Quand la sortie de l’institution est inévitable : les soignants en santé mentale entre assurance et inquiétude
p. 995-1016
Résumé
La désinstitutionnalisation est, dans le secteur de la santé mentale, un idéal normatif de longue date, aujourd’hui porté par la CDPH et le Comité pour les droits des personnes handicapées. Mais elle est aussi une réalité pratique, car bon nombre d’institutions ne peuvent accueillir les patients souffrant de troubles psychiques graves que pour une durée limitée. Ce chapitre prend pour objet empirique un dispositif développé dans une institution française, censé préparer les patients et les soignants à la sortie des premiers : les « réunions-partenaires » et les échanges qui s’y tiennent entre le patient et d’autres acteurs. En contrastant deux situations différentes de patients, le chapitre montre que, si chaque patient est théoriquement considéré comme un partenaire de son soin, ce statut est en réalité toujours conditionné au fait que les soignants soient non pas inquiets par l’incapacité d’une personne à se prendre en charge, mais rassurés par la démonstration de son appétence et de ses compétences pour l’autonomie.
Entrées d’index
Mots-clés : psychiatrie, santé mentale, sortie de l’institution, patient-partenaire
Texte intégral
1. Introduction
1Dans les champs du handicap et de la santé mentale, le couple de catégories « institution-désinstitutionnalisation » cristallise les critiques et les espoirs, les tensions et les revendications, au point de devenir un élément central dans les controverses autour de la définition de ce qui constitue ou pas une bonne façon d’intervenir sur (ou avec) autrui1.
2De nombreux chapitres discutent, dans cet ouvrage, de la position du Comité des droits des personnes handicapées (Organisation des Nations-Unies) à propos de la Convention pour le droit des personnes handicapées et de son article 19 dans laquelle il veut lire une invitation à une désinstitutionnalisation totale afin de favoriser l’autonomie et la pleine participation des personnes en situation de handicap. Les récentes directives publiées en septembre 2022 sont éloquentes à cet égard : l’institutionnalisation est « une pratique discriminatoire », « une privation de liberté fondée sur une déficience », « en contradiction avec le droit des personnes handicapées à vivre de manière indépendante et à être intégrées dans la communauté », qui « ne doit jamais être considérée comme une forme de protection des personnes handicapées, ni comme un «choix» » (et ce même dans les situations d’urgence) – en bref une pratique que « rien ne justifie de perpétuer » (Comité, 2022).
3Ce texte est également un tournant car il mentionne pour la première fois, suite à des abus constatés, les institutions de la santé mentale (parmi lesquels « les institutions psychiatriques », les « établissements de psychiatrie légale » ou encore « les centres de réadaptation autre que communautaires »2) en ce qu’elles organiseraient une « détention fondée sur le handicap seul ou en conjonction avec d’autres motifs tels que les « soins » ou le « traitement » » (2022 : 14), en particulier lorsque les personnes traversent des crises individuelles, ce qui n’est pas non plus, aux yeux du Comité, un motif d’institutionnalisation. Identifiée à toute forme de contrainte (de l’imposition d’une routine à l’absence de choix des cohabitants, en passant par toute forme de traitement, médicamenteux ou non), l’institution(nalisation) est également considérée dans ce secteur pourtant particulier comme participant toujours du problème, jamais de sa solution.
4Cette prise en compte des institutions psychiatriques témoigne d’un élargissement du spectre que concerne la Convention au secteur spécifique de la santé mentale. En effet, ni la Convention ni le Comité ne prennent en compte d’éventuelles distinctions entre les personnes souffrant d’incapacités motrices, celles souffrant d’un handicap mental et celles connaissant des troubles psychiques – elles sont toutes rassemblées sous l’étiquette catégorielle de « persons with disabilities ». Les recommandations générales fournies par le Comité dans ses Lignes directrices (parmi lesquelles le fait que « les personnes quittant les institutions devraient être respectées en tant que décideurs, avec un soutien si nécessaire, en ce qui concerne tous les aspects du départ de l’institution » ou que chacun devrait bénéficier d’un « plan individualisé conforme à sa volonté et à ses préférences ») emporteront d’ailleurs certainement une adhésion de principe dans les mondes de la santé mentale comme en dehors de ceux-ci. Mais il y a fort à parier qu’aux yeux de certains stakeholders, elles engageront des questions, voire des inquiétudes quant à la façon dont il est possible de les mettre en pratique. En droit et en psychiatrie, plusieurs voix académiques se sont en effet élevées pour demander que l’on substitue à la perspective radicale du Comité jugée « impraticable » voire nocive pour les personnes concernées (Appelbaum, 2016, 2019), une approche plus « réaliste », en particulier quant à la présomption de capacité juridique universelle (Dawson, 2015). Ces travaux qui évoquent les cas graves de personnes âgées souffrant de démence complète, ou de personne en situation aigüe de crise de décompensation psychotique n’ont, on s’en doute, pas beaucoup de difficultés à démontrer les limites de l’approche du Comité (voire de la CPDH) dans les situations où la personne est totalement absente à elle-même et risque de se mettre en danger si on lui appliquait aveuglément les principes d’une désintitutionnalisation radicale. Il s’agit au moins autant de les « protéger » que de les « rendre capables » (Eyraud, 2013).
