« L’ai-je bien descendu ? » : des entrées royales aux entrées caricaturales sous la monarchie de Juillet

1« Henri IV avec un parapluie », tel est le portrait de Louis-Philippe que croquent les Concourt1 : certes, on le sait, les frères ont souvent la dent dure, mais aussi l’œil perçant, et ils ont ici parfaitement saisi la volonté de Louis-Philippe de s’inscrire dans une tradition historique – dont témoigne la création du Musée historique de Versailles, inauguré en 1837 – celle du bon roi Henri IV2, afin de se défendre contre les accusations d’illégitimité, contre le légitime légitimiste Henri V ! L’on ne s’étonnera donc pas que la caricature, particulièrement florissante sous la monarchie de Juillet avec la fondation par Philipon des journaux satiriques La caricature (4 novembre 1830) et Le charivari (1^er décembre 1832), raille cette prétention de Louis-Philippe à rallier d’illustres aïeux. Une raillerie qui prend notamment la forme d’une parodie de la cérémonie de l’entrée royale, mais une parodie à comprendre comme un véritable déni de l’entrée royale : pour la caricature, « les dieux et les rois s’en vont ». Mais, par-delà le déni, il s’agit pour la caricature non de restaurer mais d’instaurer une nouvelle entrée royale, peut-être la seule possible : l’entrée caricaturale, réellement monumentale.

2S’il est un motif privilégié de la caricature sous la monarchie de Juillet, c’est bien celui de la procession des corps constitués : il y a là, à l’évidence, une référence, maintes fois revendiquée, à la Satyre Ménippée, témoin cette planche des Ombres portées de Grandville parue dans La caricature du 11 novembre 1830 (Illustration n° 1), mais aussi parodie de telle étape de l’entrée royale. Le Te Deum, par exemple, n’échappe pas au crayon de Grandville dans la suite intitulée Te Deum à l’autel de la paix, dirigée contre la politique de « la paix à tout prix » de Casimir Périer et de son roi, qui marche à l’ombre et à pied (Illustration n° 2).

3Mais la procession caricaturale des corps constitués fait aussi et surtout signe vers le carnaval, entrée royale vue par une tête à l’envers. Dans la célèbre suite du même Grandville, La Marche de Gros Gras et Bête3 parue dans La caricature des 15, 22, 29 mars et 5 avril 1832, le colossal cochon du budget veut certes se faire aussi gros que le bœuf gras (Illustration n° 3), mais la « pyramidale assiette de desserts »« montée » à la gloire d’un certain « Philippe en Macédoine », rivalise, quant à elle, avec les éphémères obélisques édifiés à l’occasion des entrées royales (Illustration n° 4).

4Parodie de l’entrée royale particulièrement visible dans un détail du cortège (Illustrations n° 5 et 6). Selon l’inversion carnavalesque obligée, le roi revêt les attributs du valet, jaloux de sa cassette, et le masculin ceux du féminin. Ainsi, l’élégante déesse Iris qui le précède, se révèle en fait un homme aux pieds éperonnés : l’on aura reconnu le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, duc d’Orléans, surnommé par La caricature Fanfan ou encore le Grand Poulot de sa mère poule, Marie-Amélie. Et si l’écharpe d’Iris s’échappe d’un copieux plat de saucissons de Lyon, c’est qu’elle fait allusion à l’entrée de Fanfan dans Lyon, aux côtés du maréchal Soult, le 3 décembre 1831, à la suite d’une insurrection des canuts4 : entrée que l’on avait voulue royale, sur le modèle de l’entrée de Henri IV dans Lyon, le 4 septembre 15955. Mais, d’un règne à l’autre, l’œuvre de pacification s’est muée en opération de répression. La parodie se confirme si l’on se souvient que l’écharpe d’Iris, l’arc-en-ciel, figure la clémence du roi célébrée dans toute entrée royale. Daumier s’en souvint qui déploya, en même temps que son fameux Gargantua (12 décembre 1831), un belliqueux Arc-en-Ciel, vite saisi par l’inclémente censure et décrit ainsi par Philipon :

L’arc-en-Ciel [sic] était peut-être innocent, mais il devenait justiciable de la cour d’assises pour les accessoires : il servait de monture à un jeune et beau prince que le caricaturiste avait perfidement représenté en niais, en Jobard (si j’ose m’exprimer ainsi), auquel il avait donné une physionomie de mouton, et qu’il vous faisait voir présentant d’un air gauche et embarrassé un discours soi-disant improvisé. Ce prince chéri faisait ainsi son entrée dans une ville qu’il a si admirablement conquise par ses grâces et son éloquence6.

