Le ralliement du clergé au Tiers État en juin 1789 et ses conséquences

1Alors que sévit une crise financière alarmante, Louis XVI nomme l’archevêché de Toulouse, monseigneur Loménie de Brienne, comme Contrôleur général des finances, en avril 1787. Celui-ci propose des mesures fiscales qui suscitent immédiatement débats et crispations. Le rejet de nouveaux impôts est général et la révolte gronde. En Dauphiné, une assemblée des trois ordres se réunit après une émeute1. Elle réclame une réunion des États généraux et adopte une mesure symbolique : le doublement du nombre de représentants du Tiers État. Cette assemblée est présidée par Jean-George Lefranc de Pompignan, l’archevêque de Vienne qui s’adresse au roi afin qu’il adopte une telle réforme pour la réunion des États généraux. En mars 1789, lors de la rédaction des cahiers de doléances, le clergé est profondément divisé, et déjà, certains adoptent des points de vue qui les éloignent des tenants de la tradition. Des prélats de bonne naissance, tels Jérôme-Marie Champion de Cicé, l’archevêque de Bordeaux, Seignelay Colbert de Castlehill, l’évêque de Rodez, ou Jean-George Lefranc de Pompignan déjà nommé, sont prêts à accepter de profondes réformes et souhaitent un renouveau de l’Église. Une lettre de l’évêque de Rodez adressée, le 14 mars 1789, à monsieur le comte de Barneval, est révélatrice du bouillonnement des esprits et des espoirs que suscite la réunion des États généraux.

« Nous sommes actuellement ici dans toutes les agitations qui doivent naturellement précéder ce grand événement. Dans le courant de la semaine prochaine, nous aurons fait nos élections dans le Rouergue et nous aurons rédigé les cahiers de nos doléances. C’est une grande révolution qui va s’opérer. Je ne doute pas qu’elle tourne au bien, et je le désire plus que je ne puis vous l’exprimer2. »

2Si l’évêque de Rodez comme les autres ecclésiastiques restent résolument attachés à la religion chrétienne, ils sont conscients des dysfonctionnements d’une Église et d’un État centralisé très éloignés des préoccupations du peuple. Prêts à en débattre, ils ont non seulement souhaité la convocation des États généraux, mais ils entendent exiger du roi de profonds changements. L’engagement du clergé aux côtés des libéraux et des patriotes a rompu avec la tradition et contraint le roi à des concessions très éloignées des recommandations de son entourage.

3Les sources pour traiter cette période sont d’une richesse infinie3 et la bibliographie est immense. Paradoxalement, le rôle du clergé a été minimisé, hormis l’engagement de deux fortes personnalités : les abbés Grégoire et Sieyès qui appartenaient au tiers état… Il convient de se demander à quel point l’engagement de ce premier ordre a été déterminant dans le cours des événements, en juin et juillet 1789 ; se demander quelles ont été les conséquences de ce ralliement qui a conduit à une « grande fracture » au sein du clergé ; se demander, enfin, comment et pourquoi le fossé entre les députés patriotes et ceux du clergé n’a cessé de se creuser.

4Lors de la première réunion des États généraux à Versailles, le 5 mai, la question du vote par ordre ou par tête n’est pas réglé. Sur les 1 177 députés, le tiers état en compte la moitié et ses députés souhaitent le vote par tête et un fonctionnement en séance plénière, un changement que la noblesse et le clergé rejettent en exigeant de rester séparés pour la vérification des pouvoirs de leurs députés. Le 6 mai, c’est avec seulement 19 voix de plus (133 contre 114) que les députés présents à cette réunion du premier ordre optent pour le statu quo. Bien décidés à se rapprocher du Tiers État, les abbés Sieyès et Grégoire fédèrent autour d’eux les prêtres désireux de réformer les institutions politiques comme le fonctionnement de l’Église. Ils sont rejoints par des prélats libéraux si bien que le clergé est profondément divisé au début de juin 1789, alors que la question du vote par ordre ou par tête n’est toujours pas réglée au sein des États généraux. Dans la séance du 6 juin aux Communes, la présentation du règlement de l’Assemblée est interrompue par l’arrivée d’une députation du clergé, composée de deux évêques, celui de Nîmes, Pierre-Marie-Magdeleine Cortois de Balore et celui d’Autun, Charles-Maurice de Talleyrand, et de six curés. M. l’évêque de Nîmes, leur porte-parole, lit un arrêté où les membres du clergé ont convenu d’accéder à la demande du roi en étant prêt à une « conciliation » entre les trois ordres.

