Tensions autour du public et du privé – les enjeux d’un chiasme
p. 421-446
Texte intégral
1Sacrifiant aux poncifs du genre, je ne saurais entamer ces conclusions sans souligner l’impossibilité de synthétiser en quelques pages la richesse des réflexions qui composent le présent ouvrage et des débats qui, deux années durant, ont rythmé les séances du Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques (SIEJ)1. Les voies d’entrée sont trop nombreuses et les phénomènes étudiés trop divers pour qu’une modeste conclusion puisse prétendre en donner un aperçu fidèle.
2Le défi est d’autant plus insurmontable que, d’emblée, l’instigateur (inspiré autant que généreux) de cette recherche avait suggéré de déployer celle-ci sur un double niveau : il s’agissait, par-delà le recensement des brouillages, innovations et influences croisées à l’intersection du droit public et du droit privé, de porter le regard aux phénomènes sociaux qui, en écho à ces bougés du droit, mettent aujourd’hui à l’épreuve l’étanchéité des « sphères » publiques et privées. Plus précisément, le SIEJ avait pour mission « non seulement de poursuivre et d’approfondir, sur le terrain de la théorie du droit, la réflexion initiée en droit positif mais également d’ouvrir le champ de recherche aux enjeux juridiques de la distinction public/privé, notamment en faisant intervenir l’approche interdisciplinaire qui lui est chère »2.
3Face à la richesse des analyses développées en réponse à cette invitation, cette conclusion s’efforce de dégager une clé de lecture à même d’inscrire dans une toile de fond plus vaste les nombreux phénomènes étudiés dans cet ouvrage. Cette tentative de prise de hauteur n’est toutefois pas sans risque. D’une part, elle prend quelque liberté avec l’ordre de mission initial puisque le propos ne portera pas tant sur les « enjeux juridiques de la distinction public/privé » que sur la façon dont des évolutions du droit positif viennent illustrer, voire démontrer, une transformation plus radicale des rapports entre « le » public et « le » privé. D’autre part, pour les besoins de la démonstration, les pages qui suivent proposent des textes collationnés une lecture nécessairement parcellaire, voire partiale. Il m’a néanmoins semblé que le gain d’intelligibilité procuré par cette grille de lecture justifiait de tels écarts par rapport à l’idéal de rigueur et de neutralité d’une synthèse en forme de procès-verbal. Au demeurant, je ne manquerai pas non plus de pointer les limites de cette hypothèse dans la dernière section de ces conclusions.
1. L’hypothèse – Des tensions au chiasme
4L’hypothèse que je voudrais défendre s’ancre dans deux constats qui relèvent de l’évidence. D’une part, le privé, le public, le droit privé, le droit public, sont des catégories conceptuelles qui ne reflètent aucune essence des choses. Ce sont des catégories qui ont une histoire, et qui ont été forgées à un stade déjà avancé des sociétés humaines. Elles ont en outre un contenu mouvant et flou qui les rend difficiles à manier sans provoquer de malentendu, et qui hypothèque bien plus encore toute tentative de cerner d’éventuels phénomènes de brouillage et d’influence mutuelle entre les deux termes.
5Il faut donc traiter ces distinctions pour ce qu’elles sont : des outils conceptuels qui nous aident à penser, à structurer le monde – le « monde vécu » pour l’opposition « public – privé », le monde du droit pour la summa divisio « droit public – droit privé ». Des concepts, donc, qui fonctionnent comme des aimants, chacun attirant dans une orbite plus ou moins étroite des institutions, des lieux ou des pratiques. Mais des concepts dont le sens ne se révèle pleinement qu’une fois associés à des substantifs. C’est ainsi qu’à la lumière des contributions présentées dans ce volume, je propose de réfléchir la distinction entre privé et public à partir de quatre axes différents : le pouvoir ; l’espace ; le débat ; l’intérêt.
6Ainsi, pour le dire vite, au pouvoir public – associé aux notions de représentation, d’institutionnalisation et de légitimité – correspond la personne privée – libre de contracter ou non, de participer ou non à l’exercice en commun du pouvoir – ; à l’espace public – associé à l’idée d’ouverture et de transparence – s’oppose le domicile privé – représentant la fermeture et l’intimité. Au débat public – désignant la sphère politique préoccupée de l’intérêt général, frappée du sceau de l’inclusivité et de la rationalité – correspond l’opinion privée – caractérisé par l’exclusivité et la spontanéité. À l’intérêt public (ou général) – l’intérêt de la collectivité, boussole de l’action politique – s’oppose l’intérêt privé – celui, individuel, dont la maximisation est l’horizon de l’agir économique.
7D’autre part, il est non moins évident que depuis leur émergence, ces pôles de la pensée n’ont jamais parfaitement rendu compte de la « réalité ». Le magma social indéterminé qu’ils prétendaient ordonner s’est toujours montré rétif à une telle classification binaire. Pour reprendre le titre de cet ouvrage, les « brouillages » et « influences croisées » entre les deux pôles sont aussi vieux que leur dissociation même.
8Du côté des brouillages, on observera ainsi que des instances tierces ont obstinément survécu à cette distinction, quel que soit l’axe examiné. S’agissant du pouvoir, il suffit de songer à celui que l’Église est parvenue à conserver en dépit de la montée en puissance des États. Pour ce qui concerne l’espace, il est indéniable que la distinction « espace public – domicile privé » n’a jamais démenti l’existence de lieux intermédiaires, tantôt semi-ouverts (hôpitaux, commerces, théâtres, écoles, tribunaux…), tantôt semi-fermés (entreprises, prisons…). Il en va de même pour les débats, dont les idéaux-types « publics » et « privés » ne rendent pas justice à l’infinité des scènes intermédiaires, depuis les conversations animant les salons littéraires du 18e siècle jusqu’aux négociations diplomatiques menées loin des parlements en passant par les congrès et colloques tenus dans les universités. Quant à la dernière catégorie, il n’est que de penser aux innombrables corps intermédiaires (partis, syndicats, chambres de commerce, corporations, etc.) qui ont survécu à toutes les tentatives des États de dissoudre les intérêts collectifs dans l’intérêt général pour se convaincre, là encore, de l’impuissance de la summa divisio à dompter la réalité.
9Du côté des influences croisées, le constat est identique. De tout temps, les deux pôles de la distinction n’ont cessé de se contaminer l’un l’autre. Côté pile, des phénomènes immémoriaux tels que la corruption (qui signe la trahison de l’intérêt public), la culture du leader (qui reflète l’effondrement du pouvoir public), la privatisation des espaces (qui opère un rétrécissement de l’espace public) ou la propagande d’État (qui vise la monopolisation du débat public) illustrent la fragilité des barrières protégeant le public des assauts du privé. Côté face, des procédés aussi communs que la confiscation (qui sacrifie l’intérêt privé), la conscription (qui suspend la liberté individuelle), la dénonciation (qui expose des pratiques privées), ou la censure (qui assujettit la parole privée) attestent la vulnérabilité de cette frontière aux flux opérant en sens inverse, depuis le public vers le privé.
10Deux questions émergent de ces premiers constats.
11D’abord, comment se fait-il qu’en dépit de sa faible capacité descriptive, cette distinction (et sa projection juridique sous la forme de la summa divisio) ait connu une telle fortune ? La réponse me semble résider dans le fait que, sous ses dehors descriptifs, cette dichotomie est en réalité dotée d’une forte charge normative. La séparation du public et du privé correspond à un idéal de la modernité politique, articulé autour de la notion biface d’autonomie.
