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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral 1. Radicalisation, prévention et enseignement de la religion islamique en Belgique : un champ « phénoménal » expérimenté entre horizons philosophiques et réalités de terrain 2. Sur les terreaux de la transmission en islam 3. Que dire après cette anatomie graphique de deux parcours ? Conclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Are we Europe?

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Retours de terrain. Récits de vie de professeurs de religion islamique par une mémorante marocaine à Bruxelles

    Anatomie graphique des perceptions de la prévention contre la radicalisation

    Ghita El Hassouni

    p. 165-194

    Texte intégral Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Are we Europe ? Voilà une question aussi vaste que complexe, visant à explorer les constructions identitaires à travers lesquelles se fabrique l’« européanité » ou l’appartenance à l’Europe, sous diverses modalités, et qu’il est intéressant d’observer dans le métier de l’enseignant de religion islamique pour une mémorante marocaine en Erasmus à Bruxelles1. En effet, cette catégorie socioprofessionnelle n’offre-t-elle pas justement l’opportunité d’éclairer un cadre plus global, celui d’une facette peu explorée de l’islam belge ? L’une de ces modalités se produit dans le mouvement, dans le fait migratoire des personnes ayant une trajectoire depuis l’extérieur de l’Europe et qui y arrivent, ou sont tributaires d’une histoire migratoire de parents, grands-parents, ou arrière-grands-parents marocains, et où se produit la transmission du religieux. Il s’y rajoute les phénomènes de « rejet de greffe », de marginalisation, de stéréotypisation de cet autre qu’est le migrant ou le descendant de migrant et/ou le musulman. L’européanité est une réalité plastique qui s’articule dans le Soi de manière complexe et, a fortiori, à travers le profil particulier qu’incarne le professeur de religion islamique.

    2En tant que mémorante marocaine, je restitue dans cette contribution mon regard ethnographique sur des trajectoires de professeurs de religion islamique « issus de l’immigration marocaine ». Le terrain est celui de deux récits de vie : on y plonge dans des tensions identitaires considérables, car ces profils sont à la fois emprunteurs du parcours de la double identité, mais aussi amenés, dans leur métier de professeur de religion, à bricoler, à tâtonner, afin de trouver des réponses aux questionnements des jeunes et de parvenir à jouer le rôle de guide et de repère pour celles et ceux que ces enseignants voient comme des membres de « la/leur communauté musulmane ». J’investis donc ce chemin partagé, dans les épreuves qui le sèment, chemin perçu non seulement comme un vécu commun de la communauté, mais également un vecteur d’identification, en particulier pour les élèves. Comme le sous-titre de cette contribution l’indique, il s’agit pour moi de voir quelles perceptions de la prévention de ladite radicalisation ont ces professeurs et quels rôles ils se voient y jouer. L’originalité du mode de récolte doit être d’emblée relevée : j’ai opté pour une méthodologie de formalisation graphique de ces récits de vie, à travers des tableaux permettant au lecteur de suivre la trame des vies personnelles.

    3La présente contribution illustre ainsi un retour d’enquête menée sur le terrain de l’enseignement confessionnel en Belgique francophone durant un semestre d’échange Erasmus au sein de l’Université Saint-Louis – Bruxelles. J’ai réalisé des entretiens semi-directifs avec une quinzaine d’enseignants de religion islamique, dits d’origine marocaine et turque. Dans ce texte, où l’attention est mise sur la trajectoire de deux profils d’enseignant, le lecteur peut toutefois prendre connaissance de la méthode et du canevas théorique mobilisés pour l’ensemble des cas étudiés.

    1. Radicalisation, prévention et enseignement de la religion islamique en Belgique : un champ « phénoménal » expérimenté entre horizons philosophiques et réalités de terrain

    4Quel rapport entre « radicalisation », « prévention » et « enseignement de la religion islamique » en Belgique ? Les liens sont sous-étudiés entre ces termes, entre les politiques de lutte contre la radicalisation d’une part et l’enseignement de la religion islamique de l’autre, et ce, d’autant plus en ce qui concerne les expériences vécues et les perceptions des enseignants. Aussi cette enquête a-t-elle vocation à replacer la question et les enjeux de la transmission de l’islam au centre des perceptions de la prévention de la radicalisation (dans son acception sécuritaire) tout en tentant une réconciliation avec les acceptions philosophico-théologiques du terme aux yeux d’enseignants de religion islamique. On verra que l’expérience est très affectée, faite d’enracinements et d’engagements où l’acte de transmettre habite ces enseignants et rejoint un désir de débats et de liberté. Que dire de ce champ de transmission de l’islam en Belgique en cherchant à comprendre le rôle des professeurs de religion islamique dans la prévention contre la radicalisation ? Une focalisation plus précise vise les profils de professeurs de religion islamique ayant des trajectoires de migration en provenance du Maroc. Le premier constat de terrain m’a semblé d’emblée être celui d’une mise à l’écart du professeur de religion islamique dans la réflexion et dans le déploiement des initiatives préventives. Ce constat se mesure au travers d’intuitions de terrain, mais aussi par le passage en revue des rapports institutionnels à la question, d’où je tire la conclusion que ces enseignants restent les grands absents.

    1.1. Contextualisation : islam, islam(s) belge(s)

    5La focalisation sur les professeurs de religion islamique, sur la trajectoire migratoire les liant au Maroc, leur formation académique puis leurs orientations professionnelles, me permet de situer la question dans un cadrage plus large, celui de l’islam belge, et, plus particulièrement, d’une modalité, d’une expérience, d’un vécu (avec chaque profil de professeur) de ce phénomène vaste et pluriel, lequel est un « nouveau phénomène social » que va connaître la Belgique depuis la reconnaissance de l’islam comme religion officielle en 1974. Il se développe là un champ phénoménal pluriel et complexe où s’imbriquent des réalités sociales, organisationnelles et politiques, cachant, derrière les épisodes factuels, des conflictualités autour des appartenances et des configurations identitaires bien au-delà des strictes appartenances religieuses.