Illustration n° 1 – « Les ombres portées », La caricature, 11 nov. 1830. Bibliothèque municipale de Nancy

Illustration n° 2 – « Te Deum à l’autel de la paix », La caricature, 17 nov. 1831.

Illustration n° 3 – « La Marche de Gros Gras et Bête », 1^re pl., La caricature, 15 mars 1832.

Illustration n° 4 – « La Marche de Gros Gras et Bête », dernière pl., La caricature, 5 avril 1832.

Illustrations n° 5 et n° 6 – « La Marche de Gros Gras et Bête », 2^e pl., La caricature, 22 mars 1832.

Illustration n° 7 – « Armes du grand Poulot », La caricature, 12 janvier 1832.

5La parodie redouble avec le qualificatif de « belgiqueux » appliqué à Fanfan, qui, cette fois, renvoie à son entrée en Belgique, occupée depuis août 1831 par les troupes du roi de Hollande, peu favorable à l’indépendance belge proclamée en octobre 1830. Une entrée de cirque, selon La caricature, pour cet « enfonceur de portes ouvertes », puisque les Hollandais n’opposent qu’une faible résistance. Aussi, le 25 octobre 1832, alors qu’Anvers est occupé de nouveau par les Hollandais (qui lèveront le siège en décembre), La caricature, sous la plume de Louis Desnoyers, se livre-t-elle à une caricature écrite : « Plan de campagne du prince Rosolin ». Soult y invite Fanfan à combattre de sa berline, à sortir d’Anvers plutôt qu’à y entrer, pour revenir vers Paris sous des arcs de triomphe de papier et passer sous l’Arc de l’Étoile baptisé « définitivement » l’Arc-en-ciel ! Pour Fanfan, les arcs de triomphe sont tissés de fil d’archal et le champ de bataille réduit à une bataille en chambre. À l’entrée royale du roi Poule-au-pot, monté sur son cheval blanc, dans Lyon ou dans Paris7, la caricature oppose l’entrée caricaturale du Grand Poulot, tout petit poulet coiffé d’une cocotte en papier et d’un laurier en pot, et juché sur un dada en bois. Contrairement à ce piètre caqueteur, ses armes, fourbies par Philipon, parlent si bien que la censure les fera taire (Illustration n° 7).

6La parodie s’étend cependant à tous les fils de la famille royale. Le 11 septembre 1841, le cortège triomphal du duc d’Aumale, de retour d’Algérie à la tête du dix-septième léger, est arrêté par Le charivari à Courbevoie, pour ce bel éloge : « [...] on veut le proclamer roi de France à la tête de son régiment. Jamais Henri IV, Louis XIV ou Napoléon n’ont excité un tel enthousiasme ». Et, dans La caricature du 4 septembre 1834, l’entrée royale du jeune prince de Joinville à Brest avait été qualifiée par Altaroche de « scène d’Auguste-Moutardolâtrie ».

7Il s’agit donc bien pour la caricature de rétrécir les grands hommes, les héros, plus exactement, de souligner que les grands hommes sont devenus petits, les lions des lionceaux. Il lui faut alors se mettre à la hauteur de son époque, convertir l’arc en arceau. Mais, plus qu’une « baisse de régime », la caricature dessine et désigne un changement de régime, voire la fin du régime royal.

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8Avec cette lithographie de Traviès à la gloire de « Hercule vainqueur », parue dans La caricature du 1^er mai 1834 (Illustration n° 8) et légendée ainsi : « Statue antique/Trouvée dans les ruines d’une ville autrefois florissante et populeuse. Le demi-Dieu/est revêtu de la peau de Lion. Il paraît se reposer après un de ses pénibles travaux », le journal célèbre, à la manière noire, une autre entrée royale dans Lyon, le 13 avril 1834, celle des troupes royales venues réprimer, cette fois dans le sang, l’insurrection des artisans lyonnais soutenue par la Société des droits de l’homme8. L’entrée royale se fait ici sépulcrale : au bon roi pacificateur Henri IV entré dans Lyon en Hercule gaulois et glorieux s’oppose et s’impose le mauvais roi écorcheur Louis-Philippe Ier, en Hercule de poids, furieux. Le « soleil de Juillet », placé par la caricature sous le signe non du Lion mais de Lyon, s’est changé en soleil de plomb, la chair à saucisson de l’entrée-carnaval en chair à canon. Mais, dans cette planche en « style boule », les boulets n’atteignent pas forcément ceux que l’on pense : pour les insurgés, il est trop tard, ils sont morts ; Louis-Philippe, pas encore, et c’est peut-être sa « boule » qu’il s’agit de mettre définitivement « à zéro ».

