1. Introduction

1.1. Contexte général

1Comment peut-on retracer l’évolution historique des institutions dédiées aux personnes handicapées, malades mentales ou délinquantes ? Et comment peut-on intégrer les expériences individuelles des personnes prises en charge par ces institutions ? Bien que la recherche en sciences médicales, juridiques et sociales ait examiné le développement des institutions liées à la folie, au handicap ou à la délinquance, parfois de concert dans une perspective historique, peu d’études envisagent cette triple problématique du point de vue de ceux qui la vivent au quotidien. Ainsi, tandis que les législateurs, les juges et les médecins organisent « d’en haut » les modalités de la prise en charge de ces publics à la marge, la réalité vécue par les bénéficiaires de ces services peut varier considérablement. C’est dans cet entre-deux, entre les textes officiels et l’expérience réelle, que cette étude prend forme. En utilisant les méthodes de la microhistoire et de l’histoire par le bas, cette étude cherche à comprendre les évolutions dans la prise en charge des identités marginales en examinant le parcours au long cours d’un individu, qualifié de fou, d’handicapé et de délinquant1.

2« L’intelligence et le sens moral d’un enfant de 8 ans », c’est par ces mots qu’en août 1933, le médecin-chef de l’établissement de défense sociale de Tournai qualifie l’état psychique de Maxence C.2, un débile mental (sic) reconnu coupable du chef de vol et d’escroquerie mais jugé incapable du contrôle de ses actions. A l’aube de ses 27 ans, ce « demi-fou » enchaîne depuis vingt ans les séjours en institution. Entre internats médico-pédagogiques, asiles d’aliénés et établissements de défense sociale, le parcours de vie de Maxence C. est jalonné de multiples interactions avec les autorités judiciaires, médicales et administratives qui tantôt le condamnent à l’incarcération, tantôt favorisent sa réhabilitation au sein de la société. Arrimé à cette identité de marginal dans un « monde faux et crapuleux » selon ses dires, Maxence C. peine à acquérir une pleine autonomie synonyme de liberté (re)trouvée. Travail, suivi médical, tutelle morale et accompagnement familial semblent toujours vains. Devenu sexagénaire, il demeure ainsi un « danger social » balloté entre asiles-prisons et prisons-asiles aux quatre coins du royaume. A travers l’étude du parcours de vie du cas Maxence C., cet article souhaite interroger l’évolution du traitement des populations marginalisées dans la Belgique du XX siècle. Maxence se trouve être tout au long de sa vie au centre de multiples innovations législatives et institutionnelles dans la prise en charge de la délinquance, de la maladie mentale et du handicap.

3Dans le domaine de la délinquance, Maxence est rapidement confronté aux nouveaux dispositifs de la défense sociale, une approche pénologique positive influencée par les principes de l’école italienne de criminologie visant à répondre aux préoccupations croissantes de la société concernant la dangerosité sociale des populations à la marge. Ces nouveaux modes de gouvernementalité, qui se généralisent dans les sociétés européennes au début du XXe siècle, entendent ainsi agir en amont de l’acte criminel à travers l’identification scientifique puis la mise à l’écart préventive des individus porteurs d’un risque social. S’y retrouvent les aliénés délinquants, les récidivistes et délinquants habituels ; ceux-là même qui souvent échappaient à une sanction pénale lourde du fait de leur irresponsabilité. Désormais, ces « anormaux » ne seront plus exclusivement jugés à l’aune des infractions qu’ils commettent mais bien à celle du risque social qu’ils présentent3. Si la doctrine de la défense sociale se généralise progressivement en Europe durant le XXe siècle, sa traduction au sein des systèmes juridiques nationaux diffère tout de fois selon les contextes politiques, culturels et sociaux propres à chaque espace national. En Belgique, la loi y afférant n’est promulguée qu’en 1930 ; cependant, ses principes sont déjà repris dans le champ des politiques du jeune âge en 1912 à travers la promulgation de la loi de protection de l’enfance4.

4Dans le domaine de la maladie mentale, Maxence est confronté à la tendance croissante de médicalisation de la psychiatrie. De plus en plus arrimée aux standards de la médecine somatique et aux normes de l’hôpital général, la psychiatrie tend à abandonner ses fonctions traditionnelles de gardiennage pour embrasser des missions de traitements aigus. En Belgique, le principal témoin de ces transformations est sans nul doute le transfert de la compétence de la santé mentale depuis le ministre de la Justice vers celui de la Santé Publique au sortir de la Seconde Guerre mondiale5. En parallèle, on assiste à l’émergence de formes de psychiatrie sociale, d’abord timidement dans l’entre-deux-guerres, puis plus intensément à partir des années 19606.