    6On peut donc d’abord délimiter ce champ phénoménal par le début de l’institutionnalisation de l’islam en Belgique, par son déploiement dans les institutions sociales : dans la famille, à l’école, dans le travail, l’espace public, mais aussi dans les nouveaux lieux de socialisation : la Toile. Le choix de porter l’attention sur l’école n’est pas anodin. C’est là un univers social qui est facilement taxé d’être un lieu privilégié pour l’émergence du radicalisme, et ce, au moins dans le discours journalistique. En particulier, ce discours s’élève médiatiquement pour les élèves dont les familles sont dites issues de l’immigration des communautés musulmanes et, pour Bruxelles, dites d’origine marocaine. Ce public est surexposé à une relégation scolaire : « automatiquement » orienté vers l’enseignement professionnel, vers le travail manuel. Et, à partir de ce qu’on perçoit trop souvent comme leur déficience « intellectuelle », suivant les personnes interviewées au cours de cette enquête, ces élèves sont vus comme les premières proies de la radicalisation. Ce stigmate scolaire cache des dysfonctionnements systémiques au niveau de l’école même, qui peine à exercer sa fonction première, à savoir la socialisation intégratrice.

    7Se produit alors un échec de « greffe » des « élèves musulmans », dont les élèves d’origine marocaine, dans les écoles belges. En réaction au rejet de l’enseignement de la religion islamique, légalement garanti par la loi du Pacte scolaire, apparaît en 1989 l’école islamique Al-Ghazali, créée par le CIC (Centre islamique et culturel de Belgique) et dans le CIC, puis s’enchaîne l’ouverture d’autres écoles affiliées à d’autres mouvances (mouvement güleniste) en 2005. Depuis, celles-ci sont directement étiquetées d’« écoles ghettos », et, selon Gregory Manuel Ramis (psychopédagogue, directeur de l’institut La Plume et autrefois de l’école Al-Ghazali) dans une interview avec l’ASBL Lire, les écoles islamiques auraient une part de responsabilité. On peut l’entendre dire qu’il y a :

    [un] besoin de production d’un point de vue général, de traduction de ce qu’est une école islamique. Quand on voit qu’il y a encore des doutes par rapport au radicalisme, par rapport à des suspicions de stéréotypes du genre écoles ghettos et on ne sait pas trop ce qui s’y passe ou ce qu’on y fait… Et bien, il y a un effort de traduction, il y a un effort de visibilité de la part des écoles islamiques elles-mêmes2 !

    8Ces écoles sont également en déficience en matière d’institutionnalisation et d’organisation. Sur ce point, il ajoute : « Nous n’avons rien qui permette de donner des appuis administratifs, des appuis logistiques, des appuis en termes de conseils pédagogiques ou légaux et administratifs. Nous n’avons pas ce genre de structure, et donc il y a une carence à ce niveau-là3. »

    9Il est en outre reproché aux écoles dont l’étiquetage les caractérise d’écoles ghettos d’être un foyer de « salafisation » et de radicalisation des jeunes. À ce sujet, Gregory Manuel Ramis avance que :

    les écoles islamiques, vu leur nécessité de vivre dans le contexte belge et donc d’être soumises aux règles de la Communauté française, de la Fédération Wallonie-Bruxelles d’une part et, d’autre part, de répondre à leurs publics : les parents musulmans qui viennent de tous les horizons possibles, même d’un point de vue spirituel ; il leur est impossible de défendre un radicalisme religieux dans le sens où une fois qu’on a un salafiste avec un frériste, avec un soufi, avec un quiétiste, avec un chiite ou avec un sunnite, il est impossible d’aller à la racine d’une tendance ou d’une autre et donc, finalement, il y a une neutralisation de l’aspect spirituel avec un moteur commun4.

    10Les écoles islamiques cohabitent avec les écoles communales pour la délivrance de l’enseignement confessionnel islamique en Belgique. On a vu en effet qu’une des particularités du contexte belge par rapport au paysage européen est l’organisation du cours de religion islamique dans les écoles communales. Aujourd’hui, l’enseignement est assuré par des professeurs dont la formation est gérée par le ministère du culte (fonction assurée par l’Exécutif des musulmans de Belgique [EMB]), mais il pose un nombre important d’enjeux, vu que la formation n’est pas « systématisée » ni institutionnalisée, en l’absence de faculté de théologie musulmane, laissant aux acteurs universitaires présents sur le terrain l’unique choix de s’occuper de l’organisation de la formation de façon autonome. Ce défi devient majeur en raison du « vieillissement » de la population des enseignants et, dès lors, la question des pensions qui commence à se poser.

    11C’est dans ce contexte que s’articulent les enjeux de l’enseignement de la religion islamique en général, et en particulier, dans notre enquête, pour les professeurs de religion islamique issus de l’histoire migratoire marocaine. Le but est de reconstituer les actions pratiques de ces enseignants, qui se déploient tant dans le temps long du phénomène de la radicalisation dans la perspective préventive, que dans le temps court du phénomène sur fond de la conjoncture immédiate. Ce travail de reconstitution s’est fait à partir du narratif des professeurs. Pour ce faire, il fallait montrer la prégnance des politiques préventives et les recouper avec le vécu qu’ils en ont, avec leurs trajectoires académiques et professionnelles. De là, avec le récit de vie, l’objectif était de comprendre les schèmes explicatifs des choix opérés, des réorientations de parcours d’étude et de carrière.

