1. Introduction

1Le handicap renvoie à des situations de vulnérabilité dont les causes sont diverses, et parfois multiples, selon les personnes concernées. Précisément, la définition et la catégorisation des personnes dans des groupes spécifiques sont un enjeu complexe et contesté (Baudot, 2022), dont les conséquences pratiques sont grandes pour les individus. A partir de vulnérabilités physiques, mentales, psychiques relevant de pathologies spécifiques, se déploient des fragilités, voire précarités sociales, économiques, ainsi que des besoins de soutien dans l’accès à un grand nombre de services, prestations ou activités essentielles comme le logement, les loisirs, ou le travail.

2Depuis plusieurs décennies, l’action publique est mobilisée au profit des personnes en situation de handicap, au-delà des soutiens procurés par les familles, ou en provenance de communautés ou organisations religieuses, associations de parents, réseaux locaux de solidarité ou autre. Après une phase où le handicap a avant tout été adossé à des institutions, et interventions fortes des professionnel·les du travail social, les tournants de la désinstitutionnalisation puis de l’inclusion sociale sont des approches qui transforment les cadres et modes de vie des personnes (et de leurs familles) comme les interventions professionnelles. Ces transitions radicales dans le domaine du handicap posent la question des liens entre les visions et mots d’ordre qui guident l’action publique et leur influence concrète sur les modes de vie des personnes.

3La littérature de science politique pour l’essentiel a montré comment l’action publique privilégie une certaine vision d’un enjeu à traiter et tend à organiser non seulement les actions, mais aussi les rapports de pouvoir dans un domaine (ou un secteur social) en fonction de cette vision centrale, parfois appelée « référentiel » (Jobert, Muller, 1987). Dans le champ des politiques du handicap, lui-même inclus en partie dans les politiques de l’action sociale au sens plus large, l’action publique a d’abord été développée sur un registre « tutélaire », avant de prendre une orientation « réparatrice », pour être aujourd’hui centrée sur une logique de « l’inclusion » (Lafore, 2020). Chacun de ces paradigmes dominants dans l’action publique formalise une représentation centrale des besoins des personnes handicapées, construit des logiques d’affiliation – famille, groupe social, groupe d’âge, communauté des semblables, etc. De la même façon, ces paradigmes structurent les prestations, donnent sens à des injonctions ou modalités de participation des personnes et de leurs proches, comme aux logiques de convocation des professions, des structures collectives (foyers, centres de soin ou formations) ou encore aux façons de mettre à disposition des prestations (par exemple, via des services publics ou des prestataires privés).

4Face à ces dynamiques structurantes, qui mobilisent l’ensemble d’un domaine d’action publique, comment comprendre la façon dont les individus qui en sont les destinataires explicites et leurs proches trouvent-ils et vivent-ils la place que l’action publique a pensé pour eux ? Comment cette dernière s’efforce-t-elle de formater les aspirations, les modes de vie, les besoins des personnes, mais aussi, celles de leurs proches ? Comment ces derniers peuvent-ils justement s’adapter ou résister aux propositions d’intervention de l’action publique, qui sont souvent, de fait, des injonctions ? Ces questions sont importantes car l’analyse de l’action publique dans le domaine du handicap, comme dans nombre d’autres, tend à ne pas considérer ni anticiper son impact sur les modes de vie des individus. Des travaux s’intéressent de façon croissante à la « réception des politiques publiques », mais souvent dans une optique centrée sur les politiques, c’est-à-dire, en se concentrant sur la façon dont les instruments d’action publique rencontrent ou non leur public (cf. principalement Revillard, 2016, 2018).

5Mon approche s’intéresse à la façon dont les politiques et l’action publique, par exemple dans le cas du handicap, catégorisent les individus, leur attribuent un rôle et formulent en la matière des attentes plus ou moins explicites. Elle implique également de considérer la façon dont les publics s’inscrivent dans des transactions avec les dispositifs déployés et mis en œuvre dans le contexte de l’action publique en fonction de logiques d’action principales qui sont les leurs. En la matière, plutôt que de parler de « réception », qui somme toute s’inscrit principalement dans l’action publique et ses dispositifs, je préfèrerais utiliser le terme de transactions entre cet univers et celui des personnes qui en sont les destinataires car il me semble plus ouvert. Je reviendrai sur ce point de façon plus détaillée dans la partie théorique.

6Les questions abordées ici sont trop vastes et trop générales pour être traitées en quelques pages. Je propose ainsi de les délimiter tant du point de vue de leur portée que de leur champ d’application. Je reviendrai dans une première partie, basée sur une analyse de la littérature, sur leurs enjeux théoriques ou au moins problématiques. De façon schématique, je propose dans cette partie de considérer deux cadres d’analyse issus de champs différents. Dans un premier temps, je rendrai compte des travaux qui s’intéressent à la façon dont l’action publique s’efforce de formater les individus, de les transformer en des usagers, clients, ou autres « destinataires » des politiques qu’elle propose. Pour certain·es auteurices, les politiques publiques s’inscrivent dans l’ordre de la persuasion : elles tentent de convaincre les personnes que leur offre est adaptée et s’adresse de fait à leurs problèmes. Pour d’autres, ces politiques vont même jusqu’à s’inscrire dans l’ordre de la subjectivation, au sens où elles créent des sujets sociaux, équipent leurs pratiques et représentations (voire aspirations) de savoirs, valeurs ou modèles de pensée. Dans un second temps, je tenterai de proposer quelques pistes de littératures en sciences sociales qui, au contraire, pensent avant tout l’autonomie des sujets sociaux et leurs capacités de résistance, ou au moins, leur capacité à rentrer dans des transactions avec l’action publique.

7Pour ce qui concerne le champ d’application, je propose de centrer, en deuxième partie, l’analyse sur la désinstitutionnalisation des personnes en situation du handicap, et partant, de la transformation du domicile en un lieu de vie pour elles. De façon résumée ici, je commencerai par un rappel de la littérature traitant de l’évolution des paradigmes centraux qui guident l’action publique dans le domaine du handicap. Diverses autrices et auteurs ont distingué des clivages et enjeux différents pour penser la dynamique de l’action publique dans ce domaine.