5Dans le domaine du handicap, Maxence fait l’expérience d’un changement de paradigme fondamental. Tandis qu’au début du XXe siècle, les personnes handicapées mentales sont assimilées aux aliénés et prises en charge au sein des asiles, à partir des années 1960, une nouvelle conception du handicap émerge qui soutient la prise en charge différenciée de ce public au sein d’institutions exclusivement dédiées à la spécificité de leurs besoins7.

6Si ces trois champs, de la délinquance, de la folie et du handicap, présentent des éléments de distinction entre eux, force est de constater que leurs frontières demeurent perméables. Les populations qu’ils visent respectivement finissent en effet souvent par se confondre et expérimenter les mêmes dispositifs. On observe ainsi la présence de déficients dans les asiles pour aliénés ou d’aliénés en prisons, des délinquants souffrant de psychopathologies, des personnes handicapées mentales accusées d’actes délictueux, etc.

1.2. Archives et objet d’étude

7L’examen du parcours de vie au long cours de Maxence C. est rendu possible par la mise en commun de différents fonds d’archives non encore exploités dans une recherche scientifique. Il y a tout d’abord, le dossier de Maxence produit par la commission de défense sociale de Forest. Réunissant une grande variété de documents retraçant la trajectoire de vie de l’intéressé entre 1926 et 1963, ce dossier judiciaire de près de 700 pages constitue le principal matériau archivistique de cette étude. Il y a ensuite le dossier médical de Maxence produit par l’Institut de psychiatrie de l’hôpital Brugmann où l’intéressé est interné à plusieurs reprises. Il y a enfin le dossier administratif de collocation produit par la Ville de Bruxelles dont l’objectif est de collecter les actes légaux permettant les internements d’office à l’asile dont Maxence fait l’objet8. La mise en commun de ces trois dossiers permet la constitution d’un récit polyphonique au long cours.

8En parallèle de la méthodologie utilisée et des archives exploitées, le troisième élément original de la démarche est bien l’objet d’étude en lui-même. En effet, les identités plurielles attribuées à Maxence tout au long de sa vie font de cet individu un cas prolifique pour la recherche. Sans être exceptionnels, les marqueurs de la marginalité ont en effet souvent tendance à s’accumuler pour nombre d’individus vulnérables, le profil multiforme d’handicapé, de malade mental et de délinquant qui lui est attribué durant sa vie permet d’interroger l’évolution des modalités d’administration des identités de la marginalité.

1.3. Structure

9Cette étude reprend la chronologie de la vie de l’intéressé depuis ses premières années d’existence au début du XX^e siècle jusqu’à sa disparition des archives soixante années plus tard. La première partie de l’analyse est consacrée à la mise en récit factuelle de la vie de Maxence à travers l’examen des dossiers médicaux, judiciaires et administratifs. La seconde partie tâche d’interroger ce parcours de vie en confrontant le poids des contraintes qui pèsent sur Maxence aux formes de résistance qu’il oppose à celles-ci.

2. Analyse

2.1. Mise en récit de la vie de Maxence

10Avant d’entamer l’analyse du parcours de vie de Maxence C., il y a lieu de mentionner que la connaissance des vingt premières années d’existence de Maxence, dont les lignes ci-dessous présentent un condensé, n’est rendue possible qu’à travers des documents produits a posteriori. En effet, aucune pièce contenue dans les trois dossiers étudiés ne remontent à la période qui précède 1926. La question demeure quant à la façon dont les autorités médicales, judiciaires et administratives ont retranscrit les vingt premières années de vie de l’intéressé. Il se peut qu’elles aient eu par devers elles des documents contemporains aux évènements des jeunes années de Maxence ; à défaut, elles ont dû exclusivement se reposer sur l’anamnèse de l’intéressé et les témoignages de ses proches. Les premières archives des trois dossiers, postérieures donc aux évènements décrits, révèlent que Maxence est né en 1906 à Bruxelles au sein d’une famille pauvre, entre un père alcoolique et une mère absente. Rachitique et épileptique, il est présenté pour la première fois au juge pour enfants à l’âge de 11 ans pour détournement frauduleux. Suite à cette rencontre, Maxence est placé dans l’enseignement spécial pour enfant arriéré à Bruxelles. Rapidement, il repasse devant le juge pour enfants, cette fois-ci pour indiscipline et vagabondage. Transféré d’abord à l’asile de Manage (Hainaut), puis aux établissements médicopédagogiques de Gand (Flandre occidentale), de Woluwe (Brabant) et d’Elsum (Anvers) ainsi qu’à la section pour enfants anormaux de Geel (Anvers), il est finalement dirigé dans une école de bienfaisance, institution destinée aux enfants délinquants à Mol (Anvers)9.

