Introduction
p. 9-12
Texte intégral
1Troisième volet du projet PHEDRA « Pour une Histoire Européenne du DRoit des Affaires », le colloque tenu à Lille en novembre 2021 « La dynamique juridique des réseaux marchands : hanses, nations, agences, filiales et comptoirs / The legal dynamics of merchant networks: hansas, nations, agencies, branch and trading offices » a poursuivi l’ambition d’appréhender la pratique commerciale dans son devenir, les mutations de la normativité qui lui est inhérente, les dynamiques de formation du droit des affaires, dans leur « écosystème juridique européen ».
2En 2021 la problématique en filigrane est restée celle qui anime le projet dans son ensemble depuis le début1 et qui s’est profondément nourrie du bilan historiographique réalisé à l’occasion de la première rencontre PHEDRA en 2019 à l’Université Paris Panthéon-Assas2, ainsi que du colloque « Les fondements historiques du droit européen des affaires » accueilli par l’Université de Dijon en 20203 malgré la très difficile situation sanitaire.
3Ainsi qu’il est possible de constater que l’hypothèse de recherche à l’origine projet s’avère de plus en plus stimulante pour la communauté scientifique : le cadre juridique des affaires occupe un espace géographique et culturel qui ne peut pas être traité dans les termes d’une somme de nations. En fait, les normes et les pratiques commerciales semblent avoir été façonnées par des forces a-nationales convergentes au sein de l’Europe4, non par des forces nationales parallèles. En conséquence, les juxtapositions, les comparaisons, les confrontations ne sont pas suffisantes pour expliquer l’évolution de pratiques, de comportements et de normes qui portent en eux les caractères d’une homogénéité à l’échelle européenne n’ayant pas d’équivalent et qui, encore aujourd’hui, restent les plus uniformes dans l’espace juridique européen. Il est effectivement indéniable, que l’histoire des normes et des pratiques du monde des affaires se détache rapidement de son ancrage municipal ou national, pour se déployer dans un espace européen qui forge ses caractères mêmes. C’est pour cela que l’histoire comparée ne suffit pas. Et c’est exactement sur ce terrain méthodologique que PHEDRA voudrait dépasser l’approche jusqu’ici pratiquée en France et à l’étranger.
4Le colloque « La dynamique juridique des réseaux marchands : hanses, nations, agences, filiales et comptoirs » dont les actes sont ressemblés dans le présent volume, a souhaité se pencher sur un aspect essentiel de cette porosité des normes et pratiques des affaires : les réseaux marchands.
5En particulier, c’était l’étude juridique des dynamiques à l’échelle européenne de ces réseaux qui faisait encore largement défaut et qui a été l’ambition de ce troisième volet du projet PHEDRA. Pour ce faire, une des préoccupations méthodologiques majeures a été celle de ne pas se limiter à l’étude de la communication entre marchands européens. Le risque aurait été de se limiter à des cartographies aux contenus éminemment descriptifs.
6La proposition de le rencontre de 2021 a été, en revanche, d’appréhender dans quelle mesure ces structurations marchandes ont participé à la construction du droit des affaires européen. Le but était de tracer le sens des dynamiques, et des forces convergentes qui ont construit les modèles juridiques ayant subsisté jusqu’à nos jours.
7La période concernée comprend – en cohérence avec les choix méthodologiques générales de PHEDRA – la longue durée de l’Antiquité au Temps présent. Les limites géographiques ont été également envisagées dans un cadre très large : si on part de l’hypothèse qu’une culture juridique commerciale européenne existe, la proposition méthodologique de PHEDRA est qu’il n’est pas possible de faire l’histoire européenne du droit des affaires sans Byzance, l’Empire ottoman, la Turquie, sans le proche Orient et l’Afrique du Nord, en substance, sans cette Méditerranée si chère à Braudel5.
8Les participants du colloque de Lille ont relevé ces défis intellectuels avec une grande rigueur. Dans chacune des contributions contenues dans ce volume, on peut saisir l’ambition de lire l’évolution de la pratique des affaires et de son cadre juridique en adoptant une focale large qui prend en compte les connexions et les convergences des réalités des choses.
9Très étudiés par l’historiographie économique et sociale, à tel point que toute tentative de synthèse bibliographique serait maladroite, les enjeux juridiques de ces réseaux marchands restaient plutôt inexplorés par l’historiographie juridique6. Or, cette même historiographie juridique s’aperçoit de plus en plus que la ramification de l’organisation marchande a joué un rôle déterminant dans l’homogénéisation des pratiques et des normes des affaires7, et les contributions ici recueillies en sont la confirmation. Cette tendance se concrétise à la fois dans ses manifestations associatives, que dans ses manifestations délocalisées. Dans leur forme associative, les réseaux marchands s’expriment sous forme de hanses et de nations, structures juridiquement versatiles regroupant et protégeant les villes marchandes et les marchands. L’association a toujours été une force pour la classe marchande et il semble qu’elle puisse être considérée comme un phénomène recourant dans l’histoire européenne du droit des affaires. Les contributions d’Alain Wijffels, Georges Martyn et Dave De ruysscher, représentent trois illustrations magistrales de cette force associative, développées en testant l’hypothèse de PHEDRA par leur réinsertion précise dans leur contexte historico-géographique.