8Enfin, dans la troisième partie de ce texte, je proposerai un regard sur la façon dont les aidant·es et les familles sont convoqué·es par les instruments et les catégories actuels d’action publiques du handicap, dans le cas de la France. Puis, je fournirai la synthèse d’une analyse des logiques de transactions vécues par des aidant·es de personne en situation de handicap avec des dispositifs d’action publique, sur la base d’une recherche collective dont j’ai récemment assuré la co-coordination1.

2. Des approches « descendantes » de l’action publique et … des approches alternatives

9Je propose de définir l’action publique comme la tentative de comprendre comment une société formule collectivement des problèmes publics et comment elle s’efforce de les traiter. Cette définition est inspirée de Fritz Scharpf qui lui-même avait repris à son compte, à la toute fin du 20^e siècle (Scharpf 2000), la tension entre d’une part « l’input democracy » – une démocratie des intrants qui formule, conformément aux normes démocratiques, les enjeux et problèmes publics – et, d’autre part, « l’output democracy » – une démocratie des extrants, qui doit s’assurer de la réalisation des objectifs définis collectivement, avec efficacité, mais en respectant à nouveau le fonctionnement démocratique.

10Cette définition n’est sans doute pas totalement satisfaisante. Elle montre cependant que les politiques publiques sont pour une part affaire de valeurs, représentations, idées, aspirations collectives, dans lesquelles doivent ou devraient pouvoir s’inscrire des aspirations individuelles, mais qui devraient aussi pouvoir donner lieu à des coordinations sociales. Elle montre que les politiques publiques sont pour une autre part aussi affaire d’administrations, de budgets, d’agents de l’Etat ou de groupes privés ou encore de professionnel·les en charge de réaliser les missions attribuées à l’action publique. Outre le fait qu’elle insiste sur la tension entre le pôle idéel et le pôle organisationnel des politiques publiques, cette définition pose en creux la question de l’intégration des individus, destinataires de l’action publique, dans son processus.

11Dans un système démocratique, les individus sont représentés de multiples façons par différentes entités : les institutions, les administrations, les responsables associatifs ou partisans, les élus à un titre ou à un autre… sont autant de représentants des individus en fonction du statut et des affiliations de ces derniers, de leur profession, de leur lieu de résidence, etc. Cependant, le degré d’institutionnalisation de ces représentations comme leur spécialisation au sein du processus d’action publique contribuent à les détourner de la fonction de « représentation » de leur mission ou de leur légitimité. C’est d’ailleurs tellement le cas qu’un grand nombre d’institutions éprouvent le besoin de se doter d’instances représentatives, qu’il s’agisse de conseils d’administration dans le registre de la gouvernance ou d’organes plus spécialisés dans le portage de la parole des publics ou des usagers d’une institution ou d’un service. Les institutions sanitaires et sociales, dont le monde du handicap, doivent par exemple aujourd’hui organiser des conseils de vie sociale. On le verra, la prise en compte des destinataires dans l’action publique est un problème repéré de longue date, mais dont l’intégration aux enjeux analytiques de l’action publique comme objet de recherche reste complexe (cf. par exemple Warin, 1999 ; Revillard, 2017 ; Revillard, 2018).

12Dans une perspective historique, des collègues ont montré la façon dont les sciences « de la bonne police » ont cherché, dans la Prusse du 18^e siècle, à théoriser les finalités du travail de l’Etat, mais aussi à penser son efficacité (Laborier, 1999). Dès les années 1930, des travaux américains ont, dans un contexte de croissance de l’Etat fédéral et de ses champs d’intervention, questionné les liens entre l’action de l’Etat et le développement de la démocratie. Après la Seconde Guerre mondiale, ces travaux oscillent entre un pôle gestionnaire visant à la rationalisation de l’Etat, et un pôle plus critique qui s’interroge sur les échecs des politiques de l’Etat. Schématiquement, en dépit de la forte croissance économique des années d’après-guerre, l’essentiel des problèmes sociaux n’a pas été réglé (Duran, 2014). Lorsqu’elle arrive en Europe, ou se réinvente sur notre continent dans le sillage des débats américains, l’analyse de l’action publique est d’abord fortement influencée par la sociologie des organisations (Musselin, 2005), avant de connaitre un tournant, qui n’est pas une rupture, en faveur du rôle des idées, des représentations dans l’action publique.

2.1. Des approches idéelles des politiques et de l’action publique à la fois politiques et descendantes

13De ce point de vue, entre les années 1980 et les années 1990 se sont succédés des travaux, avant tout en France (Jobert, Muller, 1987) et dans le monde anglo-saxon (par exemple : Hall, 1989 ; Sabatier, 2014). Ces différentes approches ont mis en évidence des mécanismes spécifiques pour expliquer le rôle moteur joué par les idées dans le changement de politiques publiques. Le rôle des idées ou représentations est particulièrement important pour la question qui nous occupe du lien entre l’action publique et la catégorisation des populations.

14Les approches valorisant les idées dans l’action publique arrivent à un moment où l’on ne pense plus les politiques publiques comme résultant de la seule action de l’Etat, mais bien comme une entreprise sociale, collective, « publique » au sens de la sociologie des problèmes publics, c’est-à-dire une sociologie ouverte sur la sphère publique, et qui mobilise un nombre extensif d’acteurs dans la société : individus, entreprises, associations, intellectuels, financeurs, professionnels de différents domaines, etc. (Musselin, 2005). Les approches centrées sur les idées permettent ainsi non seulement de montrer les changements dans l’action publique, mais également comment elles sont un ferment d’accords, voire d’alliances entre des acteurs sociaux (Sabatier, 2014) – ou entre des acteurs politiques et institutionnels et des acteurs sociaux (Jobert, Muller, 1987).

15Certains travaux ont montré comment une évolution dans les idées marque une transformation des perceptions, des façons de comprendre le monde social. Par exemple, Peter Hall avait mis en évidence la disqualification progressive du paradigme keynésien en économie au cours des années 1970 (Hall, 1986). Les référentiels de politiques publiques de Bruno Jobert et Pierre Muller avaient pour leur part une composante plus politique. Un référentiel global correspond au choix politique précis d’un pouvoir politique (la modernisation, la justice sociale, le libéralisme, etc.). Cette orientation structurelle de l’action politique d’un gouvernement est censée se décliner de la façon la plus systématique possible dans les différents secteurs clé de l’action publique : l’agriculture, l’industrie, les politiques sociales, etc. Plus encore, l’approche du référentiel postulait qu’une série d’alliances entre une majorité politique et des groupes sociaux plus ou moins puissants dans un secteur spécifique (un syndicat, un groupe professionnel, un réseau de hauts fonctionnaires, ou autre) devait animer et servir de relai social au référentiel (Jobert, Muller, 1987). Les référentiels servent ainsi également à penser les coordinations sociales dans l’action publique.