11Dès l’enfance, Maxence est donc placé en institutions à cause de sa triple condition à l’intersection entre délinquance, arriération et folie. Pour sa folie, il est admis dans des asiles pour aliénés. Pour sa déficience, il est confié aux soins de l’enseignement spécial pour enfant arriéré. Pour sa criminalité, il est contraint d’intégrer une école de bienfaisance.

12Si elles paraissent différentes dans leur nature, ces institutions partagent cependant la même visée de prise en charge de l’enfance en danger. Toutes fondées au tournant du XXe siècle, elles révèlent l’influence croissante du principe de défense sociale à l’égard du jeune âge en Belgique. En effet, au nom de la protection de l’enfance, les pouvoirs publics investissent désormais l’espace intime des foyers pour soustraire à l’autorité parentale les enfants supposément en danger afin de les placer en institution. Au sein de ce mouvement de réformes sont particulièrement visés les enfants anormaux, les délinquants, les aliénés et les déficients dont la nature pathologique finit par les confondre, ceux-là même qui peuvent constituer à terme un risque sanitaire, social et politique10. C’est dans ce contexte de mutation des prises en charge de la jeunesse sous le prisme de la défense sociale que Maxence grandit. Ainsi, la nouvelle législation sur la protection de l’enfance institue en 1912 des tribunaux pour enfants dont les juges précipitent l’entrée de Maxence en institution dès son plus jeune âge11. De 1917 (date de son premier jugement) jusqu’à 1926 (date de sa majorité civile), Maxence a déjà bien amorcé son errance institutionnelle qui le mènera tout au long de sa vie aux quatre coins du royaume.

13L’assimilation à un danger social qu’il convient de normaliser ne quitte en effet pas Maxence une fois entré dans l’âge adulte. A cause de son ivresse morbide et de son épilepsie, il traverse les années 1920 d’une institution psychiatrique à une autre. Il est ainsi admis dans les asiles de Rekem (Limbourg), de Tournai (Hainaut), de Zelsaete (Flandre-Orientale) et de Bruxelles. Au 1927, il expérimente également le premier service anthropologique pénitentiaire du royaume. Fondé à l’initiative du médecin légiste Louis Vervaeck en 1920, ce dispositif d’observation est censé permettre l’élaboration de traitements différenciés des détenus à travers une évaluation systémique de leur dangerosité sociale12. A cette nouvelle forme d’expertise psycho-sociale correspond un nouvel espace pénitentiaire particulier : l’annexe psychiatrique de prison13. Au cours des trente prochaines années, Maxence effectuera de nombreux séjours dans ces annexes psychiatriques de prison, lui qui est selon les mots du docteur Vervaeck un « dégénéré délinquant justiciable d’un internement de longue durée » et un « anormal profond à éliminer de la vie libre et à traiter dans un quartier psychiatrique »14.

14Ballotté entre les différents établissements psychiatriques du royaume, il est jugé pour la première fois en vertu de la loi de défense sociale de 9 avril 1930 pour vol et extorsion à l’été 1932. Reconnu coupable, il échappe cependant à la sanction pénale du fait de sa déficience mentale. Toutefois, considéré comme dangereux socialement, Maxence est interné pour cinq années dans un établissement de défense sociale, une nouvelle institution hybride entre soins et sécurité. Deux remarques sont ici nécessaires. Premièrement, l’entrée de Maxence dans le circuit de la défense sociale ne l’empêche pas de continuer à fréquenter régulièrement les hôpitaux généraux et psychiatriques du royaume ainsi que l’attestent les archives. Deuxièmement, la durée de ces mesures d’internement médico-judiciaire demeure toujours relative et non pas absolue, elle varie en fonction de la gravité de l’acte commis et du risque social que présente le détenu (la durée d’un internement peut ainsi être réduite ou étendue)15. Maxence ne sera ainsi jamais interné cinq années de suite. Entre son premier internement dans un établissement de défense en 1932 et le début de la Seconde Guerre mondiale, Maxence poursuit son errance institutionnelle, depuis la section pour les aliénés criminels de l’asile de Tournai (Hainaut) vers l’annexe psychiatrique de la prison de Forest (Bruxelles) puis vers le centre de psychiatrie légale de Rekem (Limbourg). Interné en défense sociale une seconde fois en 1936 pour escroquerie puis une troisième fois pour les mêmes faits en 1938, Maxence est finalement relaxé en 1939 à la suite d’une nouvelle expertise du médecin légiste Louis Vervaeck.

