1Ramené dans « les fourgons de l’étranger » et traîné derrière les chevaux du tsar et du roi de Prusse, le pouvoir de Louis XVIII s’exposait en 1814 au péril d’une illégitimité multiple – patriotique, politique et affective – après l’épopée européenne de Napoléon I^er, porteuse de souffrance et de violence, mais également synonyme glorieux d’un lyrisme national. Le roi, podagre et goutteux, qui rentre dans Paris en mai 1814 à la faveur de la défaite et de l’invasion du pays ne doit pas seulement composer avec les évolutions contemporaines de la monarchie, constitutionnelle et proto-parlementaire depuis septembre 1791 et la proclamation de la Charte en juin 1814, mais il doit surtout renouer avec un imaginaire et une symbolique consubstantiels de la relation entre le monarque et ses sujets. La tâche n’est pas aisée et les tribulations du sacre royal, de 1814 à 1819 – date de l’abandon du projet –, révèlent l’ampleur des difficultés affrontées comme les tensions au sein même de ceux qui s’affirment les acteurs de la Restauration, forcés alors à l’amalgame, l’accommodement et la composition entre les principes d’un Ancien Régime monumentalisé et les réalités d’une société nouvelle qui se réclame d’autres valeurs, opposant en particulier ici la souveraineté nationale, son expression électorale et le triomphe de la Raison à l’alliance du trône et de l’autel, la sainte ampoule et saint Rémy1.

2Si Marc Fumaroli a pu définir la Restauration moins comme un régime politique que comme une « utopie littéraire », peut-être faudrait-il ici préciser que celle-ci est davantage encore une uchronie idéologique tant la manipulation de l’histoire alors à l’œuvre dans les cérémonies publiques et les images du pouvoir confère à cette époque l’aspect singulier d’un présent inactuel, étranger à lui-même, frappé par la collusion de fragments d’histoire et de mémoire avec les péripéties factuelles du temps et marqué par la bigarrure inédite des faits contemporains rapportés au « passé recomposé » de la monarchie restaurée2.

3C’est auprès d’Henri IV, figure tutélaire de la royauté bourbonienne, que s’alimente en effet toute une rhétorique légitimante et normative qui vient pallier les équivoques et les incertitudes de ses successeurs, se substituant dès lors à l’épopée impériale et à la pourpre napoléonienne3. La popularité de l’imaginaire henricien est telle que la France des années 1810-1830 est traversée par une véritable « invention » des années 1589- 1610, qui porte à son paroxysme la légende du bon roi Henri et l’image d’une France prospère, forte et réconciliée, renouvelées et re-présentées à travers la famille royale, ses souverains et les princes du sang. L’actualité éditoriale multiplie les publications autour du premier Bourbon auxquelles font écho ses représentations scénographiques et musicales, les pendules « à la Henri IV » en orfèvrerie, les pièces de porcelaine à la gloire du héros et les tableaux de la geste henricienne sous les pinceaux notamment de Gérard, Rouget, Ingres, Révoil, Tardieu, Coupin de La Couperie ou des Devéria, ces derniers, dans La Naissance d’Henri IV, illustrant avec une force dramatique singulière la monstration de l’héritier des maisons de Bourbon et d’Albret, véritable institution de la dynastie4. À l’évocation des actions héroïques du vainqueur de la Ligue et à la peinture des faits pittoresques d’un roi débonnaire, aux catalogues des bons mots et aux recueils des propos courtois du « Vert-galant » ou autre « Diable à quatre » s’ajoute l’image d’Henri IV quasi systématique à travers les portraits et la mise en scène des membres de la famille royale, avide de justifications dynastiques. On peut citer, dès les premières années de la Restauration, l’estampe en couleurs représentant cette dernière, dans laquelle figurent le comte d’Artois, les ducs et duchesses de Berry et d’Angoulême réunis autour de Louis XVIII, assis dans un fauteuil près du buste d’Henri IV, ainsi que le tableau de Gérard figurant en 1819 le duc de Berry devant un autre buste du héros dynastique tandis que son fils posthume, le duc de Bordeaux, est représenté recevant de la France, en 1821, le domaine de Chambord sous le regard bienveillant de l’illustre aïeul. S’ajoutent diverses autres formes d’imitation de l’épopée bourbonienne comme la répétition par Louis XVIII, lors de la naissance d’Henri-Charles-Ferdinand-Dieudonné d’Artois, duc de Bordeaux, « l’enfant du miracle », des gestes et propos d’Henri d’Albret lors de la naissance de son petit-fils, où ne manquèrent alors ni l’ail ni le jurançon légendaires, ou bien encore la mise en scène triomphale de l’expédition militaire en 1823 des « cent mille fils de saint Louis », commandés par le neveu de Louis XVIII, le duc d’Angoulême, nouvel Henri IV vainqueur des Espagnols, triomphant là où avait échoué Napoléon lui-même5.

