »
Un nombre important de cirés, 22,78 %, et de vicaires, 20,19 %, ont assorti leur serment de réserves portant sur le spirituel. Réserves exprimées dans un préambule ou insérées dans la formule du serment. Nous les avons comptabilisés ensemble. Restent 3,82 % des curés et 7,95 % des vicaires dont la position nous est restée inconnue.
Il existe incontestablement une lecture géographique du serment.
Dans 28 districts, la majorité des curés refuse le serment, dans 17, elle l’accepte, dans 1 district, il y a équilibre, dans 2 districts, il nous manque trop de positions connues.
La majorité des vicaires refuse le serment dans 28 districts, l’accepte dans 15 alors qu’il y a équilibre dans 2 districts et que nous n’avons pas assez de données pour 3 districts.
Quelques districts rejettent massivement le serment. Ce sont ceux d’Aubin, Bozouls, Millau, Salles-Curan, Saint-Léon ‒ et peut-être Naussac et Saint-Parthem mais il nous manque pour ces deux districts de connaître la position de tous les prêtres ‒ où il existe même une unanimité dans le refus parmi les curés. Cette unanimité se retrouve chez les vicaires dans les districts de Millau et Salles-Curan, et peut-être aussi Saint-Léon dont nous n’avons pas tous les verbaux.
À l’opposé, les districts d’Estaing, Parisot, Pons, Saint-Symphorien et Sainte-Geneviève le prêtent tout aussi massivement. Si certains curés apportent des restrictions, aucun ne se déclare hostile. On observe la même attitude chez les vicaires dans les districts d’Estaing, Laguiole, Pons, Sainte-Geneviève et peut-être Espalion et Mur-de-Barrez dont nous n’avons pas tous les verbaux.
Partant de ces données, une carte se dessine avec une certaine précision.
La zone constitutionnelle s’étend au nord de la rivière Lot, couvrant les hautes terres du Carladès, de la Viadène et de l’Aubrac et faisant une percée vers le sud en direction de Laissac et Ségur. Elle suit également, à l’ouest, la basse vallée de l’Aveyron, à la frontière du Quercy, et recouvre les districts détachés, en 1808, du département pour former celui du Tarn-et-Garonne.
Les 6 districts de la « montagne » ‒ Laguiole, Mur-de -Barrès, Pons, Saint-Côme, Saint-Symphorien, Sainte-Geneviève ‒ donnent à eux seuls 17,07 % des curés et 30,68 % des vicaires du diocèse qui prêtent le serment « pur et simple » et 30,68 % des curés et 30,23 % des vicaires du diocèse qui prêtent un serment avec préambule et restrictions. Il apparaît à l’évidence que le choix de Claude Debertier a été ici déterminant et a surtout influencé les vicaires même s’il n’avait guère eu le temps d’en former lui-même dans le séminaire de Laguiole qu’il dirigeait seulement depuis 1783.
Trois de ces districts ‒ Pons, Saint-Symphorien et Sainte-Geneviève ‒ n’ont même, dans un premier temps, aucun curé qui refuse le serment et Laguiole n’en a qu’un seul, celui de Cassuéjouls, Jean-Joseph Martin, docteur en théologie de la faculté de Toulouse. Si l’on considère les vicaires, il y a quatre districts où il ne s’en trouve aucun pour refuser le serment, le seul à oser résister à ce courant étant le jeune vicaire d’Huparlac, annexe de Saint-Symphorien, Jean-Amans Layral, originaire de Lassouts où le curé, son oncle, Pierre-Jean Layral est lui-même insermenté.
Si l’on considère maintenant la vallée du Lot, celle-ci apparaît comme une zone « nettement plus constitutionnelle » que le reste du diocèse, ainsi que le pensait, sur la base d’un échantillon plus restreint, Timothy Tackett1. Néanmoins, elle n’atteint pas, semble-t-il, tout à fait le niveau de la « montagne ».