    1.2. Objet de recherche : perception, perceptions

    12J’ai procédé à la réalisation d’entretiens qui se rapprochent de l’entretien ethnographique, sous le mode d’une quasi-conversation, afin de chercher à gagner une plus grande proximité et de parvenir à établir un lien de confiance avec les enquêté·e·s, tout en étant prête à « reprendre la main » en cas de longues dérives. Il s’agit dans ce cadre conversationnel d’interroger l’enquêté·e sur des fragments de sa trajectoire personnelle et collective (en tant que membre de la communauté de foi musulmane). L’objectif est de tenter de s’immerger dans son vécu, et ce, non pas en allant directement aux moments clés qui concernent les phénomènes étudiés. Le rythme est plus lent, car il s’agit de de se situer dans un champ plus large, dans la trame des activités quotidiennes de l’enquêté·e, relatives à son métier et/ou à ses pratiques sociales jusqu’à sa réalité sociale. 

    13Pratiquement, j’ai mené quinze entretiens avec quinze professeurs de religion islamique en Belgique dans les communautés francophone, germanophone et wallonne. Dix des quinze professeurs ont directement ou indirectement une trajectoire migratoire depuis le Maroc. Le guide d’entretien est compartimenté en des volets thématiques : la trajectoire migratoire, académique et professionnelle ; la formation à l’enseignement de la religion islamique ; CRI ; l’événement radical ; l’action de prévention contre la radicalisation. Le traitement des entretiens s’est fait suivant les choix épistémologiques et méthodologiques effectués à partir de l’approche théorique présentée plus loin.

    1.3. Horizons théoriques, praxéologie dans le terrain

    14J’ai découvert la phénoménologie dans un cours suivi à l’université Saint-Louis en tant qu’étudiante Erasmus, avec le professeur Raphaël Gély que je tiens à remercier pour les immenses efforts et les matériaux fournis afin de m’introduire la matière. Durant ce semestre, j’ai décidé de mobiliser ce cadre théorique pour aborder les phénomènes à travers le vécu, en le découvrant par le récit. Je me suis alors retrouvée dans l’un des chemins de cette discipline, celui de Merleau-Ponty, qui déploie l’approche du « perspectivisme radical ». Sous ce prisme, il s’agit d’étayer l’idée selon laquelle les perceptions qu’a un sujet d’un objet sont radicalement singulières puisque les perspectives qui en découlent ne se recoupent pas. Ainsi, en prenant ce parti pris conceptuel, j’ai interrogé la perspective de professeurs de religion islamique. J’ai essayé de me placer aux côtés des acteurs, d’examiner quels déterminismes s’imposent à leur action, de les pousser à ouvrir des cadrages temporels de leur vécu des phénomènes, et de reconstituer le « resouvenir » de leurs expériences, leurs perceptions, tout en les ramenant à un espace-temps objectif défini à partir de points de référence concrets liés aux phénomènes. L’ambition est ici de tenter d’éprouver les phénomènes dans leur pleine densité à partir de la position des acteurs, et d’entrer, à travers l’immersion, en intropathie, dans la mesure du possible, dans les tissus de leur expérience, dans les ressentis, les impressions, les représentations. Il faut toutefois bien garder à l’esprit que les premières impressions du vécu font l’objet d’une rétention : celles-ci ne « re-présentent » pas l’objet (la représentation au sens mentaliste), mais le présentent sous la modalité d’une « présentation indirecte ».

    15Quant au cadrage par le prisme perspectiviste, j’ai pris le parti de traiter les entretiens au cas par cas et en radicalisant la singularité de chaque vécu, de chaque perspective sur l’objet et, donc, de chaque perspective narrative dessinée de ce vécu, dans les entretiens, avec une considération complète de sa cohérence interne, de son propre régime de vérité. En termes de représentation, l’entretien est rendu sous la forme d’une toile, en procédant à une double organisation chronologique et thématique : je repère ainsi les repères événementiels et les présente dans un enchaînement chronologique ; j’organise des éléments du vécu liés à une thématique précise (organisation du cours de religion islamique, attentats, formation, démarches de déconstruction des discours radicaux, etc.) dans des sortes de « tiroirs thématiques ».

    2. Sur les terreaux de la transmission en islam

    16Les contours de la question se superposent au champ cognitif, le champ de la transmission des savoirs sur l’islam (puisque d’autres cours de religion islamique sont dispensés dans des mosquées et dans d’autres structures associatives). En choisissant l’école comme l’un des lieux de circulation de ces savoirs, j’ai suivi les contours de la particularité belge par rapport au paysage européen concernant l’organisation des cours de religion islamique officiels à l’école, mais j’ai également investi un lieu de déploiement de dynamiques identitaires complexes.

    17Voilà donc une excursion dans ce qui est en réalité l’univers idéal-typique de la transmission en islam dans la pensée de deux pionniers musulmans : Ibn Khaldoun et Al Ghazali. En effet, par le rappel de la place de l’école dans le référentiel convoqué, le lecteur obtient des clés de compréhension des fondements de l’éducation en islam. Il faut ainsi d’emblée saisir que le cours de religion islamique s’insère dans une perspective éducative beaucoup plus large qui touche au volet de l’éducation spirituelle, au bien-être, et, donc, également à la question de l’intégration sociale au sens large. C’est à partir de là qu’il y a lieu de définir un portrait idéal-typique du professeur de religion islamique tel qu’il s’insère dans une tradition de pensée et tel qu’il se perçoit lui-même dans ce cadre traditionnel.