5Lors des réunions du premier ordre, parmi les 60 évêques et archevêques, plusieurs sont favorables à un rapprochement et à une assemblée commune. Deux participent activement aux débats et sont « prêts à de nombreux accommodements » comme le souligne le nonce apostolique, Antonio Dugnani, en évoquant l’engagement de Champion de Cicé dans un rapport à la papauté4. L’archevêque de Bordeaux est très impliqué, depuis l’Assemblée des notables de 1787, dans les négociations menées pour résoudre les difficultés financières du Trésor royal.

6Se considérant comme les députés des communes et, à ce titre, comme les représentants du peuple, les députés du Tiers État invitent, le 10 juin, les deux autres ordres à se joindre à eux pour la vérification des pouvoirs. Dès le 12, trois curés du Poitou, dont Jacques Jallet réputé janséniste5, les rejoignent. Quatre jours après, 19 autres ecclésiastiques, dont l’abbé Grégoire, siègent aux communes. Ils ont contribué à accélérer les événements. Le 17, tous les députés du tiers décident de constituer une Assemblée nationale chargée de donner une Constitution au royaume. Au cours de la réunion du clergé, le 19 juin, le camp des libéraux affronte les conservateurs menés par le cardinal de La Rochefoucauld. En vertu du vote interne organisé, 135 députés ecclésiastiques refusent avec véhémence de se rallier aux communes et 127 sont prêts à le faire. Douze clercs hésitent et émettent des réserves. Ils acceptent finalement de se rallier, grâce à Jérôme-Marie Champion de Cicé qui a prononcé un discours convainquant ce jour-là, grâce surtout à l’archevêque de Vienne qui contribue par son charisme au ralliement massif du clergé6. La liste des 149 ralliés qui « ont voté pour la vérification des pouvoirs en commun dans la salle de l’Assemblée générale » figure dans le Journal des États généraux7.

7Le lendemain, l’épreuve de force est engagée quand le roi fait fermer l’Hôtel des Menus-Plaisirs, la salle de réunion habituelle du tiers état. Massés devant la porte close, les députés des communes décident de se rendre dans la salle du Jeu de paume toute proche. Ils y font unanimement le serment de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution au royaume. En raison de la fermeture de cette salle, la séance du lundi 22 juin a lieu dans l’église Saint- Louis où se réunit l’Assemblée. D’après Marmontel, on vit « s’avancer au milieu d’elle les archevêques de Bordeaux et de Vienne, l’évêque de Chartres et celui de Rodez à la tête de cent quarante-cinq députés du clergé. » En monarchiste convaincu, il évoque, de façon ironique et grinçante, la joie et les applaudissements qui ont accompagné l’entrée des quatre prélats8 cités : Jérôme-Marie Champion de Cicé, Jean-George Lefranc de Pompignan, Jean-Baptiste de Lubersac et Seignelay Colbert de Castlehill. Le nombre de ces députés qui peut varier selon les sources, représente largement plus de la moitié des membres du premier ordre9. Un autre évêque signe le 19 juin et s’associe à cette entrée solennelle dans l’église : celui de Coutances, Ange François de Talaru de Chalmazel10. Lefranc de Pompignan est désigné comme porte-parole par ses confrères. Il déclare : « Messieurs, nous venons avec joie exécuter l’arrêté pris par la majorité des députés de l’ordre du clergé aux États généraux. Cette réunion qui n’a aujourd’hui pour objet que la vérification commune des pouvoirs est le signal, et je puis dire, le prélude, de l’union constante qu’ils désirent avec tous les ordres et particulièrement avec celui de messieurs les députés des Communes. » Président de l’Assemblée, Bailly parle « d’un jour de bonheur pour l’Assemblée » et Target se réjouit en évoquant « le temple de le religion devenu le temple de la patrie ».