15En 1940, cela fait déjà plus de trois décennies que Maxence est régulièrement confronté aux médecins, juges et autorités qui, au gré des leurs différentes observations, décident d’un placement dans tel ou tel établissement du royaume. Entre 1906 et 1940, il cumule ainsi vingt admissions dans treize institutions différentes aux quatre coins du pays. D’abord diagnostiqué épileptique, arriéré et rachitique étant enfant ; les médecins constatent une fois adulte qu’il souffre également d’ivresse morbide et qu’il a contracté la syphilis. Les actions délictueuses qui lui sont imputées (principalement des faits de vol et de vagabondage) tout au long de sa jeune vie complètent ce sombre tableau clinique16. Bien que les médecins l’assignent, en tant que dégénéré délinquant, à une vie en institution fermée, il peut cependant bénéficier des premiers services ambulatoires de la Ligue Belge d’Hygiène Mentale (LBHM). Ces sorties de l’institution à partir de la fin des années 1930 font en effet régulièrement l’objet d’un suivi psycho médical par les dispensaires d’hygiène mentale et d’un encadrement social par l’Office de Réadaptation Sociale (ORS). Nés tous deux au début des années 1920 à l’initiative de la LBHM, les dispensaires assurent des soins psychiatriques extrahospitaliers tandis que l’ORS, succédant aux comités de patronage, encadre la réadaptation sociale des anciens détenus17.

16Maxence est ainsi, durant ses quarante premières années, confronté à une série d’innovations dans la prise en charge de la maladie mentale, du handicap et de la délinquance. Rappelons ainsi qu’il expérimente les premiers établissements pour enfants aliénés, arriérés et délinquants (fondés entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle), les premiers tribunaux pour enfants (1912), les premiers services d’anthropologie pénitentiaire (1920), les premières annexes psychiatriques de prisons (1921), les premiers dispensaires d’hygiène mentale (1922), les premières actions de l’ORS dans l’accompagnement des condamnés libérés (1924) et les premières applications de la loi de défense sociale (1930). Après la Seconde Guerre mondiale, l’intéressé continue son errance institutionnelle entre asiles, hôpitaux et prisons18. Les médecins, juges et pouvoirs publics semblent ainsi toujours convaincus que Maxence présente une nature pathologique, entre trouble médical et risque social. Le docteur Paul Vervaeck, médecin légiste comme son père Louis Vervaeck, soutient la même opinion que ce dernier concernant l’état de Maxence. Tandis que le père atteste, en 1927, que Maxence est un dégénéré délinquant justiciable d’un long internement, le fils, en 1946, considère que l’intéressé est un être impulsif dépourvu du jugement et de sens moral, incapable de se maintenir en société et pour lequel un internement de longue durée est nécessaire19.

17Deux remarques s’imposent concernant la trajectoire de Maxence après 1945. Premièrement, tandis que Maxence dû faire face à de nombreuses réformes législatives et institutionnelles dans le domaine de la prise en charge des personnes handicapées, des malades mentaux et des délinquants au cours de la première moitié du XXe siècle, son parcours, après la Seconde Guerre mondiale le conduit principalement vers des dispositifs qu’il connait déjà. Cela peut s’expliquer par le fait que Maxence a déjà été exposé à ces transformations de manière précoce. Les dispositifs visant à prendre en charge le handicap, la maladie mentale et la délinquance, initiés avant 1945, continuent à se renforcer après la Seconde Guerre mondiale sans connaître de changements majeurs. Ainsi par exemple, la doctrine de la défense sociale établie en 1930 est peaufinée grâce à la loi de 1964, les établissements destinés aux personnes déficientes se généralisent, et la psychiatrie extrahospitalière se développe.

18Deuxièmement, la mobilité institutionnelle de Maxence s’intensifie fortement après la Seconde Guerre mondiale. Aux 20 admissions d’avant 1940 correspondent 44 admissions entre 1945 et 1963. Il est ainsi placé dans des établissements qui lui sont familiers comme l’annexe psychiatrique de la prison de Forest (Bruxelles), la section pour les aliénés criminels de l’asile de Tournai (Hainaut), l’asile de Zelsaete (Flandre occidentale) et l’asile de Grimbergen (Brabant). On le retrouve aussi à l’hôpital général de Saint-Pierre (Bruxelles) et de Schaerbeek (Bruxelles), ainsi que dans le nouvel Institut de psychiatrie (fondé en 1931) de l’hôpital Brugmann (Bruxelles) et à l’institut neuropsychiatrique Titeca (Bruxelles). De plus, il expérimente les colonies de Geel (Anvers), destinée aux malades mentaux, et de Merksplas (Anvers), destinée aux vagabonds. Enfin, il est incarcéré dans les prisons de Saint-Gilles (Bruxelles) et de Saint-Léonard (Liège).