    2.1. Itinéraires en perspective

    18Dans le cadre de la récolte du matériau empirique autour du narratif des professeurs de religion islamique en Belgique, j’ai opté pour une méthode de traitement du matériau qui ne semble pas être conventionnelle de prime abord, mais qui est supportée par des postulats théoriques solides que je vais expliciter par la suite. Il s’agit d’extraire de chaque entretien, à travers un long travail de relecture, les logiques de classement chronologique et thématique des données qui y sont présentes ; de dégager la trajectoire de la personne interviewée, et de proposer une vue d’ensemble, à travers un schéma. Ce schéma permet de se placer dans un temps long, séquencé par des points de repère chronologiques tant pertinents pour la question que pour le narrateur du récit. La méthodologie sélectionnée situe la trajectoire dans sa singularité, dans son régime de vérité propre et subjectif, sans avoir à lui imposer une normativité extérieure.

    19S’agissant du postulat méthodologique consistant à saisir les trajectoires dans leur singularité radicale, j’ai suivi un postulat phare de la phénoménologie – à partir de la source d’inspiration qu’a constituée un cours de phénoménologie suivi pendant le semestre d’échange à l’Université Saint-Louis, cours que j’ai essayé d’approfondir par la suite par des lectures. Le postulat est celui du « perspectivisme radical », développé par Merleau-Ponty, qui m’a placée dans une compréhension philosophique et critique de la notion de perspective et de perspectivisme, notion projetée pratiquement dans la récolte du terrain et dans le travail de traitement et d’analyse qui a suivi.

    2.2. À propos de deux récits de vie

    20J’aimerais présenter ici deux trajectoires de professeurs de religion islamique descendant de migrants marocains, afin d’illustrer les réalités complexes, composites, où ils plongent sur le temps long et sur le temps court, dont le temps des attentats, celui des départs en Syrie, etc. La première trajectoire est celle de la prof. Ahlame Ennaji, âgée de 43 ans, qui a immigré en Belgique en 2002. Elle est actuellement professeure de religion islamique (primaire et secondaire), et ce, depuis 2016, et elle enseigne au collège Hervé tout en ayant obtenu son CDER entre-temps en 2019.

    21Son récit de vie peut être résumé en trois grands tiroirs thématiques, à savoir :

    Au cœur de la tolérance de l’autre

    22La prof. Ahlam est originaire de Mohammedia, connue pour être une « ville ouverte » à l’altérité religieuse avec la présence de l’église Saint-Jacques en son sein et d’une école catholique active. Lors de l’entretien, elle décrit des souvenirs de son enfance, de la coexistence pacifique avec une voisine juive, des relations qu’elle avait avec les sœurs de l’église. Ce premier univers de socialisation lui permet d’avoir naturellement, dit-elle, une représentation positive de l’altérité religieuse et de faire une « bonne expérience » en tant que musulmane en Belgique à partir de ce bagage interreligieux. Le caractère positif de son expérience belge est également en lien avec d’autres facteurs, à ses yeux, dont la maîtrise de plusieurs langues étrangères (à savoir : le français et l’anglais) ainsi que la nature sociale de sa personnalité.

    23C’est après avoir obtenu une licence en littérature anglaise que la prof. Ahlam se marie et émigre en Belgique en 2002. Au début, elle se voit contrainte d’abandonner son rêve d’enseigner, vu la contrainte linguistique dans le système belge de l’enseignement qui impose aux enseignants de maîtriser le néerlandais afin de pouvoir enseigner. Elle se réoriente vers un graduat en secrétariat et débute une carrière professionnelle. Sauf que le temps de travail est contraignant pour une mère qui a d’autres charges. Quand elle apprend que l’EMB recherche des profils qui ont un graduat pour devenir professeur de religion islamique, elle y voit la possibilité de réaliser son rêve latent d’enseigner. Elle suit alors la procédure : elle dépose son dossier, puis passe l’examen écrit et oral et, une fois acceptée, elle est nommée en 2016. En 2019, elle intègre la formation du CDER afin de renforcer les outils théologiques et pédagogiques dont elle dispose.

    Une professeure de religion islamique à rôles multiples

    24La prof. Ahlam commence sa carrière en 2016, et se retrouve motivée à transmettre à des élèves en questionnement sur la religion. Ces derniers, dit-elle, ont une « soif d’apprendre », une « envie de comprendre la tradition, l’histoire du prophète, le Coran ». En plus de sa mission de transmission, elle construit un rapport de confiance et de proximité avec les élèves. Progressivement, une fois la proximité acquise, l’enseignant atteint, selon elle, le degré d’un proche de la famille pour les enfants. Dans cette distance rétrécie entre elle et les élèves, elle voit dans la profession de professeur de religion islamique une multitude de rôles. Par exemple, celui d’un « psychologue », d’un « assistant social », d’un « conseiller en matière religieuse ». L’ambiance du cours est dynamique, car il comporte structurellement un travail en groupe où les élèves interagissent, en réfléchissant sur des thématiques, à partir de situations problèmes concrètes, et ce, afin de faciliter leur réflexion sur le sujet. La volonté des élèves est également prise en considération, à côté de l’actualité et des événements liés au calendrier des religions.

    Une prévention dans la rencontre de l’autre

    25Par rapport au phénomène de la « radicalisation », la professeure définit le travail de prévention comme un travail de déconstruction des positions binaires simplistes. Elle cite en exemple les manifestations qu’elle rencontre, chez ses élèves du primaire, de postures de la condamnation de l’altérité religieuse. Ainsi, elle dit combattre le comportement qui consiste à condamner les autres enfants qui mangent le porc « par le feu » (le châtiment suprême en islam). À partir de ce qu’elle observe chez les élèves, elle déconstruit cette posture. L’enseignante y répond en responsabilisant les enfants par rapport aux répercussions de leurs dires, de leurs actions, et en les poussant à se mettre à la place des enfants qu’ils condamnent. Selon la professeure, cette posture puise ses origines dans un background familial, dans la posture dégagée par les parents, et également dans l’entourage (voir les exemples dans la toile 4).