Encore convient-il d’être prudent dans l’appréciation, car la haute vallée du Lot, de Campagnac à Entraygues, se révèle nettement plus constitutionnelle, vérifiant exactement l’affirmation de l’historien américain.
Dans la haute vallée joue peut-être l’influence du capucin Chabot, prédicateur de renom et ardent partisan des idées nouvelles, et, dans la moyenne vallée, celle du curé d’Estaing Amans Albouy, que nous avons vu refuser son élection comme évêque constitutionnel. Quand il rétractera son serment, il entraînera avec lui nombre de ses confrères ainsi que nous l’apprend une lettre des autorités de Mur-de-Barrez.
On note une poussée du serment vers Laissac et Ségur ainsi qu’un flot assermenté dans le district de Cadayrac. Dans le district de Laissac, la position favorable au sèment du jeune curé de Gabriac ‒ il avait seulement 27 ans ‒ Clédon, frais émoulu de Sorbonne où il avait conquis un doctorat de théologie, a pu influencer les autres curés, à commencer par le vicaire forain, Thedié. Maître en théologie, Jaoul, curé de Saint-Martin de Cormières, n’aurait-il pas lui aussi, en prêtant serment, joué le même effet d’entraînement dans le district voisin de Ségur ? Quant à celui de Cadayrac, il est celui de Jean Long, le premier curé à prêter serment, dès le 16 janvier 1791.
Au sud du diocèse, dans la vallée du Tarn qui forme la frontière avec le diocèse de Vabres, les pourcentages sont sensiblement différents. Sur les cinq districts concernés ‒ Broquiès, Compeyre, Millau, Montjaux et Réquista ‒ seuls 8,69 % des curés (soit 4,87 % des assermentés) et 10 % des vicaires (soit 3,44 % des assermentés) prêtent le serment « pur et simple », alors que 10,86 % (soit 4,62 % des curés du diocèse qui le prêtent « avec restrictions » ou « préambule » et 3,33 % de vicaires (soit 1,17% des vicaires de cette catégorie) le prêtent avec « préambule ou restrictions. » Le refus du serment est, comme il apparaît, massif. Il concerne 78,62 % des curés (soit 13,53 % des curés assermentés du diocèse) et 80 % des vicaires (soit 11,11 % des vicaires insermentés du diocèse). Dans les districts de Compeyre et de Millau, aucun vicaire ne prête un serment, même restrictif.
Nous sommes ici dans une région frontière où la présence protestante est importante, où le souvenir des luttes religieuses est encore vif. Les Cévennes sont toutes proches et c’est à Millau que furent proclamées en 1573 les « Provinces Unies du midi ». Les prêtres se révèlent ici proches de cette population qui investit la mairie de Millau pour exiger la démission, d’une municipalité où la présence de conseillers calvinistes apparaissait comme une provocation en même temps qu’une revanche. Sentiment que confirmera, en l’exacerbant, la présence de calvinistes venus « assister ostensiblement aux services religieux célébrés par le curé constitutionnel », selon un » rapport du ministère de l’intérieur sur les troubles à Millau cité par Tackett. Catholiques et protestants campent ici sur une ligne dure dont ils ne se départiront pas tout au long des événements
Comme expliquer la prise de position des prêtres de la région de Villefranche, confrontés eux-aussi, bien que de façon moins massive, plus ancienne et lointaine, à la présence d’une population protestante dans le montalbanais, et qui font un choix différent ? En effet, pour quatre districts ‒ Najac, Parisot, Varen et Villefranche ‒ 37,83 % des curés et 15,38 % des vicaires prêtent le serment « pur et simple » (soit 17,07 % des curés et 6,89 % des vicaires du diocèse qui prêtent serment) ; 37,83 % des curés et 35,89 % des vicaires le prêtent « avec restrictions ou préambule » (soit 12,96 % des durés et 16,47 % des vicaires qui le prêtent « avec restrictions et préambule »). Ils sont 24,32 % des curés et 46,15 % des vicaires à le refuser, soit 3,38 % des curés et 8,33 % des vicaires insermentés. Le rapport entre curés et vicaires varie du simple au double. Nous pensons que la communauté des Doctrinaires, qui tenaient le collège de Villefranche, foyer actif du jansénisme au milieu du XVIIIe siècle, et ont plutôt été favorables aux serments, a joué, de même que l’appartenance à la congrégation des Génovéfains du clergé paroissial de Saint-Antonin.
