Les circonstances de la recherche

2Pour les économistes, soucieux de l’histoire de leur discipline, les mois passés à Toulouse par Adam Smith après la publication de son premier ouvrage en 1759 et avant la publication de la Richesse des Nations restaient une énigme. Ainsi le chapitre consacré à Toulouse dans la première grande biographie2 d’Adam Smith s’appuyait sur les lettres envoyées à Hume par un mystérieux « vicaire écossois » dont Philippe Massot-Bordenave a découvert qu’il s’agissait bien de Seignelay Colbert de Castlehill. Les archives écossaises mettaient en lumière les liens noués à Toulouse entre Smith, son élève, le duc de Buccleuch et leur guide, l’abbé Colbert de Castlehill. Mais sur ce cicerone, il y avait très peu d’information et certaines données qui pouvaient sembler bien établies allaient se révéler fausses. À commencer par sa date de naissance pour laquelle des documents « officiels » du vivant de Seignelay comme les portraits des représentants aux états-généraux donnent 1736 alors que sur le registre des baptêmes d’Inverness, conservé aux Archives écossaises, il est bien indiqué qu’il a été baptisé (par un ministre presbytérien) en 1735. Pourtant Colbert avait été célébré au début d’un moment clé de la Révolution, le 25 juin 1789, cinq jours après le serment du jeu de Paume, qui marque la fin de l’Ancien Régime, quand l’évêque de Rodez, un des rares prélats à avoir accepté l’idée de délibérations communes des représentants des trois ordres, fut porté en triomphe dans les rues de Versailles par la population3.

3Ce même prélat qui avait présidé l’éphémère Assemblée provinciale de la Haute-Guyenne mise en place à titre expérimental dans le cadre d’un programme réformateur par Necker, émigra à Londres après avoir refusé, en 1791, contrairement à Loménie de Brienne dont il avait été durant dix-huit ans un des vicaires généraux à Toulouse, le serment constitutionnel. Dix ans plus tard, il s’opposa au concordat du 8 avril 1802 entre Napoléon et Pie VII et anima jusqu’à sa mort en 1811, la résistance des insermentés bien implantés dans son diocèse rouergat.

L’état des recherches antérieures

4Cette rupture avec la Révolution française comme le refus du Concordat, ont contribué à son oubli, en effet, les jugements des historiens catholiques n’ont guère été tendres à son égard tandis qu’à l’autre bord, ce prélat atypique et inclassable ne retenait pas l’attention. Quelques notices biographiques du 19^e siècle ont rappelé de façon plus ou moins lacunaire son parcours tandis que des historiens locaux au gré des découvertes publiaient quelques-unes de ses lettres dans les publications de la Société des lettres de l’Aveyron. En 1865 Victor Advielle, fonctionnaire, bibliothécaire et collectionneur, lui a consacré quelques pages4. En Écosse le Celtic Magazine qui retraçait le sort de la famille Cuthbert ne pouvait manquer de rappeler quelques dates de sa vie5. Il apparait également dans le livre de J. G. B. Bullock, MD, The Cuthberts, Barons of Castlehill and Their Descendants in South Carolina and Georgia, Washington : 1908.

5Après la seconde guerre mondiale, Jacques Bousquet, le conservateur des archives de l’Aveyron, étudiait les mesures prises par Seignelay vis-à-vis d’un différend familial au sein d’une famille protestante de Millau : « Un précédent de l’affaire Finally en Rouergue (1786). Mgr Colbert de Castlehill, le pensionnat-couvent de l’Arpajonie et les protestants de Millau » in Revue du Rouergue, 1953. Enfin, une note manuscrite d’Henri Guilhamon, professeur d’histoire à Cahors, éditeur du Voyage de Richeprey6, résume une communication à la Société des Lettres de l’Aveyron dans laquelle il liste des sources sur la vie de Seignelay trouvées aux Archives de la Haute-Garonne.