12La sphère publique renvoie aux conditions de possibilité d’une autonomie collective. Celle-ci est l’héritière de la « liberté des anciens » décrite par Benjamin Constant3, cette liberté des cités antiques qui se caractérise par une « participation active et constante [des citoyens] au pouvoir collectif ». Privilège de quelques milliers de patriciens, cette liberté était un honneur qui justifiait d’importantes concessions, y compris le renoncement à une sphère privée synonyme d’indépendance personnelle.
13L’exercice en commun du pouvoir à l’ère moderne n’a plus cette connotation « aristocratique », les (désormais nombreux) citoyens déléguant à des représentants leurs prérogatives délibératives. Selon Constant, cette capitis dimunitio n’a été rendue possible que moyennant la reconnaissance d’une véritable liberté individuelle, la « liberté des modernes ». Sous la plume du philosophe français, la séparation « public – privé » apparaît ainsi comme la clé de voûte du compromis qui vient sceller la modernité politique ; le versant collectif de l’autonomie, désormais médiatisé par la représentation politique, cède du terrain au profit d’une compréhension privée de la liberté, liberté individuelle qui ne saurait jamais plus être sacrifiée sur l’autel de la liberté politique.
14Public et privé s’apparentent ainsi aux deux faces d’une même médaille, opposées mais complémentaires, tels le yin et le yang de la modernité occidentale. Et, comme le yin et le yang, ces deux faces se voient associer un certain nombre de vertus. Publicité, participation, égalité pour le public ; spontanéité, intimité, exclusivité pour le privé.
15Sur ce point, on ne soulignera jamais assez l’extrême fécondité de l’analyse proposée par Arendt – et magistralement synthétisée par Lou Clemens dans cet ouvrage – de la distinction public-privé dans la Grèce antique (et à Athènes en particulier)4. Dans le prolongement des analyses de Benjamin Constant, la philosophe américaine observe que le public y apparaît comme le lieu du politique, de la liberté, de ce qu’elle appelle l’action. L’analyse consacrée à l’ekphrasis du bouclier d’Achille par Sophie Klimis dans le présent ouvrage étaie ce constat. À l’inverse, le privé est le lieu de la nécessité, de la vie5 (ou de la survie), du travail accompli par celui qu’elle nomme l’animal laborans pour satisfaire à ses besoins élémentaires6. Si le privé est évidemment indispensable à l’humain en tant qu’être biologique, ce n’est que dans la sphère publique que l’homme (mâle, grec et propriétaire) se réalise pleinement : « Ce que tous les philosophes grecs, quelle que fût leur opposition à la vie de la polis, tenaient pour évident, c’est que la liberté se situe exclusivement dans le domaine politique, que le contrainte est surtout un phénomène prépolitique, caractérisant l’organisation familiale privée »7.
16En dépit de leur apparente contradiction, cette conception antique des rapports entre public et privé ne semble pas si éloignée de la version moderne que nous rapporte Constant. Sans doute celle-ci donne-t-elle à voir une sphère privée moins obscure, moins animale, plus émancipatrice que dans sa conception antique. La liberté y apparaît comme partiellement détachée de l’action politique et, partant, susceptible de se déployer dans la sphère intime. Mais même dans cette approche moderne, le privé demeure essentiellement le lieu du non-politique, consacré principalement à la survie, à la perpétuation et à la prospérité du foyer. En d’autres termes, si ces préoccupations biologiques et « éco-nomiques » (dont l’étymologie renvoie à l’art de tenir sa maison) reçoivent de la modernité leurs lettres de noblesse, elles n’en continuent pas moins d’occuper le cœur de la sphère privée, tout comme le politique demeure l’apanage de la sphère publique. Les valeurs ont été redistribuées au profit du pôle privé mais les rôles dévolus à l’une et l’autre sphère dans la vie humaine n’ont guère changé.
17J’en arrive à ma seconde question : si des brouillages et des influences croisées ont de tout temps existé, pourquoi s’émouvoir des phénomènes similaires que l’on observe aujourd’hui ? Autrement dit, en quoi ceux-ci se distinguent-ils des précédents ? Quelles sont ces « innovations » évoquées dans le titre de l’ouvrage ? Proposition de réponse : parce qu’en raison de leur ampleur toute particulière et surtout des discours qui les accompagnent – y compris dans la sphère juridique, ces phénomènes doivent être considérés non plus comme de simples anomalies ou errements plus ou moins récurrents – , mais comme les signes d’une modification – partielle au moins – de la matrice normative elle-même. Comme si ces phénomènes traduisaient une mise en congé partielle – si pas délibérée, en tout cas assumée – de la modernité politique elle-même. On aurait donc tort de céder à la tentation de voir dans ces processus un simple avachissement conjoncturel de nos démocraties contemporaines. On ne peut les juger – et le cas échéant les juger durement – qu’en tenant compte des discours de légitimation qui les accompagnent.
18Quelle est cette modification de la matrice normative ? L’hypothèse que je voudrais développer est qu’elle consiste en une inversion (partielle) des valeurs données aux pôles publics et privés. Placé sous la tutelle de l’économie – renvoyant tant aux forces du marché qu’au discours utilitariste qu’il véhicule –, le public s’adjuge désormais pour tâche première la gestion de la vie – tâche dont nous savons maintenant qu’elle est traditionnellement dévolue à la sphère privée. Il n’est plus la sphère de la liberté, de l’autonomie, du politique ; il est celle de la nécessité. À l’inverse, et par effet de compensation (qui, je le dis d’emblée, s’apparente pour moi à un jeu de dupes – la compensation est largement symbolique), le privé se trouve investi d’enjeux politiques forts : c’est là que se jouerait désormais la conquête d’autonomie, non seulement sur le plan individuel, mais aussi collectif. La voici donc peut-être l’innovation qui nous a confusément aiguillonnés tout au long de cette recherche collective : aux inévitables tensions (brouillages, influences croisées) qui n’ont cessé de parcourir l’axe public – privé depuis son invention vient désormais se superposer une inversion axiologique – un chiasme – entre ces deux pôles.
19Il me reste à présent à étayer cette thèse en examinant (avec une attention inégale, en partie dépendante des contributions au présent ouvrage) les bougés affectant les quatre axes définis précédemment, à savoir le pouvoir (2), l’espace (3), le débat (4) et l’intérêt (5), avant d’apporter quelques nuances à ce propos dont la portée critique ne doit pas être exagérée (6).
2. Pouvoirs publics, personnes privées
20S’agissant des pouvoirs publics d’abord, on ne peut qu’être frappé par la managérialisation des fonctions législative, exécutive et judiciaire. Tout se passe comme si désormais la fonction politique se limitait à gérer, à vue, des problèmes relatifs à la vie : du remboursement de la dette au financement des pensions, de l’immigration au climat en passant par la pandémie, les « sujets politiques » sont réduits à des dossiers techniques qui appellent des réponses à l’avenant.
