Introduction
p. 9-15
Texte intégral
11. La pérennisation de la féconde dynamique “France-Italie” après les productifs échanges méthodologiques du colloque de Bénévent en 20181, est immédiatement apparue comme une évidence, sinon comme une véritable exigence épistémologique.
2La nécessité de tester sur le plan des contenus l’approche comparative si bien esquissée lors de la rencontre à l’Université de Sannio s’est donc concrétisée en 2021 dans le colloque toulousain dont les actes sont contenus dans ce volume.
3Le thème de la « volonté », croce e delizia de tout juriste, s’est dégagé comme le terrain le plus prometteur à cet égard.
4Tout phénomène juridique se qualifie comme tel sur la base d’un substrat volontariste, plus ou moins explicite, plus ou moins conscient, plus ou moins collectif. Ce substrat volontariste est nécessaire pour que le droit ne soit pas “désarmé”, pour reprendre l’expression bien connue de Norberto Bobbio.
5Si la volonté est donc consubstantielle au déploiement du droit, quelles sont ses expressions en termes d’expérience juridique ?
6Fidèles à l’approche comparative qui anime les rencontres “France-Italie”, historiens du droit italiens et français se sont confrontés sur ce thème pendant trois jours au cours desquels la complexité de la question n’a pas manqué d’intriguer et de susciter de larges débats.
7Quatre éléments sont apparus comme les traits saillants de la réflexion collective, quatre éléments qui sont liés les uns aux autres, créant une trame de références épistémologiques indispensable pour comprendre la « volonté » dans l’histoire de l’expérience juridique italienne et française.
82. Le premier élément saillant de la question est la notion variable de « volonté ».
9Dès la toute première session de la rencontre, Olivier Descamps a lancé le questionnement – qu’à moitié provocateur – de l’identification de la notion de « volonté »2 à laquelle font echo les considérations de Lorenzo Sinisi.
10Malgré cette sollicitation, mise en avant en tout début des travaux, aucun des intervenants n’a donné une définition monosémique de « volonté ». Le même manque d’ambition définitionnelle se retrouve dans les textes contenus dans ce volume qui ont pourtant bénéficié de l’apport de la confrontation intellectuelle des journées toulousaines.
11Il ne s’agit pas, évidemment, d’une abdication devant une tâche des plus épineuses, mais de constater – comme l’explicite Alain Wijffels – « que la volonté ne correspond ni à une notion univoque, ni à un principe universel dans notre culture juridique »3. Et c’est précisément Alain Wijffels qui, dans sa conférence d’ouverture, apporte des éléments solides pour montrer comment la volonté se décline, dans le passé mais encore au temps présent, de manière différenciée, parfois intermittente, presque contradictoire, dans la culture juridique occidentale.
12Effectivement la contribution de Marie Bassano montre bien le grand embarras déjà de la doctrine médiévale face à la notion de voluntas4.
133. Une fois cette variabilité reconnue, l’étape suivante consiste nécessairement à s’interroger sur les moyens et les impulsions qui ont façonné cette variabilité de modèles.
14À cet égard, un deuxième élément a été mis en évidence par Giovanni Rossi et Orazio Condorelli déjà au cours de la première journée de travail : la notion de volonté dépend profondément des valeurs juridiques, sociales, religieuses et politiques professées par la société dans laquelle le droit déploie ses effets.
15Il est explicite quand Orazio Condorelli intitule sa contribution « “(Non) tutto si trova nel corpo del diritto” »5 : certes, les liens étroits entre le droit et la théologie sont bien connus, mais l’analyse poussée et savante réalisée par Condorelli sur une séquence de sentences théologiques inédites montre comment l’approche des notions de fides, consensus, coniugium et natura au xiie siècle investit un patrimoine de valeurs sociales aux racines profondes et ramifiées.
16De même, dans le cas de l’épouse « domina et usufructuaria », le fait que le testament soit, en principe, solidement considéré comme un « rempart de la volonté » du testateur, n’empêche pas que les interprétations de cette volonté soient l’expression d’une attitude plus ou moins bienveillante à l’égard de la bénéficiaire féminine. Cela est clairement démontré par Giovanni Rossi. Il s’agit de solutions conformes « à la tendance misogyne manifestée à de nombreux égards par le droit médiéval et destinée à se perpétuer dans la première modernité, qui limite sévèrement les droits des femmes, spécifiquement dans le domaine successoral »6.
17C’est la même assomption des valeurs sociales que nous trouvons dans la contribution de Damigela Hoxha sur les sanctions contre les femmes adultères, ou celle de Tanguy Le Marc’Hadour sur l’appréciation de l’inceste7. Dans ces cas c’est l’exercice de la justice même qui est « affectée par la construction du “masculin” dans la société moderne »8.