9Cette caricature, en effet, est à lire en relation avec cette autre, due à Daumier et parue dans La caricature du 12 octobre 1834 sous le titre La tête branlante (Illustration n° 9).

Illustration n° 8 – « Hercule vainqueur », La caricature, 1^er mai 1834.

Illustration n° 9 – « La tête branlante », La caricature, 12 oct. 1834.

10Selon l’explication d’Altaroche, cette tête, qui appartient encore à l’empereur Claude, inaugure une galerie de plâtres d’empereurs romains, destinée à concurrencer une « galerie numismatique des rois de France ». Dans cette parodie de triomphe romain se joue aussi le sort de son héritière, l’entrée royale. Le rétrécissement attendu s’opère : la statuette de plâtre a remplacé la statue de bronze, et Altaroche précise que « le petit industriel en plâtres » a « adopté le système des petits bonshommes qui secouent la tête ». La personne royale s’est convertie en marchandise : le roi est à vendre et l’on se paie ici, littéralement, et cher (c’est bien ce que l’on reproche à « M. Cassette »), sa tête ! Mieux, ou pire, lui est appliquée la loi du talion : l’on rend au fils de Philippe-Égalité, qui a contribué à égaliser la tête de Louis XVI, la monnaie de sa pièce. Le triomphe romain est aussi combat des chefs ! Mais, plus radicalement encore, ce dont est accusé ici le descendant de Philippe-Égalité, c’est d’avoir, avec la tête du roi, supprimé son « double corps », tout à la fois humain et mystique, sur le modèle christique9. Au corps glorieux a succédé le corps adipeux, au jeu de la présence et de la transcendance, de la proximité et de la distance, qui définit le sacré, ont succédé la transparence et l’opacité d’un seul corps. Et c’est bien là tout le sens de la fameuse caricature de la poire, croquée par Philipon lors de l’audience de la cour d’assises du 14 novembre 183110 : la poire, blague pleine de vide11, associée par Daumier à la poire à lavement12, figure cette perte du double corps du roi, du fondement sacré du pouvoir royal. Dès lors, devant et derrière se confondent, face, fesses et sexe fraternisent, témoin cette caricature de la scène fondatrice de la monarchie de Juillet, l’accolade du futur Louis-Philippe à La Fayette, le 31 juillet 1830, sur le balcon de l’Hôtel-de-Ville, qui la vide précisément de son fondement (Illustration n° 10). Effet repris dans cette parodie du portrait officiel de Louis-Philippe entouré de ses cinq fils sortant par la grille d’honneur du château de Versailles (1846) par Horace Vernet qui, selon le vœu du roi, inscrit Louis-Philippe et son « cheval blanc d’Henri IV » dans la perspective de la statue équestre du Roi-Soleil13 (mise en place précisément en 1837 à l’occasion de l’inauguration du Musée historique de Versailles), épiphanie absolue du double corps du roi (Illustrations n° 11 et 12). Désormais, avec la caricature, « le soleil a rendez-vous avec la lune ».

11Ce que met ainsi au jour la caricature, c’est le passage de la société du spectacle – dont relève l’entrée royale – fondée sur le double jeu de l’apparence et de l’être, du prochain et du lointain, au cœur du sacré, du symbole et de l’allégorie, à la société du simulacre – cette pure apparition, cette image-boule et bulle qui ne renvoie qu’à elle-même14 – société du contact, dont L’ordre de Chose dans le plus grand des astres offre la foudroyante illustration (Illustration n° 13).

Illustration n° 10 – « Ecce homo ! », La caricature, 17 janv. 1833.

12Le cheval blanc du roi est hors du cadre et de la toile, et, qund on le regarde un peu de temps, on voit ses naseaux respirer et fumer.

