1La crise de la Covid-19 et les mesures qu’elle a emportées ont entraîné une redéfinition de nos espaces publics et privés.

2De nombreuses normes se sont succédé qui tour à tour interdisent ou restreignent les déplacements, les sorties ou les rassemblements dans l’espace public. Si des limitations de l’espace public sont possibles en temps ordinaire1, elles prennent une ampleur inédite dès le mois de mars 2020, bouleversant les usages et les manières de se rapporter aux lieux publics : plus question de se retrouver entre amies sur la pelouse d’un parc, de s’asseoir sur un banc, de se promener en compagnie, de se déplacer pour rendre visite à la famille ou, encore, de participer à une quelconque manifestation. L’espace public est à l’arrêt : d’abord, de manière drastique par la limitation des déplacements à ceux jugés essentiels à la survie matérielle (courses alimentaires, déplacements vers ou à partir du lieu de travail…), ensuite, de manière plus sélective, en ciblant certains usages ou comportements (présence en rue le soir et la nuit, rassemblements et manifestations, consommation d’alcool sur la voie publique…).

3À l’immobilisme (relatif) de l’espace public correspond une certaine effervescence autour de l’espace privé. Ce dernier fait l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics. Les interdictions et limitations pénètrent désormais le cercle intime, amical ou familial des citoyens, et déterminent ce qu’il est permis ou non de faire, et avec qui il est permis de le faire. Les mesures fixent le nombre de personnes autorisées à se retrouver au sein du domicile, balisent certaines activités (repas de Noël ou veillées funéraires) ou en interdisent d’autres (soirées festives).

4Très rapidement, le choix est fait de faire reposer l’effectivité de ces mesures sur une approche répressive confiée aux autorités pénales et, pendant la période du premier confinement, aux autorités communales. Le caractère inédit des infractions « Covid » entraîne une approche tout aussi inédite de leur traitement administratif ou pénal, dont nous nous proposons d’analyser les caractéristiques et les enjeux.

5La présente contribution reprend une série d’observations et de constats posés dans le cadre de la répression des infractions « Covid » et s’inscrit dans une recherche PER-FNRS menée à l’Université Saint-Louis – Bruxelles2. La recherche est spatialement située à l’échelle bruxelloise et prend comme point de départ le glissement administratif du droit pénal. L’accent est donc mis initialement sur le recours aux sanctions administratives communales pour réprimer les infractions « Covid » au printemps 2020, puisque toutes les dix-neuf communes bruxelloises ont eu recours à ce mécanisme, contre seulement dix pour cent des communes de Flandre et de Wallonie3. Le champ de la recherche s’est ensuite élargi pour s’intéresser à la réponse pénale aux infractions « Covid », qui s’est imposée comme la seule voie répressive à partir du 1^er juillet 2020.

6Après avoir posé le cadre général des infractions « Covid » et de leur répression (1), tant pénale qu’administrative, seront abordées les pratiques divergentes des communes bruxelloises en matière de limitations d’accès à l’espace public (2). Nous nous intéresserons ensuite aux caractéristiques spécifiques de l’action publique dans le traitement de ces infractions (3). Nous aborderons enfin, avant de conclure, l’interprétation volatile de certaines notions juridiques, brouillant les frontières entre espace public et vie privée (4 et 5).

1. Architecture répressive des infractions « Covid »4

7L’architecture répressive qui se construit au printemps 2020 est caractérisée tant par l’adoption d’arrêtés ministériels et d’arrêtés de gouvernement qui créent des infractions inédites, que par la mise en place, par le Collège des procureurs généraux, d’une politique des poursuites spécifique (1.1). Entre les mois de mars et juin 2020, le recours aux pouvoirs spéciaux et, partant, aux sanctions administratives communales (ci-après SAC), vient parachever cette construction répressive originale (1.2).

1.1. Des arrêtés ministériels en pagaille qui privilégient le recours aux sanctions pénales

8Le 13 mars 2020, le premier arrêté ministériel portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-195 est adopté par le ministre de la Sécurité et de l’Intérieur. Cette première norme inaugure une longue série, puisqu’en un an et demi, quarante et un arrêtés ministériels contenant des mesures d’urgence pour lutter contre la Covid-19 sont adoptés successivement6.

9Ces arrêtés ministériels constituent des instruments inédits en matière répressive, à deux égards. D’une part, au niveau de la technique normative, il s’agit d’actes de nature règlementaire, à vocation temporaire, mais qui créent de nouvelles infractions, sanctionnées pénalement. Ces normes sont adoptées sur la base des articles 182 et 187 de la loi du 15 mai 2007 relative à la sécurité civile7. L’article 182 de la loi autorise notamment le ministre de l’Intérieur ou son délégué et les bourgmestres, en cas de circonstances dangereuses, en vue d’assurer la protection de la population, d’obliger celle-ci à s’éloigner des lieux ou régions particulièrement exposés, menacés ou sinistrés, et d’assigner un lieu de séjour provisoire aux personnes visées par cette mesure ou, encore, d’interdire tout déplacement ou mouvement de la population. L’article 187 permet, quant à lui, de sanctionner le refus ou la négligence de se conformer aux mesures ordonnées en application de l’article 182 d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et/ou d’une amende de vingt-six à cinq cents euros8. Les éléments constitutifs des infractions nouvellement créées ressortent donc d’une lecture combinée de la loi sur la sécurité civile et de l’arrêté ministériel en vigueur au moment de la commission de l’infraction « Covid ». D’autre part, le contenu normatif des arrêtés ministériels est inédit puisqu’il restreint ou suspend l’exercice de droits et libertés fondamentales pour une période qui va de quelques mois à plus d’une année. Il en va ainsi de la liberté de réunion9 et de la liberté d’aller et venir10 : les rassemblements, tant dans l’espace public que privé sont interdits11 et ensuite limités12. Il en va également du droit au respect à la vie privée et familiale13 : les déplacements d’ordre privé dans l’espace public doivent être justifiés en cas de contrôle14 et le nombre de personnes pouvant être invitées au sein d’un foyer est réglementé15.

10Au niveau régional bruxellois, on doit y ajouter les arrêtés du Ministre-Président qui, dès le mois d’août 202016, complètent les normes fédérales en prévoyant une série d’infractions régionales. Ces infractions, contenues dans vingt-deux arrêtés, démontrent une attention particulière pour la gestion de l’espace public en contexte urbain. Elles prévoient notamment un couvre-feu plus long qu’à l’échelle nationale17, rendent le port du masque obligatoire en extérieur ou, encore, interdisent la consommation d’alcool en rue18.

