1L’entrée royale ou impériale constitue-t-elle au XIX^e siècle un anachronisme, une cérémonie surannée à renvoyer au rang des pompes défuntes d’un Ancien régime révolu ? Bien des indices tendraient à le prouver – en particulier l’impuissance d’une figure dynastique tutélaire, comme Henri IV, à ressusciter l’efficace du signe et l’aura de la personne royale. L’auguste référence, mobilisée sous la Restauration par la peinture, la gravure, la statuaire et les pièces de circonstance, ne parvient qu’à creuser l’écart entre le prestige du souverain d’autrefois et la dégradation contemporaine des rituels modernes. Quant à Louis-Philippe, il ne parvient guère à se réincarner qu’en un « Henri IV avec un parapluie », ce qui le condamne d’avance à ne pouvoir défiler sous d’autres arcs que ceux de la caricature...

2Cette faillite de la tradition des entrées royales manifeste avec éclat une crise du symbolique qui prive désormais de toute transcendance la figure du souverain. Le portrait du roi est devenu caricature – c’en est fini des « deux corps du roi », et, sans doute, du roi lui-même : « Le roi n’est vraiment roi, c’est-à-dire monarque, que dans ses images. Elles sont sa présence réelle : une croyance dans l’efficacité et l’opérativité de ses signes iconiques est obligatoire, sinon le monarque se vide de toute sa substance par défaut de transsubstantiation et il n’en reste plus que le simulacre. »1 D’où l’amoindrissement, l’évanouissement, voire l’effacement de la personne royale, sensible notamment dans les récits romanesques d’entrées solennelles ; d’où, aussi, la carnavalisation et le non-sens du déploiement spectaculaire, dans l’entrée royale, d’une sémiologie politique dont rien désormais ne vient garantir le sens et ordonner la lecture.

3Cette déshérence du symbolique est le symptôme du travail de l’histoire – qui, l’historiographie et le roman l’ont montré, était déjà perceptible dans les entrées royales antiques ou médiévales. Si la figure du monarque ne peut plus être considérée comme l’incarnation mystique du corps politique de la nation, alors la cérémonie de l’entrée royale n’est plus que la fastueuse et fallacieuse mise en scène de la spoliation, par la violence (rhétorique et armée), de la souveraineté nationale. Aussi n’est-ce que par le transfert (le retour), réel et symbolique, de la souveraineté au peuple que peut être restaurée la puissance pragmatique des cérémonies du pouvoir : en témoignent le retour de l’île d’Elbe ou, plus explicitement encore, le retour des Cendres – circonstance exemplaire où la réaction spontanée et politiquement consciente du public a transfiguré les funérailles en entrée triomphale.

4L’entrée royale n’a plus de sens dans un contexte de modernité politique qui désincorpore le pouvoir, affirme une conception abstraite de l’État et fonde le principe de toute souveraineté dans la nation. Sans doute. Reste que, si le rituel d’Ancien Régime est bien mort, il connaît des résurrections césariennes qui entament quelque peu ce bel optimisme démocratique. C’est la mort de Napoléon qui a permis la métamorphose mystico-politique du retour des Cendres en entrée triomphale ; mais Louis-Napoléon Bonaparte, le Prince-Président, saura bricoler à son profit la tradition des fêtes de souveraineté lorsque, à l’occasion de ses voyages officiels sous la seconde République, il se fait acclamer aux cris de « Vive l’Empereur ! » Et Napoléon III se fait une spécialité de ces voyages officiels qui, l’historiographie contemporaine le rappelle, sont, depuis l’Antiquité, l’une des occasions majeures d’entrées solennelles... Comme si le dispositif de l’entrée royale ou impériale, inopérant lorsqu’il se contente de réactiver un rituel ancien, constituait un réservoir de formes symboliques susceptibles d’être efficacement réinvesties au service d’une pragmatique moderne du pouvoir. Ce qui prouve, à l’évidence, que la notion de souveraineté a quelque difficulté à se désincorporer – ce processus de construction d’une figure abstraite de la nation est d’ailleurs loin d’être achevé lorsque la troisième République s’impose2.

5 On comprend, dès lors, l’intérêt (pratique et réflexif) du XIX^e siècle pour la tradition de l’entrée royale. Celle-ci constitue en effet un excellent point d’optique pour mettre en perspective le fonctionnement politique des cérémonies du pouvoir, les logiques rhétoriques et stratégiques d’un dispositif, ses conditions d’efficacité et ses possibilités d’adaptation : toutes questions immédiatement contemporaines en un siècle qui travaille à une refondation symbolique prenant acte des effets de la Révolution. D’autre part, le recours traditionnel au texte et à l’image, essentiel pour transformer l’événement en monument et (donc) en histoire, permet d’interroger les pouvoirs et les responsabilités de la représentation dans la production d’une mémoire nationale : à ce titre, l’entrée royale constitue un objet privilégié pour l’historiographie mais aussi pour le roman, parce qu’elle est, constitutivement, fiction politique, à tous les sens du terme.