21La question du sens (entendu tant comme signification que comme direction) est évacuée au bénéfice de l’urgence et au nom du pragmatisme. À titre d’illustration, j’épingle cette phrase lancée par Macron aux artistes pour justifier la fermeture de leurs lieux de travail pendant la pandémie de covid-19 : « quand le naufrage est là, il [Robinson Crusoé, alias “le génie français”] se prend pas les mains dans la tête (sic) en essayant de faire une grande théorie du naufrage, il prend d’abord du jambon et du fromage, mais il a en lui cette capacité à ré-inventer une histoire unique »8. L’antienne est connue : il n’y a pas d’alternative (à la croissance (éventuellement verte), à l’augmentation du taux d’emploi, aux quotas de migrants, au confinement). Et là où il n’y a pas d’alternative, il n’y a pas d’agir politique, il n’y a pas d’autonomie collective.
22De cette privatisation-là, la privatisation de l’esprit de gouvernement, paraissent découler toutes les autres. Car se réduisant à une fonction de garant de la survie de l’espèce, l’État se place finalement au même niveau que celui qu’Arendt assigne à la sphère privée. Voilà qui explique un grand nombre d’évolutions épinglées dans les contributions à cet ouvrage.
23Il apparaît ainsi tout à fait logique qu’en bon gestionnaire, l’État se soumette aux règles des marchés publics qui lui imposent en principe de choisir le prestataire moins-disant9, et qu’il multiplie les artifices comptables pour sortir de son giron certaines dépenses publiques en vue de les soustraire au carcan budgétaire européen10. On ne s’étonnera pas davantage qu’en bon entrepreneur, il cherche à attirer des investisseurs sur son territoire, quitte à accepter la juridiction de tribunaux arbitraux qui n’ont que faire de sa souveraineté11 ; ou qu’en bon co-contractant, il consente à des clauses de confidentialité sur des sujets qui, telle la fourniture de vaccins dans le cadre d’une pandémie, engagent pourtant l’intérêt de tous. On comprend mieux dans ces conditions que, dépouillé des attributs de sa souveraineté, réduit au statut de simple sujet de droit, il se voie désormais reconnaître des droits fondamentaux12.
24Au regard de cette transformation, il n’est pas non plus surprenant qu’en bon manager, l’État vise avant tout l’efficience de son action. En témoigne la montée en puissance d’indicateurs et des benchmarks censés mesurer la prospérité et objectiver les résultats de la gestion gouvernementale13. L’illustre également la contractualisation de la justice pénale, qui emprunte la forme de « deals de justice »14 conclus avec les auteurs (présumés ou avérés) d’une infraction en amont comme en aval du prononcé de la peine15.
25Mais la trace la plus tangible de cette conversion au new public management réside sans doute dans la délégation toujours plus importante de missions d’intérêt général à des entreprises commerciales. Cette technique de gestion des services public a fait naitre dans son sillage un dégradé de partenariats « public-privé » soumis, à des degrés divers, aux impératifs du droit de la concurrence16 et aux libertés économiques de circulation17. Sans surprise, la lutte contre la pandémie s’est révélée propice au renforcement de ce nouveau tropisme. Pour n’évoquer que la mesure la plus emblématique de ce processus, l’habilitation d’opérateurs privés (restaurateurs, cafetiers, services de sécurité dans les dancings, etc.) à contrôler le pass sanitaire de leurs clients pour le compte de l’État – à défaut de compétence des services de police eux-mêmes !18 – apparaît moins comme une nouveauté radicale que comme le stade ultime d’une évolution que les urgences du temps auront simplement précipitée.
26De prime abord, le constat dressé ci-dessus peut sembler assez banal. La managérialisation du politique – ou de l’État – a fait l’objet d’une littérature abondante et ne saurait, à elle seule, ébranler les ressorts normatifs du schème public-privé. Cet ébranlement n’apparaît que si l’on rapproche ce phénomène du processus qui se joue en sens inverse, et qui voit l’individu investi des missions jadis assumées par la sphère publique. Tout se passe comme si, désormais accaparés par leurs impératifs gestionnaires, forcés d’exécuter une partition écrite par d’autres mains (l’Europe, les marchés, les experts…), les mandataires publics laissaient aux citoyens le soin de combler, par et pour eux-mêmes, le rôle politique qu’ils n’investissent plus.
27On mesure la distance qui sépare cette situation de celle dépeinte non seulement par Arendt pour l’Antiquité (on est là carrément à front renversé), mais aussi de celle que Benjamin Constant appelait de ses vœux il y a deux siècles. Dans sa version contemporaine, la liberté privée ne se réduit plus à l’indépendance individuelle chère au libéralisme politique. Elle n’est plus seulement, pour le dire autrement, cette « liberté négative »19, ce « right to be let alone »20 qui permettait au bourgeois de vaquer à ses intérêts personnels dans l’ignorance de la chose publique. Contrairement à la liberté des modernes, construite contre l’agir politique, contre la sphère publique, contre la domination de l’État, la « liberté des postmodernes » se voit lestée d’enjeux collectifs, grevée d’attentes en termes d’autonomie, de « liberté positive » (d’empowerment, dit-on aujourd’hui), et de responsabilité sociétale – attentes bien souvent trop lourdes, nous le verrons, pour dépasser le registre incantatoire et symbolique.
28Nombreuses sont les contributions à cette recherche collective qui donnent du crédit à ces observations. Ainsi, pour régler leurs différends familiaux, c’est par la grâce de la médiation que les justiciable sont censé forger leur propre solution – avec les limites (et le contenu en réalité très hétéronormé de cette prétendue autonomie) indiquées par Barbara Truffin21. Déjà évoqués, les « deals de justice » en matière pénale – mais la pratique a fait des émules en droit fiscal, en droit de la concurrence, et même en droit de la sécurité sociale22 – relèvent d’une démarche similaire, qui fait du condamné ou du prévenu le co-auteur de sa propre peine par le biais de « contrats » dont le caractère asymétrique, voire léonin, n’échappera à personne23.
29Pour faire bouger le monde, c’est la figure du consomm’acteur qui s’élève, favorisée par des pouvoirs publics qualifiés de « partenaires »24 (et les logos « durables » qu’ils promeuvent). Des citoyens s’associent au sein de coopératives locavores dont l’ambition authentiquement politique tranche avec la logique de profit traditionnellement assignée au monde des entreprises25.
30Pour répondre à leurs questions existentielles, les citoyens sont également renvoyés vers eux-mêmes. Investis d’une quête de bonheur, ils apprennent que ce dernier réside dans la découverte de leur moi profond – « sois toi-même ! », scande l’injonction sociale, tout à la fois tautologique et tétanisante – avec toute la perversité d’un tel renvoi à l’autonomie du sujet26.
31Ce surinvestissement de la sphère privée ne touche pas les seuls individus. Dans sa contribution au présent ouvrage, Jacques Chevallier montre bien comment, à l’heure de la responsabilité sociale des entreprises, les multinationales sont à leur tour sommées d’exercer leur liberté dans un sens conforme au bien commun. Non seulement chargées de faire respecter le droit en vertu d’un « devoir de vigilance », elles sont également appelées à définir leurs politiques en matière de développement durable et de responsabilité sociale27. En bons gestionnaires, les pouvoirs publics restent sur le bord du terrain, se limitant à compiler les rapports, comptant sur la dynamique du privé (innovation, émulation, réputation, etc.) pour réaliser par le marché ce que – mondialisation oblige – ils ne parviennent plus à accomplir par la règlementation.