8À n’en pas douter, ces membres du clergé doivent faire oublier que la traditionnelle distinction entre les ordres pour la réunion des États généraux les a classés au rang des privilégiés comme les aristocrates. S’il était plus facile aux curés proches de leurs paroissiens de rejoindre le Tiers État, les cinq prélats qui les ont accompagnés ont fait preuve de bravoure et de hardiesse. Certains ont acquis une réputation de prélats gagnés aux idées des Lumières et se sont engagés dans la voie de la modernisation économique préconisée par les physiocrates. Colbert de Castlehill est de ceux-là. Tous sont devenus des esprits éclairés et sont convaincus du discrédit de leur Église et des injustices de son fonctionnement. Leur prise de conscience les a conduits, sans aucun doute, à remettre en cause tout un ensemble de traditions et de pratiques en prenant la mesure du mécontentement à l’égard du clergé ainsi qu’à l’égard de la politique royale. Pour Lefranc de Pompignan, l’évolution est plus complexe, puisqu’il a été farouchement opposé aux idées nouvelles, ce qui lui a valu d’être honni par Voltaire tout autant que son frère11. Sans doute a-t-il été ébranlé par les contestations d’un curé de son archidiocèse Henri Reymond qui a combattu les privilèges et défendu les droits du bas clergé et l’augmentation de la congrue12. Alors qu’il avait adressé, le 15 juillet 1788, une lettre pastorale aux curés de son diocèse pour leur rappeler « l’obéissance due à la puissance royale13 », sa nomination à la présidence de l’assemblée des états du Dauphiné l’a conduit à contester les projets de Loménie de Brienne et à se ranger aux exigences des représentants du tiers état dauphinois qui imposent le doublement de leurs députés. Très proche du monarchien Mounier, Pompignan apporte sa signature, au printemps 1789, à un mémoire réfutant l’apologie des privilèges faites par les députés de la noblesse et de quelques prélats : Réponse des députés de la province de Dauphiné aux états généraux, au nouveau mémoire intitulé « Mémoire pour une partie du clergé et de la noblesse de Dauphiné14 ». Ce n’est pas la première fois qu’il critique l’attachement des nantis à leurs bénéfices et à leurs privilèges. S’opposant à la « dérive gestionnaire » de l’épiscopat il proteste contre ces fonctions administratives qui « masquent et déguisent l’évêque15 ». Il reproche à ses confrères d’être trop attachés à leurs titres et à leurs privilèges et souhaite qu’ils soient plus fidèles aux vertus évangéliques comme l’expriment de nombreux cahiers de doléances.

9Si les 149 députés du clergé s’engagent solennellement aux côtés des députés qui ont prêté le serment du Jeu de paume et scellent définitivement la réunion des trois ordres dans l’Assemblée nationale comme elle s’appelle désormais, l’abbé Grégoire est loin d’être rassuré lorsqu’il écrit sa Lettre à ses collègues du bas clergé députés aux États généraux. Il dénonce la collusion du haut clergé avec l’aristocratie et demande à tous les curés de soutenir sans discussion le tiers état en considérant que « Le flambeau de la religion doit éclairer notre zèle, et c’est au nom de la religion, qu’une partie du clergé, la minorité de la noblesse et les Communes vont, autour de leur roi, se rallier sous le drapeau de la patrie16 ».

10Lors de la séance royale du 23 juin, Louis XVI, poussé par son entourage de la cour, réaffirme dans son discours les privilèges et rejette tout accommodement avec l’Assemblée. L’article premier de sa déclaration stipule : « Le roi veut que l’ancienne distinction des trois ordres de l’État soit conservée en son entier […] (Il) a déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l’ordre du tiers état, le 17 de ce mois. » Ses propos menaçants à l’égard de l’Assemblée des Communes sont très mal accueillis par les députés du tiers qui refusent de se plier aux injonctions monarchiques et de quitter la salle. Le 24 juin, Lefranc de Pompignan préside l’Assemblée aux côtés de Bailly et la majorité du clergé, notamment du bas clergé, participe à cette séance. Ce jour-là, la voiture de Le Clerc de Juigné l’archevêque de Paris opposé au ralliement, est harcelée à coups de pierres dans les rues de Versailles. Poursuivi, l’archevêque est secouru par Seignelay Colbert dont l’engagement est acclamé par la foule qu’il réussit à calmer dit-on17. À l’évidence, les menaces que font peser l’appel des troupes royales autour de Paris ont pour effet de mobiliser fortement le peuple déçu par le renvoi de Necker et soucieux de protéger l’Assemblée nationale. Les manifestations hostiles se multiplient. Conscients des risques encourus d’un soulèvement populaire, les membres éminents de la haute noblesse ‒ les ducs d’Orléans, de La Rochefoucauld et de Luynes ‒ acceptent de rejoindre l’Assemblée où ils sont accueillis dans l’enthousiasme. Les derniers prélats qui ont refusé jusque-là de se rallier s’inquiètent de la pression exercée par le peuple et certains se ravisent.