4Exergue fabuleuse, ombre familière ou fanal salvateur, la figure d’Henri IV se mêle ainsi aux contemporains de Louis XVIII et de Charles X avec une présence et une actualité telles que tout devient prétexte à ressusciter le monarque idéalisé, saint protecteur de la royauté restaurée et incarnation d’un génie national fédérateur. La grande Entrée solennelle de la période, celle de Louis XVIII à Paris le 3 mai 1814, est alors le témoignage éloquent de cette tessiture originale du présent placé sous le signe d’une réminiscence et d’une re-présentation du modèle fondateur. Dans le sillage de cet événement, mon propos est de suivre l’écho de cet imaginaire de l’entrée solennelle, dans son expression iconographique et littéraire à Lyon et à Amiens, à l’occasion de deux manifestations exemplaires de cette contamination de l’imaginaire contemporain par la mémoire henricienne, de cette fusion de deux temps qui font de la Restauration une époque sans histoire car submergée de mémoire et travaillée par le mythe, une époque uchronique car résolument anachronique6.

Paris, 1814-1818

5Ludovico reduce, Henricus redivivus. « Louis étant revenu, Henri revit », pouvaient ainsi lire les acteurs de la grande entrée parisienne de Louis XVIII le 3 mai 1814. Sur le piédestal de la statue équestre d’Henri IV du Pont-Neuf, qui n’était alors qu’un simple moulage de plâtre rapidement réalisé pour cette entrée en raison de la destruction de l’original en août 1792, cette inscription soulignait l’ambition démiurgique de la Restauration à « renouer la chaîne des temps » selon l’expression même du préambule de la Charte7. Placée entre le temple de « la Concorde des Français » et celui de « la Paix des Nations » dressés pour l’occasion, la statue du roi bourbon devenait le medium d’une métempsycose collective où, par la grâce d’une cérémonie solennelle imitée des fastes de l’Ancien Régime, les siècles s’annulaient dans la confusion d’un homme avec son fabuleux modèle, d’une société avec sa projection idéale. À la fois héritage dynastique et promesse politique et, à ce titre, fonctionnant comme un double signe de ralliement, la figure d’Henri IV dans son association avec le roi régnant s’inscrivait dans les principes d’une rhétorique performative au cœur de l’expression monarchique et de son héroïsation des siècles précédents. Si, aux XVI^e et XVII^e siècles principalement, les thuriféraires de la royauté faisaient affleurer derrière les traits du souverain ceux d’Hercule, de Jupiter ou d’Apollon, il est intéressant de noter ici la substitution de la figure d’Henri IV au modèle divin8. Plus qu’un reflet du premier Bourbon dans la personne de Louis XVIII, c’est une incarnation, une résurrection du premier dans le second et par là même toute une époque qui vient en subvertir une autre. Une seconde inscription proclamait quant à elle que « Tout périssait enfin lorsque Bourbon parut », manifestation évidente de la part des organisateurs de cette « fête des retrouvailles », de cette volonté politique d’analogie entre la France des guerres religieuses et de la Ligue de la fin du XVI^e siècle et celle, bouleversée, divisée et vaincue, du début du XIX^e, terreaux communs à la glorification d’un monarque salvateur, capable d’imposer la concorde, de réconcilier les ennemis d’hier et de faire vivre ensemble les « deux France » selon l’expression contemporaine. Prolongeant l’Entrée, la réception du souverain à l’Hôtel de Ville, le 29 août suivant, parachevait le parallélisme intenté entre la cérémonie offerte à Louis XVIII et la tradition des réceptions royales par la municipalité parisienne. Bien évidemment, c’est sous les auspices du prince béarnais que se tient cette dernière, le trône étant placé devant une représentation d’Henri IV « entouré de figures allégoriques qui rappelaient les vertus et les grandes actions de ce prince » et, lors du spectacle musical qui suivit sur les cinq batailles « les plus célèbres » présentées à la duchesse d’Angoulême, deux étaient à la gloire du prince bourbon : Arques et Ivry.