11Enfin, au niveau de la poursuite des infractions, on constate que le Collège des procureurs généraux intervient rapidement dans la gestion des infractions « Covid » par l’adoption, dès le 25 mars 2020, d’une circulaire n° 6/2020 contenant des « directives relatives à la mise en œuvre judiciaire de l’arrêté ministériel du 24 mars 2020 modifiant l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 » (ci-après, la circulaire COL n° 06/2020)19. La circulaire met en place une politique des poursuites spécifique aux infractions « Covid », qui doivent être traitées de manière prioritaire et, de préférence, par le recours au mécanisme de la transaction pénale (voir infra, point 3.2.2.).

1.2. Le recours aux SAC à Bruxelles durant le premier confinement

12Parallèlement à l’adoption des arrêtés ministériels, deux lois de pouvoirs spéciaux sont adoptées le 27 mars 2020 (« loi COVID-19 I » et « loi COVID-19 II »)20 qui habilitent le gouvernement à prendre des mesures de lutte contre la propagation du COVID-19. C’est dans ce cadre qu’est adopté l’arrêté royal de pouvoirs spéciaux n° 1 du 6 avril 202021, qui fait des infractions « Covid » des infractions mixtes22, susceptibles d’être traitées tant au plan administratif, par le biais des SAC, que par la voie pénale (voir infra, point 3). L’arrêté royal ne spécifie pas les infractions « Covid » qui peuvent faire l’objet de ce traitement particulier, déléguant de facto cette tâche au Collège des procureurs généraux. Dans sa version modifiée du 7 avril 2020, la circulaire COL n° 06/2020 inclut la possibilité d’un traitement mixte en cas d’infraction aux mesures de fermeture des commerces et magasins, aux interdictions de rassemblements dans l’espace public ou aux interdictions de déplacement pour des raisons non essentielles23. Elle prévoit, en outre, une inversion inédite en matière de traitement des infractions mixtes : la voie administrative devient prioritaire sur la voie pénale dans tous les cas, sauf dans les dossiers concernant des personnes mineures, des situations de concours d’infraction ou de récidive. Le système mis en place prévoit une amende administrative d’un montant forfaitaire de 250 euros24, là où la loi du 24 juin 2013 relative aux sanctions administratives communales (ci-après, la loi « SAC ») prévoit une amende de maximum 350 euros. Cette solution, qui vise probablement à aligner le régime des SAC sur celui adopté par la circulaire COL n° 06/2020 dans le cadre de la transaction pénale (voir infra, point 3.2.2.), est regrettable à deux égards. Premièrement, parce qu’elle ne laisse aucune marge d’appréciation au fonctionnaire sanctionnateur, qui ne peut tenir compte d’éventuelles circonstances atténuantes pour adapter le montant de l’amende. D’autre part, en faisant l’impasse sur d’autres mesures contenues dans la loi « SAC » (on pense à la médiation locale et à la prestation citoyenne), elle consacre une vision purement sécuritaire, en réponse au non-respect des mesures « Covid »25.

13S’agissant d’une faculté et non d’une obligation, chaque commune a le choix, sur son territoire, de recourir ou non au mécanisme des SAC pour réprimer les infractions « Covid ». Les dix-neuf communes bruxelloises opteront toutes pour cette possibilité dès la mi-avril 202026. Si l’entrée en vigueur de l’arrêté royal de pouvoirs spéciaux n° 1 marque le début de l’encadrement normatif des SAC dans le cadre des mesures « Covid », la plupart des dix-neuf communes n’a cependant pas attendu ce texte pour recourir aux SAC dans la répression des infractions « Covid ». Un accord, non formalisé, est trouvé « entre le Procureur du Roi de Bruxelles, les 6 zones de police et les 19 communes »27, quelques jours après le début du premier confinement. Il prévoit que les communes dressent des SAC pour les infractions commises, pour la première fois, par des personnes physiques, la voie pénale étant prévue pour les dossiers concernant les récidivistes, les mineurs ainsi que les personnes morales. Ce choix est justifié par un souci d’efficacité, en vue d’assurer une réponse rapide à ce type d’infractions, et par la crainte de voir les services judiciaires débordés par ce nouveau contentieux.

14La base juridique de l’intervention répressive communale durant cette première période de confinement est trouvée dans une interprétation extensive de l’article 11 du Règlement général de police bruxellois (ci-après, RGP)28, contraire au principe d’interprétation stricte de la norme répressive. Ensuite, la légalité de ce fondement est contestable à plusieurs égards. Premièrement, aucun texte légal ne prévoit, avant le 6 avril 2020, que les infractions « Covid » sont des infractions mixtes, punissables tant par la voie pénale qu’administrative. Ensuite, l’article 11 du RGP nécessite le constat d’un refus d’obtempérer aux injonctions de la police, de sorte que le simple constat d’une infraction « Covid » ne suffit pas à fonder une sanction. Or, certaines communes ont considéré que l’existence de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 constituait en soi une injonction, de sorte que le procès-verbal était traité même si le refus d’obtempérer aux injonctions de la police n’était pas constaté29. Enfin, une telle interprétation aboutit à doter les communes d’un pouvoir de sanction administrative pour l’ensemble des lois, règlements et arrêtés, ce qui n’est certainement pas l’objet de la disposition. En adoptant la circulaire COL n° 06/2020, le Collège des procureurs généraux entend réagir à cette pratique bruxelloise, en définissant la politique de recherche et de poursuite des infractions « Covid ». Il considère, en effet, que la répression administrative est menée en violation de la loi SAC et adresse fin mars un courrier au ministre de la Justice pour faire part de ses inquiétudes30.

15Le constat de l’illégalité de l’intervention communale n’est cependant pas partagé par tous et une logique d’efficacité semble l’emporter sur une clarification juridique. En effet, la plupart des communes bruxelloises recourent largement aux SAC durant le premier mois de confinement, en dehors de tout cadre légal. À l’échelle des dix-neuf communes, le président des fonctionnaires sanctionnateurs bruxellois estime que 16.000 procès-verbaux ont été transmis aux communes, en vue d’un traitement administratif, entre mars et juin 202031. En comparaison, Bruxelles Prévention et Sécurité et la police fédérale indiquent que 12.124 procès-verbaux ont été transmis au parquet, en vue d’un traitement pénal, pendant la même période32. On constate même que certaines communes ont traité un plus grand nombre de dossiers durant la première période de confinement qu’après la transposition, dans une ordonnance communale, de l’arrêté royal de pouvoirs spéciaux du 6 avril 2020. À titre d’exemple, la commune de Watermael-Boitsfort a traité environ 120 procès-verbaux entre la mi-mars 2020 et le 1^er mai 2020, date de l’entrée en vigueur de l’ordonnance qui transpose l’arrêté royal de pouvoirs spéciaux du 6 avril 2020 et ne reçoit plus de procès-verbaux après cette date33. À Molenbeek-Saint-Jean, 1.364 procès-verbaux concernant des infractions « Covid » ont été dressés entre le 18 mars 2020 et le 16 avril 2020, alors que seuls 328 procès-verbaux « Covid » sont traités après cette date34.