11Le 27 juin est la journée décisive. Le roi s’adresse aux ordres privilégiés. Une lettre est envoyée à Mgr de La Rochefoucaud dans laquelle il « engage son fidèle clergé à se réunir sans délais avec les deux autres ordres » et dans une autre missive envoyée au duc de Luxembourg, il appelle la noblesse à en faire autant. Les trois ordres sont alors réunis lorsque ces « messieurs du clergé et de la noblesse sont reçus par l’Assemblée avec de grands applaudissements ». Pour le président Bailly : cela « doit être un jour de réjouissance et de joie » et il déclare que « l’Assemblée nationale va s’occuper, sans distinction et sans relâche, de la régénération du royaume et du bonheur public18 ». Proche de Bailly, Pompignan joue un rôle de modérateur, et il réussit, le 27 juin, à convaincre le peuple mobilisé à renoncer à entrer dans la salle de réunion. La concorde semble régner, même si les récalcitrants minoritaires n’ont pas dit leur dernier mot.

12Leur porte-parole, le cardinal de La Rochefoucauld a voulu lire, dans la séance du 2 juillet, « une protestation qu’il disait être celle de la majorité de son ordre ». Pompignan s’oppose à lui en l’accusant d’avoir rédigé une protestation qui était « fausse et abusive ». Dans un tête à tête19 avec le cardinal il a « un choc furieux… de paroles ».

13Le 3 juillet, le duc d’Orléans est élu président de l’Assemblée nationale20 à la place de Bailly et il est très applaudi. Il refuse cependant d’assumer cette fonction et demande un nouveau vote. Jean-George Lefranc de Pompignan est alors élu avec 700 voix sur 793votants21. Il remercie chaleureusement les députés et, conclut son discours22 en disant : « Que me reste-t-il à désirer si ce n’est de porter mes derniers regards sur la régénération de la France et de m’ensevelir dans la restauration de notre commune patrie ». Dans ses Mémoires, Bailly parle de « la satisfaction générale qui a éclaté » à la suite de son intervention très applaudie ; il témoigne de la connivence qui existe alors entre le clergé et le tiers État au sein de l’Assemblée. Pour autant l’incertitude demeure. Les menaces que font peser les troupes royales appelées à cerner Paris, mobilisent le peuple. Dans la soirée du 8 juillet, le roi rencontre le président de l’assemblée afin de le rassurer sur ses intentions. Le lendemain, l’Assemblée nationale se proclame assemblée constituante, scellant définitivement une rupture avec l’Ancien Régime et une volonté de changement des lois du royaume. Le 14 juillet, le peuple de Paris prend la Bastille, symbole de l’absolutisme monarchique, et oblige le roi à céder et à rappeler Necker qu’il avait renvoyé quelques jours avant. La Révolution s’étend à toutes les provinces, le peuple s’arme en constituant des milices et s’en prend aux châteaux. Dans la nuit du 4 août, l’Assemblée décrète l’abolition du régime féodal et des privilèges. Les jours suivants sont rédigées les lois qui appliquent cette décision. Le 7 août, le roi fait appel à quatre députés de l’Assemblée comme ministres de son gouvernement. Pompignan est nommé ministre de la feuille et Champion de Cicé devient garde des Sceaux. L’assemblée a unanimement applaudi un message du roi qui appelle à l’apaisement : « Le choix que je fais, dans votre assemblée même, vous annonce le désir que j’ai d’entretenir avec elle la plus constante et la plus amicale harmonie ».