6Quatre ans plus tard, l’inauguration de la nouvelle statue équestre du Pont-Neuf enracine dans l’imaginaire contemporain cette imprégnation de la Restauration par la présence et l’actualité du mythe henricien qui réduit l’avenir à la réitération d’un passé idéalisé. Précédée d’un élan d’enthousiasme populaire lors de sa translation au Pont-Neuf dont rendent compte divers dessins et gravures qui s’associent au succès de la souscription publique ouverte pour sa réalisation, la nouvelle statue du fondateur de la dynastie bourbonienne est inaugurée le 25 août 1818, jour de la saint Louis9. Un arc de triomphe blanc orné du chiffre d’Henri IV avait été dressé au-dessus de la statue du souverain tandis qu’une tribune placée en face du monument accueillait le roi et sa famille, l’événement se prolongeant dans des odes pompeuses auxquelles prit part Victor Hugo qui, s’adressant aux Français, leur déclarait ainsi qu’il y avait désormais « un Français de plus parmi vous »10. Plus significative encore de cette présence et de cette actualité d’Henri IV dans la France de la Restauration, la médaille commémorative illustre pleinement ce dédoublement du monarque, re-présentant son illustre aïeul. Une première médaille, frappée à l’occasion de l’Entrée du roi dans Paris et renvoyant précisément aux entrées triomphales romaines, mettait en évidence l’idée d’une double continuité, familiale et dynastique, en figurant Louis XVIII, accompagné de la duchesse d’Angoulême – fille de Louis XVI, la populaire « orpheline du Temple » – et de son mari – le fils du comte d’Artois –, recevant de la Cité parisienne, assistée d’un magistrat municipal et d’un soldat, les clefs de la ville, les deux groupes se tenant de part et d’autre de la statue équestre d’Henri IV surmontant la scène11. Dans celle frappée en 1818, c’est derrière la présence tutélaire de ce dernier que se profile le visage du roi régnant, réitération du monarque exemplaire12.

7La répétition et la représentation, la surimposition et la confusion, la tension épiphanique et l’invention performative d’un passé omniprésent sont ainsi au cœur de l’imaginaire politique de la Restauration, la matière de sa chronologie nourrie du christianisme contre-révolutionnaire et de la culture légitimiste, partagée alors entre une interprétation cyclique des temps et la dilution absolue d’un présent inactuel. À côté des grandes démonstrations parisiennes et de leur prise en charge par les plus hautes autorités, et parallèlement à la littérature encomiastique foisonnant autour des Bourbons, divers témoignages, plus modestes mais tout aussi significatifs, viennent illustrer cette subordination de l’actualité à la mémoire et au mythe, cette dialectique finalement aporétique de l’expérience et du souvenir.

Amiens, 1827

8Sacré à Reims le 29 mai 1825, Charles X incarne pleinement cette Restauration qui veut renouer, par delà l’usurpation napoléonienne, avec la longue chaîne de ses prédécesseurs jusqu’au geste liminaire de Clovis13. L’achèvement du canal de la Somme permet également à ce roi d’Ancien Régime de manifester sa volonté de soutenir le dynamisme des milieux d’affaires et de la bourgeoisie marchande et manufacturière inscrite dans une modernité conquérante14. Après le canal de Picardie, ouvert à la circulation en 1738 et reliant l’Oise à la Somme, le développement des échanges commerciaux doit être soutenu par l’aménagement des voies fluviales de la province. Aussi la monarchie de Louis XVIII travaille-t-elle à l’achèvement d’un nouveau canal dont la réalisation, débutée en 1770, avait été interrompue par la période révolutionnaire et laissée inachevée malgré l’intérêt que lui porta Napoléon. Soutenus par le duc d’Angoulême lors de son voyage dans la Somme en septembre 1817, les travaux reprirent en 1821 pour compléter le canal Crozat (qui le reliait à Paris) et le canal de Saint-Quentin (qui le reliait à l’Escaut) en les mettant en communication avec Amiens et la mer par Saint-Valéry. Le canal de la Somme fut inauguré le 31 août 1825 en présence de la duchesse de Berry et de son beau-frère, le duc d’Angoulême, qui lui donna son nom, réservant au roi, après deux années de travaux supplémentaires, le privilège d’ouvrir le canal à la navigation en septembre 1827.