32Dans le même ordre d’idées, on notera qu’à l’initiative de la Commission, les géants du numérique (Twitter, Google, Mozilla, etc.) ont conclu un code de bonnes pratiques contre la désinformation28, chaque participant s’engageant à prendre les initiatives (déréférencement, fermeture de comptes, etc.) qui lui paraissent nécessaires pour lutter contre la diffusion de fausses nouvelles et à en faire état, chaque année, dans un rapport public. Ce code a notamment donné lieu à la mise sur pied d’un « programme de suivi de la désinformation liée à la COVID-19 »29 impliquant par exemple la suppression de messages sur la vaccination jugés contraires aux déclarations de l’Organisation Mondiale de la Santé.
33Aiguillonnées par le risque d’une mise en cause de leur responsabilité civile pour des propos tenus par leurs abonnés, les plateformes en ligne ont également développé des politiques vigoureuses envers les discours haineux. Là encore, on ne peut qu’être frappé par la liberté dont disposent ces entreprises pour définir ce qu’est un discours haineux, définitions souvent très strictes qui couvrent des opinions en principe couvertes par la liberté d’expression30.
34Si elles sont pétries de bonnes intentions, ces pratiques n’en illustrent pas moins un impressionnant passage de témoin. Voilà que des acteurs privés prennent à leur compte la mission éducative, voire « civilisatrice », de leurs contemporains, mission que les États semblent désormais impuissants – pour des raisons tant constitutionnelles que techniques – à accomplir. On ne peut s’empêcher de dresser un parallèle – certes un brin provocateur – avec la figure de « l’État intégral » de Gramsci présentée par Violaine Lemay dans une séance du SIEJ31, évoquant des puissances « étatiques » dissimulées dans la société civile, qui produisent hégémonie32 et consentement des masses.
35Comme l’observe Portelli, grand commentateur de Gramsci, l’action de ces puissances est d’autant plus efficace que leur statut privé leur donne une liberté dont ne disposent pas les instances publiques33. C’est sur cette question précise que porte la contribution de Jean-Benoît Maisin au présent ouvrage. Confortant la pensée de Gramsci, l’auteur y traite de la façon dont les syndicats – une des figures de l’hégémonie selon le penseur italien – utilisent parfois le dialogue social pour des fins autres que purement économiques. La difficulté survient lorsque, flirtant trop près des structures étatiques (en raison du secteur concerné ou parce que l’État est sollicité pour donner une applicabilité générale à l’accord conclu avec le patronat), le processus de négociation se voit soumis aux règles issues du droit des marchés publics. Le paradoxe est piquant : la proximité de l’État entraine une sorte de neutralisation des variables politiques et éthiques, au profit de la seule variable économique.
36On l’aura compris, à la managérialisation des pouvoirs publics correspond un discours d’empowerment des acteurs privés. Mais il s’en faut de beaucoup que cette « prise en main » par le bas compense la dépolitisation du haut, soit qu’elle renvoie à leurs propres ressources des individus en détresse (que l’on songe à la médiation ou à la quête du bonheur), soit qu’elle demeure marginale (pensons aux coopératives locavores, quantitativement insignifiantes à l’heure des marchés mondialisés) ou incantatoire (ainsi du rapportage des entreprises en matière sociale et environnementale), soit enfin que s’y dissimulent de simples techniques disciplinaires (songeons à la moralisation de la parole par les géants du numérique ou à celle à l’œuvre derrière les « deals de justice » en droit pénal ou familial). En toute hypothèse, y manque systématiquement l’inscription dans un collectif situé historiquement et institutionnellement. Les figures mobilisées sont celles de l’engagement unilatéral ou du contrat. Le tiers, lui, est absent34.
3. Espace public, enceintes (semi-)fermées
37Tournons-nous maintenant vers l’espace public pour observer qu’il subit une inversion similaire à celle que l’on vient de décrire.
38D’un côté, cet espace est désormais géré. Conçu comme une ressource économique, il obéit à une double dynamique de privatisation et de sécurisation. S’agissant de la première, on observera d’abord la tendance des autorités publiques à concevoir l’espace commun comme un capital qu’il s’agit de faire fructifier au bénéfice du trésor public. Comme l’a expliqué Yseult Marique dans sa communication lors d’une séance préliminaire du SIEJ35, les abords des trottoirs urbains sont désormais exploités, le plus souvent36 par des entreprises privées dotées de pouvoirs de contrôle et d’établissement de redevances à l’égard des propriétaires des véhicules qui souhaitent y stationner – la fiction juridique permettant, pour éviter les difficultés du droit administratif, de considérer le non-paiement de son ticket de stationnement non pas comme une infraction mais comme l’expression d’un choix, par défaut, de la part du « conducteur-client », de la durée de stationnement la plus longue.
39L’espace visuel est lui aussi monétisé et privatisé, la gestion du parc publicitaire étant confiée, par le biais de concessions, à des entreprises privées. Il y aurait également beaucoup à dire sur la valorisation patrimoniale de la culture et de l’histoire37 ou sur l’exploitation des espaces publics naturels tels que les forêts.
40De manière plus générale, si l’on s’accorde avec Arendt pour considérer que les activités de production et de consommation relèvent de la sphère privée, force est d’observer que nos villes, transformées en centres commerciaux géants, ne laissent plus qu’une place congrue à l’espace public authentiquement libre. « En Grèce, écrit la disciple de Heidegger, tous les tyrans eurent l’ambition, toujours déçue, de décourager les citoyens de s’occuper des affaires publiques et de perdre leur temps dans l’agoreuein et le politeuesthai improductifs ; ils auraient voulu transformer l’agora en un assemblage de boutiques comparables aux bazars du despotisme oriental »38.
41Cette gestion de l’espace public comme un centre commercial implique également sa sécurisation. La multiplication des caméras de surveillance sur la voie publique ou l’institution de sanctions administratives communales dont l’imposition échappe tant aux garanties du droit pénal qu’à celles du droit administratif témoignent de cette volonté de contrôle. Dans leur contribution à cet ouvrage, Diletta Tatti et Christine Guillain montrent bien comment la lutte contre la pandémie a accru cette tendance, donnant lieu à une règlementation des comportements (port du masque en rue, couvre-feu, interdiction de consommation d’alcool sur la voie publique, etc.) que l’on eût crue inimaginable il y a quelques années encore. Dans un tout autre registre, on épinglera avec Xavier Delgrange la régulation du port du voile, interdit dans des espaces semi-publics (école) et dont les variantes les plus extrêmes sont prohibées sur la voie publique39.
42Certes, ce lissage de l’espace public, combiné au « there is no alternative » asséné par les lieux du pouvoir, provoque une repolitisation sauvage de l’espace, comme en témoignent le déboulonnage des statues coloniales, le mouvement occupy, les gilets jaunes, les antivax, les manifestations pour le climat ou les cycloparades féministes. On voit là la trace de dynamiques d’empowerment et d’une conscience militante forte, porteuse de revendications de reconnaissance de groupes invisibilisés, canalisée par des associations et collectifs privés, le plus souvent avec les encouragements – voire la participation enthousiaste, d’une partie du « monde politique ». Mais – au risque d’être un peu brutal, voire marxien – ces éruptions sont temporaires, sectorielles et n’entravent guère – ou si peu, moyennant quelque concession symbolique – le business as usual (finalement, les galeries commerciales n’abritent-elles pas aussi des spectacles plus ou moins folkloriques et divertissants ?).