10En parallèle, l’articulation de l’activité marchande en agences, filiales et comptoirs a été également un véhicule puissant de diffusion et d’absorption de pratiques et de normes à l’échelle européenne8. Les textes de Stefania Gialdroni et de Rhonda-Marie Lechner, bien que abordant des contextes très différents, sont absolument explicatifs de ces phénomènes.
11Dès que le commerce bénéficie de conjonctures favorables, il se complexifie et les marchands créent de véritables systèmes commerciaux internationaux, dans lesquels des maisons mères rayonnent dans toute l’Europe à travers filiales et agences. Les études ici présentées par Florent Garnier et Guido Rossi illustrent précisément cette réalité.
12Il s’agit à la fois d’une cause et d’un effet du perfectionnement de techniques financières progressivement plus raffinées (la lettre de change in primis, comme démontre la contribution de Victor Le Breton Blon) dont le fonctionnement consiste précisément dans un système commercial ramifié et lesquelles se sont répandues comme une tâche d’huile dans l’Europe entière. Cela vaut pour le XIIIe-XIVe siècle (David Kusman), comme pour l’époque contemporaine (Annamaria Monti et Béatrice Touchelay). Dans ce contexte, bien évidemment, le rôle des agents (qu’on les appelles faktor, facteur ou factor) devient essentiel, comme témoigné par les très probant recherches ici présentées par Anja Amend-Traut et Gilles Hebben.
13La mesure de l’importance des réseaux marchands est également prise par les pouvoirs publics qui, à l’époque moderne, apportent un soutien institutionnel à l’articulation mercantile, comme le démontre brillamment Ana Fernández Castro.
14Toutes les contributions de ce volume participent donc à la réflexion lancée par PHEDRA sur les principes normatifs communs au droit des affaires européen. Elles représentent une étape importante dans un parcours de recherche qui nécessite beaucoup d’ampleur et de pérennité. Ainsi, le grand mérite de tous les contributeurs au colloque « La dynamique juridique des réseaux marchands : hanses, nations, agences, filiales et comptoirs » a été de se placer pleinement dans cette démarche dynamique et, par conséquent, non seulement d’éclairer de nombreux aspects de notre histoire juridique européenne, mais également d’ouvrir des horizons nouveaux et prometteurs.
Notes de bas de page
2 L. Brunori, O. Descamps, X. Prévost (dir.), Pour une histoire européenne du droit des affaires : comparaison méthodologique et bilan historiographique, collection Études d’Histoire du Droit et des Idées Politiques, n° 28, Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2020.
3 A. Mages (dir.), Les fondements historiques du droit européen des affaires, collection Études d’Histoire du Droit et des Idées Politiques, n° 29, Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2021.
4 F. Osman, Les principes généraux de la lex mercatoria : contribution à l’étude d’un ordre juridique anational, Paris, 1992.
5 F. Braudel, Les mémoires de la Méditerranée, Paris, 1998.
6 Avec bien sûr les exceptions notables ; à titre d’exemple : S. Gialdroni, “A Commercial Soul in a Corporate Body: From the Medieval Merchant Guilds to the East India Company”, in B. van Hofstraeten and W. Decock (dir.), Companies and Company Law in Late Medieval and Early Modern, Leuven, Peeters, 2016, p. 149-170 ; V. Simon, Les échelles du Levant et de Barbarie : Droit du commerce international entre la France et l’Empire ottoman (XVI-XVIIIe siècle), Paris, 2021 ; V. Piergiovanni (dir.), Tra Siviglia e Genova: notaio, documento e commercio nell’étà colombiana, Milano, 1994 ; A. B. Fernandez Castro, “A Transnational Empire Built on Law: The case of the Commercial Jurisprudence of the House of Trade of Seville (1583-1598)”, in T. Duve (ed.), Entanglements in Legal History: Conceptual Approaches, op. cit., p. 187-212.
7 À titre d’exemple : A. Cordes, D. De ruysscher, S. Gialdroni, H. Pihlajamäki, S. Dauchy (dir.), Migrating words, migrating merchants, migrating law: Trading routes and the development of commercial law, Leiden, Brill, 2019 ; D. De ruysscher, “Antwerp commercial law in the sixteenth century: A product of the Renaissance? The legal facilitating, appropriating and transforming of mercantile practices”, in Antwerp in the Renaissance, Puttevils, J. & Blondé, B. (dir.), Turnhout, Brepols, 2020, p. 55-88.
8 E. S. Hunt, The Medieval Super-Companies: A Study of the Peruzzi Company of Florence, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 ; R. Lewinsohn, Trusts et cartels dans l’économie mondiale, Paris, T. Génin, 1950 ; A. Bartolomei, Les marchands français de Cadix et la crise de la Carrera de Indias (1778-1828), Casa de Velázquez, 2017 ; M. del C. Lario de Oñate, La colonía mercantil británica e irlandesa en Cádiz a finales del siglo XVIII, Cadix, Servicio de Publicaciones Universidad de Cádiz, 2000 ; G. Saupin, J. Priotti (Eds.), Le commerce atlantique franco-espagnol : Acteurs, négoces et ports (XVe-XVIIIe siècle), Rennes, 2008.
Auteur
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Luisa Brunori
Directrice de Recherche Cnrs/ENSUniversité Paris Nanterre
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