16Au-delà d’une conception des idées comme facteur de changement, se pose la question de leur influence potentielle sur le comportement d’acteurs sociaux, notamment par le biais de la catégorisation des personnes. Pierre Muller avait par exemple au mitan des années 1990 proposé une grille d’analyse en la matière. Il avait formulé l’idée que les référentiels de politiques publiques comprennent à la fois des normes et des valeurs, mais aussi des « algorithmes », qui sont des logiques standards d’appréhension d’un enjeu (par exemple, « les marchés sont efficients », « la société civile est un facteur de démocratisation dans l’action publique », etc.), mais aussi des « images » qui sont des façons de comprendre la diffusion du référentiel, notamment auprès des professionnel.les d’un secteur d’action publique (Muller 1995). Ces « images » jouent un rôle important dans la capacité d’un référentiel à imposer du changement dans un secteur social. Dans un texte plus récent, P. Muller explique que : « (…) le référentiel d’une politique comporte presque toujours une composante identitaire forte, dans la mesure où il fonde la vision qu’un groupe se donne de sa place et de son rôle dans la société » (Muller, 2010, p. 561).

17Dans une veine proche, Paul Rabinow et Nikolas Rose ont développé une approche en termes de biopouvoir (2006) inspirée de Michel Foucault qui s’applique bien au cas du handicap. Cette déclinaison du biopouvoir à l’action publique formule de façon plus explicite les liens entre idées et logiques d’action des acteurs sociaux. Pour P. Rabinow et N. Rose, les idées s’incarnent dans des « discours prescripteurs », donnent lieu à des « stratégies d’intervention » sur les populations – qui sont de fait les instruments d’action publique – et débouchent sur des « modes de subjectivation » qui amènent les individus à « travailler sur eux-mêmes » de manière à transformer soit leur propre vie, soit contribuer à transformer la place d’un groupe social (ou bio-social dans la perspective de la biopolitique) (Ibid, p. 197). On retrouve des arguments similaires dans les versions les plus contemporaines de la frame analysis (par exemple van Hulst, Yanow, 2016). Ces approches proposent de considérer que les idées dans l’action publique non seulement emportent l’adhésion des groupes et des individus, mais également altèrent leurs identités politiques et sociales (Ibid., p. 102).

2.2. Des approches alternatives, centrées sur l’autonomie des acteurs sociaux

18Des travaux plus sociologiques, portant sur les logiques et les effets de la catégorisation dans l’action publique, parviennent quant à eux à des conclusions différentes sur les effets de l’action publique sur la transformation des identités des individus. La catégorisation des individus comme « professionnels », « allocataires », « habitants d’un quartier sensible », ou encore, pour se rapprocher de mon sujet, comme « invalides », « travailleurs handicapés », ou « personnes porteuses de handicap », est certes reconnue comme un enjeu important dans la fabrication des identités de groupe, et donc, des individus. Cependant, ce processus est également repéré comme un enjeu de tensions, voire de contestations sociales important. Précisément, certains sociologues de la catégorisation proposent de considérer que les individus, comme les groupes sociaux organisés, peuvent résister aux catégories, notamment par le truchement de groupes collectifs comme des syndicats ou autres organisations, mais encore que les individus peuvent rejeter ces identités ou rôles sociaux qui leur sont assignés (Jenkins, 2000). En la matière, ces approches sociologiques montrent que les processus qui engagent la définition des identités des groupes sociaux ne se résolvent que rarement sur le mode de l’adhésion volontaire et de la subjectivation passive des individus. Ces derniers sont en effet le plus souvent attachés à des affiliations, des identités, des collectifs de natures diverses. Ces identifications collectives déjà existantes poussent souvent les individus à refuser les catégories qui leur sont imposées de l’extérieur.

19Au-delà même du rapport entre l’action publique et les individus, on peut faire l’hypothèse que ces derniers sont de fait pris dans des affiliations et appartenances multiples, et ainsi, avec des ordres sociaux divers. En science historique et en sociologie, l’analyse du rapport à l’action publique (ou au pouvoir, aux classes supérieures ou possédantes pour les périodes anciennes) s’est faite à partir de l’étude des normes sociales spécifiques à des groupes sociaux. Les travaux de l’historien britannique de la classe ouvrière et paysanne, Edward Thompson, qui portent sur l’économie morale en sont une illustration (Thompson 1971). Cet historien a défini l’économie morale comme la logique de valorisation des ressources et la grammaire de la justice dans un milieu spécifique (Ibid.). Pour lui, les registres d’action des individus sont ainsi avant tout liés à une affiliation à un groupe social déterminé. Dans le sillage d’une tradition de recherche en histoire en Italie qui court de la micro storia de Giovanni Levi et Carlo Ginzburg aux travaux de Renata Ago (Ibid., p. 945 ; Ago, 2003), Simona Cerutti (2015) a montré comment la focalisation des analyses de E. Thompson sur les rapports de classe l’empêchait de penser la pluralité des rapports sociaux dans lesquels les individus sont intriqués, au-delà de leur appartenance de classe. Les analyses qui considèrent que les rapports d’un groupe social, y compris situé au bas de l’échelle sociale, avec les pouvoirs, les marchands, se trouvent ainsi aux prises avec différentes fonctions sociales (la consommation, la production, voire la recherche d’un profit), mettent en lumière une importante variabilité des positions sociales de tout individu, au cours d’un parcours de vie, voire même, au cours d’une journée. Cette diversité implique, pour S. Cerutti une pluralité des économies morales saillantes pour les individus. Plutôt que de s’attacher à une appartenance réductrice à un collectif dont on pourrait déduire une culture, une économie morale ou une identité collective, l’historienne plaide pour une analyse focalisée sur l’action car « c’est l’action qui est en mesure d’attribuer des qualités individuelles ou de groupe » (Ibid., p. 946).