43Mais le constat ne s’arrête pas là. Comme nous l’avons vu dans la section précédente à propos du pouvoir, ce mouvement du public vers le privé s’accompagne d’un processus inverse. Au « circulez, y a rien à voir » de l’espace public s’oppose la formidable tendance au dévoilement de l’espace privé. Il n’est pas question ici du dévoilement volontaire et narcissique de sa vie privée, dont se repaissent les réseaux sociaux, et dont la portée politique se limite à son effet de dépolitisation des relations sociales. L’évolution visée ne concerne pas davantage la cession de données à caractère personnel évoquée par Valérie Varnerot dans sa contribution à cet ouvrage, laquelle s’inscrit dans une dynamique – la marchandisation – qui n’est pas « publique » au sens d’Arendt.
44Ce dont il est ici question, c’est d’un dévoilement contraint, au nom de l’intérêt public. Ce dévoilement me paraît s’autoriser d’une triple préoccupation : la défense de la vie, la défense du territoire et la défense des droits. Au rang de la première, on épinglera la consommation de tabac dans les restaurants ou dans sa voiture, mais aussi, en ces temps de pandémie, le nombre et l’âge des personnes autour de la table familiale. La protection de la santé – préoccupation de nouveau éminemment privée dans la dichotomie arendtienne40 – autorise l’État gestionnaire à porter le regard sur des pratiques intimes, à les dévoiler, mais à des fins de contrôle et de disciplinarisation41 qui n’emportent aucune forme de politisation du « problème ».
45Il n’en va pas différemment des techniques visant la défense du territoire. Je fais ici allusion aux politiques migratoires et aux entretiens parfois extrêmement intrusifs qui conditionnent l’obtention du sésame d’accès au territoire. Un dossier récemment paru à la R.I.E.J. dévoile comment les candidats à l’immigration, et notamment au regroupement familial, s’efforcent de répondre à la conception de la « bonne famille » véhiculée par les services migratoires42. On connaît également les dérives auxquelles a pu donner lieu la vérification de l’homosexualité de demandeurs d’asile faisant état de persécutions dans leur pays d’origine en raison de leur orientation sexuelle43.
46La troisième voie de dévoilement de l’espace privé concerne la défense des droits. Comme l’a bien montré Diane Bernard dans sa contribution à propos des droits des femmes et des violences de genre, le public s’invite désormais chez vous, dans votre cuisine, dans votre buanderie, jusque dans votre chambre à coucher – les Grecs n’en reviendraient pas. Mais bien d’autres lieux et bien d’autres droits sont concernés par cette évolution. Que l’on songe aux interdictions des ports de signes religieux dans les entreprises, aux pratiques discriminatoires dans des commerces44, aux objections de conscience dans les cliniques45 ou au respect du bien-être animal dans les abattoirs46. Des lieux privés ou semi-privés voient leurs murs s’ouvrir pour exposer aux yeux de tous des pratiques qui, même si elles sont ancrées dans des convictions privées, viennent heurter des droits fondamentaux qui, en s’horizontalisant, se transforment aussi en droits subjectifs – participant d’une dénaturation de la notion même de droit subjectif comme le montrent Thierry Léonard et Jérémie van Meerbeeck dans leur contribution à cet ouvrage.
47Les « dossiers politiques » émergent ainsi du privé, dans une dynamique bottom-up, par des « cas » qui, accumulés les uns aux autres, acquièrent une dimension systémique. Mais pour louables et salutaire qu’elles soient, il me semble que de telles pratiques n’offrent à nouveau qu’une politisation de façade où il s’agit « simplement » de veiller au respect de règles qui existent déjà et d’ainsi faciliter leur pénétration dans le corps social.
4. Débat public, opinions personnelles
48Le débat public n’échappe pas davantage à cette inversion des valeurs et des rôles. Il n’est pas utile de revenir longuement sur la crise du parlementarisme (dont le « moment Covid » constitue sous doute la plus éclatante démonstration), sur la perte de vitesse des relais du débat public tels que les médias généralistes ou les revues intellectuelles – la revue Le Débat a cessé de paraître en 2020 –, ou encore sur l’indifférence des citoyens envers les cénacles politiques, toutes choses assez compréhensibles au regard, à nouveau, de la transformation du politique en science de gestion, qui se concentre sur la question de l’efficacité et de l’efficience des moyens plutôt que sur le choix des fins et du sens de l’agir en commun.
49Il n’est pas non plus étonnant, dans ces conditions, que les pratiques censément vertueuses de consultation des stakeholders en amont de tout nouveau projet de loi et d’accès aux documents publics (érigé en droit subjectif, si pas fondamental), ne profitent majoritairement qu’à quelques happy few (et d’abord aux multinationales) soucieux de défendre leurs intérêts privés.
50Mais ici encore, cette dépolitisation – voire cette disparition – du débat public se trouve en principe compensée par une revalorisation, au niveau individuel, de l’opinion – opinion nécessairement privée, l’opinion publique n’existant pas, simple sommation d’opinions individuelles, nous dit Bourdieu47 – qui a trouvé dans les réseaux sociaux un terrain d’une incroyable fertilité et une caisse de résonance exceptionnelle.
51Hélas, la compensation n’est ici encore que de façade. Il faut lire les mots très durs mais justes que tant Jacques Julliard48 que Marcel Gauchet49, adressent à cette évolution dans l’ultime livraison du Débat, dont ils récusent toute vertu démocratique et même toute teneur politique50. Dynamique de l’entre-soi, utilisations de surnoms qui anonymisent, registre de l’affect et de la morale… tous les ingrédients du privé, en somme (et qui ont là leur légitimité), empêchent ces monologues indignés d’accéder au logos – y compris ceux lâchés sur Twitter par des mandataires politiques. Simples exutoires, machines à produire du ressentiment ou de la reconnaissance, garantis par la liberté d’expression et d’opinion ; indignations de principe sans prise sur la réalité et sans propositions de conciliation, comme le miroir inversé de la gestion publique (« orientée solution », le « jambon-fromage » de Robinson Crusoé).
52Mais il faut peut-être porter le regard plus loin, sur des pratiques plus proches de nous et qui paraissent plus légitimes, telles que le cause lawyering qui voit des associations se saisir des cours et tribunaux pour faire avancer la cause qu’elles défendent51. Aussi louable soient-elles, aussi justifiées soient-elles pour se faire entendre d’un État gestionnaire et « concret », de telles pratiques ne peuvent pas non plus servir de substitut au débat public, non seulement pour les raisons déjà mentionnées précédemment (il se limite bien souvent à la défense de droits acquis, ce qui est déjà beaucoup), mais en raison des limites mêmes du procès (en termes de temps, de parties à la cause, de recevabilité des arguments, etc.), du caractère sectoriel de l’action entreprise et du registre mobilisé (celui de la réclamation, loin de l’art du consensus qui fait l’essence du politique).
5. Intérêt général, intérêts privés
53Je termine sur l’intérêt public (ou l’intérêt général). Il n’est pas besoin là non plus d’un grand discours. Comme l’avait à nouveau très bien vu Arendt52, cet intérêt public se limite désormais largement à une utopie domestique, l’État agissant comme le syndic d’une association de copropriétaires : il s’agit de gérer les dépenses du ménage53 (c’est l’orthodoxie budgétaire ; empruntant au président Kennedy, la présidente du FMI Christine Lagarde ne dit-elle pas, à propos de l’assainissement des dettes publiques, que « c’est quand il fait beau qu’il convient de réparer le toit »54 – métaphore domestique s’il en est ?), faire croître ses revenus55 (c’est l’impératif absolu de croissance économique), assurer la sécurité et la vie de chaque membre (c’est la politique sécuritaire, y compris en matière sanitaire).