9Pour cette occasion, les autorités de la province voulurent témoigner de leur zèle particulier et de la fidélité de leurs administrés en organisant plusieurs festivités et manifestations publiques pour consacrer l’événement et la venue du souverain comme en témoignent en particulier les dispositions prises par la mairie d’Amiens15. Ce n’est toutefois pas tant la mobilisation publique pour honorer le séjour du roi dans sa province qui m’intéresse ici que le besoin – voire le réflexe ou l’acte mécanique – témoigné par les organisateurs de l’événement de référer cette venue de Charles X, inaugurant l’ouverture à la navigation d’un canal picard, à un précédent illustre pris dans une temporalité éminemment plus dramatique et glorieuse aux enjeux plus essentiels : l’entrée d’Henri IV dans Amiens reconquise le 25 septembre 1597, après que les Espagnols eurent surpris la cité le 11 mars précédent par un audacieux subterfuge pourtant éculé depuis Du Guesclin16. Témoignage de cette pensée mimétique tout comme elle en signale les excès et le ridicule possibles, cette référence inopportune minore le modèle sans grandir ceux que ce dernier devait éclairer. Bien au contraire, elle travaille à historiciser par la mise en évidence de cet écart et de cette distance un temps pensé idéologiquement comme immobile, un passé alors vécu sur le mode de son expérience omniprésente : en ce sens, sous couvert d’acte courtisan, elle favorise paradoxalement un devoir d’histoire contre le ressassement d’une mémoire mythifiée allant à l’encontre de la tension réitérative de la Restauration qui prétendait abolir l’histoire.

10Suite en effet à la présentation des festivités amiénoises et à la transcription des discours alors adressés au roi en ces journées de septembre 1827, l’auteur de la Notice du cérémonial et des fêtes ajoute le récit de l’entrée d’Henri IV dans la capitale picarde deux cent trente ans plus tôt17. Arrivé à Amiens le 17 septembre, Charles X inaugura solennellement l’écluse de la cité qui ouvrait la navigation du canal en fin d’après-midi après avoir entendu les discours et compliments du préfet, du maire, de l’évêque, des présidents de la Chambre, du Tribunal civil, du Tribunal de commerce, de la Chambre de commerce, de la Société médicale d’Amiens, de l’Académie des Sciences, ceux du Procureur général, des juges de Paix, du colonel de la Garde nationale et du Conseil royal de l’Université, des maires des communes rurales de l’arrondissement et d’Abbeville et enfin les vers des « dames de la halle ». Après que le nom d’Henri IV eut été évoqué par trois fois dans ces éloges, deux couples de cygnes furent offerts à son successeur qui entreprit ensuite la « visite de l’exposition des produits de l’industrie, l’hôpital général, l’hôpital civil et l’hôpital militaire, la fabrique de moquettes et de velours d’Utrecht de M. Henri Laurent, la fabrique de Casimir de M. de Jeansse Dumény, la filature de lin de M. d’Haverne, et l’imprimerie des toiles de M. Lecaron Crépin »18. C’est après cette industrieuse occupation du roi, l’évocation de sa navigation d’une demi-heure sur le canal, sa visite des hôpitaux de la cité, la description du bal donné en son honneur ainsi que la transcription de certains compliments du roi aux dames de la soirée et du discours du sous-préfet à Flers – elles-mêmes précédées des discours tenus la veille au duc d’Angoulême, du récit des cérémonies faites lors du passage du souverain du département du Pas-de-Calais dans celui de la Somme et des discours alors tenus par les autorités de Doullens – que l’auteur de la Notice du cérémonial fait intervenir l’entrée d’Henri IV dans Amiens reconquise par les armes royales, le 25 septembre 1597.