    26Ci-dessous sont présentés les éléments de sa trajectoire, en plus d’un guide de lecture et de légendes permettant d’accompagner le lecteur.

    Guide de lecture du schémaselon les pages de la trajectoire
    Page1: La première partie résume des éléments qui concernent la trajectoire personnelle, académique et professionnelle d professeur de religion islamique. Dans une deuxième partie, la nous emmène dans son enfance, dans le climat social de tolérance où elle a grandi et nous explique comment cet élément a facilité son intégration en société.
    Page2: Le troisième schéma reprend des éléments descriptifs du cours repérés dans le récit, qui permettent de reconstituer la structure du cours. La nous dessine les contours de la prévention contre la radicalisation tel qu’elle l’imagine, et nous décrit ce qu’elle considère comme étant à l’origine du phénomène.
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    27Le deuxième entretien a été réalisé avec un professeur5 âgé de 44 ans, né au Maroc, dont la famille émigre en Belgique en 1984, alors qu’il est nouveau-né. Il habite actuellement à Bruxelles et y enseigne la religion islamique depuis 2009, dans plusieurs écoles secondaires – dont il n’a pas voulu préciser les noms. Il n’a pas obtenu le CDER, mais dispose d’un diplôme équivalent dans le cadre d’une autre formation organisée par l’institution gérant le temporel du culte (EMB).

    28Son récit de vie peut être résumé en six grands tiroirs thématiques, à savoir :

    À la quête de l’islam dans les origines

    29Le prof. S. grandit dans un univers qui l’initie, par une éducation islamique traditionnelle, à l’islam. L’initiation est approfondie dans l’école coranique qu’il décrit comme une sorte de « medersa à la belge ». Il y acquiert les sciences fondamentales islamiques, les « sciences auxiliaires ». Curieux et voulant se rapprocher de « ses sources », il se cherche dans des structures associatives qui proposent des formations non officielles, des conférences sur l’islam, etc. Dans son cheminement de connaissance de l’islam apparaît clairement la soif et la quête d’un rapport profond avec la religion, et ce, quelles que soient les positions idéologiques. Il s’agit de « voir effectivement là où il peut y avoir excès et le juste milieu ». J’ai pu constater lors de l’entretien que cette quête ne se fait pas par rapport à la connaissance des sciences islamiques, mais par rapport à la trajectoire mystique du professeur. « Moi, ce qui m’intéressait, c’était le savoir islamique, c’était me rapprocher de mes sources, me rapprocher de ma spiritualité. » On retrouve dans cette posture la main droite du derviche tournant, orientée vers la quête du divin à travers la connaissance et le questionnement.

    Sur le chemin vers la fonction de professeur de religion islamique

    30On peut constater une trajectoire académique assez diverse, qui est passée par plusieurs formations : art et archéologie, puis marketing, puis finance islamique ! Ces formations s’enchaînent en synchronie avec les formations sur l’islam, jusqu’au moment où le professeur décide de suivre une formation de l’EMB, afin d’obtenir un certificat pédagogique et devenir professeur de religion islamique. Le prof. S. distingue ce rôle de celui de l’imam ; le professeur est censé apporter l’objectivité alors que l’imam assume et affiche sa subjectivité. Sans aucun jugement négatif de la fonction pour autant, à la façon d’Al Ghazali, il élabore un petit code éthique définissant l’idéal-type du professeur de religion islamique. Conçu comme modèle, il doit incarner les grands principes, dont l’exemplarité et la cohérence morale et éthique (voir les verbatim dans le schéma).

    Des séquences de l’histoire de l’immigration en Belgique

    31Le prof. S. nous décrit l’évolution du rapport de la société avec la figure de l’immigré arabe. Il la retrace par des moments clés. Il objective une première phase de l’immigration pour le travail, où l’immigré subit des formes de racisme et de discrimination, indépendamment de son identité religieuse ; puis une deuxième phase, qui commence après la reconnaissance du culte et le début des politiques de regroupement familial où la montée en visibilité de l’islam commence à poser problème, se reflétant sur les postures des communautés où les familles s’installent ; et la phase des attentats de 2001, qui vont provoquer un rejet systématique du musulman dans la société et dans le marché du travail. L’actualité est, dans l’évolution décrite par le prof. S, la dernière phase qui nous mène aux attentats de Bruxelles de 2016, moment qui nous intéresse particulièrement, et dont il rapporte les conséquences.

    Le cours de religion islamique fragilisé par les attentats

    32Selon le prof. S., les attentats provoquent une pression systématique sur les communautés musulmanes, qui sont toutes assimilées à des personnes potentiellement violentes, mis à part l’entourage proche. Dans le cours de religion islamique, cette pression est également subie par les élèves. Dès lors, le cours devient un cadre d’expression et de partage des ressentis. Et également un lien de socialisation idéale entre le professeur de religion islamique et l’élève. Il s’y se crée et se renforce, surtout, un lien de confiance et de proximité, et ce, dans la mesure où le professeur se met à disposition des élèves d’abord pour les écouter, puis pour répondre à leurs questions et à leurs doutes. La réforme du cours de religion islamique en 2016, qui consacre le remplacement d’une heure du cours de religion par une heure de citoyenneté, impacte négativement le cours. Cette réforme réduit, en termes de qualité et de temps d’échange, la transversalité des enseignements qui s’y donnent. Elle rend plus difficile l’engagement dans des processus longs de déconstruction des positions extrêmes. Ce changement va également se faire sentir chez les élèves, qui ressentent que le changement est représentatif d’un rejet plus structural de leur identité musulmane. Ils se sentent « pointés du doigt », nous dit S., qui accède à leurs ressentis à travers des discussions avec leurs parents, notamment, qui sont les premiers à percevoir ce registre d’influences. Les élèves y voient une preuve de manque de respect de leur identité, de celle de leurs parents. Or, cela provoque un sentiment de frustration et des postures de repli sur soi. On peut voir, suivant les enseignants, que ces éléments jouent un rôle clé dans le début d’une quête de sens par les jeunes, voire dans la perspective de jeunes partis en Syrie ou sur le point de se projeter dans un départ. Dans ce processus, le professeur de religion islamique peut pourtant jouer le rôle de médiateur entre l’école, l’élève et les parents, grâce à sa position au carrefour des institutions de socialisation entre l’école et la maison.