16Si les communes bruxelloises recourent aux SAC dès le début de la crise de la Covid-19, toutes laissent la main au ministère public dès le 1^er juillet 2020. En effet, les pouvoirs spéciaux au niveau fédéral n’ont pas été renouvelés au-delà du 30 juin 2020, de sorte que l’intervention communale n’est plus possible, à défaut de base légale.

2. Accès différencié à l’espace public pendant le premier confinement : la « parenthèse » des SAC

17Les infractions « Covid » mixtes traitées par les communes entre la mi-mars et le 30 juin 2020 concernent presque exclusivement des mesures qui touchent à l’espace public, en restreignant ou en interdisant son accès35. Venant se greffer sur les réalités locales qui composent le paysage bruxellois, les différences de traitement des justiciables dans le cadre de la répression administrative des infractions « Covid » sont observables à trois niveaux. D’une part, au niveau du traitement policier, on constate d’importantes disparités dans les pratiques des différentes zones de police (2.1). Ensuite, l’appréciation discrétionnaire dont jouissent les fonctionnaires sanctionnateurs se traduit par des pratiques divergentes dans le traitement des procès-verbaux (2.2). Enfin, les écarts sont aussi notables dans le type de sanction ou de mesure décidées par les fonctionnaires sanctionnateurs (2.3).

2.1. Au niveau des contrôles policiers

18De manière générale, la police est très sollicitée durant les premiers mois de la crise, le contrôle du respect des mesures « Covid-19 » étant une priorité. Les policiers sont en première ligne et sont les seuls acteurs publics présents dans l’espace public, chargés de sanctionner les manquements à des mesures au demeurant souvent peu claires et sources d’insécurité juridique36. Les agents constatateurs communaux, chargés d’une partie du contentieux administratif communal, et qui d’ordinaire dressent 34 % des procès-verbaux en matière de SAC37, sont écartés dès le début du confinement. Leur intervention en matière d’infractions « Covid » est ensuite explicitement exclue par l’arrêté royal n° 1 du 6 avril 2020 (précité) dès lors que, conformément à la loi « SAC »38, ils ne sont pas légalement habilités à constater des infractions mixtes. Enfin, aussi bien les opérateurs sociaux que les services de première ligne et les agents chargés de la prévention sont également mis sur le côté, ce qui aboutit à une configuration inédite de l’espace public. Dans ce contexte, on constate que la police fait preuve d’« excès de zèle »39 durant les deux premiers mois de confinement, ce qui se traduit par un nombre important de procès-verbaux dressés à charge des citoyens.

19Cet excès de zèle n’est cependant pas constaté partout de la même manière et l’accès à l’espace public est modulé de manière distincte en fonction des quartiers40. Si plusieurs communes du nord-ouest de la ville sont marquées par des épisodes de tensions entre policiers et jeunes, qui culminent dans la mort du jeune Adil à Anderlecht, le 10 avril 202041, d’autres communes ne semblent pas appliquer le même régime de contrôles. On se souvient de cette scène, au mois d’avril 2020, dans la commune de Woluwe-Saint-Lambert, où des agents de police se laissent aller à une danse avec des citoyens sur le trottoir d’un quartier résidentiel42.

20Les premiers chiffres recueillis auprès de fonctionnaires sanctionnateurs communaux montrent que les communes les plus densément peuplées de la capitale sont celles où les contrôles sont les plus fréquents et donnent lieu au plus grand nombre de procès-verbaux. Sur les 16.000 procès-verbaux administratifs dressés entre mi-mars et juin 2020, un quart environ concernent les communes d’Anderlecht, Molenbeek-Saint-Jean, Schaerbeek et Ixelles, qui, chacune, ont traité entre 1.500 et 2.000 procès-verbaux43. Les autres procès-verbaux sont répartis inégalement entre les autres communes, avec en toile de fond des réalités socio-économiques et des pratiques policières différentes. À titre d’exemple, les communes de Saint-Gilles et de Woluwe-Saint-Pierre ont un nombre total d’habitants comparable, avec 49.67844 personnes pour la première et 42.11945 pour la seconde. La densité de population est en revanche quatre fois plus élevée à Saint-Gilles, puisque le territoire de la commune fait 2,5 km² contre 8,9 km² pour Woluwe-Saint-Pierre. Si la commune de Saint-Gilles a enregistré plus de 1.000 procès-verbaux46 durant le premier confinement, la commune de Woluwe-Saint-Pierre n’en a enregistré, quant à elle, qu’une quarantaine47, soit vingt-cinq fois moins. La situation est également très différente entre les communes de Forest, qui comptabilise 56.581 habitants pour une superficie de 6,2 km²48, et Woluwe-Saint-Lambert, qui compte 57.712 habitants pour une superficie de 7,5 km²49. Le nombre de procès-verbaux « Covid » enregistrés à Forest est d’environ 70050, contre 10851 à Woluwe-Saint-Lambert. Si, en termes de densité de population, l’écart entre les deux communes n’est pas aussi parlant que dans l’exemple précédent, il est permis d’attribuer la différence (dans un rapport d’un à sept) dans le nombre de procès-verbaux dressés, notamment à des choix en termes de contrôles et de gestion de l’espace public52.

2.2. Au niveau du traitement par les fonctionnaires sanctionnateurs

21Aux disparités dans le contrôle policier des infractions « Covid », s’ajoutent les différences de traitement des procès-verbaux par les fonctionnaires sanctionnateurs des communes bruxelloises. Ceux-ci disposent en effet d’un pouvoir d’appréciation quant aux procès-verbaux qu’ils reçoivent et peuvent, à l’instar du procureur du Roi en matière pénale, décider de ne pas donner suite à l’infraction constatée. Si d’ordinaire, le « classement sans suite » de la part des fonctionnaires sanctionnateurs semble assez rare, il atteint, à l’échelle de la Région bruxelloise, 20 % des dossiers « Covid », approchant les 25 % dans certaines communes53. Des disparités importantes existent entre les fonctionnaires sanctionnateurs, comme le révèle le traitement des procès-verbaux fondés sur l’article 11 du RGP. En effet, certains fonctionnaires sanctionnateurs donnent suite à tous les procès-verbaux qu’ils reçoivent, sans vérifier si le refus d’injonction est constaté par la police. D’autres vérifient que le procès-verbal fait état d’un refus d’injonction préalable à la constatation d’une infraction « Covid ».