14L’abolition des dîmes décidée, le 4 août, suscite un débat auquel participe Seignelay Colbert. Le 10 août au soir, il « a parlé longtemps ensuite sur les deux questions du rachat des dixmes et de la propriété des biens du clergé. Il parlait en homme persuadé que les biens du clergé sont nécessaires au maintien de la religion, à la décence des cultes et au soulagement des pauvres ». Mais son discours s’est fait dans le « tumulte ». Sieyès qui a pris ensuite la parole se montre très réticent sur l’abandon des dîmes. Son discours argumenté qui est repris par le Moniteur Universel a été mal accueilli. « Le bruit, le tumulte, les brouhahas qui partaient des Communes l’ont interrompu plusieurs fois » comme le constate le Journal de Paris23. Il estime qu’en dépit de tous ses défauts et de toutes ses injustices, le système décimal ne doit pas être abandonné. Selon lui, « La loi doit garantir toutes les propriétés. Elle garantissait celle-là comme toutes les autres, et en vérité celle-là ne valait pas moins qu’une autre. ». Il ajoute que si la dîme n’est plus nécessaire, elle doit être rachetée comme les droits seigneuriaux. Ainsi, « la dîme étant à juste raison placée dans la classe des propriétés légitimes à la vérité, mais nuisibles à la chose publique, il faut l’éteindre comme on éteint ces sortes de propriété, c’est-à-dire en offrant une indemnité. » Il ajoute : « Le rachat doit être convenu de gré à gré entre les communautés et les décimateurs, ou réglé au taux le plus modique par l’assemblée24. ». Le lendemain, le clergé décide de s’en remettre « à la justice de la Nation ». Les articles de la loi sont rédigés en stipulant que les dîmes « sont abolies, sauf à aviser aux moyens de subvenir d’une autre manière à la dépense du culte divin, à l’entretien des ministres des autels, au soulagement des pauvres25… »

15Après l’adoption de la loi sur l’abolition des dîmes ecclésiastiques, Colbert fait publier un mandement en application de l’article XVII de cette loi stipulant que : « ’Assemblée Nationale décrète qu’en mémoire des grandes et importantes délibérations, qui viennent d’être prises dans pour le bonheur de la France […] il sera chanté, en action de grâce, un Te Deum dans toutes les paroisses et églises du royaume. » Dans son mandement, Colbert écrit : « Ce n’était pas assez pour cette assemblée auguste et généreuse d’arracher des abus qui croissaient depuis des siècles, à l’ombre de l’autorité de la Justice, de la Religion même ; ce n’était point assez pour elle d’anéantir les privilèges consacrés par le temps, mais devenus odieux par leur étendue et leur multitude ; ce n’était point assez d’ouvrir aux talents et aux vertus la carrière des honneurs..., ce n’était pas assez enfin de mettre le titre de citoyen au dessus de tous les titres et la Loi au dessus de toutes les exceptions : animés par l’enthousiasme du bien..., les dignes représentants de la Nation ont renoncé à des droits qui paraissaient incontestables, et ce sacrifice sans exemple n’a coûté aucun effort26 ». Se montre-t-il satisfait ou plutôt d’un humour grinçant ? Il n’intervient plus par la suite dans les débats qui ont conduit à la constitution civile du clergé. Sans doute a- t-il pris conscience que les États généraux entendaient mettre fin aux injustices que l’Église a trop longtemps soutenues sans qu’il soit possible d’arrêter les changements, même s’il en redoute les excès.