    Une « métaprévention » par une « métaéducation »

    33Le prof. S. pense la question de la prévention en tant que processus global qui doit englober le phénomène éducatif de façon structurelle. Il pense une métaéducation qui se déploie à travers l’ouverture sur les autres religions, sur la pluralité dans le référentiel endogène à l’islam. Cette ouverture est envisagée dans plusieurs échelles : à la fois scolaire en posant les fondements de cette ouverture, et extrascolaire à travers des activités (visite d’églises, synagogues, etc.). La prévention se joue enfin à l’échelle du professeur de religion islamique qui doit faire preuve d’exemplarité, étant censé incarner ces principes dans son comportement et dans son éthique (par exemple, dans sa manière de se comporter avec ses collègues qui sont professeurs d’autres religions). Au niveau de la structure du cours, cette dimension vient s’ajouter à la structure classique. En effet, une thématique est appréhendée à l’intérieur du référentiel islamique, c’est-à-dire le Coran et la tradition (sunna). Il s’agit, de façon très implicite, de naturaliser cette ouverture, par exemple en proposant des lectures d’auteurs non musulmans. La dimension métaéducative se manifeste également dans l’idée que cette ouverture devrait être prônée et initiée par l’ensemble de la société. « L’école est le miroir de la société », nous dit le prof. S. Les rapports, les représentations qui s’y construisent sont structurants des rapports qui se jouent dans l’univers social. Ce qui est proposé est alors une prévention par deux modalités et selon deux temporalités dans le cours : une intervention directe qui se déploie de façon ponctuelle et dans un temps court en réponse à des positions extériorisées dans l’espace d’échanges et de dialogues qui y sont garantis ; et une deuxième modalité d’intervention, indirecte et structurelle, à travers l’initiation et l’ouverture au dialogue interconvictionnel, ce qui permettrait d’avoir un rapport positif avec l’altérité religieuse.

    Une transmission dans un univers de contraintes

    34Le prof. S. nous amène à distinguer deux types de contraintes qu’il rencontre en tant que professeur de religion islamique. D’une part, il s’agit des contraintes institutionnelles, telles que la réforme de 2016. Celle-ci entraînera des changements dans l’exercice de la fonction du quotidien, en entravant la socialisation et l’enracinement du professeur dans l’école, mais aussi la construction de liens avec les élèves. D’autre part, l’entretien évoque des contraintes administratives au niveau de la gestion du cours, laquelle est reléguée aux directions des écoles et induit ainsi l’impossibilité de garantir un cadre positif au cours (avec l’impact sur des paramètres moindres, mais importants : les horaires, les lieux, etc.) De plus, la volonté de supprimer le cours qui traduit, selon le prof. S, une non-reconnaissance du rôle de l’enseignant à travers la proximité avec les élèves. La question se pose de savoir si l’on peut tirer profit d’un levier de prévention comme le professeur de religion islamique à travers la position de proximité et de confiance qu’il a par rapport à l’élève sans que les garanties d’ancrage soient présentes, tandis que le contexte inclut des situations de crise, de questionnements. Et si l’on observe que cet acteur est en soi déraciné de l’école à travers des contraintes institutionnelles, administratives. L’ensemble des pratiques institutionnelles informelles, des orientations idéologiques portées par le politique sont pointées du doigt par le corps professoral comme agissant sur, voire parasitant, le sentiment d’affiliation et d’appartenance à une institution de socialisation majeure : l’école. L’impression est forte d’un déficit de reconnaissance de la place de l’enseignant dans l’institution scolaire et des rôles potentiels à y prendre.

    35Ci-dessous, on trouvera la trajectoire individuelle dégagée dans l’entretien – en plus d’un guide légende d’accompagnement de la lecture.

    Guide de lecture du schéma selon les parties de la trajectoire
    La première partie résume des éléments qui concernent l’évolution du rapport intime d à la religion islamique qui structurent les modalités de transmission auquelles recourt l professeur de religion islamique. Dans une deuxième partie, le reprend les repères relatifs à a trajectoire académique chronologique jusqu’au début de l’exercice de professeur de religion islamique qui continue jusqu’à , défini l’archétype du professeur de religion islamique exemplaire selon lui. Le nous fait part de ses réflexions sociologiques sur l’évolution du rapport entre les immigrés et la société belge, à travers une observation de l’histoire de ses parents, de la sienne, des personnes qui l’entourentIl nous montre comment ce rapport évolue selon de grands repères chronologiques. Le troisième schéma l’impact de la réforme du cours qui a eu lieu en 2016 sur deux échelles : l’élève d’une part et la structure du cours d’autre part. Le nous dessine les contours de la prévention contre la radicalisation tel qu’il l’imagine, et nous explique en détail les démarches de son application. Le énumère un certain nombre de contraintes que nous classons en contraintes institutionnelles et contraintes administratives.
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    3. Que dire après cette anatomie graphique de deux parcours ?