5Cependant, la question de la pertinence d’une désinstitutionnalisation pour des personnes en situation de troubles psychiques graves irrigue également le « quotidien de la psychiatrie » (Velpry, 2008a), d’autant plus que cette dernière tente progressivement de mettre en pratique les principes d’une désinstitutionnalisation favorisant, dès que possible, les soins en ambulatoire (Coldefy, 2016), comme avec la Réforme Psy107 sur le territoire belge. La sortie de l’institution est donc bien souvent non pas une perspective lointaine et idéale, mais une problématique plus ou moins immédiate, en particulier dans un contexte de places et de budgets limités.
6Comment se déroulent et se négocient en pratique les décisions et l’accompagnement des sorties d’institution, en particulier dans le secteur de la santé mentale où, du fait des manifestations de la pathologie, les présuppositions engagées par l’anthropologie pratique sur laquelle est basée la position du Comité, à savoir un patient qui désire plus d’autonomie et qui en est capable, sont fréquemment battues en brèche ?
2. Les « Réunions Partenaires » pour préparer à la sortie de l’institution
7Le terrain empirique que nous allons mobiliser concerne une institution psychiatrique française, que nous appellerons le Gîte d’Etape, dans laquelle 6 mois d’observation (dont le suivi d’une quinzaine de cycles de « réunions-partenaires », cf. infra) et une trentaine d’entretiens avec les soignants et les patients ont été menés. Situé dans la banlieue parisienne, cet établissement de santé organise des « séjours de rupture » de 6 mois maximum (en théorie du moins) basés sur la thérapie systémique pour des adultes atteints de troubles psychiques dont beaucoup reçoivent l’AAH (« allocations aux adultes handicapés ») . Il s’agit d’une institution ouverte d’une capacité d’environ 70 lits : les patients peuvent y rentrer et sortir à leur guise, avec la seule obligation d’y dormir et de participer à certaines activités thérapeutiques ou collectives. Puisqu’il s’agit d’un établissement offrant des séjours à durée déterminée, la question de la « sortie de l’institution » se pose pratiquement dès l’entrée du patient. Chacun d’entre eux reçoit d’ailleurs, à son arrivée, un agenda dans lequel il est directement invité à noter de manière visible la date de sa sortie (théorique), vers laquelle tout le séjour est tourné. Il est d’ailleurs fréquent que les patients connaissent cette date par cœur et la mobilisent promptement dans leur présentation de soi.
2.1. Le patient, partenaire (théorique) de son soin
8S’il ne fait pas référence à la CPDH ou à d’autres obligations juridiques, le projet thérapeutique du Gîte d’Etape n’en est pas moins animé par des principes qui lui sont proches en ceci qu’ils mettent la personne, ses capacités et ses souhaits au cœur d’un processus d’accompagnement. Il se conforme ainsi aux idéaux d’empowerment, de participation et de réhabilitation des personnes concernées à travers la valorisation de leurs compétences. La charte précise en effet que
« le patient admis est acteur de son séjour, partenaire à part entière, détenteur de son expertise expérientielle équivalente aux autres expertises. Nous nous appuyons sur ses compétences propres et environnementales. Nous l’accompagnons afin qu’il retrouve son pouvoir d’agir et lui permettre de s’inscrire dans la voie de rétablissement qu’il aura choisi » (extrait du site internet, consulté en août 2023).
9Ce partenariat avec le patient est censé se manifester dans de nombreux indices terminologiques visant à souligner ce qu’on pourrait appeler la « désinstitution dans l’institution » : les entrées et sorties sont libres, les patients sont traités comme à « l’hôtel » par un pôle hôtelier (et non des techniciens de surface), ils mangent dans un « restaurant » (et non dans une cantine), leur apparence ne diffère souvent pas de celles des soignants car ces derniers n’ont pas d’uniformes, tout le monde se vouvoie, les couloirs sont aménagés de façon « lounge » (mobilier, instrument de musique, expositions d’art, musique d’ambiance, etc.) et invitent à la détente, les consultations de soin sont requalifiées en « réunions », etc. Sur le volet thérapeutique, la pierre de touche du dispositif partenarial est la séquence de « réunions-partenaires » (RP) mensuelles qui constitue la colonne vertébrale du séjour du patient et auquel il se doit de participer.
10Conformément à la perspective systémique selon laquelle on travaille moins sur le patient que sur un nœud de relations qu’il s’agit de débloquer avec le concours des individus concernés, chaque réunion rassemble autour du patient et de sa situation les parties prenantes, les personnes significatives, c’est-à-dire le plus souvent des membres de la famille ou des proches, des soignants de l’institution ou du « secteur » (forme française d’organisation territoriale de la psychiatrie) qui suivent le patient, des personnes qui interviennent administrativement sur le patient. Il n’y a pas de règles ou de contraintes claires quant à la sélection des participants. Le patient est invité à communiquer les personnes qu’il considère comme importantes, mais cette liste, lorsqu’elle existe, est souvent amendée par les soignants, et l’assistance se révèle de toute façon très variable d’une situation à l’autre.