6Quelques décennies plus tard, Andrew Moore a exploité les archives départementales, diocésaines et de la Société des lettres de l’Aveyron pour rédiger son mémoire d’histoire. Malheureusement ce travail qu’il avait eu le souci de traduire en français a été égaré par les Archives départementales de l’Aveyron tandis que la version anglaise dormait à la bibliothèque universitaire de Bristol7. Bernard Fixes a étudié en 1989 les activités pastorales de Seignelay8. Une nouvelle étape a été franchie avec la mission de Philippe Massot Bordenave en Écosse qui lui a permis dans sa thèse de souligner les liens qu’il avait noués avec le duc de Buccleuch, l’élève de Smith et ouvert d’autres pistes grâce aux archives de la famille Buccleuch9. Plus récemment Gautier Louyriac a consacré un épais mémoire de master à son administration du diocèse de Rodez10.

7Finalement la recherche des traces de Seignelay a bénéficié de concours multiples à Inverness, à Rodez, mais aussi à Paris, Toulouse, Caen, Reims et à Harvard car si malheureusement les papiers de Seignelay Colbert ont disparu lorsque ses biens ont été dispersés aux enchères, de multiples lettres ont été conservées par leurs destinataires dans des fonds dont tous n’ont pas été explorés11 tandis que des correspondances entre des tiers le mentionnent12.

La recherche des sources

8Le premier document, conservé aux Archives nationales écossaises, est naturellement le certificat de baptême le 13 août 1735 de Seignelai Cuthbert of Castlehill, première surprise alors que les notices biographiques le font naître en 1736. L’officiant du baptême était Alexander Mc Bean, surnommé le John Knox du Nord, le ministre presbytérien d’Inverness13. Si on ajoute que le grand père était un évêque épiscopalien et que ses deux oncles émigrés en France abjurèrent publiquement le presbytérianisme pour se convertir au catholicisme14, on voit que les origines « catholiques » de Seignelay sont moins évidentes que ce qui sera avancé par deux évêques lors de l’enquête préalable à sa consécration comme évêque de Rodez. Mais le certificat de baptême introduit une autre singularité : le prénom du futur évêque est assez incongru : Seignelai. C’est l’orthographe du village de Seignelay jusqu’à ce qu’une lettre de Colbert le désigne comme Seignelay. Nul saint ne semble attaché à ce nom auquel François Falc’hun attribue une origine celtique15. Par contre impossible de ne pas le mettre en relation avec la famille du Grand Colbert. La destinée du petit Highlander est en effet une conséquence de la prétention de Jean Baptiste Colbert à faire reconnaitre la noblesse de ses origines au mépris de toute vraisemblance. La fable de l’origine noble des Colbert n’a guère trompé les contemporains et probablement pas le Grand Colbert lui-même mais des généalogistes ont prétendu l’avoir établie et dans l’église des Cordeliers de Reims une pierre tombale portant l’inscription : « Ci-gît li preux chevalier Richard Colbert, dit li Escossois ki [trois mots effacés] 1300.

9Priez pour l’âme de li. » L’inscription était suivie d’un écu aux armes de ce chevalier portant un serpent tortillé en pal. Au-dessous de cet écu, on lisait deux vers en lettres gothiques : « En Écosse, je us le berceau / Et Rheims m’a donné le tombeau.16» L’origine de cette pierre tombale est fort suspecte et rien ne rattache la famille Colbert à ce fameux chevalier mais fort opportunément l’aïeul de notre Seignelay entreprit de le revendiquer et le Parlement d’Ecosse enregistra cette demande17. Cela facilita aux enfants de J.B. Colbert l’entrée dans les cercles de la noblesse même si peu de monde était dupe. Cela facilita surtout l’émigration de deux oncles de Seignelai (Lachlan qui fit carrière dans l’armée et dont les descendants conservent le souvenir et Alexander qui fut connu comme l’Abbé Colbert). Aussi quand le père de Seignelai mourut accidentellement, sa grand-mère, Jeanne Hay, la fille de l’ancien évêque épiscopalien de Moray entreprit de l’envoyer en France rejoindre ses oncles.