19Nous voici en juin 1963, Maxence, âgé maintenant de 57 ans, est amené pour la huitième fois à l’Institut de psychiatrie de l’hôpital Brugmann après qu’il ait, victime de dépression et de nombreuses crises d’épilepsie, tenté de se suicider. Interné, il reçoit à la mi-juin une promesse d’emploi pour être employé comme domestique à partir du 1^er juillet. Cependant, Maxence ne saisit pas cette opportunité et demeure en institution jusqu’à la mi-juillet avant d’être finalement dirigé vers un atelier protégé. Il semble que les crises de « grand mal » dont il est victime à l’Institut, l’intervention à son chevet de la Ligue Belge contre l’Epilepsie récemment fondée en 1955 et les transformations législatives dans le champ du handicap avec la loi de reconnaissance des ateliers protégés quelques mois plus tôt soient la cause de cette réorientation soudaine.

20Passée cette période, soit à l’été 1963, Maxence disparaît des archives. Les dossiers administratifs de la Ville de Bruxelles, médicaux de l’Institut de psychiatrie et judiciaires de la commission de défense sociale de Forest sont désormais clôturés. Maxence, victime de régulières crises d’épilepsie, ne possédant, selon les médecins, que l’intelligence d’un enfant de 8 ans et dont les anciens employeurs souvent se plaignaient de son incapacité à rencontrer les rendements souhaités a-t-il trouvé au sein de ces organismes de travail adapté un lieu permettant une véritable réinsertion socio-professionnelle ? Ou est-ce ce silence brutal des sources révèle-t-il la mort de Maxence, épuisé par une vie d’excès ? Une chose est en tout cas certaine, c’est bien la première fois que Maxence bénéficie d’un traitement différencié du fait de l’un de ses handicaps. Son parcours témoigne en effet de l’absence de prise en charge spécifique du handicap avant les années 1960. Jusqu’à cette date, les personnes handicapées mentales sont en effet assimilées aux malades mentaux et placés comme ces derniers dans les institutions psychiatriques fermées du royaume. C’est à ce mode aliéniste d’action publique que se substitue progressivement, à partir des années 1960, un mode de prise en charge protectionnel ; d’abord sur le terrain de l’emploi avec la création du Fonds national de reclassement social des handicapés en 1963 puis sur le terrain de l’éducation et de la santé avec la création du Fonds de soins médico-socio-pédagogiques pour handicapés en 196720.

2.2. Discussion

21Entre 1906 et 1963, Maxence est sujet à 68 admissions au sein de 21 établissements différents répartis sur l’ensemble du territoire national, un chiffre qui exclut les prises en charge ambulatoires. Si à cette diversité d’institutions (asiles psychiatriques, instituts médico-pédagogiques, prisons, hôpitaux généraux, colonies pour vagabonds, etc.) répondent autant d’examens et d’observations des autorités administratives, médicales et judiciaires, ce sont bien les évaluations de la médecine légale dans le cadre particulier de la défense sociale qui demeurent les plus régulières, les plus approfondies et les plus documentées. La médecine légale effectue en effet tout au long du parcours de vie de Maxence de nombreux examens afin d’évaluer le risque social que l’intéressé pourrait poser à l’extérieur. Exercices codifiés, ces évaluations adoptent une visée totalisante qui tend à inclure tous les aspects de la personne. Les médecins légistes questionnent les antécédents sociaux et médicaux de l’interné (en incluant la question de l’hérédité) ainsi que l’état social, nerveux, mental et somatique actuel. Ce processus permet d’englober les multiples identités (pathologiques) de l’individu sous le prisme de l’(in)adaptation sociale. A cet égard, son parcours souligne la prépondérance d’une grande vulnérabilité sociale qui semble ne jamais le quitter durant toute son existence. Un milieu de vie dysfonctionnel, un manque de liens sociaux, une structure familiale déficiente et une grande pauvreté économique le condamnent à une institutionnalisation dès le plus jeune âge. Des formes de vulnérabilités sanitaires viennent ensuite s’imbriquer à cette fragilité originelle marquée du sceau de la suspicion des autorités judiciaires, médicales et administratives21.

22Confronté à des décideurs qui semblent l’écraser sous le poids des déterminismes, Maxence parvient cependant à déployer des formes de résistance (au moins sur le plan discursif) face à ceux-ci. En effet, si sa trajectoire semble toute tracée, l’intéressé refuse cette assignation aux identités de la marginalité. Ses nombreuses interactions avec la commission de défense sociale, chargée d’évaluer le risque social qu’il présente, sont à cet égard révélatrices de la volonté de Maxence de reprendre le contrôle de son existence. De manière assez remarquable, il est en effet capable, malgré la déficience qu’on lui attribue, de construire une argumentation (tant en néerlandais qu’en français), et de porter un regard introspectif sur son parcours de vie22.