13Les critiques ont, en général, affecté de regarger ce tableau à l’envers.

Illustration n° 11 – Alphonse Karr, Les Guêpes au Salon, mars 1847.

Illustration n° 12 – Horace Vernet, Le roi Louis-Philippe entouré de ses cinq fils sortant par la grille d’honneur du château de Versailles après avoir passé une revue militaire dans les cours le 10 juin 1837, 1846. Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.

Illustration n° 13 – « L’Ordre de Chose dans le plus grand des astres », Le charivari, 22 août 1833.

14À la rayonnante manifestation du double corps royal, impérial ou républicain15, de la Res publica, s’est substituée l’éblouissante apparition du Rien, de la Chose ; au symbole de la main de justice, l’obole de la poignée de main. Les symboles royaux se sont changés en stigmates triviaux. Pour reprendre la terminologie de Régis Debray, inspirée de Peirce, le régime du symbolique a fait place au régime de l’indiciel16. Et, selon la logique du simulacre qui, parce qu’il ne se réfère à rien d’autre qu’à lui-même, ne connaît que la série illimitée « dans un rapport indéfini et réversible du similaire au similaire »17, le double corps du roi devient corps simple indéfiniment rédupliqué, témoin cette caricature du 6 mars 1834 (Illustration n° 14).

15En un mot, passer de l’entrée royale à l’entrée caricaturale, c’est passer de la cérémonie des Césars à la cérémonie des Sosies.

16Ce qui se joue sur les plans spatial et symbolique se joue aussi sur le plan temporel. En même temps que le double corps du roi, le sacré, le symbolique, la caricature refuse à la monarchie de Juillet l’inscription dans une linéarité ou une circularité de l’Histoire, pour la fixer dans l’immédiateté de l’actualité. Elle lui refuse l’entrée royale dans le monde et dans l’Histoire : la Naissance du juste milieu par Grandville se veut explicitement18 parodie de la Naissance d’Henri IV par Eugène Devéria (Illustrations n° 15 et 16).

17Avec la Naissance d’Henri IV, l’on a véritablement affaire à une présentation au Temple autant qu’au peuple, à l’élévation d’une hostie, du double corps du futur roi, qui implique le langage symbolique et allégorique ; le grand-père, Henri d’Albret, aurait déclaré : « Voyez, ma brebis vient d’enfanter d’un lion ». L’on assiste à une scène, voire une Cène. Avec la Naissance du juste milieu, l’horizon se bouche, la perspective s’évanouit, l’ostension du symbole fait place à l’ostentation de l’idole19 (Illustration n° 17). Comme l’a montré Jean-Luc Marion20, à l’inverse de l’icône, qui laisse transparaître l’invisible qui la fonde, l’idole, cette image-simulacre, apparaît, pur visible, au regard qui la constitue telle et qu’elle renvoie à sa propre visée. L’on contemple l’icône, tout à la fois prochaine et lointaine ; l’on s’absorbe dans l’idole, riveraine. Plus de jeu de la proxi mité et de la distance propre au sacré : à portée de regard, l’idole n’a rien de sacrilège, elle en interdit la possibilité. De la Naissance d’Henri IV à la Naissance du juste milieu, c’est la conversion de la scène-Cène à l’obscène qui a eu lieu. Corollaire temporel de cette conversion : si le futur Henri IV, présenté par son grand-père, fait signe vers une lignée historique comme vers l’avenir, le juste milieu, lui, apparaît, tel le vieillard de Baudelaire, « père et fils de lui-même ». César s’est bien mué en Sosie.

Illustration n° 14 – « Voici, Messieurs [...] », La caricature, 6 mars 1834.

Illustration n° 15 – « Naissance du juste milieu », La caricature, 2 février 1832.

Illustration n° 16 – Eugène Devéria, Naissance d’Henri IV, Paris, Musée du Louvre.

Illustration n° 17 – « L’amour et l’idole des Français », La caricature, 7 mars 1833.