22Les répercussions de ces pratiques divergentes sont visibles dans les chiffres relatifs au traitement des SAC. Ainsi, dans la commune de Molenbeek-Saint-Jean, le fonctionnaire sanctionnateur donne suite à l’ensemble des 1.364 procès-verbaux reçus, qui tous ne donneront néanmoins pas lieu à une sanction. Ces poursuites s’appuient sur l’interprétation selon laquelle l’arrêté ministériel contenant les mesures « Covid » constitue l’injonction prévue à l’article 11 du RGP54. À l’inverse, dans la commune de Saint-Gilles, sur un peu plus de 1.000 procès-verbaux entrés, tous n’ont pas donné lieu à des poursuites, et seuls 382 ont donné lieu à une SAC. Ici, la fonctionnaire sanctionnatrice a fait le choix de vérifier que chaque procès-verbal pris sur la base de l’article 11 du RGP constate, in casu, un refus d’obtempérer aux injonctions de la police55. Des différences de traitement importantes sont ainsi opérées entre justiciables d’une même ville, mais habitant des communes différentes. Si, dans la commune de Saint-Gilles, le contrôle policier semble plus serré qu’à Molenbeek-Saint-Jean56, il ne se reflète pas dans le nombre de dossiers traités, puisque seul un peu plus d’un tiers des procès-verbaux donnent lieu à une procédure administrative. On constate donc une seconde modalisation de l’accès à l’espace public, les suites données aux procès-verbaux dressés par la police variant en fonction des choix d’opportunité posés par les fonctionnaires sanctionnateurs.

2.3. Au niveau des sanctions infligées

23Le dernier niveau qui illustre les différences dans le traitement administratif des infractions « Covid » concerne les sanctions et mesures appliquées par les fonctionnaires sanctionnateurs. Comme indiqué précédemment, l’amende d’un montant forfaitaire de 250 euros s’impose immédiatement comme seule sanction possible. Son montant figure dans l’accord informel intervenu en début de confinement entre acteurs et actrices bruxellois57 et est ensuite confirmé à l’article 2 de l’arrêté royal n° 1 du 6 avril 2020 (précité). L’imposition d’une amende forfaitaire en matière de SAC n’est pas une nouveauté, ce système s’appliquant déjà en matière d’arrêt et stationnement58, un contentieux qui occupe une place importante au sein du contentieux administratif. Cependant, en matière d’infractions mixtes, les fonctionnaires sanctionnateurs disposent d’ordinaire d’une large palette de mesures alternatives à la sanction pécuniaire (simple avertissement, proposition d’une prestation citoyenne59, médiation locale60) et ont toujours la possibilité de modaliser le montant de l’amende en tenant compte de circonstances atténuantes61.

24Face à l’amende forfaitaire de 250 euros pour les infractions « Covid », les pratiques communales sont très variables. Certaines communes, comme Anderlecht ou Woluwe-Saint-Pierre62 appliquent une amende forfaitaire de 250 euros à tous les dossiers dans lesquels ils ont décidé d’infliger une SAC. D’autres, comme Ixelles63, diminuent le montant de l’amende ou font preuve d’inventivité en proposant des prestations citoyennes consistant à confectionner ou distribuer des masques dans les boîtes aux lettres, participer à des distributions de colis alimentaires auprès des CPAS ou encore, livrer des courses alimentaires aux personnes âgées. On retrouve la même démarche, à plus petite échelle, dans les communes de Woluwe-Saint-Lambert64 et de Saint-Josse-ten-Noode65. Il ressort des données recueillies auprès des fonctionnaires sanctionnateurs bruxellois que l’application et le suivi des restrictions d’accès à l’espace public imposées lors du premier confinement n’ont pas signifié la même chose à l’échelle des dix-neuf communes bruxelloises. D’une part, comme dans d’autres domaines, la crise est venue amplifier des réalités et des inégalités préexistantes, ce qui se traduit notamment par le nombre de contrôles très variables entre les différents quartiers de la région bruxelloise et, partant, un accès inégal à l’espace public. D’autre part, le mécanisme propre aux SAC, dont l’autonomie du fonctionnaire-sanctionnateur est un élément essentiel, a conduit à des interprétations et des applications hétérogènes en matière de limitations et de restrictions de l’espace public.

25À cette « disparité » dans les pratiques policières et communales correspond une action centralisée au niveau du ministère public, guidée par l’action du Collège des procureurs généraux et qui soulève une série d’enjeux liés aux contours de l’action publique et à l’exercice des poursuites.

3. La politique de recherche et de poursuite en matière d’infractions « Covid »

26Le Collège des procureurs généraux s’est imposé comme un acteur incontournable dans la gestion de la crise sanitaire. Dès le 25 mars 2020, il adopte la circulaire COL n° 06/2020. Cette circulaire, qui définit le cadre des poursuites pénales des infractions « Covid », sera révisée à 23 reprises66, en écho aux modifications successives, notamment, de l’arrêté ministériel du 24 mars 2020. Comme nous l’avons mentionné précédemment, si la réponse pénale aux infractions « Covid » est concomitante de leur répression administrative entre mars et juin 2020, elle est exclusive depuis le 1^er juillet 2020. Aux yeux du Collège des procureurs généraux, la voie pénale « garantit le mieux une répression uniforme, certaine, équitable et cohérente de ces infractions »67.

27Après avoir brièvement défini la politique de recherche et de poursuite du ministère public (4.1), nous analyserons la circulaire COL n° 06/2020 pour comprendre comment s’exerce la répression pénale des infractions « Covid » (4.2). Nous verrons alors la voie inédite empruntée par le Collège des procureurs généraux, via un traitement dérogatoire de ces infractions, entraînant des mutations importantes au sein du système pénal, notamment en matière de classement sans suite (4.2.1) et de recours à la transaction pénale (4.2.2).

3.1. Objet et contours de la politique de recherche et de poursuites

28Notre système juridique est guidé par le principe de l’opportunité des poursuites, c’est-à-dire que le ministère public dispose du pouvoir de décider de la suite qui est donnée aux affaires pénales dont il est saisi (C.i.cr., art. 28quater68). Ce principe implique que des choix soient opérés par le ministère public afin de sélectionner les infractions qui seront recherchées et poursuivies en priorité. C’est cet espace discrétionnaire et les conséquences qui en découlent qui sont à la base de la création des « directives de politique criminelle » destinées à introduire des lignes de conduite dans les choix du parquet. C’est le ministre de la Justice qui arrête les directives de politique criminelle, y compris en matière de politique de recherche et de poursuite, après avoir pris l’avis du Collège des procureurs généraux (C. jud., art. 143quater69). Ce dernier est par ailleurs chargé de la mise en œuvre cohérente et de la coordination de la politique criminelle (C. jud., art. 143bis, § 270). Dans la mesure où ces circulaires sont contraignantes pour les membres du ministère public, elles exercent une influence indéniable sur l’exercice de l’action publique71.