11Chaque RP dure environ une heure et est systématiquement dirigée par un thérapeute systémicien présenté comme indépendant de l’institution. L’architecture du lieu a été pensée en fonction de ces moments-clés : les réunions prennent place tout près de l’accueil – et donc de la porte d’entrée, dans plusieurs petits locaux disposés de part et d’autre d’un large couloir de passage façon « lounge ». Chaque local se veut agréable, lumineux grâce aux baies vitrées donnant sur les espaces verts de l’institution fréquentés par les patients. Il est habillé avec du mobilier simple mais confortable – des chaises disposées autour d’une table basse, un tableau pour noter des idées. Du café et des biscuits sont présentés sur un plateau. L’ambiance qui est recherchée est celle d’un moment de travail, d’un brainstorming collégial ou d’un point d’étape – une réunion entre partenaires.
12Pour l’observateur, les RP sont d’abord des moments souvent très brouillons, du fait du niveau très inégal d’assistance, mais aussi d’information, de mémoire, d’attention des parties prenantes, qui portent par ailleurs des grilles de lecture et des intérêts fort différents. A cet égard, elles offrent un miroir de la complexité du paysage et du morcellement parfois extrêmes des parcours des personnes en psychiatrie. Il n’est pas rare qu’on prenne une partie significative de la réunion pour essayer de comprendre qui fait quoi ou même pour se mettre plus ou moins d’accord à propos de ce dont on parle. Il n’est pas rare non plus que le patient soit (avec les éducateurs de l’institution), le participant le plus au courant des paramètres de la situation.
13En empruntant une perspective interactionniste, on verra dans ces réunions comme des configurations à huis clos dans lesquelles chaque participant s’exprime ou reste sur la réserve, fait usage de tactiques et de stratégies, procède à des ajustements, entretient ou clarifie des malentendus, pour défendre une lecture de la situation ou pour obtenir « quelque chose », ce qui nécessite toujours une coopération minimale de la part d’autres participants. Ce sont donc avant tout des espaces-temps de négociation (Strauss, 1981, Ogien, 1989). Ces espaces-temps ont également souvent l’allure d’une performance théâtrale, voire dramatique, car ils alternent moments de tension et de relâchement, ils voient s’exprimer du soulagement comme de l’inquiétude, ils sont truffés de retournements, et forcent les uns et les autres à expliciter leurs attendus et les représentations ou « feelings » qui sous-tendent leurs prises de position.
2.2. Un partenariat fragile
14Si, conformément à la thérapie systémique, les échanges sont censés porter sur les situations et les relations plutôt que sur les personnes, le fait est que pratiquement, le sujet ou le complément d’objet de la plupart des phrases reste le patient, son état ou son évolution, ses envies ou ses difficultés, ses projets ou son ennui, et surtout son futur proche. L’enjeu, c’est lui, son état actuel et ce qu’il va devenir. A l’invitation du thérapeute systémicien, on y parle aussi bien sûr des « attentes » et des « craintes » des soignants et des proches – mais celles-ci ont à leur tour comme objet le patient, à qui on parle directement à la deuxième personne, mais dont, dans la totalité des réunions observées, on parle aussi à la troisième personne en sa présence.
15De façon générale, l’issue de ces réunions, l’ambiance dans laquelle elles se termineront, le degré de satisfaction des participants et l’impression que les échanges leur laisseront sont difficilement prévisibles. En effet, une réunion commençant sous les meilleurs auspices et à l’entame de laquelle est exprimée une confiance dans le fait que « ça va » ou que le projet du patient tient la route peut basculer à l’aune de nouveaux éléments introduits par des participants, si d’autres personnes rebondissent pour exprimer également leur inquiétude. De la même façon, une situation jugée inquiétante lors d’une réunion précédente peut être relue autrement en fonction de la dynamique d’interaction (par exemple en fonction de l’état du patient et de sa façon de raconter les choses) ou de l’absence d’un participant qui soutenait autrefois une lecture circonspecte. Ce qui était jugé problématique peut ne plus être évoqué voire considéré comme normal ou rassurant d’une réunion à l’autre, et vice-versa.
16De quoi témoigne cette contingence ? Instaurer le patient en partenaire et surtout le faire perdurer dans ce statut sont en réalité des processus conditionnés par les soignants à la rencontre par le patient des critères en dehors desquels il ne sera pas possible de jouer la partition partenariale. Ces critères sont très proches des attentes qui pèsent sur les épaules des personnes dans des sociétés individualistes de l’autonomie-condition (Ehrenberg, 2010) : être soi, être actif, et être correctement socialisé (Marquis, 2022). Ces compétences sont d’ailleurs prises pour acquises dans le texte de la CDPH et dans l’interprétation qu’en fait le Comité. Sur le terrain, un patient constituera un partenaire rassurant s’il exprime un projet impliquant une forme d’autonomie plus importante mais raisonnable et s’il fait preuve des compétences nécessaires pour le mener à bien (ou en tous cas ne pas le mettre à mal), telles que la capacité à lire correctement la situation, à ne pas se mettre en danger, à faire appel à autrui si et quand nécessaire. La différence majeure avec les textes juridiques précités tient donc au fait qu’ici, ces compétences sont problématisées et soumises à examen. Pour mieux comprendre la nature de ces processus, les raisons pour lesquelles les soignants y tiennent, et les attentes (parfois paradoxales) qu’ils font peser sur les patients, nous allons présenter et analyser deux situations contrastées, celles de Jeff et celle de Jean-Pierre.