54La question des fins, du sens, est escamotée au profit de celles de moyens et laissée aux bavardages de l’opinion. Les invocations de l’intérêt général se font du reste plus rares. L’idéologie dominante a donné à l’expression une consonance un peu désuète56, renforcée en cela par le soupçon que le retour des identités fait peser sur la possibilité même d’une parole détachée.
55Évidemment, et en retour, au regard de ces objectifs managériaux, la poursuite des intérêts privés devient d’intérêt public. Il est d’intérêt général que chacun parvienne à la prospérité matérielle et sanitaire, contribuant ainsi à la réussite de la grande entreprise nationale. Mais ici encore, cette publicisation du privé opère en trompe l’œil car elle n’est que le prolongement logique d’une dynamique inverse préalable, à savoir la privatisation de l’ethos politique.
56On rétorquera peut-être que tout cela n’est pas neuf et que la Chine de Mao ou la France de Portalis liaient déjà le bonheur de la nation à celui des familles. La différence me semble cependant tenir au fait que le gouvernail est aujourd’hui plus que jamais confié au secteur privé. Car en définitive, c’est parce que les États ont des comptes à rendre à leurs créanciers – privés – et à leurs investisseurs – privés – qu’ils sont mobilisés dans cette dynamique de survie typique, encore une fois, de la sphère privée selon Arendt. En d’autres termes, la satisfaction de l’intérêt général ne dépend pas seulement de la poursuite des intérêts privés. Sa définition est également dictée par ces mêmes intérêts.
6. Tempéraments et ouvertures
57Le panorama dressé dans les pages qui précèdent paraitra sans doute bien sombre, et appelle sans doute quelques tempéraments. Car même s’il faut regarder la réalité en face et se défier des vessies colportées par la doxa post-moderne, on ne gagne rien à camper une posture critique un peu facile, nostalgique d’un passé républicain idéalisé. Pour conclure, il convient donc de redresser un peu le tableau avant d’esquisser quelques pistes prometteuses.
58D’abord, la démonstration proposée dans ces pages est bâtie sur le présupposé arendtien selon lequel « le public » correspond au domaine politique de l’action. Cette équation est pourtant insuffisante. La publicité est une vertu en soi, ne fût-ce que par le contrôle qu’elle permet. En ce sens, si l’on peut regretter que « l’art politique » se résume désormais peu ou prou à une science de l’administration – fait en partie inéluctable eu égard à la complexification de nos sociétés (nous ne sommes plus à Athènes) – il faut au moins se féliciter que le droit (public, privé, peu importe) assure la publicité de cette gestion.
59De la même manière, si l’on peut se lamenter sur l’appauvrissement du débat public au profit d’une culture du self franchement nauséabonde, il faut au moins se réjouir du fait qu’à l’inverse de la Grèce antique, ou même de l’époque moderne, l’accès audit débat ne soit plus conditionné par des questions de race, de genre ou de fortune – le droit, ici aussi, a joué son office civilisateur.
60Enfin, si l’on peut s’indigner des incursions des big brothers étatiques et digitaux dans notre vie privée, il est difficile de ne pas voir comme un progrès civilisationnel, après la création d’une sphère privée peu ou prou inconnue du monde pré-moderne, la conviction que cette sphère d’intimité ne doit pas rimer avec impunité et que les rapports de force existent au-delà (ou plutôt en deçà) de l’État et du marché.
61Trois pistes prometteuses pour finir. La première, c’est l’Europe. C’est elle qui est en grande partie responsable de la mise sous tutelle de nos politiques publiques. Mais c’est d’elle aussi que peut venir un élargissement des possibles. Le green deal et le programme fit for 55 en sont la preuve ; les mots de dé- ou post-croissance ne sont plus inaudibles. Et le Brussels effect – qui veut que les standards européens en matière environnementale ou de santé gagnent rapidement le monde entier par leur diffusion à travers les réseaux des multinationales57 – témoigne du potentiel réel d’un changement de paradigme impulsé depuis le Vieux Continent.
62La seconde, ce sont les communs. Comme l’atteste la contribution de Marie-Sophie de Clippele à cet ouvrage, il y a dans cette institution à redécouvrir la promesse d’une véritable retour en politique, qui tourne le dos à la logique de la « nécessité de la vie » – où il est davantage question de faire que d’avoir ; et un retour mobilisateur car proche et concret, fondé sur des objets (des espaces, des œuvres) investissables émotionnellement, qui permettrait peut-être de mieux remporter l’éternel défi de nos démocraties, celui de l’inclusion non pas simplement dans l’accès, mais dans la praxis même du commun.
63La troisième ouverture relève du registre conceptuel. Pour éclairer les changements structurels évoqués dans les pages de cet ouvrage et au cours de ces deux années de réflexion qui l’ont précédé, je voudrais rompre une lance en faveur d’une nouvelle summa divisio, entre droit croissanciel et droit convivial – division proposée à l’issue du précédent projet de recherche du SIEJ consacré au « droit en transition »58. Le droit croissanciel, c’est le droit de la nécessité, celui qui permet la poursuite de la vie biologique en garantissant notamment à chacun un certain niveau de confort matériel. Le droit convivial, c’est le droit de la liberté qui rehausse la ligne d’horizon et, au-delà la vie, vise à réaliser les possibilités d’une vie digne d’être vécue. C’est là que se loge le politique dont parle Arendt. Un espace « politique » que – n’en déplaise aux Athéniens – sont aujourd’hui appelés à se partager pouvoirs publics et personnes privées, green deal et coopératives, de même que la visée du droit croissanciel est assurée par la combinaison de normes tant publiques que privées. L’essentiel n’est donc tant de sauvegarder à tout prix une distinction nette – et de tout temps illusoire – entre les pôles public et privé que de s’assurer qu’indépendamment des évolutions de ces deux sphères, les valeurs et dimensions de l’existence qu’elles ont pu incarner à un moment de l’histoire humaine (nécessité vs. liberté ; vie vs. autonomie ; moyens vs. fin ; poiésis vs. praxis) n’en viennent jamais à se confondre, dans les pratiques, dans les discours et – surtout – dans les esprits59.
Notes de bas de page
1 La totalité de ces séances sont consultables sur la chaîne YouTube du SIEJ : https://www.youtube.com/channel/UCiJ_enh8lvlRm3lgaK7UXUw. Rappelons au surplus que ce cycle de séminaires constituait déjà le prolongement d’un premier ouvrage (J. van Meerbeeck, P.-O. de Broux, Th. Léonard, B. Lombaert (coord.), La distinction entre droit privé et droit public, Limal, Anthémis, 2019), fruit d’une collaboration entre les centres de droit privé et de droit public de l’Université Saint-Louis – Bruxelles.
2 J. van Meerbeeck, « Lancement du nouveau thème du SIEJ », R.I.E.J., vol. 83, 2009, p. 133.
3 B. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819, consultable notamment sur le site www.institutcoppet.org.
4 H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Leby, coll. Biblio essais, 2018 (éd. or. The human condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958).