11Celle-ci était précédée dans l’évocation des festivités contemporaines d’un rappel historique censé rendre pertinent et opportun le rapprochement et le parallèle entrepris pour travailler à la gloire de Charles X. Ainsi la présentation des clefs de la place forte d’Amiens est l’occasion pour l’auteur de noter qu’elle se fit « au même lieu où, le même jour, à la même heure et deux cent trente ans auparavant, Henri IV recevait la proposition que l’Espagnol venait lui faire de les remettre en ses mains. Plus heureux que son illustre Aïeul, Charles X les recevait aujourd’hui des mains même de ses sujets »19. Toutefois avant le développement de ce récit, l’auteur insère celui de la première entrée du roi, le 18 août 1594, quand les Amiénois quittèrent volontairement les rangs de la Ligue pour ouvrir leurs portes à leur naturel souverain20. Ce rapprochement ne pourrait être qu’anecdotique, satisfaisant la curiosité des lecteurs pour les cérémonies anciennes, attestant de l’érudition de l’auteur et de son souci de publier des sources manuscrites, s’il n’était donc suivi du récit d’une toute autre entrée : celle d’un roi vainqueur ayant contraint les Espagnols qui s’étaient habilement emparés de la ville à capituler après qu’il eut triomphé par deux fois de l’armée du cardinal Albert, venue le 15 septembre 1597 tenter de dégager les assiégés. L’effet est d’autant plus maladroit que le récit de l’entrée d’août 1594 pointe par deux fois la responsabilité des Amiénois dans la surprise de leur ville, survenue en raison de leur désir obstiné de conserver leurs privilèges, en particulier celui d’assurer par eux-mêmes la garde de la cité. Pénible pour la fierté picarde, ce rappel peut l’être encore davantage pour le roi qui se voit renvoyé aux exploits héroïques et aux actions guerrières de son illustre ancêtre quand il se contente d’apprécier la qualité de quelques tissus, de canoter sur un canal et de complimenter – en « Roi-Chevalier » comme l’appelle l’auteur – les dames du bal. Soucieux de comparer les solennités de ces cérémonies pour montrer comment derrière le même attachement des Français pour leur souverain, « le caractère de ces augustes fêtes reçoit avec le temps les modifications que le perfectionnement du goût et des arts y doit naturellement apporter », et pris dans cette tension référentielle systématique, l’auteur s’est laissé entraîner dans un parallèle douteux, honorable ni pour sa ville ni pour son roi21. La référence manque sa cible, le parallèle achoppe et la rhétorique mimétique trébuche. Au lieu d’entourer Charles X d’un halo de mémoire héroïque, cette éphéméride fait surgir l’histoire de la négligence et de l’obstination amiénoises comme elle rappelle les efforts extraordinaires d’Henri IV pour les réparer. Si elle peut résonner comme une exhortation aux Amiénois à écouter la voix de leur roi et si elle complète le portrait flatteur de l’ancêtre du souverain, elle fonctionne tout autant comme le rappel de la faute municipale et abaisse le prince régnant.

12Manifestation de l’essoufflement de l’idéologie contre-révolutionnaire dans la bêtise d’une rhétorique mécanique et ambiguë, ce rapprochement surnuméraire et importun entre Henri IV et Charles X signale l’aporie de l’imaginaire politique de la Restauration, condamné de la sorte à revivre la crise et la fin de l’Ancien Régime22. À ce témoignage tardif de l’épuisement de la Restauration précédant de trois ans la chute du roi, il est cependant possible d’ajouter une autre forme de dévoiement de l’idéologie de la Restauration, les prémices de sa faillite au moment même où elle semble s’imposer avec force et vigueur : là encore, sous couvert de la convocation affective du passé, s’altère le souvenir et surgit intempestivement l’histoire dans le culte de la mémoire23.