20Si l’on accepte cette thèse de la pluralité des espaces d’action auxquels les individus sont confrontés dans leur vie quotidienne, mais aussi qu’ils attachent des logiques normatives, ou plus généralement encore, des logiques d’action variées à ces différentes interactions, alors c’est à cette échelle individuelle qu’il faut ancrer l’analyse. Cependant, la question de savoir comment s’y opèrent des coordinations, arbitrages ou transactions entre les différents contextes d’action est peu abordée dans la littérature, et, notamment pas, dans la littérature spécialisée dans l’analyse de l’action publique. Les « transactions sociales » de la tradition de la sociologie belge francophone (Fusulier, Marquis, 2008 ; Rémy, 1992) ou les « ordres négociés » de Anselm Strauss (2006) fournissent des pistes pour élaborer un tel cadre d’analyse. La seconde a cependant pour limite de réduire son programme de recherche à l’analyse des logiques de négociation des individus aux prises avec des ordres diversifiés (Ibid.). La première est plus riche car elle s’inscrit de plain-pied dans la famille des analyses relationnelles en sociologie. Elle s’affronte à la complexité des échanges entre les régulations produites par des structures comme les institutions et les usages contrastés dont elle est l’objet par les individus. Cette approche reste cependant peu développée au plan théorique et insiste sur trois logiques principales : la négociation, le marché, le don contre don. Ces logiques renvoient plus à des cadres d’interaction socialement construits plutôt qu’aux logiques d’action des individus eux-mêmes.

21En l’occurrence, la sociologie de l’expérience de François Dubet (1994) travaille les logiques d’action des individus et pourrait servir de base à la construction d’un cadre d’analyse des modalités qui caractérisent les transactions dans les différentes sphères d’activité entre lesquelles se meuvent les individus. Précisément, le sociologue bordelais insiste sur l’importance de la pluralité des mécanismes en la matière. F. Dubet (1994) estime qu’au moins trois d’entre eux permettent de comprendre les logiques d’action des individus. Le premier est l’intégration qui renvoie aux normes sociales auxquelles les individus ont été socialisés et qui s’imposent à eux dans certains contextes d’interaction sociale. Le deuxième est la stratégie qui leur permet d’évaluer, en fonction de leur rationalité propre, les enjeux de ces interactions. Le troisième est la subjectivation. Au terme de cette logique, les individus tentent précisément de s’affranchir des cadres culturellement ou socialement construits et souhaitent façonner leur propre modalité d’appropriation d’un rôle ou d’une activité sociale. Point important, mais j’aurai l’occasion d’y revenir en troisième partie, dans l’application de ce cadre d’analyse, pour F. Dubet, dans la plupart des interactions sociales, les individus combinent ces trois logiques d’action. Cependant, il est toujours possible d’identifier une logique saillante qui permet d’interpréter l’orientation principale de l’action d’un individu.

22Si la focalisation sur l’échelle individuelle permet de resituer la façon dont les personnes mettent en ordre leurs appartenances sociales multiples et donc, les logiques d’action spécifiques qu’ils déploient, il faut dire quelque chose du cadre des interactions entre ordres sociaux à laquelle donne lieu la confrontation des individus avec l’action publique. Aux prises avec leurs contraintes et vies personnelles, familiales, professionnelles, etc., les personnes traversent au quotidien de bien des façons les régulations en provenance de l’action publique. Il est impossible de vouloir caractériser ici l’infinité des formes que peuvent prendre ces interactions. Cependant, loin de se réduire à des négociations, à des interactions marchandes ou de don contre don, deux structures traversent à mon sens ces interactions. En premier lieu, les liens entre l’action publique et les individus sont profondément asymétriques. Bien sûr, on connait – on y reviendra – des logiques d’investissement différenciées de l’action publique, voire même des façons d’en détourner les objectifs. Cependant, dans bien des cas, les personnes n’ont d’autre choix que de se conformer aux logiques attachées aux dispositifs de l’action publique ou de renoncer à les solliciter. Seconde caractéristique, mais les choses sont liées : les interactions entre les individus et l’action publique ne sont pas seulement asymétriques, elles se font aussi à distance. Comme déjà énoncé plus haut, autant les médiations politiques entre les destinataires de l’action publique et l’ensemble du processus d’action publique mais aussi les instances de représentation des derniers sont nombreuses, autant il n’y a de fait pratiquement pas d’interlocuteurs ni d’organe de réception des modalités de réaction des destinataires des politiques aux instruments d’action publique. Je ne reviendrai pas ici sur le rôle symbolique de bien des organes de représentation des publics ou encore sur le faible intérêt pour les publics dans la plupart des dispositifs d’évaluation par exemple.

23Cette première partie s’est efforcée de caractériser les interactions entre l’action publique et ses logiques centrales de changement que sont les idées et les individus, réels et potentiels destinataires de l’action publique. La plupart des approches de l’action publique lorsqu’elles sont centrées sur les idées développent une vision du changement social inscrite dans une logique descendante. La politique et les politiques changent les rapports sociaux selon un script spécifique. Les idées (politiques, normatives, ancrées dans une expertise scientifique ou autre) inspirent des dispositifs ou instruments d’action publique. Ceux-ci s’imposent aux logiques d’action des individus, voire à leurs modes de subjectivation et en font des acteurs de l’action publique. Pourtant, des approches sociologiques qui tiennent plus directement compte des capacités de résistance des groupes et des individus, mettent en lumière les limites des vues seulement descendantes en la matière.

24Je reviendrai en troisième partie sur la façon dont le changement radical de l’orientation d’un champ d’action publique comme celui du handicap entraine une transformation des comportements attendus des différentes parties prenantes à la politique – les personnes concernées, les familles, les professionnel·les, les institutions – et comment cette transformation donne lieu à des accommodements, mais aussi à des résistances de la part des personnes. Cette analyse concernera la place et le rôle des aidant·es et des familles dans le champ des politiques du handicap et rendra compte brièvement d’une recherche centrée sur leurs logiques d’action saillantes.