29Dans son communiqué de presse du 31 mars 2020, le Collège des procureurs généraux annonce qu’il a adopté, le 25 mars 2020, « une circulaire contraignante de politique criminelle, de recherches et de poursuite concernant les infractions à l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 »72.

3.2. La répression des infractions Covid : un traitement différentiel

30Dans ce même communiqué, le Collège des procureurs généraux précise que l’adoption de la circulaire COL n° 06/2020 poursuit l’objectif « d’aboutir à une stricte application des mesures visant à lutter contre la propagation du coronavirus COVID-19. À travers une approche fondée sur la cohérence et l’uniformité, la réaction pénale y est axée sur trois grands principes : la verbalisation systématique de toute infraction, l’envoi ou la remise d’une proposition de transaction lors du premier constat, et des poursuites en cas de nouveaux constats ou de non-paiement de la proposition de transaction »73.

31La révision de la circulaire COL n° 06/2020, en date du 6 mai 2020, sera l’occasion de rappeler que les infractions « Covid » constituent une « priorité » dans la politique des poursuites. Malgré la gravité toute relative de ces infractions au regard d’autres infractions pénales, cette injonction du Collège des procureurs généraux se traduira dans les chiffres, puisqu’à la date du 6 juin 2021, soit sur un peu plus d’un an, 240.598 dossiers de prévenus impliqués dans des infractions « Covid » ont été ouverts au niveau des parquets correctionnels (212.859), des parquets de la jeunesse (25.593) et des auditorats du travail (2.146)74. À titre de comparaison, 624.899 dossiers ont été ouverts dans les parquets correctionnels, tous contentieux confondus, pour l’année 202075.

32Cette envolée statistique s’accompagne d’un traitement dérogatoire des infractions « Covid », la circulaire COL n° 06/2020 délaissant la voie du classement sans suite pour motifs d’opportunité, pour lui préférer le recours au mécanisme de la transaction pénale.

3.2.1. Le classement sans suite des infractions « Covid » : quand le principe d’opportunité des poursuites est mis à néant

33Le classement sans suite consiste dans le fait, pour le ministère public, de mettre un dossier sur le côté moyennant le respect éventuel de certaines conditions (auquel cas on parlera de probation prétorienne). Le classement sans suite peut intervenir pour des motifs d’ordre technique (auteur inconnu, absence d’infraction pénale, prescription de l’action publique…), mais également pour des motifs d’opportunité, lorsque le ministère public estime que les poursuites, bien que possibles, ne sont pas opportunes en raison du jeune âge de l’auteur, de l’absence d’antécédents, du préjudice peu important, du caractère relationnel de l’infraction, des priorités en matière de politique de recherche et de poursuites, de la régularisation de la situation, du dépassement du délai raisonnable, des conséquences disproportionnées des poursuites eu égard au trouble social engendré ou, encore, des capacités d’enquête insuffisantes76.

34La circulaire COL n° 06/2020 interdit le classement sans suite des infractions « Covid » pour des motifs d’opportunité. Le Collège des procureurs généraux vient ainsi limiter l’espace discrétionnaire dont dispose le ministère public aux termes de l’article 28quater du Code d’instruction criminelle77. Le ministère public ne pouvant plus classer les dossiers « Covid » que pour des raisons techniques78, la circulaire le prive, de facto, de prendre en considération des éléments qui sont davantage liés au dossier, à la nature des faits ou à la personnalité de l’auteur. À la date du 6 juin 2021, 5.644 dossiers ont fait l’objet d’un classement sans suite pour motif d’opportunité, soit moins de 4 % de l’ensemble des dossiers « Covid » clos (148.919)79. En comparaison, il représente près de 20 % (124.082) de l’ensemble des dossiers clos par les parquets correctionnels (600.531), tous contentieux confondus, pour l’année 202080.

35Le classement sans suite s’opère donc essentiellement pour des motifs techniques et environ 20 % des dossiers « Covid » (30.990) ont été classés sans suite en raison d’une insuffisance de preuves ou de l’absence d’infraction81. Ces classements techniques peuvent s’expliquer par le caractère parfois « bancal » des poursuites des infractions « Covid »82, les dossiers se résumant généralement aux déclarations contradictoires des policiers et des personnes verbalisées83. Le tribunal correctionnel de Bruxelles a ainsi considéré, à propos de la « distance sociale » de 1 m 50 introduite par l’arrêté ministériel du 18 mars 202084, qu’il « importe de relever que cette exigence revêt un caractère précis et qu’il convient donc de disposer d’éléments objectifs, ou à tout le moins de constatations, qui permettent d’asseoir la conviction que les prévenus ont enfreint l’interdiction légale. Les seules affirmations génériques des verbalisateurs qui de surcroît, comportent une évaluation par nature subjective ne sauraient suffire »85.

3.2.2. La transaction pénale : vers une contractualisation de la justice pénale

36La transaction pénale est une procédure qui permet au ministère public, dans les cas prévus par la loi, de proposer l’extinction de l’action publique moyennant le paiement d’une somme d’argent par l’auteur de l’infraction aux termes de l’article 216bis du Code d’instruction criminelle

37Dans sa version originale du 25 mars 2020, la circulaire COL n° 06/2020 privilégie le recours à la transaction pénale, dans le cadre de la répression des infractions « Covid », à tout le moins pour la première infraction soit en l’absence de récidive, moyennant le paiement d’une somme d’argent de 250 euros pour les particuliers et de 750 euros pour les commerçants, exploitants et responsables d’une activité.

38La politique des poursuites prônée par le Collège des procureurs généraux va se traduire sur le terrain puisque sur l’ensemble des dossiers « Covid » clôturés, plus de 50 % (77.496) se sont clos par une transaction pénale86, là où, en temps normal, cette procédure n’occupe qu’une place marginale, en l’occurrence 8 % (48.190) de l’ensemble des dossiers clos par les parquets (tous contentieux confondus)87. Si on s’attache aux transactions proposées (nombre de dossiers sont encore en attente de paiement), le mécanisme concernerait 65 % des infractions « Covid »88.