Lyon, 1821

13Ville marquée, le 10 mars 1815, par son bruyant ralliement à Napoléon I^er au point de constituer « le lieu symbolique de sa reconquête des Cent-Jours », ville réputée pour son esprit frondeur, illustré notamment par les pièces du Guignol de Laurent Mourguet si irrévérencieuses envers les autorités, Lyon au début de la Restauration est une ville inquiétante pour le pouvoir des Bourbons, sur la crête ténue de l’affrontement redouté entre ultras et « fédérés » qui déchirerait la cité comme en 179324. L’échec de la conspiration « bonapartiste » de Didier à Grenoble, en mai 1816, révéla des ramifications lyonnaises – dévoilées précédemment lors d’une autre conspiration déjouée quatre mois plus tôt – confortant les autorités dans la nécessité d’une vigilance scrupuleuse, nourrissant de la sorte une forte « réaction royaliste » dans la cité. Elles prévinrent ainsi en juin 1817 un nouveau « complot bonapartiste » – en partie imaginé par le parti ultra à des fins politiques évidentes – qui avait été fomenté dans un contexte de crise frumentaire et d’antagonismes entre la grande ville et ses campagnes environnantes, avant que la compétition électorale libérale ne prenne progressivement le pas sur l’insurrection des nostalgiques de l’Empereur25. D’autres conspirations, comme celle d’août 1820, diverses « émotions » plus ou moins vives, comme l’émeute de janvier 1822, et des rumeurs chroniques, comme celles accompagnant l’assassinat du duc de Berry en février 1820 et le séjour du duc d’Angoulême au mois de mai suivant, achèvent la réputation de la cité rhodanienne censée constituer « la capitale du libéralisme », figure consacrée par l’accueil enthousiaste réservé à La Fayette en 182926.

14L’échec de l’exploitation polémique du Siège de la ville en 1793 et l’incapacité de celui-ci à constituer un authentique « lieu de mémoire » patrimonial et identitaire proviennent des « traits mêmes de l’événement » – mobilisable, en effet, tant par les républicains modérés que par les monarchistes – comme ils témoignent peut-être davantage encore des résistances de la cité à faire rejouer les failles de la division autodestructrice27. La figure conciliatrice d’Henri IV s’impose alors naturellement, incarnant un idéal de réconciliation soutenu par la volonté d’oubli et d’union affichée lors de la reconquête du royaume en 1594-159828. Son indulgence, son esprit de modération et son souci du bonheur de son peuple modèrent et corrigent les excès ultras, sa bravoure et sa bonhomie comme la figure d’une France glorieuse et victorieuse qui l’accompagne lui apportent l’adhésion populaire bonapartiste et les anciens jacobins ralliés aux libéraux peuvent se l’approprier comme la figure tutélaire d’un gouvernement éclairé, « respectueux des idées de tolérance et de liberté, disposé à faire au peuple une large place, à lui donner considération et droits »29. Ce n’est pas sans signification qu’en 1829 la statue équestre de ce souverain est substituée sur la façade de l’Hôtel de ville à une allégorie de la Liberté et de l’Égalité, qui avait elle-même remplacé la statue de Louis XIV à cheval, placée sur le monument après le grand incendie de 1674 et détruite en septembre 1792. C’est dans cet engouement pour Henri IV que prend place un document étonnant, témoignant du succès de cette mémoire fédératrice comme des libertés et des écarts pris avec le modèle et l’histoire.

15Œuvre majeure – et paradoxalement monumentale – de la naissance des guides touristiques lyonnais au début du XIX^e siècle, le Voyage pittoresque et historique a Lyon du comte de Fortis illustre pleinement l’ambiguïté du mythe henricien dans son rapport à la mémoire et à l’histoire, comme il révèle les effets potentiellement négatifs de son usage immédiatement séduisant et pertinent pour les thuriféraires de la restauration bourbonienne30. Participant pleinement du « code pittoresque » alors en vogue, l’ouvrage de l’ancien avocat général à la Cour royale de Lyon de 1800 à 1815 et membre de plusieurs sociétés savantes multiplie les évocations minutieuses des lieux et dresse en termes picturaux la description des paysages les plus remarquables de la cité, utilisant en particulier le ressort dramatique de l’anecdote historique. Ce souci du « détail parlant » est évidemment perceptible dans le recueil de vingt gravures qui prolonge le texte littéraire31.