    36Les deux professeurs se retrouvent au cœur du processus éducatif, sans filet et sans préparation. Ils évoluent dans le cadre d’actions publiques complexes où interviennent une multitude d’acteurs, dont le principal est un acteur public, à savoir l’État. Ils doivent composer avec les cadres normatifs préétablis par l’instance étatique, mais aussi « bricoler » afin de répondre, en situation et dans l’instantanéité, aux défis et aux occurrences imprédictibles auxquels ils sont exposés sur le terrain. Il s’agit donc d’un phénomène de transmission qui se déploie dans le temps long, mais qui est en outre traversé par un ensemble de conjonctures circonscrites dans le temps court, de façon momentanée.

    37Le double travail de séquentialisation chronologique et de réorganisation thématique des données fournies par le récit montre que la structuration de l’action préventive menée par les professeurs se fait en agrégeant plusieurs éléments. Cette action se construit en réponse aux conjonctures liées au phénomène de la radicalisation (attentats, départs en Syrie, etc.), prend forme de façon structurelle dans le phénomène de transmission par un travail durable et continu selon les besoins et les spécificités des publics visés (niveau primaire/secondaire, environnement social, background des élèves) et poursuit l’inculcation de valeurs, de méthodes de pensée qui sont contraires à la mentalité « radicale » simpliste et binaire. Ainsi, il s’agit en toute conscience d’une mission de prévention, donc, tout en pérennisant la nuance, le respect de la différence et de la pluralité des voies.

    38Dans le cas de la prof. Ahlam, il est intéressant de constater que son habileté à tolérer la différence est acquise et développée dans sa ville d’origine, qu’elle considère être une ville ouverte. C’est dès lors ce qui oriente son action préventive. Le repère est situé dans cette expérience originelle dont elle s’inspirera vers l’invitation à la sacralisation et au respect de la multitude des convictions, des voies spirituelles… une croyance qu’elle opposera au mode de pensée radical. Quant au prof. S, sa fréquentation de multiples lieux de formation religieuse autres que l’école est à l’origine de la définition qu’il donne de l’action préventive : pour l’enseignant, il faut recourir à une « métaéducation » de l’élève où il est amené, de façon globale dans sa vie en société, à s’ouvrir à la différence et à pratiquer le dialogue interconvictionnel.

    Conclusion

    39Entre identité d’origine et de contexte, les professeurs de religion islamique ont à remplir un rôle de pont reliant deux univers identitaires chargés de tensions et de tiraillements, dont ils réconcilient les cadres épistémologiques et socioculturels.

    40L’excursion dans le vécu des professeurs de religion islamique d’ascendance marocaine – dont nous avons exposé deux cas d’étude – montre un enseignant endossant la casquette de guide dans le parcours de la double identité belgo-marocaine, aussi complexe soit-elle. La prise de rôle s’actualise en particulier vis-à-vis des élèves porteurs d’une identité tributaire d’une histoire migratoire, avec qui ces professeurs partagent des expériences douloureuses, telles que la confrontation à certains stéréotypes ou encore à des situations de racisme institutionnel. Ce guide favorise alors l’ouverture d’un espace de négociation entre les repères identitaires familiaux et les repères scolaires et, par extension, sociaux. Il s’avère un créateur d’espace nécessaire à la résolution de dilemmes que peuvent connaître les élèves. Ces dilemmes les amènent parfois à manifester une posture de résistance à la culture de l’altérité, celle des autres élèves, et, dans une perspective globale, une résistance à la culture de la société ; la résistance pouvant se transformer en une posture de « rejet plus global de l’école, de son autorité et des valeurs qui y sont véhiculées », comme le soulèvent les entretiens. Alors, n’y a-t-il pas là, disent les enseignants, un risque de marche vers le processus de radicalisation des élèves ? On a pu en outre constater que, même quand ces professeurs sont nés ou arrivés à un âge précoce en Belgique, ils sont tout de même suffisamment socialisés avec des membres de la « communauté musulmane issue de l’immigration », ce qui les dote des outils nécessaires afin d’être des repères aux yeux des élèves.

    41Un premier point de conclusion, à travers l’exploration des schémas narratifs de ces professeurs, est que la singularité des vécus, des backgrounds et d’autres paramètres psychosociaux influe et façonne les perceptions de chaque profil de professeur de religion islamique, et implique la singularité avec laquelle chaque profil va se représenter le phénomène de radicalisation. Nous ajoutons à cela la variance des facteurs de risque que chacun des profils va prioriser et mettre au centre de la problématique, de façon à orienter l’action de prévention. Il ne s’agit donc pas d’un processus de prévention figée, qui identifie préalablement la structure des problématiques et produit des formes d’actions orientées pour répondre à celles-ci. Il s’agit d’une prévention qui ne dispose pas de structure fixe, mais qui s’engage à agir ici et maintenant, auprès de l’élève, avec l’élève, sans a priori. Cette prévention s’inscrit dans un temps long, dans une dynamique structurelle, qui est celle de la transmission des savoirs sur la religion islamique, en touchant synchroniquement aux volets éthique, spirituel et comportemental qui impactent directement l’agir de l’élève dans la vie quotidienne, dans la réalisation de son bien-être, dans sa relation avec l’altérité et son acceptation des antagonismes et des différences culturelles et identitaires qui prennent l’apparat de croyances religieuses fixes et figées.

    42Un deuxième point qui nous semble intéressant est le non-déni de la nature religieuse du phénomène de la radicalisation dans les discours des professeurs de religion islamique, et la non-adoption d’une posture de rejet des instrumentalisations théologiques que ces idéologies font des textes religieux (sauf, sans doute, quelques professeurs dans le primaire qui évitent de heurter la sensibilité des enfants) ; en effet, l’enseignant ne rapporte pas le phénomène exclusivement à sa dimension sociale, mais en reconnaît la dimension théologique. Ainsi, les professeurs identifient les revendications religieuses et s’engagent à les déconstruire, par des outils théologiques, moraux, humanitaires. Selon ce que nécessite la situation, il s’agit de porter attention au registre des idéaux, afin de condamner non seulement les actes, mais également les idées d’ordre religieux.