23Face à l’avocat, au psychiatre et au magistrat de la commission, qui de manière presque immuable, rappellent qu’à cause de sa débilité, de son épilepsie, de son alcoolisme et de sa violence, il est incapable de vivre en société, Maxence parvient à déployer un large éventail d’arguments pour expliquer sa condition et justifier ses actions. Ceux-ci peuvent être classés en deux catégories correspondant à deux périodes différentes : l’avant et l’après Seconde Guerre mondiale. Le conflit semble ainsi marquer une césure sur le plan relationnel pour Maxence.

24En effet, durant les années qui précèdent 1940, l’intéressé n’est pas totalement isolé socialement. Marié en 1929, il semble être le père de certains enfants de son épouse. De plus, il entretient des relations avec sa mère qui, malgré la mauvaise opinion des autorités la concernant, continue de fréquenter son fils. Selon Maxence, ce sont précisément ses obligations et devoirs envers eux qui justifient sa sortie au plus tôt de l’institution. Ainsi, dans ses courriers aux autorités dans les années 1930, Maxence demande « l’autorisation de pouvoir rendre visite à mon épouse, actuellement à la maternité d’Uccle, au moment de ses couches, soit dans quelques jours »23 ; une fois son épouse ayant accouché, il « sollicite une libération immédiate (…) le nouveau-né vient de porter à quatre le nombre d’enfants, tous en bas âge (…) créent des charges et obligations nouvelles (…) rendent indispensables ma présence au milieu des miens »24. Les devoirs de Maxence à l’égard des siens dans le besoin sont d’ailleurs maintes fois rappelés par son épouse et sa mère dans les lettres qu’elles envoient aux autorités durant les années 1930 en vue d’obtenir la libération de leur époux et fils.

25Cet argument est cependant abandonné par Maxence après la guerre, une période caractérisée par le départ de son épouse et le décès de sa mère. Désormais seul pour se défendre face à ses juges, Maxence tâche, durant les deux décennies suivantes (1945-1963), de faire de son isolement une situation salutaire synonyme d’un nouveau départ. Parlant d’une promesse d’emploi à la campagne, il mentionne en octobre 1947 : « je ne veux plus habiter Bruxelles afin de ne plus rencontrer de mauvais copains qui m’entraineraient à nouveau. Je pense que la solution est bonne puisque je n’ai plus de famille, je pourrai alors rester toute ma vie et y serai bien tranquille il me semble »25. Cinq années plus tard, Maxence envisage la possibilité d’un retrait du monde. S’adressant au ministre de la Justice, il écrit ainsi vouloir « entrer au monastère des Pères de Grimbergen, j’ai hâte de rentrer dans la solitude, ayant expérimenté que le monde est faux et crapuleux »26.

26D’autres arguments sont déployés par Maxence durant ces deux périodes. Régulièrement, il mobilise la garantie d’obtention d’un travail à l’extérieur. Ainsi, il évoque souvent des promesses d’emploi qui lui ont été faites : « j’ai eu la visite d’un membre du comité de patronage qui m’a dit que je serai probablement placé », « mon ancien patron M. X me procure chez un ami patron de l’occupation », « dès ma libération, j’entrerai au service de M. X (cultivateur) dans des conditions particulièrement favorables »27. Le rejet de son/ses identité(s) pathologique(s), la minimisation de ses actions passées ou encore son comportement exemplaire en institution font également partie de son régime argumentatif. Discutant « d’une intervention qui a sauvé un surveillant de la prison de Forest » en août 1949, Maxence parle de ce fait quelques mois plus tard au ministre comme d’un « signe de mes sentiments profonds et de mon sens de la loyauté, signes qui infirment la suspicion de « danger public » dont sont généralement frappés les internés, quel que soit le délit qu’on a pu leur reprocher et qui, comme c’est mon cas peut n’être que le malheureux résultat d’un égarement passager »28. Concernant ses méfaits, Maxence n’hésite pas à nier toute responsabilité, imputant ceux-ci aux agissements de tierces personnes dont il se dit la victime. Ainsi, d’un emploi dont il s’est enfui après avoir escroqué son patron, il explique qu’il « fut engagé chez un entrepreneur à 17 frcs de l’heure (…) quand vient le jour de paiement, je fus étonné d’apprendre que je ne gagnais que 10 frcs de l’heure ».29 C’est donc ce salaire jugé trop maigre pour subvenir à ses besoins primaires qui l’aurait obligé selon lui à contracter des crédits avant de disparaitre.