39Ce recours important aux transactions pénales va de pair avec la numérisation et l’automatisation des procès-verbaux ainsi que le traitement informatisé de la procédure via le système « MaCH », la plate-forme numérique des amendes pénales89. Les transactions pénales pour les infractions « Covid » sont ainsi insérées dans le système Crossborder90, initialement prévu pour faciliter les échanges et simplifier la procédure en matière d’infractions de roulage. Cette automatisation poursuit un objectif d’efficacité au niveau des services de police et des parquets mais fonctionne à deux vitesses, les justiciables n’ayant pas accès au même degré d’informatisation. En effet, le courrier envoyé aux contrevenants ne contient pas d’informations relatives à l’infraction constatée et le procès-verbal dressé par les policiers n’est pas joint, outre que la base légale n’est pas toujours clairement indiquée, certains courriers se contentant de mentionner une « infraction aux mesures pour limiter la propagation du coronavirus Covid-19 ». Les contrevenants peuvent certes obtenir copie de leur procès-verbal en appelant un centre d’appel pour le recevoir par voie postale, avec le risque cependant que le document leur parvienne après l’échéance prévue pour le paiement du montant proposé. À titre de comparaison, la procédure applicable en matière de SAC relatives à des infractions mixtes prévoit l’envoi d’un premier courrier, toujours accompagné d’une copie du procès-verbal de constat de l’infraction.

40Si le mécanisme de la transaction pénale peut être considéré comme une forme de justice négociée fondée sur le consensualisme91, on constate que le justiciable ne dispose en réalité d’aucune marge de négociation : les propositions de transaction sont automatiquement générées par un système informatique (« MaCH ») sur la base des procès-verbaux de la police ; le montant de la transaction est fixé de manière forfaitaire à 250 euros, quels que soient les faits, et aucune analyse du dossier ne précède la proposition de transaction, puisque ce n’est qu’en cas de contestation ou à défaut de paiement, qu’un magistrat du parquet se penche sur le dossier92. La transaction pénale n’est donc pas envisagée comme un mode possible de résolution des conflits impliquant la participation de toutes les parties, mais est davantage justifiée par des considérations de rapidité et d’efficacité, objectifs que l’on peut d’ailleurs questionner au vu du nombre de transactions impayées et des poursuites engagées par le ministère public. Ce dernier observe ainsi, à partir de septembre 2020, « une forte augmentation du nombre de citations à la suite du non-paiement d’une transaction »93.

41On constate donc que le cadre spécifique des poursuites en matière d’infractions « Covid » révèle des options inédites qui viennent bouleverser les prérogatives des parquets et entériner une extension du mécanisme de la transaction pénale.

4. Des infractions « Covid » aux contours flous et une interprétation au-delà du texte légal

42La politique des poursuites spécifique aux infractions « Covid » marque également le contenu même des incriminations. La circulaire COL n° 06/2020 va prendre certaines libertés avec le principe de légalité, en redessinant le contour de certaines infractions (4.1) ou en prônant une interprétation au-delà du texte des arrêtés ministériels (4.2).

4.1. La rébellion : reflet d’un accès différencié à l’espace public

43La COL n° 06/2020 prévoit un traitement dérogatoire lorsque le non-respect des mesures de distanciation sociale, d’interdiction de rassemblement ou de port du masque dans l’espace public est couplé avec l’infraction de rébellion94. S’agissant d’un cas de concours d’infractions, la circulaire écarte, dès le début de la crise, la réponse administrative, de sorte que l’infraction ne peut être réprimée que pénalement. Par ailleurs, elle autorise la privation de liberté « si celle-ci est strictement nécessaire au bon déroulement des investigations (par exemple, lorsqu’un suspect tente de prendre la fuite ou entrave les constatations) »95.

44C’est ainsi qu’a émergé, à tout le moins à l’échelle bruxelloise, un contentieux devant le tribunal correctionnel où plusieurs personnes ont été poursuivies, tant pour des infractions « Covid » liées aux restrictions dans l’espace public, que pour des faits de rébellion. Le constat d’une infraction de rébellion fait écho aux contrôles accrus des policiers, conséquence de leur nouvelle mission de contrôle du respect des normes « Covid », dans un contexte de tensions avérées entre jeunes et forces de l’ordre quant à l’occupation de l’espace public. Le tribunal correctionnel de Bruxelles a eu l’occasion de rappeler les éléments constitutifs de l’infraction de rébellion dans certains dossiers où semblait s’opérer une confusion entre le prescrit légal et les pratiques de terrain. Dans une décision du 24 avril 2020, le tribunal correctionnel de Bruxelles rappelle que « même si, comme il l’admet, le prévenu a adopté une attitude inadéquate à l’égard des forces de l’ordre, pour qu’il y ait rébellion, au sens de la loi pénale, il doit y avoir une attaque ou une résistance avec violences ou menaces [...] La posture qu’aurait adoptée le prévenu et sa fuite ne changent rien à ce constat »96. Dans une autre décision d’acquittement pour des faits de rébellion datant du mois de décembre 2020, le même tribunal constate l’imbrication entre les contrôles opérés dans le cadre des infractions « Covid » et le recours à l’infraction de rébellion : « il résulte explicitement du rapport d’intervention établi par les inspecteurs […] et […] que le contrôle des prévenus a été motivé par la circonstance qu’ils ont eu, à tort ou à raison, l’impression que les prévenus se moquaient d’eux suite à la tentative d’interception ratée d’un individu, le “contexte actuel concernant le Covid19”, non autrement explicité, ne venant qu’a posteriori »97.

45À cette confusion quant aux contours des infractions « Covid » constatées dans l’espace public, vient s’ajouter une interprétation large de la notion de rassemblements, interdits dans l’espace privé, par le Collège des procureurs généraux.

4.2. Les « fêtes illégales » (lockdown parties)

46Si le premier confinement du printemps 2020 a été caractérisé, au niveau pénal, par une attention particulière portée aux infractions concernant l’accès à l’espace public, le second confinement, à partir de l’automne de la même année, a mis les rassemblements festifs dans les espaces privés au centre de l’attention.

47La circulaire COL n° 06/2020 prévoit, dans sa version du 15 décembre 2020, que « le procureur du Roi peut prendre des directives locales relatives aux participants et aux organisateurs de rassemblements interdits [...], lorsqu’il s’agit d’une volonté manifeste de non-respect des mesures de confinement corona en raison, entre autres, de la nature même du rassemblement (par exemple, principalement axé sur la consommation d’alcool et sur la musique ou avec un caractère planifié et organisé), du grand nombre des participants et de l’attitude des participants »98. Dans ces directives, le ministère public peut prévoir d’imposer une transaction pénale (immédiate) de 750 euros (pour les participants) et de 4.000 euros (pour les organisateurs), voire de les citer directement devant le tribunal. La circulaire vient ainsi ajouter un nouvel élément à l’infraction d’interdiction de rassemblement de plus de x personnes, en requérant dorénavant un dol spécial. En effet, les arrêtés ministériels successifs prévoient l’interdiction des rassemblements privés qui ne respectent pas le nombre de personnes composant la « bulle sociale », sans référence à la volonté qui animerait les personnes réunies, ni précision quant aux circonstances dans lesquelles se tiendrait le rassemblement. En outre, l’article 187 de la loi sur la sécurité civile99, sur lequel se fondent les arrêtés ministériels, ne prévoit pas de dol spécial. Il définit l’élément moral des infractions à ses articles 181, § 1^er et 182, en référence à une faute infractionnelle qui peut prendre indifféremment la forme du refus ou de la négligence100 et se réaliser par la seule survenance du comportement incriminé.