10En arrivant en France en 1747, Seignelay ne s’immergeait pas dans l’univers intellectuel français en effet, outre ses contacts avec ses deux oncles, il poursuivait ses études au Collège des Écossais qu’il ne devait totalement « quitter » que tardivement en 176118. On ne doit donc pas sous-estimer le rôle de la culture écossaise dans sa formation. On ne sait pas s’il avait bénéficié d’un précepteur privé ou s’il est allé à l’école en Écosse, mais les années suivantes passées au Collège des Écossais lui permirent d’acquérir un solide bagage dans la culture antique. En effet quand il a changé d’établissement pour suivre la classe de rhétorique du Collège d’Harcourt au titre duquel il s’est présenté au Concours général organisé entre les élèves de rhétorique, il a remporté le prix d’honneur pour le discours en latin en 175419. Durant ces premières années en France, ce brillant sujet n’avait pas manqué d’être recommandé au roi d’Écosse en exil, James III, à Saint Germain en Laye20.

11Les activités de Seignelay les années suivantes sont mal connues. Il a étudié le droit à la faculté de Reims, un choix qui peut s’expliquer soit par les liens entre la famille de Jean-Baptiste Colbert et la ville de Reims, soit plus prosaïquement par la réputation de la faculté de Reims pour accorder facilement les diplômes. En tous les cas, il ne reste pas éloigné de l’affaire Douglas qui agite la grande noblesse écossaise mais qui défraie aussi l’opinion publique. Il s’agit de savoir à qui reviendra l’héritage d’Archibald Douglas, premier duc de Douglas (1694-1761) issu d’une lignée qui a longtemps oscillé entre les jacobites et leurs adversaires. Le duc de Douglas était peut-être le plus grand propriétaire foncier d’Écosse. Resté célibataire, sa sœur Lady Jane Douglas (1698-1753) était son héritière naturelle. Comme elle était restée longtemps elle aussi célibataire, l’héritage semblait promis aux ducs de Hamilton, qui descendaient en ligne masculine de William Douglas, premier marquis de Douglas. Lady Jane avait caché à son frère son mariage en 1746 avec un colonel sans le sou, Sir John Stewart (1687-1764) et le couple était parti sur le Continent pour échapper à ses créanciers. Mais en 1748, Lady Jane révéla son mariage et sa grossesse. Elle prétendit avoir accouché de jumeaux, Sholto et Archibald, le 10 juillet 1748 (elle avait alors 50 ans). Encouragé par les Hamilton, Archibald refusa de reconnaître le mariage et ses neveux et en 1751 quand les Stewart rentrèrent en Grande Bretagne, John Stewart rejoignit la case prison tandis que Lady Jane et Sholto moururent en 1753. L’enfant survivant, Archibald Stewart, fut recueilli par Charles Douglas, 3^e duc de Queensberry, qui veilla à son éducation. En 1758, à la stupéfaction générale, le duc de Douglas, alors âgé de 63 ans, épousa Margaret Douglas, une parente éloignée. La duchesse de Douglas fit alors de la réparation des torts causés à Lady Jane la principale affaire du reste de sa vie. Elle persuada le duc d’enquêter lui-même sur les circonstances de l’affaire, ce qu’il fit à grands frais et avec beaucoup de peine. À la fin, il fut convaincu et plein de remords il changea son testament en faveur d’Archibald Stewart en juillet 1761. Dix jours plus tard, il mourut et Archibald hérita de ses titres et propriétés. Les Hamilton n’acceptèrent pas d’être privés de l’héritage dont ils avaient rêvé si longtemps et ils lancèrent une enquête pour prouver que Lady Jane n’avait jamais été enceinte et que les enfants avaient en réalité été kidnappés. L’opinion publique qui s’était enflammée pour l’affaire Calas se passionna aussi pour the « Douglas cause ». Parmi les « intellectuels », James Boswell soutint Archibald tandis que David Hume et Adam Smith penchaient pour les Hamilton. La population écossaise très hostile à la réunion des fortunes des Douglas et des Hamilton était largement en faveur d’Archibald. Un premier procès se tint en juillet 1767 à Édimbourg devant la cour suprême en Écosse, le jury fut partagé et c’est la voix du président qui fit pencher la balance pour les Hamilton. Les Douglas portèrent l’affaire devant la Chambre des Lords à Londres qui se prononça à l’unanimité pour Archibald Douglas.