3. Quand le patient inquiète : la réunion-partenaire de Jeff
17Jeff est un patient de 35 ans en fin de séjour au Gîte d’étape. Il a un fils de 5 ans, Victor, actuellement placé en famille d’accueil et pour lequel il a un droit de visite supervisée. Jeff s’est mis en couple il y a un mois avec une autre patiente au cours de son séjour, et a pour projet d’habiter avec elle. Les extraits retranscrits ci-dessous sont tirés de la cinquième et avant-dernière réunion-partenaires, lors de laquelle sont présents les membres de l’équipe du GE qui suivent Jeff, le père de Jeff, un assistant social et un psychiatre du secteur – mais pas Silvia, la compagne de Jeff, qui semble ne pas avoir été invitée. L’atmosphère parmi les proches et les soignants est à la perplexité. Après avoir poursuivi le projet d’un appartement, Jeff a très récemment annoncé ne plus vouloir de cette solution, sans pour autant investir clairement une alternative, ce qui crispe et inquiète l’équipe de l’institution. Comme répondant à une urgence ressentie par plusieurs participants, la rencontre s’ouvre directement sur les « solutions » à mettre immédiatement en place à la fin du séjour.
– Thérapeute systémicien : Alors, quelles sont les nouvelles ?
– Assistant social du GE : Ben les dernières nouvelles c’est qu’on a demandé une Maison-relais3, et pas un appartement pour qu’il n’y ait pas de risque d’isolement. Et puis parce que Monsieur, après avoir voulu un appartement, a un peu changé d’avis, hein Monsieur… Et donc maintenant, on attend, on est un peu suspendu à leur décision, et au fait qu’il y ait de la place. Donc c’est là où on en est, hein Monsieur ?
[Jeff reste silencieux, regardant fixement devant lui]
– Thérapeute systémicien [au père et à Jeff] : et c’est quoi le plan B s’il faut attendre longtemps ? Vous y avez déjà réfléchi en famille ?
– Jeff : je devrai rester dans l’appartement de mon père en attendant que ça se débloque…
– Père : Mais moi je suis en Tchéquie pour le boulot !
– Thérapeute systémicien : qu’est-ce qui vous rassurerait, sachant que la solitude peut être fort problématique ?
– Père : Ben qu’il soit soutenu, enfin, surveillé quoi, mais moi je sais pas m’en occuper. […]
– Thérapeute systémicien : [Ce qu’il faudrait pour Monsieur c’est] un centre de crise sympa, en quelque sorte. Un refuge. Ca existe ça, du côté du secteur ? Dans les maisons de repos par exemple ?
– Assistant social du secteur : Oui ça existe, moi je veux bien, il y a des solutions mais le problème, c’est que tout doit être programmé ! On n’a pas ça en un claquement de doigts, et j’aimerais qu’on soit bien sûr de ce qu’on cherche.
18Une forme d’appréhension teintée d’agacement s’exprime directement chez plusieurs participants. Le changement d’avis de Jeff a mis à mal un projet patiemment construit. Plus inquiétant encore, Jeff ne semble plus si pressé de quitter le Gîte d’Etape, causant le risque d’un enlisement de la situation. « On ne sait rien faire si on ne sait pas ce qu’il veut », soufflera l’assistant social du secteur après la réunion. Par son détachement apparent à l’égard des implications pratiques de ce changement imprévu, Jeff n’apparait pas comme un partenaire fiable et rassurant : il ne semble pas avoir de projet bien défini, et il y a une incertitude quant à sa capacité à prendre soin de lui-même car il ne paraît pas être en mesure de percevoir les menaces qui pèsent sur lui. A la problématique du logement, s’ajoute très rapidement celle de l’occupation des journées (elles constituent ensemble les deux thématiques les plus fréquemment abordées dans les RP), et donc de la capacité de Jeff à s’occuper (de lui-même). Ce que tentent le père et les soignants est de faire en sorte que Jeff partage leur grille de lecture et en particulier leurs inquiétudes, alors que ce dernier cherche à être rassurant – d’une façon qui provoque encore plus d’appréhension chez les soignants et son père. Pour ceux-ci, Jeff n’est tout simplement pas assez inquiet.
– Père : Moi je pense comme ton psychiatre que c’est vraiment mieux que tu aies des activités, sinon quand tu déprimes, c’est difficile pour tout le monde. La semaine d’avant, t’as eu un gros coup de déprime avant qu’on refasse ta piqure de médoc. T’as dit aussi que tu pensais beaucoup à ta mère, mais après l’injection, t’as eu un bonne semaine. […]
– Thérapeute systémicien : Et vous [au psychiatre du secteur], est-ce que ça pourrait vous rassurer ?
– Psychiatre du secteur : En l’état, mon point de vue c’est qu’il faut prévoir quelque chose d’étayant. Et un GEM, je n’y crois pas trop. Le minimum, et j’insiste, le minimum, c’est de s’assurer que Monsieur prenne bien son traitement, et donc ça implique de venir au CMP4, avec en plus une infirmière libérale le WE, c’est le minimum. Parce qu’après le centre de jour, si ça marche pas, l’étape suivante, c’est l’hosto.