    43Le rôle ainsi décrit se heurte toutefois à un ensemble de contraintes matérielles et objectives que nous avons pu reconstituer en croisant les récits :

    • l’absence de manuel entrave l’encadrement des contenus et oblige les professeurs à préparer, voire à « bricoler », des leçons et à se ressourcer dans les librairies islamiques, sur internet, dans les livres ;
    • l’absence d’inspection scolaire laisse une large marge de manœuvre aux directions d’école, dont on ne peut pas contrôler l’exercice. En outre, l’absence d’une supervision sur les contenus et les programmes pose un problème de manque d’accompagnement des nouveaux professeurs qui manquent d’expérience ;
    • le changement de l’horaire des cours, allant de deux heures hebdomadaires à une heure par semaine – en duo avec une heure de cours d’introduction à la citoyenneté –, a influencé négativement la qualité de l’échange, le temps consacré à la discussion et la matrice de thématiques abordées dans le cours. De plus, les professeurs sont obligés de donner plus de cours dans différentes écoles afin de compléter leurs horaires, ce qui les expose à des difficultés de déplacement et à des contraintes de temps ;
    • dans certaines écoles, le port du voile continue à poser problème pour les professeurs de religion islamique femmes et à susciter des tensions avec les directeur·trice·s d’école : certaines professeures se sentent même poussées à porter le « voile européen » (c’est-à-dire, le voile en turban qui ne couvre pas les oreilles).

    44On peut épingler des contraintes plus spécifiques identifiées à partir de l’expérience des professeurs belgo-marocains et/ou marocains :

    • l’absence d’encadrement des imams marocains envoyés en Belgique et des contenus véhiculés dans les discours ;
    • l’absence d’interventions sur le terrain qui soutiennent et encadrent les jeunes souffrant de fragilités socioéconomiques, psychosociales, etc. ;
    • l’absence d’offres de formations théologiques soutenues financièrement au Maroc, ce qui pousse la jeunesse marocaine à s’orienter vers des offres attractives en Arabie saoudite ;
    • des problématiques liées à la représentation de la communauté musulmane d’origine marocaine à travers l’EMB : principalement, le manque de transparence budgétaire et électorale ;
    • l’absence de soutien financier pour la formation des professeurs à l’enseignement de la religion islamique.

    Bibliographie

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    Blaise, Pierre, and Vincent de Coorebyter. “L’islam et l’école”. Courrier hebdomadaire du CRISP. CAIRN, 1990. https://doi.org/10.3917/cris.1270.0001.
    Blaise, Pierre, and Vincent de Coorebyter. “L’islam et l’école”. Courrier hebdomadaire du CRISP, vol. n° 1270-1271, no. 5, CAIRN, 1990, p. 1. Crossref, https://doi.org/10.3917/cris.1270.0001.

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    Notes de bas de page

    1 Ghita El Assouni poursuit son parcours académique au sein de l’Institut d’études politiques de l’Université internationale de Rabat. Dans le cadre de la mobilité internationale prévue pour un semestre dans son cursus, l’étudiante a opté pour un échange au sein de l’Université Saint-Louis à Bruxelles durant le premier quadrimestre de l’année académique 2021-2022.

    2 Extrait de la retranscription des entretiens de Grégory Manuel Ramis avec l’ASBL Lire.

    3 Ibid.

    4 Ibid.

    5 Nous n’avons pas indiqué le nom du professeur par respect pour sa volonté de préserver l’anonymat.

    Auteur

    • Ghita El Hassouni

      Science-Po Rabat, Center for Global Studies, Université internationale de Rabat

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    1 Ghita El Assouni poursuit son parcours académique au sein de l’Institut d’études politiques de l’Université internationale de Rabat. Dans le cadre de la mobilité internationale prévue pour un semestre dans son cursus, l’étudiante a opté pour un échange au sein de l’Université Saint-Louis à Bruxelles durant le premier quadrimestre de l’année académique 2021-2022.

    2 Extrait de la retranscription des entretiens de Grégory Manuel Ramis avec l’ASBL Lire.

    3 Ibid.

    4 Ibid.

    5 Nous n’avons pas indiqué le nom du professeur par respect pour sa volonté de préserver l’anonymat.

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    El Hassouni, G. (2022). Retours de terrain. Récits de vie de professeurs de religion islamique par une mémorante marocaine à Bruxelles. In F. El Asri & M. Kolly (éds.), Are we Europe? (1‑). Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles. https://doi.org/10.4000/books.pusl.28212
    El Hassouni, Ghita. « Retours de terrain. Récits de vie de professeurs de religion islamique par une mémorante marocaine à Bruxelles ». In Are we Europe?, édité par Farid El Asri et Maryam Kolly. Bruxelles: Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2022. https://doi.org/10.4000/books.pusl.28212.
    El Hassouni, Ghita. « Retours de terrain. Récits de vie de professeurs de religion islamique par une mémorante marocaine à Bruxelles ». Are we Europe?, édité par Farid El Asri et Maryam Kolly, Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2022, https://doi.org/10.4000/books.pusl.28212.

    Référence numérique du livre

    Format

    El Asri, F., & Kolly, M. (éds.). (2022). Are we Europe? (1‑). Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles. https://doi.org/10.4000/books.pusl.28137
    El Asri, Farid, et Maryam Kolly, éd. Are we Europe?. Bruxelles: Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2022. https://doi.org/10.4000/books.pusl.28137.
    El Asri, Farid, et Maryam Kolly, éditeurs. Are we Europe?. Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2022, https://doi.org/10.4000/books.pusl.28137.
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