12Le rôle de Seignelay a été modeste mais il semble avoir servi d’interprète et de guide (déjà) aux enquêteurs de la famille Douglas cherchant à prouver la grossesse de Lady Jane et sa déposition recueillie par Adam Smith, lui-même comme Hume, plutôt du côté des Hamilton se garde de toute affirmation qui pourrait desservir les Douglas21.

13La question se pose alors de savoir comment David Hume et l’abbé Colbert ont pu si rapidement devenir proches comme le montrent les lettres de Colbert à son « cousin » au point que Hume l’a recommandé à Smith et que ce dernier a fait de Toulouse, où Colbert était arrivé début janvier 1764, son port d’attache pour la plus grande partie du Grand Tour du duc de Buccleuch. À n’en pas douter une grande amitié et même familiarité s’était installée entre les trois écossais durant le séjour toulousain de Smith et du Duc (mars 1764 - octobre 1765) et lors de son exil en Angleterre après 1792 Seignelay se réfère encore, dans sa correspondance avec le Duc, à Smith, leur ami commun, et bénéficie de l’assistance du duc.22

14Les correspondances de Smith, du colonel Barré et de Colbert lui-même avec Hume ainsi que les lettres de Colbert au Duc montrent un personnage enjoué, ne perdant pas une occasion de faire un mot d’esprit, très hostile aux superstitions, horrifié par le sort de Calas, mais rendant justice à David de Baudrigue, le capitoul qui le premier a accusé Jean Calas dans la mort de son fils quand l’ambassade d’Angleterre l’accuse à tort de prévarication et d’extorsion de fonds contre les protestants étrangers décédés à Toulouse.

15En 1767, Colbert devient abbé commendataire de l’abbaye du Val Richer, une abbaye cistercienne fille de celle de Clairvaux et il devait le rester jusqu’à ce qu’il devienne évêque de Rodez. Les archives du Calvados contiennent de nombreuses correspondances montrant les difficultés dans laquelle se trouvaient les finances de l’abbaye et les débuts hésitants de la gestion de Colbert qui dut faire appel à son oncle Alexander pour rétablir la situation.

16Deux ans plus tard, Colbert apparaît dans l’affaire de l’abbé Audra, bien documentée dans la correspondance de Voltaire.23 La réputation d’ami des philosophes attachée à l’archevêque Loménie de Brienne et la création d’un enseignement d’histoire avaient incité, à l’automne 1768, l’abbé Joseph Audra à s’installer à Toulouse où lui fut confié en 1769 l’enseignement de l’histoire au Collège Royal24. Déplorant l’absence de manuels adéquats, il entreprit d’y publier en 4 tomes une Histoire générale à l’usage des collèges depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Seul le tome premier parut à Toulouse chez J. Dalles et Vitrac au début de l’année 1770. Il n’existe – à notre connaissance – que deux exemplaires de cet ouvrage, l’un se trouve à la médiathèque de Rodez et on peut imaginer qu’il provient de la bibliothèque de l’abbé Colbert, l’autre est à la BNF. D’après Louis Trénard, l’ouvrage n’est pas vraiment un manuel destiné à des collégiens mais bien plutôt « une édition abrégée d’un livre condamné et édité à l’étranger »25. L’abbé Audra après une introduction présentant des considérations générales sur l’histoire « transcrit » l’Essai sur les Mœurs de Voltaire. L’ouvrage ne suscita aucune critique du censeur Jèze. Mais l’Assemblée du clergé de 1770, horrifiée par la publication du Système de la Nature du baron d’Holbach, renouvelait ses plaintes contre les « mauvais livres » dont elle demandait l’interdiction au Roi26. Le 4 mai il revenait à Loménie de Brienne qui avait présidé la commission pour la juridiction de formuler la requête au Roi pour la poursuite des mauvais livres et aussi pour la mise en œuvre des dispositions contre les protestants. Cela tombait mal pour Loménie qui, candidatant à l’Académie française, se devait de donner des gages aux Philosophes. Il fut élu le 25 juin et reçu le 6 septembre. Le livre de l’abbé Audra n’était pas passé inaperçu du parti dévot dans son diocèse. L’abbé Audra proposa de démissionner de sa chaire que Loménie laissa sans titulaire dans l’espoir que l’agitation retombe.