19Face à la distance de Jeff à l’égard des enjeux telle qu’elle est perçue par les autres participants, le médecin psychiatre extérieur reprend un autre argument très fréquemment mobilisé : par le passé, d’autres tentatives se sont soldées par des échecs très douloureux, ce qui nécessite de redoubler de prudence et de ne plus avancer les yeux fermés. Face au patient qui déclare sa confiance et évoque des prétentions qu’il n’est peut-être pas en mesure d’assumer, les soignants qui le suivent depuis longtemps endossent le rôle de la mémoire des cataclysmes anciens dont il lui a parfois été bien difficile de se remettre. En rappelant ces faits et leurs conséquences, les soignants espèrent trouver avec Jeff un terrain d’entente minimal quant au fait qu’on ne peut pas prendre le risque de favoriser une rechute du fait d’un manque de précaution, et qu’il faut tout faire pour éviter une (nouvelle) hospitalisation, ce dont Jeff a, en effet et comme la plupart des autres patients, un souvenir douloureux. Mais Jeff se ferme progressivement aux échanges, ne répond plus que « ouais », « non », « comme vous voulez », « si vous le dites », « on verra ».
– Thérapeute systémicien : bon, comment faire à part « on verra » ?
– Jeff : On verra bien ! Je veux pas penser à ce qui pourrait arriver
– Psychiatre du secteur : Vous avez raison de profiter de la vie, quand on sait pas ce qui vient dans le futur, mais l’expérience montre que vous avez plutôt des cycle de 4 mois, et il faut prévoir quelque chose en conséquence.
20Tout le monde abonde dans le sens de la nécessité d’un cadre, sauf Jeff qui ferme les yeux, et la réunion se clôture, le temps imparti étant révolu.
21Les échanges montrent à quel point le couple « inquiétant-rassurant » domine la grille de lecture des soignants. La situation de Jeff inquiète les soignants parce qu’il ne donne les gages nécessaires ni quant au désir d’autonomie, ni quant à la capacité à mener une telle vie, ce qui constitue pour les soignants les deux éléments essentiels. Sur le plan des désirs, Jeff est perçu comme indécis (il change de projet) et nonchalant (Jeff ne semble pas investir, dit « comme vous voulez », se préoccupe de critères jugés secondaires comme le temps de trajet en bus alors que les autres participants se montrent inquiets d’éléments qui leur apparaissent bien plus urgents). Sur le plan des compétences, Jeff ne convainc pas les soignants qu’il est capable de prendre soin de lui (et encore moins d’autrui). Il les inquiète plus encore par ce qu’ils perçoivent comme une incapacité à se rendre compte de son incapacité et des conséquences que cela pourrait engendrer. Pour les soignants, s’en remettre à la confiance qu’il exprime reviendrait à cautionner une potentielle mise en danger par Jeff de lui-même. Malgré une inévitable sortie du Gîte d’Etape, les conditions ne sont pas, aux yeux des soignants, réunies pour aller vers « moins de soins » et « moins d’institution », (par exemple vers des services en ambulatoire ou des institutions de jour), car cela risquerait de mener paradoxalement à « davantage d’institution », c’est-à-dire à une hospitalisation, peut-être sous contrainte suite à une rechute (d’où les appels au cadre, à l’étayage, à la structure, etc.). Jeff n’est donc pas, dans cette réunion-partenaire, un partenaire égal aux autres car ses propos sont mis en doute, et on ne considère pas que l’on peut d’emblée compter sur ceux-ci (voir Velpry, 2008b). Le Jeff présent dans la réunion n’est pas, dans l’interaction, habilité à parler du Jeff du futur.
22En réalité, pour être un partenaire à part entière hic et nunc, le patient doit démontrer qu’il restera dans le futur un partenaire et un acteur de sa trajectoire de soin. Or, la particularité de la maladie mentale par rapport à d’autres affections est précisément de briser l’évidence de la permanence de soi : « la vie d’(ex-)patient en psychiatrie est une vie essentiellement vulnérable, fragile, évoluant sous la perpétuelle menace de la rechute » (Marquis, 2022b), ce que rappellent volontiers les soignants aux patients qui, comme Jeff, font montre d’une confiance jugée trop importante quant au fait que « on verra, ça va aller, cette fois ». Pour qu’un patient soit considéré comme rassurant par les soignants dans le processus de sortie de l’institution, il faut en réalité qu’il occupe une position réflexive subtile, sinon paradoxale. C’est ce qu’on va voir en décryptant la dernière Réunion-partenaire de Jean-Pierre, un autre patient du Gite d’Etape.
4. Quand le patient rassure : la réunion-partenaire de Jean-Pierre
23De prime abord, la situation de Jean-Pierre ressemble fort à celle de Jeff. Jean-Pierre est également en toute fin de séjour (c’est sa dernière RP dont il sera question ici), après être arrivé, comme Jeff, suite à une situation d’impasse thérapeutique du point de vue des équipes soignantes du secteur. Toujours comme Jeff, Jean-Pierre souffre principalement de troubles bipolaires, et a présenté lui aussi d’autres symptômes plus proches du spectre de la psychose (s’imaginer en conversation directe avec des personnages importants ou des entités métaphysiques). Jean-Pierre s’est également mis en couple avec une autre patiente de l’institution, Laetitia, et ils comptent emménager très rapidement dans ce contexte de famille recomposée (tous deux ont des enfants d’unions précédentes).