27Maxence peut mobiliser également l’argument d’un lien, d’une proximité qui l’unit au décideur, au juge ou au médecin à qui il adresse sa missive ; une rencontre antérieure, des connaissances communes ou un vécu partagé sont ainsi parfois évoqués dans ses courriers. En s’adressant au procureur du Roi, il insiste ainsi sur le fait qu’« en 1946, vous (le procureur) avez bien voulu me faire l’honneur de me recevoir chez vous, parce que je venais prendre des nouvelles de votre fils, avec qui j’ai été en camp de concentration à Dachau. Depuis lors j’ai eu beaucoup de malheur… »30. A défaut de pouvoir s’opposer à un internement, Maxence requiert parfois la possibilité de choisir l’institution où il sera placé. Il préfère ainsi l’asile pour aliénés à l’établissement de défense sociale : « Mon intention est de vous prier de bien vouloir examiner la possibilité d’une collocation pour moi dans l’institut des Frères Alexiens à Grimbergen où j’ai des chances d’être agréé » et la colonie pour aliénés à l’asile : « ik u koom te schrijven om naar Geel te sturen als koloen »31. Enfin, si aucun de ces arguments n’est attendu par les autorités ; Maxence menace de se suicider : « je ne veux plus passer ma vie dans la prison, attendu que la commission ne plus rien entendre. Je mettrai fin à mes jours et je demande qu’on prévienne en cas d’accident ma sœur » avec parfois de véritables passages à l’acte32.

28L’évocation de ces quelques arguments déployés par Maxence souligne les multiples stratégies employées par l’intéressé pour infléchir le cours d’une destinée écrasée par les contraintes qui pèsent sur les identités de la marginalité. S’il est impossible de savoir dans quelle mesure les arguments de Maxence et des siens sont entendus par la commission (les débats et les motivations des avis de la commission n’ont pas été retranscrits et/ou versés aux dossiers), il est néanmoins certain que la commission, bien que convaincue qu’il demeure inadapté et inadaptable, autorise maintes fois la mise en liberté surveillée de Maxence.

29Au demeurant, son errance institutionnelle interroge. On remarque en effet que Maxence n’effectue, sauf exception, que des séjours relativement brefs dont l’issue est souvent le transfert d’une institution vers une autre. Les médecins et juges qui l’examinent disent de lui que c’est un cas incurable, justiciable d’un internement de longue durée ; « on se trouve devant l’alternative ou de l’interner à vie ou de le condamner, étant donné qu’un nouvel internement, s’il est temporaire, n’est d’aucune efficacité dans son cas » déclare un médecin légiste en 195833. Pourquoi dès lors la plupart de ces séjours demeurent-ils relativement brefs ? Maxence n’est-il finalement pas assez dangereux pour les établissements de défense sociale ? Pas assez fou pour les hôpitaux psychiatriques ? Pas assez stabilisé pour une prise en charge extrahospitalière ?

30En effet, s’il est un délinquant, il ne semble pas toujours représenter un risque social suffisant pour justifier un internement de longue durée en établissement de défense sociale. C’est là notamment l’avis du médecin chef de la colonie pour vagabonds de Merksplas qui dans une lettre en septembre 1953 souligne, en parlant de Maxence, que « son attitude criminelle n’est pas grave, les faits se limitent toujours à des récidives de petits vols ou de coups ». Dès lors, il envisage le transfert de Maxence hors du circuit de défense sociale, vers la colonie de Geel, où il pourra recevoir des soins familiaux et communautaires34. Jamais explicitées par les médecins, les motivations à précipiter la sortie de Maxence des établissements pour malades mentaux dangereux peuvent être également liées aux problèmes de surpopulation que connaissent ces institutions35. Confrontées à un trop grand nombre d’aliénés criminels, les autorités tâchent de limiter l’entrée et le maintien des internés dans les établissements de défense sociale36.

31Surpeuplées, les institutions psychiatriques le sont tout autant (particulièrement l’Institut de psychiatrie que Maxence fréquente beaucoup)37. Cette pression démographique tend à restreindre l’accès aux populations dont le tableau clinique ne présente pas, à l’image de Maxence, un cas jugé intéressant par les médecins-psychiatres. A cet égard, les mots du docteur Guy Vermeylen qui examine l’intéressé en 1940 sont assez révélateurs. Celui-ci écrit ainsi qu’« on n’a pas constaté chez lui (Maxence) de vrais troubles mentaux. Il ne présente notamment ni hallucinations, ni idées délirantes, ni obsessions »38. Souffrant plus d’un défaut d’adaptation chronique que d’une véritable psychopathologie, les responsables des hôpitaux psychiatriques semblent souvent vouloir exclure celui-ci de leurs établissements. Quand le médecin de la section fermée de l’Institut de psychiatrie le rencontre en décembre 1961, il déclare à son propos : « Pourquoi diable l’a-t-on colloqué (admis sous contrainte) sans attendre qu’il fasse sa nuit et cuve sa crise ? »39.