17Loménie publia le 26 août un Mandement dans lequel il s’offusquait « Comment a-t-on pu se persuader qu’un Livre fait uniquement pour rendre l’Église et le Christianisme odieux [..] pouvait devenir à l’aide de quelques précautions un Livre élémentaire à l’usage des collèges ? »27 (p.ij). En conséquence Loménie condamnait le livre de « la manière la plus authentique » et en interdisait la lecture mais sans nommer l’auteur. Quand Loménie revint à Toulouse en septembre, l’abbé Audra voulut reprendre sa démission, ce que refusa Loménie. Profondément affecté, l’abbé Audra contracta une fièvre maligne et mourut le 17 octobre. Quand Voltaire apprit le sort de l’abbé Audra, il se plaignit amèrement de l’attitude de l’archevêque auprès de D’Alembert qui se targuait de ses bonnes relations avec l’auteur du Conciliateur et voyait en lui un ami des Philosophes. D’Alembert sans tarder fit interroger Loménie qui imputa à l’abbé Audra seul son infortune. Certes Loménie avait bien condamné le livre, pressé qu’il était de le faire mais il s’était gardé de le faire « lacérer et brûler » ou de condamner l’auteur auquel il avait proposé un dédommagement. « L’abbé a voulu rester professeur, il a presque accusé un des grands vicaires d’avoir approuvé le livre »28 et quand Loménie l’a reçu à son retour de Paris, l’abbé Audra a refusé tout arrangement.

18Finalement une note manuscrite de Dom Louis Chaudon, inséré dans l’exemplaire de L’Histoire universelle conservé à la BNF précise : « Il n’en parut que le premier volume et ce fut du consentement d’un grand vicaire de Toulouse, M. l’abbé Colbert, depuis évêque de Rhodes ». Cette note confirme une certaine implication de Colbert dans l’affaire Audra mentionnée par D’Alembert mais, dans l’état des recherches, les éléments sur lesquels l’abbé Audra se basait pour impliquer Colbert restent inconnus comme le rôle de Loménie de Brienne. Pour Nicolas Brucker, Loménie n’était pas « un homme de conviction ou d’idée, non un homme de parti, mais un homme de droit, respectueux des lois et des institutions, habile à interpréter les unes sans blesser les autres, et doué d’un pragmatisme à toute épreuve »29. Loménie connaissait probablement la proximité de l’abbé Audra avec Morellet et Voltaire quand il avait attribué l’enseignement de l’histoire à l’abbé Audra, le cours avait un grand succès public à Toulouse (des membres du Parlement y assistaient). En même temps il présidait la Commission de juridiction à l’Assemblée du clergé, de sorte que son silence même était assourdissant à supposer que Colbert n’ait pas été plus ou moins missionné pour conforter l’abbé Audra. Une fois l’élection à l’Académie acquise, Loménie a pu traiter sans trop de ménagement l’abbé Audra.

19Pour Colbert, l’année 1770 est aussi marquée par la publication à Bâle sous le pseudonyme de Baron de C** d’un ouvrage, Les Elémens du Droit de la nature et de la Morale Naturelle. Adressé aux nations civilisées et policées de l’Europe. Il semble n’en subsister que deux exemplaires : l’un est conservé à la bibliothèque de l’Assemblée nationale30, l’autre à la Médiathèque de Rodez.