48Si l’ajout d’un élément pour établir une infraction est en principe favorable au prévenu, cette « volonté manifeste » entraîne ici une répression accrue, puisqu’elle autorise soit une transaction pénale majorée de 750 euros (au lieu de 250 euros) pour les participants, soit la citation directe devant le tribunal correctionnel, là où cette procédure est en principe réservée, par la circulaire, aux cas de récidive ou de concours d’infractions.

5. Quand les soucis d’efficacité procédurale flirtent avec les libertés fondamentales

49La circulaire COL n° 06/2020 va recourir à des moyens procéduraux extraordinaires pour constater les infractions « Covid », ce qui n’est pas sans poser problème au regard d’un certain nombre de libertés fondamentales, dont le respect de la vie privée et familiale. Couplés avec une répression intense des infractions « Covid », ces dispositifs vont empiéter sur la sphère privée des citoyens (5.1) et soumettre les espaces publics à un contrôle accru (5.2).

5.1. Domicile et visites domiciliaires : la valse-hésitation du Collège des procureurs généraux

50Le domicile est, en principe, inviolable, protégé tant par la Constitution que par différents instruments internationaux, et seul un juge d’instruction peut normalement autoriser, à certaines conditions, sa violation101. Un certain nombre d’exceptions sont néanmoins prévues, afin de permettre à la police et au parquet d’opérer des visites domiciliaires, sans mandat de perquisition du juge d’instruction. Ces exceptions, qui doivent être prévues par la loi, sont d’interprétation stricte et peuvent notamment être opérées en cas de flagrance (C.i.cr., art. 36), mais également dans des bâtiments non accessibles au public, sur la base de l’article 27 de la loi sur la fonction de police102 qui traite des fouilles administratives (et non judiciaires). La circulaire COL n° 06/2020 s’appuie sur ces deux fondements légaux pour autoriser des visites domiciliaires dans le cadre de la poursuite des infractions « Covid ».

51Concernant la possibilité d’effectuer des visites domiciliaires en cas de flagrance, la circulaire, dans sa version initiale du 25 mars 2020, rappelle le prescrit légal en indiquant que celles-ci ne peuvent être opérées sans l’accord explicite et préalable du procureur du Roi103. Elle semble toutefois dissuader le recours à cette possibilité au vu de la nature des infractions « Covid », en indiquant que « le recours, en l’espèce, à cette prérogative ne rencontrera normalement pas les exigences de proportionnalité auxquelles une ingérence dans la vie privée doit répondre »104.

52Cette prudence est tempérée par une interprétation très large que la circulaire fait de l’article 27 de la loi sur la fonction de police, en autorisant les fouilles administratives de lieux privés pour constater les infractions « Covid »105. Cette interprétation a de quoi surprendre, dès lors que la fouille poursuit ici non pas une finalité administrative, mais judiciaire. Dans une version ultérieure, la circulaire précise que les fouilles administratives doivent tenir compte du principe de proportionnalité106 et, dans sa version du 15 décembre 2020, proscrit, purement et simplement, le recours à ce dispositif107.

53Ce revirement du Collège des procureurs généraux peut s’expliquer par les critiques dont les fouilles administratives ont fait l’objet, notamment dans le contexte des fêtes de fin d’année108, et par une certaine confusion quant à la possibilité, pour les policiers, de vérifier le respect de la « bulle sociale » au sein des foyers, le soir du réveillon de Noël109.

54La valse-hésitation du Collège des procureurs généraux illustre la volatilité des notions que sont les lieux privés ou publics, la police administrative ou judiciaire, dont les acteurs s’affranchissent aisément des frontières, dans un contexte de crise sanitaire, au mépris des garanties juridiques qui veillent au respect des droits et libertés fondamentales.‬‬‬‬

5.2. Le recours aux drones : à cheval sur l’espace public et l’espace privé

55Le recours aux drones par la police dans l’espace public est réglementé par la loi sur la fonction de police du 5 août 1992110 et toute utilisation est encadrée et soumise à une autorisation préalable du Conseil communal de la commune sur laquelle le recours au dispositif est envisagé. Au mois de décembre 2020, à l’approche des fêtes de fin d’année, l’annonce du recours aux drones munis de caméras infrarouges pour surveiller les fêtes de fin d’année, dans des communes limbourgeoises, avait suscité de vives inquiétudes111. Saisi du dossier, l’Organe de contrôle de l’information policière (COC) constate, dans son rapport de visite du 23 décembre 2020, que le risque est bien réel pour le respect de la vie privée, dès lors que les décisions des Conseils communaux « manquent de clarté ou du moins prêtent à confusion quant aux lieux où les drones peuvent être utilisés. Il s’avère notamment que les drones peuvent être utilisés “en des lieux ouverts” ou “sur le territoire”, et ce “le cas échéant pendant la durée de l’intervention” ou “pour la durée de l’intervention” »112.

56C’est dans ce contexte que le Collège des procureurs généraux modifie la circulaire COL n° 06/2020 pour interdire explicitement le recours aux drones dans les lieux privés, tant dans le cadre administratif que judiciaire, dans la mesure où il ne rencontre pas le principe de proportionnalité, eu égard aux peines qui assortissent les infractions « Covid »113. Il rassure en rappelant que « nous sommes dans un État de droit, et il est important de rappeler les différentes règles en la matière, fixer ce que les magistrats et les polices peuvent faire et ne pas faire en cette période compliquée où les déclarations de certains politiques allaient dans tous les sens »114. Il précise, par voie de presse, qu’il ne sera pas possible de suivre ou poursuivre des infractions « Covid » à l’aide d’un drone115, celui-ci étant réservé à un usage préventif dans l’espace public, comme dans le cas du survol d’un parc ou d’une rue commerçante, pour vérifier le nombre de personnes présentes116.

57Pourtant, quelques mois plus tard, en mars 2021, le procureur général de Liège tempère la position du Collège, en expliquant que « le drone peut être utilisé pour repérer des gens dans l’espace public qui ne respectent pas les règles de distanciation sociale et pour permettre à des équipes au sol de se rendre à l’endroit où se trouvent ces personnes. On pourrait imaginer aussi que le drone prenne des photos qui permettraient d’identifier les personnes et de les sanctionner sur cette base-là »117. Le procureur général relativise, par ailleurs, le critère de proportionnalité qui empêcherait l’usage des drones à des fins probatoires : « on peut parfaitement imaginer que ceux qui utilisent le drone donnent les informations à d’autres équipes de policiers qui sont au sol et qui vont aller verbaliser les gens qui ne respectent pas les règles Covid »118. Les nuances dans les interprétations successives sont de taille et le recours « indirect » aux drones dans la poursuite des infractions « Covid » inquiète quant à l’extension prétorienne de la surveillance dans l’espace public.