3. Des changements de cadre dans le cas des politiques du handicap

25Je vais à présent m’intéresser spécifiquement aux dynamiques des politiques du handicap, à partir du cas de la France. Je propose de procéder à cette analyse en me fondant sur la littérature qui analyse la transformation des textes de référence – les lois sur le handicap principalement - et prend également en compte les mobilisations sociales, des réseaux associatifs et des thématiques portées par ces réseaux. Je m’intéresse également aux modalités opératoires des professionnel·les du travail social auprès des personnes en situation de handicap.

3.1. Les transformations des cadres idéels des politiques du handicap

26Pierre-Yves Baudot, Céline Borelle et Anne Revillard (2013) ont montré comment les politiques du handicap sont passées d’un « ‘modèle médical’, dans lequel le handicap est essentiellement pensé à partir des déficiences de l’individu, à un ‘modèle social’ qui envisage le handicap de manière situationnelle en relation avec l’environnement » (Ibid. p. 5). Plus tard, Anne Revillard a insisté sur le passage d’un modèle centré sur la « protection sociale » à un modèle où les enjeux « antidiscriminatoires » avaient pris le dessus (Revillard, 2016, p. 74-75). Au-delà de l’opposition entre modèles ‘médical’ et ‘social’, ou entre ‘logique protectrice’ et ‘logique des droits’, les analyses produites par ces auteurices insistent également sur les continuités entre modèles. Par exemple, aujourd’hui encore, le modèle médical continue de justifier un grand nombre de fonctionnements, évaluations, décisions appliquées à des personnes en situation de handicap. On l’a vu dans la partie précédente, la prise en compte du rôle des idées dans l’analyse de la dynamique d’un secteur suppose de s’intéresser aussi aux mouvements sociaux influents dans le secteur. Dans le cas du handicap, les mouvements des personnes en situation de handicap elles-mêmes ont joué un rôle important (Oliver, 1996 ; Winance, 2021). Cet aspect est essentiel ici pour au moins deux raisons.

27En premier lieu, les mouvements sociaux dans le domaine du handicap ont connu, dans le monde anglo-saxon dès les années 1980 et en France, sans doute, une ou deux décennies plus tard, une réorientation de leurs axes d’action (Ibid., p. 25). L’idée de concevoir la situation des personnes vivant le handicap sur la base d’une analyse des ressorts et des normes, souvent cumulées, de leur exclusion et marginalisation induit une reformulation de leurs revendications et transforme leur positionnement dans le domaine. En second lieu, les politiques du handicap, notamment en France, sont largement adossées aux associations issues du milieu du handicap. Ce second facteur est peut-être spécifiquement dans le cas français un élément plutôt ambivalent. En effet, les associations de première génération, c’est-à-dire celles qui étaient issues du « modèle médical » mis en avant par P.-Y. Baudot, C. Borelle et A. Revillard (2013), étaient principalement forgées sur une coalition entre familles de personnes en situation de handicap et médecins, notamment dans le cas de pathologies particulières. Ces associations ont occupé dès les années 1960 et 1970 de solides places dans l’action publique du handicap. Dans les années 1990, au moment de la réorientation des politiques du handicap en France vers une approche plus relationnelle et situationnelle du handicap, leur implication dans ces politiques était bien ancrée : participation à des organes et commissions en charge de l’orientation des politiques, des institutions (foyers, centres de loisirs, de formation, ou autre), ou gestion de services aux personnes en situation de handicap (transport), voire même délégation de ces politiques à ces associations (Cret, Jaubert, 2016). Le degré élevé d’institutionnalisation de la coalition du « modèle médical » et l’implication des associations représentatives du handicap a sans doute freiné ou en tous les cas transformé la portée de cette réorientation, dans le cas de la France.

3.2. Les transformations des dispositifs et modes d’intervention

28Si l’on considère à présent spécifiquement les transformations des dispositifs, organisations et doctrines professionnelles dans le champ du handicap, émergent un éclairage et des corpus d’idées différents, mais non incompatibles. Ainsi les travaux récents que Robert Lafore a consacrés à la dynamique du travail social en France peuvent servir de base à l’analyse des modèles des politiques du handicap (Lafore, 2020). Dans le cadre d’une perspective théorique proche de l’analyse idéelle de l’action publique – R. Lafore parle de « modèles de politiques publiques » qui articulent un « ensemble cognitif » à une organisation fonctionnelle (Ibid., p. 30) –, le juriste bordelais contraste principalement deux modèles successifs qui ont structuré l’action sociale. En premier lieu, le « modèle réparateur » est resitué par R. Lafore dans son contexte d’émergence, après la Seconde Guerre mondiale. Ce moment de modernisation des rapports sociaux marque la fin d’un modèle précédent centré sur la mobilisation des familles et l’idée que l’assistance sociale ne récupérait que, sur un mode « tutélaire », les personnes exclues des solidarités familiales. La fondation de l’aide sociale au mitan des années 1950 consacre la formulation d’un référentiel de la « réparation » et de l’adaptation dont « la finalité poursuivie est de proposer des équivalents fonctionnels à destination de groupes cibles qui ne peuvent ‘s’adapter’ » (Ibid., p. 32). L’évolution du travail social qu’analyse R. Lafore dans ce contexte se caractérise notamment par le développement de connaissances techniques spécialisées, bientôt érigées en savoirs et titres professionnels, et adossées à des structures sanitaires et sociales. Ces savoirs sont ultimement traduits en pratiques de traitement, d’éducation ou de soins, appliquées aux personnes en mal d’adaptation à une société française en voie de modernisation. De façon plus précise, ces savoirs et professions procèdent progressivement à un travail de catégorisation des populations, de leurs besoins. Ils fondent en cela une vision standardisée de personnes dont les besoins sont reconnus cependant dans leur individualité. Pour R. Lafore, les travailleurs sociaux ont ainsi « inventé » le « modèle réparateur » à travers leurs pratiques professionnelles spécialisées, en se situant dans le sillage d’expertises ancrées dans des sciences médicales ou des savoirs universitaires (médecins, psychiatres ou psychologues) qui avaient avant tout produit « une critique radicale des organismes existant antérieurement » (Ibid., p. 33) – parmi lesquels on pourrait ranger les « asiles » pour personnes présentant des troubles psychiatriques ou encore les établissements divers accueillant les invalides de guerre ou civils quand ils n’avaient pas de famille pour les accueillir.