5 « Le trait distinctif du domaine familial était que les humains y vivaient ensemble à cause des nécessités et des besoins qui les y poussaient. Ils obéissaient ainsi à une force qui était la vie elle-même et qui, pour subsister dans l’individu et dans l’espèce, exige la compagnie. La subsistance individuelle était la tâche de l’homme, la perpétuation de l’espèce celle de la femme, voilà qui était évident ; et c’est deux fonctions naturelles, travail masculin des nourritures à produire, travail féminin de la procréation, était soumises aux mêmes contraintes vitales. La communauté naturelle du foyer naissait, par conséquent, de la nécessité, et la nécessité en régissait toutes les activités » (Ibid., p. 92-93).
6 « L’animal laborans ne fuit pas le monde, il en est expulsé dans la mesure où il est enfermé dans le privé de son corps, captif de la satisfaction de besoins que nul ne peut partager et que personne ne saurait pleinement communiquer. Le fait que la servitude et la réclusion dans la domesticité ont été généralement la condition sociale de tous les travailleurs avant l’époque moderne est dû principalement à la condition humaine ; la vie, qui pour toute autre espèce animale est le sens même de l’être, devient un fardeau pour l’homme à cause de sa “répugnance” innée à la “futilité” » (Ibid., p. 218).
7 Ibid., p. 93.
8 Discours du 6 mai 2020, consultable à l’adresse http://www.theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/MACRON_DISCOURS.xml.
9 Voy. la contribution d’Emmanuel Slautsky à cet ouvrage.
10 Voy. la contribution de Damien Piron à cet ouvrage.
11 On peut voir dans cette soumission des règles de droit étatique à l’arbitrage privé la transformation (la régression ?) d’un droit « péremptoire » (« public ») à un droit « provisoire » (« privé »), pour reprendre les termes de Kant tel que relu par Quentin Landenne dans sa contribution à cet ouvrage.
12 Sur la posture pionnière de la Cour de justice de l’Union européenne à cet égard, voy. S. Van Drooghenbroeck, « Vérité à Luxembourg, erreur à Strasbourg. À propos de certaines plus-values discrètes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », Annuaire de droit de l’Union européenne 2019, Paris, Éditions Panthéon-Asses, 2020.
13 Voy. la contribution de Norman Vander Putten à cet ouvrage.
14 Sur cette expression, voy. A. Garapon, P. Servan-Schreiber, Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée, Paris, PUF, 2020.
15 Voy. la contribution d’Yves Cartuyvels, Olivia Nederlandt et Thibaut Slingeneyer à cet ouvrage.
16 Sur cette gamme de partenariats « public-privé », voy. l’exposé de Dimitri Yernault au SIEJ, consultable à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=zX4dIujx6ck&t=1218s qui a donné lieu à l’article « Du service public à l’autonomie de la volonté (et inversement) dans l’offre de biens et de services : entre “interdépendance sociale” et “buts monumentaux” ? », R.I.E.J., 2021, vol. 86, p. 281-326.
17 Voy. la contribution d’Olivier Dussauge à cet ouvrage.
18 Voy. Circulaire n° 06/20 du Collège des procureurs généraux près les cours d’appel, version révisée du 7 décembre 2021, p. 53, pt. 3.2.2, sur la base de la liste des personnes habilitées à opérer un tel contrôle, dressée à l’article 13, § 3, de l’accord de coopération du 14 juillet 2021 entre « 'État fédéral, la Communauté flamande, la Communauté française, la Communauté germanophone, la Commission communautaire commune, la Région wallonne et la Commission communautaire française concernant le traitement des données liées au certificat COVID numérique de l’UE et au COVID Safe Ticket, le PLF et le traitement des données à caractère personnel des travailleurs salariés et des travailleurs indépendants vivant ou résidant à l’étranger qui effectuent des activités en Belgique, M.B., 23 juillet 2021, p. 76170.
19 Selon la fameuse dichotomie (liberté négative-liberté positive) proposée par I. Berlin (« Deux conceptions de la liberté », in Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Levy, 1988, p. 171 et s.)
20 Selon l’expression devenue mythique de S. Warren et L. Brandeis (« The Right to Privacy », Harvard Law Review, vol. IV, 1890, n° 5, p. 193-220).
21 Voy. sa contribution au présent volume.
22 Sur la politique d’activation des chômeurs, voy. D. Dumont, La responsabilisation des personnes sans emploi en question. Une étude critique de la contractualisation des prestations sociales en droit belge de l’assurance chômage et de l’aide sociale, Bruxelles-Bruges, La Charte – Die Keure, 2012.
23 Voy. la contribution déjà mentionnée d’Yves Cartuyvels, Olivia Nederlandt et Thibaut Slingeneyer à cet ouvrage.
24 O. De Schutter, T. Dedeurwaerdere, « Vers un État partenaire. Soutenir les innovations sociales citoyennes pour une transition juste », in Le droit en transition. Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, sous la direction de A. Bailleux, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis – Bruxelles, 2019, p. 481-515.
25 Voy. à ce propos la recherche doctorale d’O. Dussauge sur les initiatives de relocalisation de l’économie au prisme du droit de l’Union européenne.
26 N. Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Paris, PUF, 2014. L’auteur a présenté, sur ce sujet, une contribution à notre réflexion collective lors d’un séminaire qui s’est tenu le 18 mars 2021 (« Public et privé, individu et société : une approche sociologique sur des catégories à haute tension »).
27 Voy. la Directive 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes (J.O., 15 novembre 2014, L, p. 1-9), qui fait l’objet d’une proposition de révision par la Commission (COM(2021) 189 final).
28 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_21_4945.
29 https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/policies/covid-19-disinformation-monitoring.
30 Ainsi, Facebook considère comme un « hate speech » la phrase « je pense que les hommes sont supérieurs aux femmes » ou l’affirmation selon laquelle une certaine « caractéristique protégée » (c’est-à-dire, un critère protégé de discrimination : sexe, handicap, religion, etc.) ne devrait pas exister (https://transparency.fb.com/fr-fr/policies/community-standards/hate-speech/). Pleine de bonnes intentions, cette position semble pour le moins en tension avec la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme selon laquelle les « opinions qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, pt. 49) sont couvertes par le droit à la liberté d’expression (art. 10 CEDH). Quant à la Cour suprême américaine, elle s’est toujours refusée à considérer que les « hate speeches » étaient exclus de la protection du premier amendement (voy. récemment, Matal v. Tam, 582 U.S. (2017)).
31 https://www.youtube.com/watch?v=jWzvUCkWeWA. Voy. aussi V. Lemay e.a. (dir.), Gramsci, notre contemporain, Paris, L’Harmattan, 2020.
32 L’État « intégral » y est défini comme l’équilibre entre la « Société politique » (en gros, l’appareil étatique) et la « Société civile » (conçue comme le résultat de l’« hégémonie qu’un groupe social exerce sur la société nationale dans son entier par le moyen d’organisations prétendument privées, comme l’église, les syndicats, les écoles ») (A. Gramsci, Lettres de prison, Paris, Gallimard, 1971, lettre 210, 7 septembre 1931).
33 H. Portelli, Gramsci et le bloc historique, Paris, PUF, 1972.
34 Sur cette notion, voy. F. Ost, Le droit ou l’empire du tiers, Paris, Dalloz, 2021.
35 https://www.youtube.com/watch?v=Y8PgqLfmnNw.