20L’accession au siège épiscopal de Rodez constitue pour Seignelay en 1781 à 46 ans un succès remarquable pour un Ecossais dépourvu de puissants protecteurs. Les carrières épiscopales dans l’église gallicane du 18^e siècle ont été étudiées en détail par Michel Péronnet31. Les relations familiales jouaient parfois un rôle déterminant mais au 18^e siècle l’allongement de la durée de vie des prélats a ralenti la rotation des sièges de sorte que l’attente obligeait les épiscopables à se faire connaitre de l’assemblée des évêques pour espérer accéder à la consécration. Colbert eut ainsi l’occasion de présenter un rapport sur les difficultés de perceptions des dîmes à la petite assemblée du clergé de 178032. Encore fallait-il réussir l’examen du dossier recueilli par le nonce et transmis au pape (les informations romaines). Il se trouvera ainsi deux évêques pour garantir que Seignelay est issu d’une famille catholique, Jean-Baptiste-Joseph de Lubersac, évêque de Chartres et Marie-Charles-Isidore de Mercy, évêque de Luçon33. Le Scots Magazine salua rapidement le nouvel évêque dans son numéro de juin 1781 mentionnant qu’il était aussi Comte de Rodez et président de l’assemblée provinciale du Rouergue (une confusion avec la Haute Guyenne). À ce dernier titre, il devait prolonger les réformes initiées par son prédécesseur, Jérôme Champion de Cicé, « un ami et un disciple de Turgot »34. Cette fonction lui valut d’administrer l’utilisation des fonds pour les ateliers de charité. Le cadastre étant la grande affaire du Rouergue, il soutint les efforts de Richeprey comme le montre sa correspondance avec Condorcet35.

21Mais, en ce même mois de mai 1782, Colbert publie sous le même pseudonyme B^on de C de C un Projet d’un traité de paix générale et perpétuelle entre les différentes puissances chrétiennes de l’Europe précédé d’explications préliminaires (sl ; s d.). Le livre se trouve à la Bibliothèque nationale accompagné d’une longue lettre d’une dizaine de pages manuscrites adressée directement au roi Louis XVI. Il est difficile de déterminer quels ont été l’origine et le sort de ce livre : était-il téléguidé par Loménie de Brienne ou le nouvel évêque cherchait il à jouer une carte personnelle ?

22Avant les élections pour les États Généraux, Colbert écrivait à ses amis jacobites (et franc-maçons) Barneval : « Nous sommes ici dans toutes les agitations qui doivent naturellement précéder ce grand évènement… C’est une grande révolution qui va s’opérer, je ne doute pas qu’elle tourne au bien, et je le désire plus que je ne puis vous l’exprimer. 36». Colbert était au cœur du mouvement comme le signale Arthur Young37 et son rôle dans le ralliement du clergé à la Révolution qui lui valut le 25 juin 1789 d’être porté en triomphe à Versailles38.

23Bientôt les obstacles à l’adhésion de Colbert à la révolution se multipliaient : d’abord l’Assemblée votait le 2 novembre 1789 le décret de mise à la disposition de la Nation des biens du clergé. Certes ces effets étaient largement virtuels comme la contrepartie selon laquelle l’État prendrait à sa charge les frais de culte et pourvoirait à l’entretien des hôpitaux et au soulagement des pauvres. Puis, vint, en juillet, la Constitution civile du clergé. L’affrontement avec l’église catholique se poursuivit avec la Constitution civile du clergé adoptée le 12 juillet 1790 et surtout, le 27 novembre 1790, l’Assemblée exige de tous les évêques et les curés qu’ils prêtent le serment de fidélité à la Constitution. Nous devons reconnaitre que nous ne savons pas quelles furent sa perception des évènements et ses réactions de Juillet 1790 à Mai 1792. Louis Servières rapporte des décennies après le témoignage de l’abbé Malrieu qui se vantait de l’avoir convaincu de refuser les prescriptions révolutionnaires et d’émigrer au printemps 179139 mais en réalité Colbert est discrètement resté à Paris dans des conditions scabreuses jusqu’au printemps 1792 si l’on en croit les commérages qui l’ont suivi en Angleterre40. En réalité, nous savons seulement par une lettre envoyée au duc de Buccleuch qu’il s’est retrouvé en mai 1792 en Angleterre.

24Le but du colloque était de dresser le portrait que mérite une trajectoire aussi extraordinaire que celle de Colbert. Bien des aspects nous restent inconnus mais les différentes communications nous permettent de suivre un itinéraire étiré entre les Highlands, Paris, Toulouse, Rodez et finalement Londres et finalement de nous rendre plus proche un homme du 18^e siècle, né en Ecosse, arrivé en France à l’adolescence, parvenu aux plus hautes fonctions de l’Église gallicane, forcé de revenir en Grande-Bretagne où il est ému de retrouver l’erse de son enfance lors d’un voyage en Écosse.