184. L’importance des anthropologies propres à chaque époque apparaît ainsi dans toute son évidence.
19Pour cette raison, « Revenons sur terre ! » : l’historiographie doit revenir aux faits, rappelait Nader Hakim au cours du débat qu’il a animé au cours de la séance sur la volonté en droit privé.
20Cette adhésion aux faits, à la réalité, au contexte, apparaît très clairement dans les contributions consacrées au droit des affaires, dans lesquels il est possible d’apprécier à quel point le contexte économique et social entre le xixe et le xxe siècle façonne la notion de volonté dans le domaine de la société commerciale9. Ferdinando Mazzarella part précisément de ce constat du primato dei fatti : « La seconde moitié du xixe siècle est une saison de transformations, de tensions, de germinations. Les secousses de la révolution industrielle et de la question sociale ébranlent les fondements agraires et individualistes de la civilisation européenne, ravivant un particularisme qui subvertit les géométries élémentaires de l’ordre napoléonien. Alors que les processus d’unification et de construction d’une identité nationale se déroulent sur le plan politique, les antagonismes et les oppositions du monde économique poussent l’État à se soustraire à son vœu de neutralité, l’appelant à intervenir par des lois spéciales et des mesures sociales, et l’individu à s’associer, à se coaliser, à s’identifier dans un groupe qui reflète son intérêt économique, ses ambitions commerciales, ses attentes de profit, ses convictions politiques et religieuses »10.
21Ces aspects émergent également dans les contributions de Giovanni Chiodi et David Deroussin où le tournant xixe-xxe siècle apparaît comme véritablement décisif pour la doctrine et la technique de la représentation : le contexte économique des xixe et xxe siècles ne peut se passer de représentation, ni en France ni en Italie, en considération de l’importance grandissante d’agir pour et au nom des autres dans le monde des affaires. En fait, Giovanni Chiodi parle explicitement d’une doctrine « au-delà du droit » pour indiquer à quel point la complexité de l’économie moderne a façonné l’expression de la volonté par représentation11.
22Il en va de même, comme le montre Paolo Alvazzi del Frate, en ce qui concerne le rerum novarum de la fin du xixe siècle. La crise de l’individualisme, déjà montré par Ferdinando Mazzarella dans sa contribution sur le droit des sociétés, affecte profondément les relations entre l’individu et l’État, et en particulier la manière dont l’État exprime sa volonté et celle de ses membres12. Des questions similaires se posent quant au traitement réservé à Rousseau à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, « un bon terrain d’observation de la place accordée au volontarisme dans la science juridique »13.
23Elio Tavilla a en fait rappelé, dans le domaine du droit pénal, le « grand changement produit par le christianisme » dans la prise en considération de l’élément subjectif dans le traitement juridique du crime ; ce sera un long parcours qui terminera dans l’anthropologie criminelle14.
245. À l’issue de ces réflexions, un troisième élément émerge : la notion de volonté se nourrit des savoirs les plus différents. Le droit tout seul ne suffit pas à l’identification des contours de la volonté : Marie Bassano, Orazio Condorelli, Olivier Descamps, Tanguy Le Marc’hadour montrent parfaitement dans leurs contributions à quel point un abondant bagage philosophique, théologique, métaphysique est mobilisé dans la construction de la notion juridique de « volonté » dans le temps et dans l’espace.
25Cela est particulièrement visible pour l’appréhension des profils publicistes de la question de la volonté. Guillaume Richard montre, par exemple, comment Rousseau a été utilisé par les juristes du xxe siècle – et en particulier par les constitutionalistes – se fondant sur une conception non seulement philosophique mais aussi « sociologique » du droit constitutionnel.
26Cette approche nécessairement « multi-savoirs » est présente encore plus fortement en droit pénal et en particulier dans les domaines de la criminologie et du droit pénitentiaire : dans sa contribution Nicolas Derasse montre à quel point l’anthropologie criminelle, la psychologie et la sociologie partagent leur rôle avec la médicine, le droit et l’administration. Le terrain pour tester l’approche de la volonté par tous ces savoirs est des plus pertinent : le traitement de l’élément de la volonté chez des sujets tout à fait significatifs sous cet aspect, à savoir les récidivistes15.
27Mais l’étude de la volonté peut impliquer une interdisciplinarité encore plus poussée : comme Marco Cavina le montre dans sa contribution, en contexte colonial l’élément de la race entre à plein titre dans l’évaluation de la volonté du criminel : la psychiatrie coloniale en est le résultat, donnant naissance à une discipline dans laquelle, les allers/retours entre France et Italie sont des plus intenses16.