29Les professionnels du travail social adossent leur expertise à des établissements qui déploient l’essentiel du « modèle réparateur » d’action sociale. Pour R. Lafore, les « diverses formes de prise en charge sont conçues comme des équivalents fonctionnels du mode de vie normal que les individus concernés ne peuvent assumer pleinement : un hébergement et non un logement, une éducation spécialisée en lieu et place de l’instruction de droit commun, un travail protégé à défaut d’une activité professionnelle, un cadre protecteur de substitution à défaut des structures de sociabilité ‘normales’ » (Ibid., p. 35). La logique collective de l’institution est importante car elle résulte d’un cadrage, bénéficie de financements spécifiques et procède à une régulation de l’offre et de la demande, qui passe par une définition de ce que sont les besoins sur le territoire. Par ailleurs, selon R. Lafore, l’institution incarne au mieux la rencontre, centrale pour le modèle réparateur, entre le traitement « objectif » des individus et la prise en compte de la subjectivité propre à chacune des personnes. Cette articulation de l’individuel et du collectif se retrouve dans la logique qui préside à la structuration de l’activité des travailleurs sociaux : ils et elles sont à la fois autonomes dans leur activité auprès des personnes « inadaptées », mais ils et elles sont en même temps intégrés dans des collectifs de travail, voire dans des logiques corporatistes, protectrices, en même temps qu’animatrices des professions.

3.3. Du modèle réparateur à l’inclusion

30Pour R. Lafore, la loi de 1975 sur le handicap est une sorte d’acmé du modèle réparateur. Ce texte condense en effet l’institutionnalisation et la mise en cohérence des logiques professionnelles, de catégorisation, d’organisation des collectifs et des institutions, et enfin, de mise à niveau des financements publics des dispositifs. Ce milieu des années 1970 est également le moment où, paradoxalement, le modèle réparateur commence à se défaire. Le juriste bordelais en relie la crise à des changements de registres dans l’organisation du social, documentés notamment par les sociologues. Ainsi, on passe, à partir de ce moment, d’une focalisation des actions sur l’inadaptation qui justifie la réparation, à une compréhension des dynamiques centrée sur « des processus de ‘désaffiliation’ (Castel) ou de ‘disqualification’ (Paugam) qui altèrent ou annihilent les possibilités ou capacités qu’ont des individus à tenir leur place dans la société, à y être reconnus et à y trouver les moyens de satisfaire leurs aspirations ou leurs attentes » (Ibid., p. 40). R. Lafore ramène cette évolution à une remise en ordre des priorités au profit des revendications d’autonomie, des besoins de reconnaissance individuelle et des singularités des personnes. Le modèle qui s’impose alors face à celui de la réparation, au fond basé sur l’idée qu’il existe avant tout une et une seule façon d’être intégré dans le monde social, est le modèle de « l’inclusion », qui est pour sa part centré sur les individus, et prend en compte leur diversité.

31En reconnaissant la diversité, non seulement des modes de vie, des aspirations des individus, ou encore de leurs caractéristiques (notamment physiques ou de santé), le modèle de l’inclusion acte qu’il n’y a pas un seul mode de vie digne d’être vécu dans la société. Il acte également la reconnaissance d’un niveau d’autonomie aux individus, quels qu’ils soient. Cela consacre l’idée que la société, notamment à travers les professionnel·les, n’a pas à intervenir de façon forte sur les personnes, au risque de se montrer trop intrusive à leur endroit. La vision inclusive du social implique de considérer les voies multiples qui permettent aux individus de trouver une place, singulière, et correspondant à leurs aspirations, dans la société ou dans une structure sociale. La logique d’ensemble qui préside à ce processus est un cheminement. Il est censé être piloté par la subjectivité des personnes en situation de handicap et donne lieu à un parcours composé d’accompagnements multiples. La société de l’inclusion – on retrouve d’ailleurs les mêmes logiques sur le marché du travail ou dans la lutte contre la pauvreté – implique pour les personnes faisant face au handicap d’être confrontées à de nombreux professionnel·les, rattaché·es à diverses organisations, elles-mêmes inscrites dans des contextes institutionnels et politiques divers. Cette diversité implique en théorie, un surcroit de coordinations variées. Au plan pratique, cette transformation débouche souvent sur une grande complexité des procédures et des accès aux droits pour les personnes en situation de handicap, une perte d’autonomie des professionnel·les et une augmentation du poids des normes gestionnaires. Un grand nombre de ces derniers exercent l’activité que R. Lafore nomme « ensemblier », c’est-à-dire qu’ils sont précisément en charge des coordinations entre les différents prestataires de services destinés aux personnes en situation de handicap. Il peut alors s’agir de services intervenant simultanément – suivi médico-social, logement, loisirs, intégration professionnelle, etc. –, mais il peut aussi s’agir de penser les parcours des personnes, donc d’organiser leurs coordinations dans le temps – formation, placement, emploi, par exemple. De façon plus explicite, le registre principal de l’intervention des travailleurs sociaux dans le domaine du handicap est celui de l’accompagnement. En ce qu’il suppose une intervention plus légère sur les personnes – travail avec autrui et non plus sur autrui –, l’accompagnement postule l’autonomie des personnes et les incite précisément à la renforcer (Astier, 2009). Le handicap fait en la matière l’objet d’une intervention proche des évolutions qui se sont faites jour dans les autres domaines du travail social – lutte contre la pauvreté, insertion, jeunesse, etc.

32Enfin, spécificité particulière du domaine du handicap, le tournant de la désinstitutionnalisation implique la sortie des personnes en situation de handicap des structures collectives. Cette politique, ancienne en Europe notamment – on parle souvent d’un mouvement initié depuis l’Italie au début des années 1970 –, est aujourd’hui exhumée dans le contexte français sans doute parce qu’elle est censée illustrer toute ou partie du programme de l’inclusion sociale. Cependant, un peu à l’image du maintien à domicile dans le domaine du vieillissement, le tournant de la désinstitutionnalisation dans le champ du handicap implique non seulement une mobilisation forte du domicile des personnes (le fameux « tournant domiciliaire » des politiques de l’autonomie), mais il implique également une remobilisation forte des familles pour être véritablement viable (Giraud, Outin, Rist, 2019).