16Comme le constate Michel Péronnet, l’influence politique et institutionnelle de l’épiscopat s’est progressivement effondrée au cours de l’été 1789. Pour ces prélats habitués à régenter avec autorité et à contraindre, l’épreuve est rude. En quelques mois, les évêques ont perdu non seulement leurs alléchants bénéfices, mais surtout leur suffisance les a depuis trop longtemps éloignés de leurs ouailles. « Eux qui furent la sanior pars du premier ordre du royaume ne sont plus qu’une minorité dérisoire dans une assemblée délibérant selon le principe de la major pars27  ». Beaucoup avaient choisi de refuser toute innovation, de défendre becs et ongles les traditions. Ceux qui comme Colbert, Pompignan ou Champion de Cicé, le garde des Sceaux, croyaient à une monarchie modérée ont progressivement perdu toute emprise sur le cours des événements. Surtout, de nombreux clercs patriotes adoptent des positions révolutionnaires comme deux ouvrages récents le démontrent. Rita Hermon-Belot a étudié l’œuvre de l’abbé Grégoire28 et Jean-Claude Meyer l’engagement révolutionnaire de deux évêques constitutionnels méridionaux29 : Antoine Pascal Hyacinthe Sermet et Paul-Benoît Barthe. Ces trois ecclésiastiques n’ont jamais renié leur attachement à la religion chrétienne, mais ils approuvent la Révolution en la considérant comme « ce grand changement que la main de Dieu vient d’opérer dans ce royaume30 ». Convaincus de la nécessité de réformer l’État royal, ils adhèrent aux bouleversements opérés, en août 1789, en glorifiant l’abolition des droits féodaux et des privilèges ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ils les considèrent comme découlant d’une politique chrétienne31 liée aux préceptes évangéliques en faveur de la justice, de l’égalité et de la fraternité. Ils sont très sévères à l’égard du fonctionnement de l’Église, notamment du système de la commende, en vertu duquel les dîmes servent à rémunérer des fonctions purement honorifiques32. Pour ces clercs désireux d’un profond changement, vendre les biens de l’Église afin de subvenir aux besoins de l’État ou de secourir les pauvres ne contredit en rien les fondements dogmatiques du catholicisme. Ils entendent mettre fin au mépris d’un haut clergé dont ils condamnent les abus d’autorité et l’éloignement des fidèles ; ils veulent construire une société plus juste, plus humaine dans un esprit de charité où une Église nouvelle aurait toute sa place.

17Colbert semble résigné à jouer les seconds rôles. Il est nommé commissaire de la salle des séances (questeur) et c’est à ce titre qu’il participe, le 12 octobre, à la commission chargée de trouver un lieu où pourrait être transférée l’Assemblée nationale à Paris. Il fait partie des comités du règlement et de l’extinction de la mendicité, en 1790.

18À la suite de l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen33, il fallait trouver une solution aux difficultés financières du Trésor royal. Afin de le renflouer et de remédier à la banqueroute surgit alors l’idée de nationaliser les biens du clergé. Dès lors, la réorganisation de l’Église de France est jugée indispensable. Un tel projet conduit à une définition nouvelle des rapports que l’Église doit entretenir avec l’État. Ce débat devient la préoccupation majeure à l’Assemblée constituante, lorsqu’un comité ecclésiastique est constitué, à la fin août.

19Le clergé d’abord enthousiaste pour les réformes de la Constituante34 se divise profondément sur la question de la nationalisation des biens de l’Église et sur la réorganisation qui doit en découler. Dans les discussions, le clergé patriote désireux d’un profond changement approuve la vente des biens de l’Église, afin de subvenir aux besoins de l’État ou de secourir les pauvres, en considérant que cela ne contredit en rien les fondements du catholicisme. Confisquer des richesses patrimoniales appartenant, par essence, aux fidèles, se justifie en considérant qu’elles reviennent à la nation et que leur gestion dépend de ses représentants. C’est ce qu’affirme Talleyrand dans un discours qui a fait date : « Ces biens ont été donnés à l’Église. Or, l’Église est l’assemblée des fidèles, et l’assemblée des fidèles dans un pays catholique est-elle autre chose que la Nation35  ? » Le 13 octobre 1789, Jean-Louis Gouttes curé d’Argelliers36 en Bas Languedoc monte à la tribune de l’Assemblée nationale et analyse la situation avec réalisme :

« Mais est-ce au clergé à faire à l’État l’abandon de ses biens ? Est-il de l’intérêt de l’État de dépouiller le clergé de toute propriété quelconque, et de salarier en argent ? Ne serait-il pas plus à propos de laisser aux ministres nécessaires à la religion, et surtout aux pasteurs, des fonds d’un produit suffisant pour subvenir à leurs besoins et secourir les pauvres ? [...] ».