32Diagnostiqué oligophrène, épileptique et alcoolique par ce même médecin, Maxence cumule ces pathologies jugées indésirables au sein d’un asile d’aliénés devenu hôpital psychiatrique.

33Rejeté par les institutions, il ne semble pas pour autant profiter des soins psychiatriques communautaires offerts par les dispensaires d’hygiène mentale. Ainsi, si des sorties hors des murs de l’institution lui sont plusieurs fois permises sous couvert d’une série d’obligations et d’interdictions couplées à un encadrement psycho-social (à la charge de la Ligue Belge d’Hygiène mentale) et à une tutelle morale (à la charge des comités de patronage puis à partir des années 1930 de l’Office de Réadaptation Sociale) ces tentatives de réinsertion de Maxence demeurent cependant toujours vaines40.

34Récidiviste, Maxence commet à nouveau des délits ou ne respecte simplement pas les conditions de sa mise en liberté. Ainsi entre 1932 (date de sa première condamnation en défense sociale) et 1963 (date de production du dernier document le concernant), c’est près de 14 sorties surveillées qui se terminent par un retour en institution41.

35Laissé à lui-même face à un encadrement psycho-social trop lâche, il ne parvient pas à se stabiliser à l’extérieur, lui qui a passé la majeure partie de sa vie en institution. Cette impossibilité d’une vie « hors les murs » est évoquée par Guy Vermeylen dans son rapport d’expertise de juin 194042. Le médecin psychiatre renseigne ainsi que Maxence est « incapable de s’adapter à la vie sociale (car il) a passé la majeure partie de sa vie en institution ». Le médecin révèle là un paradoxe des établissements de réadaptation. Ces institutions produisent en effet le phénomène contre lequel elles prétendent vouloir lutter : l’inadaptation sociale des individus qu’elles accueillent. Ainsi, la prise en charge de Maxence au sein d’institutions totales lui offre peu l’occasion de gagner en autonomie. Victime d’institutionnalisme, l’intéressé se retrouve dans une relation de dépendance à l’institution vis-à-vis de laquelle il ne peut se départir aisément. Entre de solides habitudes de vie acquises à l’intérieur de l’institution et des expériences problématiques au dehors de celle-ci (absence d’affiliation sociale, manque d’assistance médicale, pauvreté, etc.), Maxence ne semble pas capable de poursuivre une vie hors des murs de l’institution. Cette incapacité à concevoir une existence à l’extérieur ne fait que s’accroitre au fur et à mesure du temps. De plus en plus isolé, Maxence en vient à provoquer, à la fin des années 1950, son institutionnalisation quand, manquant de soutiens sociaux et médicaux hors des murs de l’institution, il se présente de sa propre initiative à la consultation de l’Institut de psychiatrie. Certes, ce service ambulatoire n’a pas pour fonction première de transférer ses récipiendaires au sein de la section fermée de l’établissement ; cependant, Maxence a bien conscience que ses antécédents comme son tableau clinique jouent en sa défaveur et peuvent amener à un internement. L’usage de la psychiatrie institutionnelle dans la gestion de ses troubles demeure cependant ambivalent. Si en 1956, il se présente aux portes de l’institution de sa propre initiative, il exècre cependant toujours l’enfermement dont il fait l’objet. Au médecin de l’Institut qui l’examine en 1963, il mentionne ainsi « qu’il préférait se pendre plutôt que de rester à l’hôpital »43.

3. Conclusion

36« Il est un anormal social, moral et mental », dit de Maxence un rapport d’expertise en 1938. Au regard de ce constat qui jamais ne le quitte, l’intéressé passe son existence à errer d’un établissement à un autre44. S’il cumule, selon les juges et les médecins, de nombreuses identités de la marginalité, Maxence ne semble jamais pleinement les incarner. Pas tout à fait fou, pas tout à fait dangereux, pas tout à fait handicapé, il demeure constamment aux frontières des catégories de la nosologie psychiatrique et pénale. Ces identités à la fois plurielles et partielles distillent maintes fois le doute dans l’esprit de décideurs qui ne semblent jamais certains de la pertinence d’inclure ou non l’intéressé dans leurs dispositifs. A cet égard, on constate le triple échec de la prise en charge de Maxence par les autorités et ce, malgré les nombreuses innovations législatives et institutionnelles dans la gestion des populations à la marge. L’institution sécuritaire échoue à protéger la société des actions délictueuses de Maxence. L’institution médicale échoue également à soulager Maxence des symptômes de ses troubles somatiques et psychiques. De plus, l’institution sociale échoue à sortir Maxence de la précarité. En fin de compte, aucun type de prise en charge institutionnelle ne parvient à réadapter socialement Maxence.