24Mais la comparaison s’arrête ici, et les soignants ont une appréciation tout à fait différente de cette situation.
25Du point de vue de l’équipe soignante, le séjour de Jean-Pierre est en effet unanimement considéré comme une réussite (en ce compris dans ses imperfections). Si les membres du personnel expriment depuis quelques semaines déjà, en réunion d’équipe ou face à Jean-Pierre qu’il « va leur manquer », c’est bien sûr parce que Jean-Pierre est une personne dont l’abord est aisé et agréable à tous points de vue, mais également parce qu’il a endossé le rôle du patient qui donne du sens au travail thérapeutique et social – travail souvent vécu comme ingrat, incertain ou invisible. Dans le cas de Jean-Pierre, l’impact du séjour au Gîte d’Etape est évident pour tous en ce compris lui-même, et se termine dans l’apothéose tant attendue : le patient sort de l’institution dans un meilleur état que celui dans lequel il est arrivé, les « nœuds » thérapeutiques et relationnels sont décoincés et, surtout, on peut avoir raisonnablement confiance dans le fait que ces changements semblent durablement installés.
26La dernière réunion-partenaire de Jean-Pierre rassemble des membres de l’équipe du Gîte d’Etape et quelques soignants extérieurs, les parents de Jean-Pierre, mais aussi sa compagne. Pour des raisons d’agenda, la RP prend place le 24 décembre, et les participants à la RP s’embrassent pour l’occasion. Au même moment se tient le repas de Noël (de midi) dans le « restaurant » de l’institution tout proche, dont émanent odeurs et clameurs. Aux excuses de l’assistant social qui regrette que Jean-Pierre doive louper ce moment convivial, Jean-Pierre répond, avant que la réunion ne commence, « Je préfère la RP au repas de Noël, c’est plus important », ce qui déclenche quelques plaisanteries chez les soignants sur le fait que Jean-Pierre est un « patient parfait », et qu’on n’en attendait pas moins de lui. Jean-Pierre rit de bon cœur.
– Thérapeute systémicien : Donc voilà, on y est ! C’est une grande étape, vous rentrez bientôt à temps-plein dans votre appartement. Vous le faisiez déjà le WE, mais là c’est pour de bon. Et vous avez un jugement pour avoir le droit de voir votre enfant. Les planètes s’alignent quoi ! Mais vous n’avez encore jamais exercé ce droit de manière autonome ni l’un ni l’autre, hein ?
– Jean-Pierre : non, mais on a demandé de l’aide, une aide éducative. Et je pense que c’est sage, c’est une bonne idée pour nous permettre de voir comment les enfants évoluent.
– Thérapeute systémicien : Et bien, on dirait qu’on est en route vers une nouvelle vie bien ordonnée ! En tous cas, je vois que vous posez les bonnes questions. Et les parents ils en pensent quoi ?
– Mère : ha ben nous on est heureux, l’appartement est bien grand en plus…
– Jean-Pierre : on a discuté de la répartition des chambres, et les enfants vont faire connaissance ce WE.
– Laetitia : On va faire un « avant noël » pour donner les cadeaux.
– Psychiatre du secteur : c’est une super bonne idée.
– Educateur du GE : et c’est vraiment bien d’avoir discuté de la répartition.
– Jean-Pierre : On a trouvé des canapés lits à des prix abordables. Donc voilà on va y aller doucement, on a le temps de se préparer pour les enfants.
– Educateur du GE : ha vous les gâtez, hein, bravo, ça fait vraiment plaisir à entendre.
27L’ambiance est aux félicitations satisfaites et aux encouragements à poursuivre dans la même voie. A la différence de Jeff, Jean-Pierre rassure parce que lui et sa compagne ont un plan clair et parce qu’ils posent « les bonnes questions ». La démonstration de compétences ne s’arrête pas là. Après cette entame, s’ensuit un échange à propos des enfants respectifs de Jean-Pierre et Laetitia, ainsi que de leurs anciens conjoints et des jugements en cours. La discussion est extrêmement technique et complexe, et Jean-Pierre corrige à plusieurs reprises les imprécisions dans les propos d’autres intervenants. « Ha mais vous n’avez plus besoin de moi alors, très bien ! », s’amuse l’assistant social. S’ensuit une séquence dans laquelle on va, malgré tout et comme s’il le fallait bien, faire le tour des inquiétudes qui restent mais sans que, dans ce cas, cela ne mette en cause l’interprétation positive générale. L’attitude endossée par Jean-Pierre et Laetitia y est pour beaucoup.
– Thérapeute systémicien : et vous les soignants du secteur, est-ce que vous êtes confiants ?
– Assistant social du secteur : à les voir comme ça oui… Mais c’est vrai qu’il y a quand même une longue histoire là derrière.
– Jean-Pierre : Il y aura pas, enfin plus de rupture avec le soin hein, je resterai au secteur pour mon suivi psychiatrique, j’aurai le CMP, un psychothérapeute, et ma compagne sera aussi suivie avec son psychiatre. On continue les soins.
– Laetitia : Chacun sa pathologie, son médecin et son secteur. […]
– Jean-Pierre : en tous cas le mois test, ça s’est vraiment bien passé
– Laetitia : mais il y a pas de raison que ça se passe mal.
– Thérapeute systémicien : et les soignants n’ont pas l’air stressés, ce qui est plutôt bon signe généralement !