18Dès lors, la caricature fait rimer « monarchie » et « amnésie ». Pour elle, la monarchie de Juillet ne s’inscrit plus dans la continuité d’une Histoire, dont le Musée historique de Versailles se veut le noble témoin, elle connaît la solution de continuité de l’actualité et du fait-divers, au sens premier du terme. C’est bien l’enjeu de ces Croquades diverses parues dans Le charivari du 17 août 1841 (Illustrations n° 18 et 19). Au centre, trône un « petit aperçu du Musée de Versailles », qui ne se rattache à rien et auquel rien ne se rattache, et qui a perdu, précisément, son qualificatif d’« historique ». Il s’oppose à l’épisode-clé de l’entrée royale : la remise des clés de la ville, et à une image de lanterne magique (parue dans Le charivari du 16 décembre 1840) projetée à l’occasion d’une manière d’entrée royale : la cérémonie du retour des Cendres de Napoléon21. Si la « monarchie » rime ici avec « amnésie », elle rime aussi avec « aphasie » : le message à clés des allégories de l’entrée royale a laissé place au tracé-graffiti du Musée de Versailles.

19Ainsi, la caricature dénie à la monarchie de Juillet le spectacle du symbole et de la parole qu’est l’entrée royale. Mais elle le lui dénie non pour restaurer une entrée royale ruinée, mais pour instaurer une nouvelle entrée royale, la seule possible, l’entrée caricaturale.

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20Cette prétention de l’entrée caricaturale au statut d’entrée royale se manifeste dans cette planche de l’Association mensuelle22 due à Grandville, et intitulée « Grande revue passée par la caricature le 30 octobre 1832 » (Illustration n° 20).

Illustrations n° 18 et n° 19 – « Croquades diverses », Le charivari, 17 août 1841.

Illustration n° 20 – « Grande revue passée par la caricature le 30 octobre 1832 », pl. de l’Association mensuelle, La caricature, 1^er nov. 1832.

21La caricature y prend les traits de Philipon déguisé en fou du roi Philippe, qui, monté sur son porc-épic, passe en revue et au crible « l’armée grotesque du Juste-Milieu ». Mais le fondateur de La caricature n’entend pas rester fou du roi. Si, dans l’explication, il s’attaque avec violence aux représentants de la justice, notamment au procureur Persil, grand pourfendeur de la liberté de la presse, qui brandit ici sa scie comme la caricature son arc, c’est qu’il s’agit bien pour Philipon et la caricature d’occuper la place royale, de se faire, à l’image de Louis XVI assistant au défilé de la Nation au Champ-de-Mars le 14 juillet 1790, le « gardien de la loi »23. Mieux, en l’absence d’Histoire, la caricature philippique s’autorise à déclarer que la seule Histoire nationale officielle sera celle qu’elle décrétera telle. La griffure du porc-épic de la caricature n’est pas égratignure qui scarifie mais griffe qui authentifie, et Philipon d’encourager sa monture : « Va, mon porc-épic ; cherche les actes officiels, marque-les de ta griffe, nous les dessinerons. À nous tout cela ! Vive Dieu ! C’est l’âge d’or de la caricature ». Le procureur « Père-Scie »24 a cédé le pas au roi « Père-Sceau ». Car, en même temps qu’une Histoire nationale authentique, Philipon reconstruit le double corps du roi. Le porc-épic hérissé, en effet, c’est aussi l’emblème oublié des Orléans, accompagné de la devise qui interdit le mauvais contact et rétablit le jeu du proche et du lointain constitutif du sacré : « cominus, eminus », « de près, de loin ».

22Cette métamorphose de l’entrée caricaturale en entrée royale connaît son apothéose avec la lithographie intitulée « Grand conquérant ! », parue dans La caricature du 31 janvier 1833 (Illustration n° 21). Cette parodie de l’entrée royale dans Lyon du Grand Poulot, reconnaissable à son arc-en-ciel, son laurier en pot et ses cuirs, se termine en « eau de poire », c’est-à-dire « de boudin », tandis que la gloire part en fumée. L’on assiste ici, certes, à une descente en flammes du prince, mais aussi, surtout, à une montée en flèche de la caricature qui, pour avoir revêtu les attributs royaux de la Renommée25 et ressuscité le langage allégorique, se proclame seule habilitée à citer les héros. Le seul arc de triomphe légitime, c’est l’arc de la caricature, mieux, l’arche de la caricature.

Illustration n° 21 – « Grand Conquérant ! », La caricature, 31 janv. 1833.

Illustrations n° 22 et n° 23 – Affiche de lancement de La caricature, dessinée par Grandville, octobre 1830.