286. Un quatrième et dernier aspect émerge de ces regards croisés : la « volonté » attire fortement l’attention des juristes, français et italiens, lorsqu’elle n’est pas claire. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses contributions se sont concentrées sur les dernières volontés, comme celles d’Elena Giannozzi17, Giovanni Rossi et Alarico Barbagli, ou sur le droit matrimonial (Orazio Condorelli et Alarico Barbagli), domaines dans lesquels la reconstitution de la réelle volonté des individus est particulièrement difficile.
29Ces difficultés se multiplient dans le cas des présomptions qui peuvent poser d’importants problèmes de divergence entre la volonté effective et la volonté présumée, comme le rappelle Alarico Barbagli18. Toujours des divergences, mais cette fois entre volonté du représenté et volonté du représentant, peuvent exister dans la représentation : ces écarts sont extrêmement nuisibles et souvent difficiles à déchiffrer, comme l’ont bien montré David Deroussin19 et Giovanni Chiodi.
30La volonté collective, la volonté de la communauté, est encore moins claire, surtout en présence d’une critique de l’individualisme qui va de pair avec les revendications sociales, comme le soulignent Paolo Alvazzi Del Frate et Guillaume Richard. Même Rousseau a été accusé d’avoir mélangé trop d’éléments dans l’identification de la volonté générale ! Discutant ces aspects, Francesco Mastroberti indique à quel point les pistes de recherches sont encore extrêmement nombreuses et stimulantes20.
31La question de la divergence entre la « volonté juridique » et la « volonté réelle » trouve probablement son terrain d’enjeux le plus dense en droit pénal.
32Il est bien connu que l’état de volonté du sujet au moment de l’acte incriminé est un élément fondamental de la construction de la règle juridique dont dépendent des nombreuses conséquences non seulement en termes de sanction, bien sûr, mais également pour la qualification du fait. À cet égard Nicolas Derasse montre que les allers/retours entre France et Italie n’ont jamais été aussi intenses que sur ce point. De son côté la psychiatrie coloniale a condamné le profil volitif du criminel à un déterminisme presque sans espoir fondé sur une « criminologie coloniale raciste », pour citer la contribution de Marco Cavina.
33Les exemples de l’inceste et de l’adultère, choisis par Damigela Hoxha et Tanguy Le March’hadour, sont particulièrement significatifs quant à l’ambiguïté parfois très forte de l’appréciation de l’élément de la volonté, du désir, de la libido, pour la qualification de la conduite plus ou moins criminelle. Sur ce point, il est très intéressant de remarquer que tant Damigela Hoxha que Tanguy Le Marc’hadour soulignent l’évaluation différenciée de l’élément volitif des femmes par rapport aux hommes. Sur cette thématique Tanguy Le Marc’hadour et Damigela Hoxha insistent les deux sur les porosités récurrentes entre les auteurs de l’espace franco-italien.
34Ce qui est certain c’est qu’il très très difficile de trouver de la volonté quand il est question d’impôt : Cristina Ciancio montre le problème de l’inexistence de volonté de la part du contribuable qui normalement n’a aucun désir de payer l’impôt. Au maximum il est possible de parler de « consentement » à l’impôt qui, comme l’expliquent Florent Garnier et Katia Weidenfeld, est un des éléments les plus délicat de la très complexe progression de la construction du pouvoir public. Florent Garnier souligne à quel point la question du consentement à l’impôt devient vite « politique » dans les développements de l’historiographie21.
35Comme politique le reste la question de l’impôt à l’époque de la longue et tourmentée construction du pouvoir public de l’état italien unifié, comme le montre la contribution de Cristina Ciancio22.
367. Que reste-t-il donc de ces aller-retour sur le thème de la « volonté » ?
37Il reste, tout d’abord la prise d’acte d’une complexité épistémologique que les auteurs de ce volume ont tenté de démêler, ayant à l’esprit que « l’une des tâches fondamentales de l’histoire du droit consiste à rappeler aux juristes que les principes et concepts généraux n’ont pas une signification absolue ou intemporelle »23.
38Il va de soi, que l’étude d’une telle complexité, d’une telle mobilité, ne peut se faire avec une focale étroite. C’est pourquoi l’approche comparative proposée par ce volume est apparue comme la plus fructueuse et la plus prometteuse.