33La logique de l’inclusion, si elle n’implique pas la disparition des espaces et institutions séparés, pour ne pas dire ségrégés, pour les personnes en situation de handicap, fait cependant sens quant au point de vue situationnel et relationnel du handicap. L’école, le travail, les transports, les loisirs, les espaces publics en général sont des domaines qui doivent organiser au concret l’inclusion des personnes en situation de handicap. Cela suppose que les domaines d’action publique, mais plus concrètement encore, les structures et les professionnel·les comme les usager·es se trouvent concrètement impliqué·es dans l’accompagnement du handicap. Ainsi, l’action publique à destination du handicap fait l’objet d’une forme de double normalisation, à la fois à l’intérieur du champ d’intervention socio-sanitaire, mais, aussi en ce qu’il renvoie à une diffusion dans la société, ou en tous les cas, dans différents champs d’action publique. En la matière, l’implication transformée des familles dans l’action publique du handicap est un pilier du repositionnement des politiques du handicap.

4. La place des familles dans les dispositifs handicap : design et réception

34Dans cette contribution, je m’efforce de comprendre comment la transformation des politiques du handicap a rencontré le quotidien des personnes en situation de handicap et de leurs familles. On a vu que le passage du modèle « réparateur » à celui de « l’inclusion sociale » supposait une importante extension des professions, groupes sociaux, individus, aux prises avec une forme ou une autre, si ce n’est d’implication dans l’accompagnement du handicap, au moins de confrontation avec le handicap. Je me concentre ici cependant avant tout sur un enjeu principal : la transformation du rôle des familles et des aidant·es dans les dispositifs handicap. Dans un premier temps, je propose un rapide point de l’évolution des cadres légaux et instruments d’action publique à destination des familles et des aidant·es. Dans un second, je restitue des résultats d’une recherche récente sur la façon dont les aidant·es familiaux interagissent avec un dispositif spécifique d’action publique : la monétarisation de leur travail d’aide.

4.1. Evolution des cadres légaux et des instruments à destination des familles et des aidant·es

35Alors que dans le cadre du modèle tutélaire qui s’est maintenu jusqu’à l’après Seconde Guerre mondiale, les familles étaient les principales pourvoyeuses d’aide aux personnes en situation de handicap, le modèle réparateur qui a été dominant pendant presque toute la seconde moitié du 20^e n’a pas mis en avant la mobilisation du cadre familial. Après-guerre en effet, et notamment dans le cas des handicaps mentaux, ou de troubles psychiques graves, la famille pouvait être considérée comme une source de désordre. Les patients devaient ainsi être pratiquement mis à l’abri des familles. De façon plus large, le modèle professionnel du travail social, centré sur la notion de réparation et sur un savoir professionnel développé, tendait à ne pas considérer les familles comme suffisamment compétentes pour prendre en charge les personnes en situation de handicap. Le « modèle réparateur de politiques publiques », pour utiliser le vocabulaire de R. Lafore, est cependant plus ambigu qu’il n’y parait. Les familles sont en effet au cours de cette période particulièrement investies dans les mouvements associatifs du domaine du handicap, et se retrouvent dans ce cadre souvent en première ligne dans la gestion des services – foyers, centres d’aide par le travail, ou lieux de loisirs – proposés par les associations qu’elles ont fondées (Gucher, 2008). La famille reste ainsi une source de légitimité pour gouverner la prise en charge du handicap. La loi de 1975 avait d’ailleurs également reconnu l’investissement spécifique des mères d’enfants ou d’adultes en situation de handicap en prévoyant leur affiliation obligatoire à l’assurance vieillesse. Enfin l’ouverture aux membres de la famille du bénéfice de l’Allocation compensatrice de tierce personne (ACTP) visant à couvrir au moins en partie l’aide humaine nécessaire aux personnes handicapées est une reconnaissance au moins partielle du rôle des familles.

36La loi de 2005 sur le handicap reconnait un rôle bien plus important aux familles. Cette loi mentionne les « familles » une quinzaine de fois, alors que la loi de 1975 – il faut le dire, bien moins détaillée – ne le faisait que quatre fois. Dans la loi de 2005, il est frappant de constater qu’un grand nombre d’articles, correspondant à des droits ou à des services, sont ouverts de fait simultanément aux personnes en situation de handicap et aux familles et aidant·es. Je ne citerai ici que quelques exemples :

• au titre de l’article 2 de la loi, « l’accompagnement et le soutien des familles et des proches » apparaissent comme un objectif prioritaire de la loi ;

• au titre de l’article 3 de la loi, « les actions visant à informer, former, accompagner et soutenir les familles et les aidants » est l’objet du point b, de l’énumération de l’article et apparaît à nouveau comme un point prioritaire ;

• au fil de la loi, les membres de la « famille », les « aidants », « aidants naturels », ou les « aidants familiaux » font l’objet de droits (formation, aménagement du temps de travail…) ;

• ces personnes font également l’objet de responsabilités ; par exemple, au titre de l’article 9 de la loi de 2005, « un aidant naturel » peut être désigné par une « personne durablement empêchée » pour l’aider à réaliser des actes.

37Les travaux qui compilent les mesures récentes destinées aux proches aidant·es familiaux distinguent trois types de mesures leur étant destinées (Le Bihan, 2023). Ces travaux citent les mesures de soutien financier, notamment en monétarisant le travail d’aide réalisé par les proches ; les mesures de conciliation professionnelle censées leur permettre une double présence à la fois sur le marché du travail et auprès d’une personne proche en situation de perte d’autonomie ; enfin, les mesures d’accompagnement au rôle d’aidant, notamment de formation, qui permettent aux individus d’apporter une aide plus efficace aux personnes et de mieux préserver leur propre santé. Blanche Le Bihan parle pour ce régime français de mobilisation des aidant·es d’un « familialisme soutenu par les pouvoirs publics » (Ibid, p. 89). Si l’on ajoute au triptyque de soutien cité ci-avant les responsabilités qui sont celles des aidant·es en matière juridique et sanitaire (statut d’aidant de référence, choix quant au parcours des personnes, etc.), on comprend que le soutien des pouvoirs publics, s’il est important, tend à se présenter comme de plus en plus subsidiaire à l’appui des familles.