– Assistant social du secteur : Il faut juste réapprendre le quotidien avec des enfants.
– Laetitia : ha oui ça c’est sûr
– Assistant social du GE : mais vous savez, c’est normal que tout ne soit pas facile, c’est facile pour personne hein, c’est apprendre à s’occuper de son conjoint et de ses enfants.
– Thérapeute systémicien : Ben oui, c’est une grande première quand même, il faut pas négliger ça
28Jean-Pierre et Laetitia produisent les éléments de langage qui manquaient aux soignants dans la situation de Jeff : ils sont certains de leur choix, ils prennent en compte le passé pour aborder le futur, perçoivent l’importance de la continuité des soins dont ils reconnaissent les effets, se rendent compte de la coupure entre l’environnement institutionnel protégé et l’extérieur, organisent les priorités et mobilisent les ressources à leur disposition. Ils sont rassurants parce que mesurés, raisonnables, fiables et prévoyants. Par conséquent, lorsqu’ils font malgré tout état de craintes, on observe qu’ici, les soignants cherchent à les rassurer, là où ils cherchaient à inquiéter Jeff. Les soignants attendent donc du patient qui quitte l’institution qu’il exprime ce qu’on pourrait appeler une « juste inquiétude », ni trop importante car cela signifierait qu’il ne prend pas la mesure de son autonomie, ni comme dans le cas de Jeff trop peu importante car cela signifierait la mise en danger de son autonomie.
29Comme le montre l’extrait suivant, Jean-Pierre joue très bien cette partition. D’un côté, il donne des gages quant au fait qu’il va vraiment mieux, ce qui implique de reconnaître les difficultés précédentes et de prendre distance par rapport à des pensées ou des comportements précédents que l’on objective comme résultant par exemple d’un « délire » et dans lesquels on ne se reconnait plus. Mais, en même temps, Jean-Pierre donne aussi des gages quant au fait qu’il est conscient que rien n’est et ne sera jamais définitivement gagné, et qu’il partage la préoccupation principale des soignants, à savoir éviter la rechute, même si cela implique des sacrifices ou de l’inconfort (comme les effets secondaires de médicaments). Enfin, Jean-Pierre donne également des gages de sincérité : le fait qu’il partage la lecture et le système de pertinence des soignants n’est pas feint, mais le résultat d’une réelle prise de conscience (sinon d’une conversion), ce qui est, pour les soignants, l’indice essentiel d’une sortie de crise et d’une stabilisation.
– Jean-Pierre : Depuis que je suis ici, j’ai retrouvé une autonomie, même avec mon père ça va mieux, je ressens un lien plus fort.
– Thérapeute systémicien : Mais vous dites ça pour faire plaisir, haha !
– Jean-Pierre : Non, pas du tout, ça change beaucoup de choses. Je ne sais pas si c’est grâce à la psychothérapie avec Mr Sanchez [le psychologue du Gîte d’Etape], mais j’ai changé en tout cas grâce à la sophrologie et aux exercices de psychothérapie.
– Père : Moi je suis très heureux de le voir vouloir prendre sa vie en main, enfin.
– Jean-Pierre : Et je prends aussi les choses moins à cœur, je suis plus tolérant, plus calme, plus détendu, je sais pas comment dire. […]
– Jean-Pierre : De toute façon, même si je voulais offrir un diamant à Laetitia, il y a le curateur qui me tirera les oreilles, haha. Et c’est le geste qui compte, [à Laetitia] t’as pas besoin d’un diamant hein.
[Jean-Pierre et Laetitia se chamaillent devant tout le monde]
– Educateur du GE : ha ben voilà un couple normal, c’est ça qu’on veut voir (rire) !
– Jean-Pierre : je me sens aussi de plus en plus autonome, avant je faisais rien.
– Psychiatre du secteur : Bien sûr on va continuer à vous suivre, mais je vous trouve vraiment en forme, apaisé, serein. J’ai l’impression que vous risquez moins qu’avant de basculer.
– Jean-Pierre : J’en ai parlé avec Laetitia, je lui ai dit qu’il faut être attentif aux signes, dès que je mets mes lunettes noires, par exemple. On sera une sentinelle l’un pour l’autre, des piliers.[…] Maintenant je sais éviter quand je sens que ça va basculer.
– Thérapeute systémicien (annonçant la clôture de la réunion) : Bon, hé ben il y a plus qu’à vivre, on dirait.
30On ne peut qu’être frappé, dans ce dernier extrait, par le fait qu’en réponse aux gages donnés par Jean-Pierre, les soignants rassurés rassurent à leur tour, en sortant du registre pathologique pour rentrer dans celui de la vie normale, ordinaire : une personne « heureuse » dans « un couple normal » qui n’a « plus qu’à vivre ». Il faut le redire : ce ne sont pas les éléments rapportés (tensions de couple chez Jean-Pierre et Laetitia, précédentes crises psychiques, non respect d’une règle de l’institution par un patient, etc.) qui en tant que tels génèrent une appréciation positive ou négative, une lecture normalisante ou pathologisante, rassurante ou inquiétante de la part des soignants, mais bien l’attitude du patient à leur égard et la place qu’ils prennent dans une configuration globale de proximité ou de distance à l’égard des attendus de l’anthropologie pratique. Les mêmes faits peuvent donner lieu à des interprétations différentes selon les situations – ce qui ne signifie pas qu’elles soient aléatoires.