Conclusion

58Le traitement des infractions « Covid », abordé au cours de cette contribution, révèle des enjeux essentiels en termes de définition des espaces public et privé et de jouissance des droits et libertés fondamentales. Les frontières entre espaces privé et public, d’une part, répressions administrative et pénale des infractions, d’autre part, se sont estompées, emportant la violation d’un certain nombre de principes tels que le principe de légalité, d’égalité, du droit d’aller et de venir ou, encore, du droit au respect de la vie privée et familiale.

59Que retenir de cette gestion inédite dans le contexte de crise sanitaire ?

60En premier lieu, on peut considérer que le niveau de pouvoir communal est certainement le plus proche des réalités locales, justifiant la diversité de règlements et ordonnances communaux liés à ces enjeux, qu’il s’agisse d’assurer la propreté publique, de gérer la politique en matière de stationnement ou encore d’encadrer la présence des renards en milieu urbain. De même, l’inclusion des autorités communales dans la répression des infractions pénales peut impliquer davantage de proximité spatiale et temporelle entre l’auteur de l’infraction et le fonctionnaire sanctionnateur et ainsi autoriser plus de flexibilité dans l’infliction des sanctions ou la mise en place de mesures alternatives.

61Cependant, la crise de la « Covid » a mis en évidence deux constats, étroitement liés. D’une part, les applications et les traitements disparates de normes nationales à vocation sanitaire ont renforcé les inégalités existantes entre les citoyens devant la loi pénale, dans un contexte de surveillance et de contrôle accrus des espaces privés et publics. D’autre part, les logiques de contrôle et d’efficacité procédurale qui sous-tendent le choix – non exclusif – de la réponse administrative ou pénale ont entraîné un travail quasi routinier de traitement des infractions, empêchant toute individualisation de la sanction. Amputés de leur pouvoir d’autonomie décisionnelle, les fonctionnaires sanctionnateurs ont été privés d’outils qui s’inscrivent dans une optique davantage constructive (médiation locale, prestation citoyenne), tandis que le ministère public s’est vu interdire de prendre en considération des éléments liés aux circonstances de commission de l’infraction ou à la personnalité de l’auteur, afin d’opérer un classement sans suite pour des motifs d’opportunité. Cette logique du « tout sécuritaire » a été critiquée par les acteurs de terrain, au premier plan desquels figurent les chefs de corps des zones de police Bruxelles-Midi et Bruxelles-Nord119.

62Ensuite, le traitement pénal des infractions « Covid » a souligné le rôle prépondérant du Collège des procureurs généraux dans la définition d’une politique criminelle spécifique à la recherche et à la poursuite des infractions « Covid », sans que celle-ci ne soit la résultante d’une concertation avec le ministre la Justice, comme le requiert pourtant l’article 143quater du Code judiciaire, ni qu’elle fasse l’objet d’un contrôle parlementaire a posteriori, si ce n’est sous la forme de questions parlementaires. D’un côté, le Collège a pris des libertés importantes quant au principe de légalité en redessinant les contours de certaines infractions (nous pensons aux lockdown parties et à l’infraction de rébellion) et a franchi des limites en matière de perquisitions et de respect de l’inviolabilité du domicile, comme en témoigne son attitude ambigüe quant aux visites domiciliaires. D’un autre côté, le Collège s’érige en gardien du respect des droits et garanties procédurales quand il dénonce, au ministre de la Justice, l’illégalité du recours à l’article 11 du Règlement général de police bruxellois dans le cadre de la répression administrative ou encore quand il rappelle l’interdiction de recourir aux drones pour la surveillance des lieux privés.

63Le paradoxe de ces interventions successives n’est qu’apparent, puisque tant la prise de prérogatives croissantes en dehors d’un cadre légal clair que la figure de « garant » des principes fondamentaux, sont les deux visages du rôle croissant du Collège des procureurs généraux. Exerçant tout à la fois des fonctions normatives et exécutives, le Collège produit ses propres normes et en contrôle lui-même l’application. Et c’est sans doute dans les failles de ce système que prend racine l’autonomie croissante du Collège des procureurs généraux dans l’exercice de l’action publique. Si le phénomène n’est pas nouveau et est encouragé tant par l’immobilisme parlementaire que par l’abondance de règlementations bancales120, il prend une ampleur nouvelle à l’occasion de la crise sanitaire : d’acteur incontournable de la politique criminelle, le Collège occupe désormais une place centrale dans le débat public.

64Enfin, le traitement pénal des infractions « Covid » à travers le mécanisme de la transaction inaugure une percée importante d’un outil juridique jusqu’alors peu utilisé en matière pénale, à l’exception de certains contentieux en matière d’infractions économiques et du domaine « routinier » des infractions de roulage. Alors qu’il est en principe interdit de transiger sur l’action publique, la transaction constitue le traitement majeur des infractions « Covid » au plan pénal. Loin de reposer sur des bases consensuelles et négociées entre parties à la procédure, le ministère public décide, de façon discrétionnaire, de l’application du dispositif. Les mérites d’efficacité et de rapidité de traitement de cette procédure restent à prouver, mais ne doivent pas occulter les risques qu’elle comporte. Si l’auteur de l’infraction est libre de refuser le paiement de la transaction, c’est oublier que la seule alternative, en cas de refus, consiste, pour le ministère public, à exercer des poursuites devant les tribunaux. Cette menace constitue une pression, entravant la liberté de l’auteur d’accepter ou de refuser la transaction pénale. Le recours accru à la transaction pénale inaugure le passage d’une justice publique à une justice dissimulée sous la forme d’échange de courriers et de paiements bancaires. Partant, il vient heurter les principes essentiels sur lesquels repose notre système pénal, tels que la publicité des débats et l’examen de la cause par un juge impartial. Par ailleurs, la transaction prend, dans la bouche du ministère public, le nom d’amende pénale. Ce glissement n’est pas que sémantique, il vient souligner l’évolution progressive des compétences au sein de l’appareil répressif.

65Il s’impose de faire preuve de vigilance, d’autant que cette procédure a été étendue à d'autres contentieux, tels que le vol à l’étalage, le vol de vélos, la détention ou le port d’armes ou la consommation de drogues121. Un pas de plus semble être franchi dans la déjudiciarisation et l’affranchissement des garanties procédurales122. Le constat de la banalisation de dispositifs adoptés dans l’urgence, posé à maintes reprises dans d’autres contentieux comme le terrorisme123, prend ici tout son sens.