20Il insiste sur son idée de donner des terres aux curés pour leur permettre de vivre, car il ne croit pas que l’État puisse assurer la rémunération des clercs, par le biais de l’impôt. Il reste sceptique sur la capacité des finances publiques à régler de telles dépenses, et d’autres, tel l’abbé Grégoire, partagent ce point de vue. Les débats reprennent à la fin d’octobre. Talleyrand veut la vente des biens du clergé et Mirabeau s’écrie « La religion appartenant à tous, il faut par cela seul que ses ministres soient à la solde de la nation. » Inquiets pour leur avenir, les députés du clergé souhaitent des réformes moins radicales que la nationalisation des biens dont ils tirent leurs revenus. À l’occasion de ces débats, ils prennent l’habitude de se ranger à la droite du président de l’Assemblée en installant définitivement le clivage droite-gauche dans l’hémicycle. Tous leurs discours des 30 et 31 octobre, notamment ceux de l’abbé Maury ou la très longue harangue de Boisgelin de Cucé37 n’y changent rien. Le 2 novembre 1789, sous la présidence d’Armand- Gaston Camus38, par 568 voix contre 346, l’Assemblée nationale met les biens de l’Église à la disposition de la nation. Les institutions religieuses bouleversées deviennent dépendantes de l’État. Le 13 février 1790, les ordres contemplatifs sont dissous et seuls sont ménagés les ecclésiastiques qui s’occupent d’enseignement ou d’œuvres caritatives. Au nom d’un gallicanisme réaffirmé, toutes ces réformes ont été engagées sans en référer au pape ou, du moins, a-t-il été mis devant le fait accompli, sans aucune négociation.

21Dorénavant, il faut entreprendre une réforme du système religieux et rédiger ce qu’on appelle la Constitution civile du clergé. Deux prélats participent au comité ecclésiastique : Boisgelin de Cussé archevêque d’Aix, et Bonal, évêque de Clermont. Ils sont entourés de trois prêtres et du canoniste Durand de Maillane. La première mouture qu’ils présentent, le 23 novembre, est jugée trop modérée, bien qu’elle soit imprégnée de gallicanisme. Le projet est rejeté. Le comité est alors modifié et élargi. Il se compose d’une majorité de patriotes acquis aux réformes ; les deux prélats décident de ne plus y participer alors que la plupart des évêques députés se montrent de plus en plus hostiles à ce que l’Église et le clergé soient trop dépendants de l’État.

22Le texte définitif du « plan d’organisation du clergé » proposé par le Comité ecclésiastique est discuté à partir du 29 mai 1790 par l’Assemblée constituante. Jean-Baptiste Treilhard en fait une présentation qui a été très applaudie. Les débats ont opposé les députés patriotes à ceux qui s’étaient déjà engagés en octobre contre la nationalisation des biens du clergé et qui sont alors soutenus par la plupart des évêques.

23Votée le 12 juillet, la Constitution civile du clergé réorganise complètement le fonctionnement de l’Église qui s’affranchit de la tutelle de Rome, en affirmant un gallicanisme radical et en mettant fin au concordat de 1516. La Constitution reconnaît au pape la « primauté » sur l’Église de France, mais lui dénie la « juridiction » sur les affaires du clergé. Le texte supprime de petits diocèses et n’en garde que 83 correspondant aux départements. Tous les clercs sont élus et rémunérés comme les autres fonctionnaires de l’État. Celui-ci attend d’eux une loyauté sans réserve, comme il l’attend de ses fonctionnaires laïques. Les évêques sont chargés de donner l’institution canonique aux curés, et les évêques métropolitains (les anciens archevêques) aux évêques sans qu’ils reçoivent l’onction du pape. Enfin, la rémunération des membres du clergé est précisément définie si bien que curés et vicaires bénéficient d’une situation bien meilleure que sous l’Ancien Régime. Dès le 13 juillet, une Adresse du clergé de Saint-Lo est lue à la tribune par leur député. Favorables aux décisions de l’assemblée, ces prêtres écrivent : « Nous serons les organes de la religion et de la liberté » et plus exaltés, « nous ferons revivre ces siècles d’or du christianisme que le luxe de nos jours reléguait si volontiers parmi les fables ». Cela conduit au vote d’une loi imposant aux clercs de prêter serment, le 27 novembre 1790. Mirabeau juge inutile cette exigence du serment lorsqu’il comprend qu’il constituerait un obstacle majeur, et qu’il conduirait au schisme. Il suffirait selon lui de ne pas l’imposer en décrétant « la vacance universelle des places ecclésiastiques » et en les soumettant toutes à l’élection39. Son intervention ne change rien au vote. Le serment devient une pomme de discorde qui divise profondément le clergé.