5. Discussion
31Le travail des soignants en psychiatrie constitue ce que Florent Champy (2015) appelle une pratique prudentielle. Confrontés à une nouvelle situation (en l’espèce d’un patient), ils ne peuvent ni se contenter d’appliquer des savoirs, par exemple scientifiques ou tirés d’expériences précédentes, ni faire abstraction de ces mêmes savoirs. Chaque nouvelle situation est incertaine, et doit les pousser à prendre des risques ou à faire des paris. Cette tension est exacerbée par la façon dont l’environnement normatif de la société de l’autonomie-condition redéfinit la nature du bon soin : un « bon » soignant devrait toujours penser qu’un patient est capable de plus ou de mieux, que cela vaut toujours la peine d’essayer, et ne jamais le condamner au statu quo. Il devrait offrir un traitement « aussi court que possible, mais aussi long que nécessaire » comme l’exprime un texte précisant le rôle des équipes mobiles dans la Réforme belge des soins de santé mentale favorisant l’ambulatoire et la désinstitutionnalisation (Réforme « Psy107 ») (SSSP, 2017 : 2). Le bon soin est de l’ordre de la pente ascendante, vers moins d’étançons et plus d’autonomie, mais jamais de l’ordre de la voie de garage institutionnelle. Cependant, les soignants intègrent également dans leur mandat éthique et thérapeutique le fait de ne pas faire, de leur point de vue, le mal d’une personne même malgré elle, par exemple en ne faisant pas preuve de suffisamment de prudence et en risquant de conduire tout droit à un nouveau cycle de rechute et d’hospitalisation (sans parler ici des questions de responsabilité juridique que les soignants évoquent parfois (Marquis, Pesesse, 2021)).
32En bref, les soignants du Gîte d’Etape qui doivent accompagner des patients qui sortent de l’institution partagent, en théorie, une série de présuppositions qui fondent la position du Comité des droits des personnes handicapées. En théorie, on attend de chaque patient qu’il exprime un désir d’autonomie et de moins d’institution. En théorie, on considère chacun comme possédant les compétences nécessaires pour poursuivre ses fins, ce dont témoigne la terminologie du partenariat. Si cette terminologie semble évidente, sa grammaire l’est beaucoup moins. A quels moments et selon quels critères un patient est-il réellement traité comme un partenaire ? Les échanges analysés ici ont d’abord permis de mettre en lumière la fragilité et la contingence de la position de partenaire. Au sein même d’une réunion, ce statut continuellement négocié peut être accordé, puis mis à mal, tout en étant dépendant d’une configuration plus globale d’appréciation – il n’est donc jamais totalement refusé, mais jamais totalement définitif non plus.
33Si, dans l’abstraction des textes, les axiomes de volonté d’autonomie et de capacité à poursuivre ce but sont essentiellement des critères formels qui ne sont pas définis ou problématisés plus avant, ils prennent dans la pratique du soin en santé mentale une forme bien plus substantielle. En effet, ce n’est pas n’importe quelle forme d’autonomie, n’importe quel projet ou déclaration d’envie qui seront valorisés, encouragés et considérés comme rassurants, mais seulement ceux qui semblent raisonnables aux yeux des soignants, en ce qu’ils ne produisent pas de risques trop importants. De la même façon, quand il s’agit de poursuivre son chemin d’autonomie en sortie d’institution, toutes les compétences ne se valent pas pour les soignants. La plus valorisée est celle d’une grave conscience réflexive certes de ses atouts et de ses chances, mais aussi et surtout de ses limites et des risques, de la part d’un patient qui sait qu’il doit se constituer en vigie de son propre état, ne jamais baisser la garde et faire appel dès que nécessaire. En bref, un patient-partenaire rassurant est celui qui reste d’abord un patient en psychiatrie, tout en faisant comme s’il pouvait ne plus l’être.
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APPELBAUM, Paul S. Saving the UN Convention on the Rights of Persons with Disabilities - from itself. World Psychiatry 18, no. 1 (2019): 1-2. doi: 10.1002/wps.20583. PMID: 30600638; PMCID: PMC6313245.
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Notes de bas de page
1 Ce chapitre a bénéficié du soutien du Conseil de recherche européen (ERC), grâce au financement GA n°850754. Ce chapitre reprend en partie et condense le propos d’un article à paraître dans la revue ALTER - European Journal of Disability Research (2024).
2 L’Observation générale n°5 enjoignait également les Etats parties de s’abstenir de toutes formes d’adoucissement de l’institutionnalisation : « on ne devrait pas non plus développer de modes d’hébergement « satellites », c’est-à-dire d’hébergements ayant l’apparence de logements autonomes (appartements ou maisons individuelles) mais qui sont reliés à une institution. » (Observation Générale n°5/49).
3 Forme de résidence sociale à la fois individuelle et collective accueillant des personnes à faible revenus.
4 Le Centre médico-psychologique est un lieu de soin public, fer de lance de la politique du secteur, qui propose des consultations médico-psychologiques et sociales à toute personne en difficulté psychique.
Auteur
Professeur de sociologie à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, CASPER - ERC Starting grantee (Belgique)
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