Notes de bas de page
1 Italia-Francia. Allers-retours : influenze, adattamenti, porosità, L. Brunori e C. Ciancio (a cura di), Historia & Ius. Collana di Studi di Storia del diritto medievale e moderno, Collettanee, 4, 2021.
2 Considérations approfondies dans ce volume : O. Descamps, « Le rôle de la volonté dans la responsabilité délictuelle dans l’ancien droit », p. 251. L. Sinisi, « Brevi riflessioni extravagantes sulla libertà della volontà e i suoi possibili limiti nell’interpretazione dottrinale fra Medioevo ed Età contemporanea », p. 105
3 A. Wijffels, « Métamorphoses de la volonté dans la culture juridique occidentale », p. 17.
4 M. Bassano, « Ex voluntate. La puissance de la volonté dans la doctrine médiévale (xiiie-xve siècles) », p. 111.
5 O. Condorelli, « “(Non) tutto si trova nel corpo del diritto”. Voluntas, consensus, fides: la prima scienza civilistica di fronte ai problemi del matrimonio (a proposito di una sequenza di sentenze teologiche copiate in un ms. del Codex, Vat. lat. 1427) », p. 127.
6 G. Rossi, « Alla ricerca della volontà del testatore. La moglie « domina et usufructuaria » nella interpretatio dei giuristi di diritto comune », p. 65.
7 T. Le Marc’hadour, « Intention et consentement : mesure de l’atrocité du crime. L’exemple de l’inceste dans le ressort du Parlement de Flandres (xviiie siècle), p. 485.
8 D. Hoxha, « Une sanction pour la femme adultère. Honneur et patriarcat entre l’Italie et la France (xvie-xviie siècles) », p. 513.
9 V. Simon « L’affectio societatis, une histoire franco-italienne », p. 291.
10 F. Mazzarella, « Il solidarismo di Vivante e il diritto societario. Società, volontà, solidarietà », p. 305.
11 G. Chiodi, « La costruzione giuridica della rappresentanza in Italia: il tornante di fine Ottocento e inizio Novecento », p. 203.
12 P. Alvazzi del Frate : « L’État et l’individu. La crise de l’individualisme en Italie au début du xxe siècle », p. 341.
13 G. Richard, « Contre Rousseau : volontarisme et doctrine sociale dans la doctrine juridique française du début du xxe siècle », p. 353.
14 E. Tavilla, « Mesurer la criminalité », p. 481.
15 N. Derasse, « L’incorrigible : un autre regard sur la récidive », p. 455.
16 M. Cavina, « L’origine de la criminologie coloniale italienne. Quelques remarques (1938-1943) », p. 471.
17 E. Giannozzi, « La volonté à l’aune de la systématique justinienne », p. 43.
18 A. Barbagli, « La volontà nel pensiero di un maestro del diritto comune del Quattrocento: Francesco Accolti », p. 271.
19 D. Deroussin, « La représentation juridique : une technique autonome ? », p. 167.
20 F. Mastroberti, « Note su Rousseau nella letteratura giuridica in Italia tra Settecento e Ottocento », p. 391.
21 F. Garnier, « Les communes, les États généraux et le prince au Moyen Âge : volonté et consentement fiscal chez les historiens libéraux français au xixe siècle », p. 405 et K. Weindefeld, « Consentir à l’impôt, de la volonté du citoyen fiscal à la mythologie gouvernementale », p. 401.
22 C. Ciancio, « Le consentement à l’impôt après l’unification italienne. Regards croisés entre Italie et France (xixe-xxe siècles) », p. 423.
23 A. Wijffels, « Métamorphoses de la volonté dans la culture juridique occidentale », p. 17.
Auteur
-
Luisa Brunori
Cnrs-Université de Lille
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 1
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2009
Les Facultés de droit de province au xixe siècle. Tome 2
Bilan et perspectives de la recherche
Philippe Nélidoff (dir.)
2011
Les désunions de la magistrature
(xixe-xxe siècles)
Jacques Krynen et Jean-Christophe Gaven (dir.)
2012
La justice dans les cités épiscopales
Du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime
Béatrice Fourniel (dir.)
2014
Des patrimoines et des normes
(Formation, pratique et perspectives)
Florent Garnier et Philippe Delvit (dir.)
2015
La mystique déracinée. Drame (moderne) de la théologie et de la philosophie chrétiennes (xiiie-xxe siècle)
Jean Krynen
2016
Les décisionnaires et la coutume
Contribution à la fabrique de la norme
Géraldine Cazals et Florent Garnier (dir.)
2017
Ceux de la Faculté
Des juristes toulousains dans la Grande Guerre
Olivier Devaux et Florent Garnier (dir.)
2017