23En effet, l’affiche de lancement de La caricature, dessinée par Grandville en octobre 183026, fait passer roi, évêque, magistrat, officier de police sous l’arche du passage Véro-Dodat, adresse d’Aubert, l’éditeur du journal et le beau-frère de Philipon. Assurément, il s’agit là d’un passage à niveau (le dessin préparatoire ne laisse aucun doute à cet égard), et à tabac (Illustrations n° 22 et 23). Mais, plus triomphalement, avec la présence de l’allégorie de la Vérité et de l’enfant récitant son compliment, passer sous l’arche de la caricature, c’est faire une entrée royale dans la galerie du seul musée royal possible27 : non le Musée historique de Versailles, mais le musée caricatural, de la caricature et par la caricature. Un musée caricatural national, qui réunit non les vestiges du passé ni même les ruines d’une Histoire présente défunte, réduite à l’actualité, mais qui construit une mémoire nationale du temps présent, comme le souligne le Supplément de La caricature du 24 novembre 183128 :

Tout ce que la malice de nos artistes a pu leur suggérer depuis la guerre d’Alger, tout ce qu’a produit, après la révolution de Juillet, ce moment de liberté dont les dessinateurs ont usé immodérément ; tout ce que la réflexion, la haine et le mépris d’un système bâtard peuvent produire aujourd’hui que notre liberté est tempérée par des milliers de procès, enfin tout ce que fait naître la politique ; tout se trouve dans ce musée du peuple.

24Le musée caricatural se veut musée monumental, et Philipon de définir, le 6 décembre 1832, Le charivari nouveau-né comme un « ouvrage monumental », « histoire fidèle et complète de notre époque », et de préciser : « [...] tous ces croquis, si légers en apparence, sont des matériaux pour l’histoire de notre temps, et, c’est à ce titre que nous les recueillerons ». Le musée monumental de la caricature est bien mémorial national du présent vu dans son antiquité future29. Car l’enjeu ultime de ce musée monumental, c’est bien de donner à une monarchie de Juillet sans pilotis, à une époque qui a troqué le trône contre la chaise percée, un fondement, au sens premier, une antiquité.

25C’est pourquoi la seule entrée royale moderne possible, c’est l’entrée caricaturale, par la caricature. Moderne, non parce qu’elle rompt avec une tradition, mais parce qu’elle en fonde une nouvelle : la caricature ne replâtre pas, elle édifie. Passer sous l’arc et l’arche de triomphe de la caricature, ce n’est pas retrouver mais trouver l’arkhê perdue. Avec la caricature, elle est inventée l’Antiquité, l’on peut alors entrer royalement dans l’Histoire, ou choisir d’en sortir...

26Assurément, sous la monarchie de Juillet, la caricature se moque royalement de l’entrée royale et rétrécit les héros en marmots. Mais plus qu’à un rétrécissement, c’est à un aplatissement des héros en zéros qu’elle se livre. Par là, la caricature dénonce la fin du « double corps du roi », la fin du sacré et du symbole, la fin de l’Histoire, la mort du spectacle : vive le simulacre ! Or, au moment même où la caricature enterre le spectacle de l’entrée royale, elle le ressuscite, mais sur un autre mode : si elle prend la place royale, c’est pour se faire le héraut d’une nouvelle Histoire, l’Histoire nationale du temps présent qu’elle rend contemporaine du futur et à qui elle confère ainsi une antiquité perdue. Passer sous l’arche triomphale et monumentale de la caricature, qui fait de la pierre lithographique une pierre d’angle, c’est entrer dans le mémorial du temps présent, qui fait signe vers certain musée imaginaire... l’ trône, en effet, non l’Hercule vainqueur au « monologue souverain », mais l’Hercule survivant à l’« invincible dialogue »30... avec un héros moderne qui, au cœur de la société du simulacre, avait compris l’intérêt du spectacle de l’entrée royale, qui descendait les Champs-Élysées en même temps qu’il montait vers le Panthéon, la fleur non au fusil mais à la main, qui avait perçu la nécessité de convertir la cérémonie des sosies en cérémonie des Césars. Il est vrai que, contrairement à Louis-Philippe, il n’était pas un homme de parapluie mais un homme de canne(s) !

Illustration n° 24 – Grandville, « Types modernes », frontispice, 1835. Bibliothèque municipale de Nancy.