24La réaction du pape Pie VI se fait attendre. Comme il le dit plus tard, son souci majeur est de ne pas envenimer les choses par la précipitation. Louis XVI recherche un accommodement avec lui, mais il est enclin à suivre l’avis de ses ministres, le garde des sceaux, Jérôme-Marie Champion de Cicé et l’archevêque de Vienne, Jean-George Lefranc de Pompignan, ministre de la Feuille des bénéfices, puis ministre sans portefeuille lorsque les nominations aux bénéfices ecclésiastiques ont été suspendues, le 9 novembre 1789. Même si les avis des historiens divergent, ils lui conseillent d’approuver les décisions de l’Assemblée, en jugeant nécessaire de l’approuver afin de garantir la paix sociale. Dans une lettre dont Lefranc de Pompignan a connaissance, le pape écrit au roi, le 9 juillet 1790 : « Nous devons vous dire avec fermeté et amour paternel, que si vous approuvez les décrets concernant le Clergé, vous induirez en erreur votre Nation entière, vous précipiterez votre Royaume dans le schisme. » Le lendemain, il adresse des brefs qui sont remis au roi, le 23 juillet, en lui demandant de refuser la constitution. Ces documents arrivent trop tard, car la constitution civile du clergé est adoptée, le 12 juillet 1790, et Louis XVI a officiellement annoncé sa décision d’approuver le décret qu’il promulgue, le 24 août. C’est seulement le 10 mars 1791, que le pape envoie le bref « Quod Aliquantum », un bref condamnant fermement le décret royal et confortant les clercs hostiles au serment.

25La Révolution s’est engagée à réformer une Église très critiquée dans les cahiers de doléances où figuraient la détestation des dîmes, l’exigence d’une augmentation de la portion congrue, la contrainte à un service paroissial minimum, la colère à l’égard des privilèges du haut clergé. Très remontés contre leur hiérarchie, les nombreux curés de paroisses élus aux États généraux se sont résolument engagés dans la voie d’une remise en cause de l’Ancien Régime. En soumettant l’Église à l’État, les députés ont cru mettre fin aux profondes injustices et aux dysfonctionnements de l’institution. Après l’exigence du serment à la Constitution, les patriotes ont rejeté dans le camp de la contre-Révolution tous les modérés qui étaient prêts à accepter des réformes. Plus grave, le schisme s’installe durablement en France où deux Églises s’affrontent : l’une restée fidèle à la tradition et attachée au clergé réfractaire est désormais dans l’illégalité ; l’autre, l’Église officielle respectueuse de la loi, est considérée comme schismatique par la papauté et suscite un rejet parfois violent.

26Dans une lettre adressée au duc de Buccleuch le 21 octobre 1792, de Cossey, près de Norwich, Colbert évoque les ressentiments qu’il éprouve en rappelant qu’il a été contraint de quitter la France comme la plupart de ses confrères, Champion de Cicé en tête :

« Ils nous ont mis dans l’affreuse alternative ou de nous déshonorer par un serment contraire à nos principes ou de perdre la vie. La fuite a été notre seule ressource et aujourd’hui tout est perdu pour nous, fors l’honneur. […] Quoiqu’il en puisse arriver, nous persisterons dans nos principes et nous ne fléchirons jamais le genou devant les idoles actuels de la France40. »

27Dans Mémoires affrontées41, Valérie Sottocasa analyse « le choc provoqué par le serment et ses conséquences ». Elle constate qu’en 1791, les manifestations populaires sont liées à la politique religieuse de la Constituante, mais on les a trop souvent considérées comme une hostilité la Révolution. Il s’agit surtout d’un refus à l’égard de changements qui mettaient en cause des traditions et des pratiques et ce refus a conduit, sans doute malgré eux, les fidèles catholiques à soutenir le clergé réfractaire. Qu’on parle de « cassure » comme Roger Dupuy, de « fracture » comme Michel Winock42 ou de rupture, quoi qu’il en soit, l’Église est bel et bien devenue le principal ferment de divisions des Français…