Les Cartes
Les Tableaux
Archives Départementales de l’Aveyron, Procès-verbaux des serments et refus de serment : L 1937, 1841, 136, 10 L 104, 107, 109, Q 266, 4 L 91, L 1843, 1860, 9 L 12.
Bernard Fixes, Mémoire de Maîtrise, Université Paul Valéry, Montpellier 1994.
Notes de bas de page
1Lavergne de Léonce – Les assemblées provinciales sous Louis XVI, éd. Lévy, Paris, 1879, page 85.
2Lavergne de Léonce – op. cit., page 89.
3Les élections de 1789. Procès-verbaux. Société des Lettre, Arts et Sciences de l’Aveyron.
4E. de Barrau, 1789 en Rouergue, Rodez, Vve Carrère, 1873, p. 375.
5Gautier Louyriac, « Le diocèse de Rodez à la fin du XVIIIe siècle. Partie I Sous l’épiscopat de Mgr Seignelay-Colbert (1781-1789) », mémoire de master, Université Jean Jaurès.
6Avec les archevêques de Vienne et de Bordeaux, l’évêque de Chartres, in Albert Mathiez, Les grandes journées de la Constituante, Paris, 1913, page 8.
7Exposition des principes sur la Constitution civile du clergé par les évêques députés – Annexe la séance du 30 octobre 1790.
8Archives parlementaires de 1787 à 1860 pour la première série (1787-1799) Tome XX. Du 23 octobre au 28 novembre 90, Persée, Fichier générique.
9Abbé Lavaquery, « le Cardinal de Boisgelin » (1732-1804), Paris, Plon, 1921, (1er vol. pages 114 et 115).
10A. B. ServiÈres, Histoire de l’Église du Rouergue, Rodez, Vve Carrère, 1874, page 551.
11Alain Alcouffe & Andrew Moore, « La correspondance de Seignelay Colbert de Castlehill et du Duc de Buccleuch » in Études Aveyronnaises.
12Copie de la Lettre écrite par Monsieur l’Évêque de Rodez à M***, Curé & Vicaire forain de son Diocèse, (à Paris le 8 janvier 1791).
13A. C. Sabatié, Debertier, évêque constitutionnel et le clergé de Rodez, Rodez, 1912, pages 44, 45.
14A.C. Sabatié, op. cit., pages 42, 43.
15A. C. Sabatié, op. cit., page 61.
16Gazette Nationale, 7 avril 1791, page 54, réimpression 1841.
17A. C. Sabatié, op. cit., page 79.
18Rétractation de serment faite devant notaire à Estaing et enregistrée par le « sieur Bestier, » à Espalion, le 18 avril 1791, citée par A. C. Sabatié, op. cit., pages 82, 83.
19C’est à partir de ce moment que Claude de Bertier abandonne sa particule pour se faire appeler Debertier.
20« Agenda pour le temps du schisme », 60 articles pour les évêques, 32 pour les curés, donné à Paris le 21 avril 1791, manuscrit, 38 p. Archives diocésaines, fonds Colbert.
21Seignelay Colbert de Castlehill, Mandement et ordonnance épiscopale de M. l’évêque de Rodes au sujet de l’élection faite les 20 mars de M. Debertier… au diocèse de Rodez, par MM. les du département de l’Aveyron, en qualité d’évêque du même département, 12 mai 1791, éd. Brille, 48 p.
1Timothy Tackett, La Révolution, l’Église, la France, le serment de 1791, Cerf, 1986.
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