4.2. Un aperçu des logiques d’interactions entre les individus et l’action publique : les aidant·es monétarisé·es

38Dans un article récent publié sur la base de résultats d’une recherche qui portait plus directement sur les aidant·es familiaux de personnes en situation de handicap ou de personnes âgées en perte d’autonomie et la monétarisation de leur travail d’aide, j’ai produit une analyse d’entretiens approfondis auprès de ces personnes fondée sur la grille d’analyse des logiques d’action développée par François Dubet (1994) (Giraud, 2023). Cette grille d’analyse permet de comprendre selon moi la diversité des modalités d’organisation des transactions entre l’action publique et les destinataires.

39Elle permet aussi de distinguer deux aspects de la catégorisation qu’entraine la monétarisation du travail d’aide par le truchement d’instruments publics. Pour une part, les aspects identitaires des catégories d’action publique transitent par le fait de reconnaitre l’aide comme un travail comme un autre, donc salarié. Dans ce cadre, le temps de travail doit être organisé, mais aussi associé à une profession, comme « auxiliaire de vie » par exemple. D’autre part, la rémunération du travail d’aide, par le truchement de mesures publiques, produit des régulations. Elle suppose par exemple un contrat de travail, le décompte des heures, la définition d’activités inscrites dans le plan d’aide, etc. Ces aspects donnent lieu à des transactions différentes auprès des destinataires.

40François Dubet a montré dans son ouvrage de 1994 que trois logiques fondamentales guident l’action des individus. Même si elles sont le plus souvent combinées les unes avec les autres, on repère toujours chez les individus une logique saillante qui permet de comprendre la logique principale qui sous-temps l’activité des personnes. La première de ces logiques est celle de l’intégration. On a alors à faire à des personnes avant tout socialisées à des normes collectives, intégrées et qui guident profondément leur action. Cette logique d’action pousse les aidant·es familiaux rémunérés à être dans le déni de la rémunération et, plus largement, de l’emploi classique. Ces personnes agissent pour leur proche en tant que fille, fils ou parent ou autre lien proche d’une personne. Le rejet de l’aspect identitaire de la catégorie évite aux personnes dont la logique saillante est celle de l’intégration de souffrir de l’insuffisance des régulations du travail dont ils sont les victimes comme tous les aidant·es familiaux monétarisés en France – travail mal payé, heures insuffisamment comptées, pas de possibilité réelle de répit ou de relais, etc. Leur motivation étant le dévouement à leur famille et à ses normes profondes, ils déclarent ne pas compter leur peine pour le bien-être de leur proche, car au fond, il n’y a que cela qui leur importe. La deuxième des logiques distinguées par F. Dubet est la logique rationnelle. Les aidant·es familiaux qui rationnalisent leur activité d’aide dans le cadre familial acceptent mieux les aspects identitaires de la catégorisation par l’action publique. Avoir un travail reconnu d’un point de vue institutionnel leur permet de « cadrer » leur activité d’aide comme une activité comme une autre. Ces personnes souffrent ainsi moins des aspects émotionnels de leur activité d’aidant·e. En revanche, l’insuffisance des régulations du travail et de l’emploi d’aidant·e rémunéré occasionne des tensions chez ces personnes. Elles y voient un mépris et une promesse non tenue par l’action publique. Enfin, la troisième catégorie retenue par F. Dubet est celle de la subjectivation. Les personnes dont la logique d’action saillante est celle-ci choisissent délibérément de s’engager dans un mode de vie ou une activité tout en souhaitant échapper aux normes sociales dominantes, et encore plus, aux normes diffusées par l’action publique. Les personnes guidées de façon principale par cette logique d’action revendiquent leur choix de prodiguer l’aide à une personne proche – un.e enfant ou un.e conjoint.e handicapé.e le plus souvent – selon les normes qui sont les leurs. Cependant, comme les aidant·es guidés avant tout par la logique rationnelle, elles et ils souffrent de l’insuffisance des régulations produites par les instruments et catégories de l’action publique.

5. Conclusion

41Les résultats de recherche présentés ici ne sont qu’une fenêtre sur un territoire encore mal connu. On sait aujourd’hui peu de choses sur la façon dont les destinataires réels ou potentiels de l’action publique comprennent, perçoivent, utilisent, incorporent à leur vie quotidienne la plupart des instruments d’action publique et comment ils combinent les logiques d’action différentes qui sont les leurs. Penser une simple logique descendante, de transformation des personnes en des sujets de l’action publique est insatisfaisant. Penser des transactions et échanges entre des univers qui pourraient être mis sur un pied d’égalité et qui seraient aux prises avec des échanges réguliers permettant des ajustements est une illusion. Penser une simple « réception » de l’action publique par des destinataires – les anglo-saxons parlent d’addressees – est également une façon assez univoque de penser l’action publique.

42En la matière, par une analyse d’entretiens biographiques, Anne Revillard avait montré l’inscription profonde de la réception des instruments d’action publique dans le vécu des personnes. Par exemple, en fonction du parcours de vie des personnes en situation de handicap, l’action publique permet parfois d’ouverture des options de vie – en matière d’étude ou d’emploi par exemple. Les aspects déceptifs de l’action publique peuvent alors être vécus de façon dure par les personnes, notamment face au maintien d’entraves fortes à l’accessibilité (Revillard, 2016). Ces résultats ont prouvé tout l’intérêt d’une analyse centrée sur les trajectoires de vie des individus et leurs milieux sociaux.

43La perspective esquissée ici propose un point de vue sur des interactions et transactions entre l’action publique et ses destinataires. Ces interactions sont caractérisées comme asymétriques et à distance. L’analyse d’entretiens approfondis permet de partir de la parole des personnes en ce qu’elle restitue leur expérience aux prises avec un instrument spécifique d’action publique. La focalisation sur les logiques d’action des individus transforme ce mécanisme essentiel de l’analyse sociologique en un principe de structuration et de classement des individus et de leur rapport à l’action publique. Il s’agit d’une perspective de recherche prometteuse. Il faudrait, dans une phase ultérieure du travail d’analyse, rapprocher ces résultats des principes d’action qui sont au fondement des instruments d’action publique (Braun, Giraud, 2014).