36 Yseult Marique pointe à juste titre la tentative de centralisation de la perception des redevances de stationnement en Région de Bruxelles-Capitale par la création d’une agence de stationnement qui a le statut de société anonyme de droit public. Il apparaît toutefois que ce sont toujours des objectifs de rendement qui motivent un tel choix et que l’objectif n’est pas de supprimer les concessions au profit d’opérateurs privés, mais bien plutôt d’en centraliser l’attribution.
37 Sur ce point, voy. G. Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (éd. or. Buchet-Chastel, 1967), p. 177 et s.
38 H. Arendt, op. cit., p. 277.
39 https://www.youtube.com/watch?v=vRtcYknAMFk et X. Delgrange, « La laïcité à cheval sur le public et le privé », R.I.E.J., 2021, vol. 86, p. 217-233.
40 Il faut lire les pages prophétiques qu’Arendt consacre à l’accession de la vie humaine, à l’époque moderne, au statut de « souverain bien » – en rupture totale avec les traditions grecques et hébraïques : H. Arendt, op. cit., p. 503-520.
41 Je renvoie encore une fois ici à la contribution de Diletta Tatti et Christine Guillain.
42 L. Odasso et A. Fillod-Chabaud (dir.), « Affinités électives. Familles migrantes et gardiens de la nation », R.I.E.J., 2021, vol. 86, p. 91-215.
43 Il a notamment fallu que la Cour de justice de l’Union européenne précise que les autorités migratoires ne peuvent accepter « des éléments de preuve, tels que l’accomplissement par le demandeur d’asile concerné d’actes homosexuels, sa soumission à des “tests” en vue d’établir son homosexualité ou encore la production par celui-ci d’enregistrements vidéo de tels actes » (C-148 à C-150/13 Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, 2 décembre 2014, EU:C:2014:2406).
44 S’agissant du refus d’un pâtissier de confectionner un gâteau pour un mariage homosexuel en raison de ses convictions chrétiennes voy. les arrêts de la Cour suprême américaine (Masterpiece Cakeshop v. Colorado Civil Rights Commission, 584 U.S. (2018)) et britannique (Lee v Ashers Baking Company Ltd and others [2018] UKSC 49), confirmant chacun la constitutionnalité d’un tel refus.
45 Sur la quasi-impossibilité d’obtenir une interruption volontaire de grossesse dans certaines régions d’Italie suite au refus massif de médecins italiens de pratiquer de telles opérations en raison de leur droit à l’objection de conscience, on se rappellera les condamnations de l’Italie par le Comité européen des droits sociaux (ECSR, 2013. International Planned Parenthood Federation-European Network (IPPF-EN) v Italy, Complaint No.87/2012, decision on the merits of 10 September 2013, Resolution CM/ResChS(2014)6 ; ECSR, 2015. Confederazione Generale Italiana del Lavoro (CGIL) v Italy, Complaint No 91/2013, decision on admissibility and the merits of 12 October 2015, Resolution CM/ResChS(2016)3).
46 Sur l’obligation d’étourdissement avant l’abattage, voy. l’arrêt de la Cour de justice du 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a., C-336/19, EU:C:2020:1031.
47 P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318 (janvier 1973), p. 1292-1309.
48 J. Julliard, « Reine du monde ou fille des rues ? L’opinion publique », Le Débat, n° 210 (2020/3), p. 110-120.
49 M. Gauchet, « À la découverte de la société des individus », Le Débat, n° 210 (2020/3), p. 155-168 : « La perspective révolutionnaire s’est évanouie avec le projet dûment élaboré d’une transformation totale de la société existante. Le cadre de celle-ci s’impose de fait. Mais la posture critique n’a rien perdu de sa virulence pour autant. Elle se nourrit d’indignation plus que de réflexion et se manifeste davantage par la dénonciation que par la proposition. Sa visée est essentiellement démonstrative. La priorité est d’exprimer une opposition sans merci plus que d’agir sur le cours des choses, les solutions, d’ailleurs disqualifiées d’avance pour leur insuffisance, étant renvoyées aux autorités gestionnaires. » (p. 165) Mais encore : « On croyait à tort le principe du pluralisme acquis avec la disparition des programmes totalitaires. Qui l’eût cru, il est miné de l’intérieur par l’exaspération d’un esprit des libertés individuelles qui se dévoie en moralisme inquisitorial et en chasse aux sorcières » (p. 166).
50 M. Gauchet, op. cit., p. 166 : « “Dépolitisation” étant à entendre ici non comme un simple désintérêt pour la chose politique, mais comme le refus ou l’impossibilité de penser et d’agir à l’échelle du tout de l’organisation sociale, tel que gouverné par le pouvoir politique, en vue de le transformer ou de le faire évoluer, bref, de prendre l’existence collective dans son ensemble, au profit d’une attitude consistant à ne vouloir connaître et poursuivre que sa cause particulière, sa revendication spécifique ou son seul intérêt. Attitude typique de ce que l’on s’est efforcé de cerner comme “privatisation”. Cela peut prendre la forme d’activismes bruyants, dont la mobilisation militante ne doit pas dissimuler l’absence de perspective proprement politique. Cela peut prendre la forme, beaucoup plus répandue, à l’opposé d’une démobilisation à l’égard des causes collectives, d’un désengagement, voire d’un regret vis-à-vis des affaires publiques, toutes attitudes désormais bien répertoriées, qui justifient plus immédiatement, à première vue, le terme de dépolitisation, mais tout aussi trompeuses sur le fond, en réalité, que ces ultra-politisations qui n’en sont pas. »
51 Pour une analyse sociologique lumineuse de ces pratiques, voy. T.M. Hilbink, « You Know the Type: Categories of Cause Lawyering », Law & Social Inquiry, vol. 29, juillet 2004, p. 657-698.
52 « (…) [N]ous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d’une gigantesque administration ménagère. La réflexion scientifique qui correspond à cette évolution ne s’appelle plus science politique mais “économie nationale” (…) et il s’agit là d’une sorte de “ménage collectif” ; nous appelons “société” un ensemble de familles économiquement organisées en un fac-similé de famille supra-humaine, dont la forme politique d’organisation se nomme “nation”. Nous avons donc du mal à nous rendre compte que pour les Anciens, le terme même d’’économie politique’ eût été une contradiction dans les termes, tout ce qui concernait la vie de l’individu et de l’espère, était par définition non politique, affaire de famille. » (H. Arendt, op. cit., p. 90-91).
53 H. Arendt, op. cit., p. 116-117.
54 « A Time to Repair the Roof », discours délivré à l’Université de Harvard, 5 octobre 2017, consultable à l’adresse https://www.imf.org/en/News/Articles/2017/10/04/sp100517-a-time-to-repair-the-roof.
55 H. Arendt, op. cit., p. 145-147.
56 Voy. sur ce point la contribution de Jacques Chevallier à cet ouvrage.
57 A. Bradford, Brussels Effect. How the European Union Rules The World, Oxford, OUP, 2019.
58 A. Bailleux, Le droit en transition. Les clés juridiques d’une prospérité sans croissance, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis – Bruxelles, 2019.
59 Dans sa contribution à cet ouvrage, Lou Clemens rappelle bien que c’est en définitive ce processus que craint Arendt lorsqu’elle dénonce la disparition des sphères tant publique que privée dans « le social ».
Auteur
Université Saint-Louis – Bruxelles
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