16Parmi celles-ci, la planche numéro neuf, illustrant le paysage grandiose du cours de la Saône en amont de la ville, dominé de part et d’autre par un panorama inégalement escarpé et couronné, sur la rive droite, par la monumentalité du rocher de Pierre-Scise sur lequel se dressait une puissante forteresse jusqu’à sa destruction partielle en octobre 1793, surprend par sa singularité. Alors que toutes les autres gravures mettent en scène un paysage contemporain (même si leur description littéraire les agrémente d’anecdotes historiques), celle-ci prend le contre-pied de cette actualité pour servir de prétexte à la reconstitution, sur le mode troubadour, d’un épisode du règne d’Henri IV : son Entrée dans la ville en septembre 159532. Après avoir décrit ce paysage proprement spectaculaire et évoqué les illustres captifs enfermés entre les murs de cette forteresse-prison, le comte de Fortis rappelle que c’est par ce défilé qu’Henri IV pénétra dans la ville. Appuyant son récit sur des extraits de chroniques de l’époque, l’auteur témoigne de l’effet pittoresque produit par le vigoureux contraste entre la sombre verticalité du rocher et le cours de la Saône, cadre naturel et dramatique parfait pour la réception du souverain au-devant de la porte de Bourg-Neuf où avait été dressé une sorte d’arc triomphal. La gravure montre ainsi le roi en armes, accompagné de ses gentilshommes à cheval, accueilli devant les murs de sa « bonne ville » par une foule nombreuse, conduite par ses échevins et composée principalement de ses pennonages – la milice bourgeoise – réunissant près de 5 000 panaches blancs. Avant de franchir l’impressionnant arc de triomphe orné de trophées d’armes, Henri IV se voit présenter les clefs de la ville, offertes par le premier échevin de la cité.

17L’image est forte ; elle frappe l’imagination et ravive une mémoire héroïque où s’entrechoquent la geste militaire et les bons mots du roi populaire. Elle expose les retrouvailles de la ville et de son prince, la restauration de l’autorité royale et la résipiscence d’une ville dévoyée par la Ligue, mais retournée à la raison et à ses devoirs envers son souverain. L’image est forte ; elle est également fausse. Elle transforme, ampute et manipule. Elle biaise et falsifie l’histoire pour construire une mémoire au service de la monarchie de Louis XVIII ; elle produit du souvenir à l’aune des enjeux du présent, et mesuré à l’étalon des préoccupations contemporaines des acteurs de la Restauration. Elle « invente » ainsi un passé qui sans être entièrement faux n’est absolument pas vrai. L’analogie entre la ville de l’année 1595 et celle des années 1815-1820 est pertinente et l’intention pédagogique exemplaire, mais la mise en scène mémorielle excède ici la réalité comme elle pervertit l’histoire.

18Depuis les mois de février-mars 1589, Lyon avait rompu avec la royauté, s’érigeant alors en bastion de la Sainte-Union et abritant entre ses murs deux des plus importantes figures de la Ligue : son archevêque, Pierre d’Épinac, chancelier du duc de Mayenne, alors lieutenant général du royaume, et son gouverneur, le duc de Nemours, demi-frère de ce dernier et défenseur talentueux de Paris33. Les rivalités internes au mouvement de la Sainte-Union, la lassitude de la population et l’abjuration d’Henri IV à Saint-Denis précipitent la décomposition des solidarités ligueuses. Elle se traduit à Lyon par l’emprisonnement du duc de Nemours par le consulat en septembre 1593, prélude à la reconnaissance de l’autorité du roi. Une insurrection interne dans la nuit du 6 au 7 février 1594 voit le triomphe des partisans d’Henri IV qui ouvrent les portes de la ville aux troupes royales. L’événement lyonnais, précédant de quelques jours le sacre du roi à Chartres, inaugure une série de ralliement de villes au pouvoir monarchique, accélérant d’autant la déliquescence des dernières positions ligueuses. Cette primauté et ce rôle sont un titre de gloire pour l’échevinage lyonnais, soutenant de manière essentielle la reconstruction de son identité politique après le dévoiement ligueur. Dans ce processus de reconquête de sa légitimité, l’entrée du roi dans la cité participe d’un imaginaire fondateur comme il inaugure un temps pensé en terme de résurrection. Après avoir remporté sur les Espagnols la brillante victoire de Fontaine-Française le 5 juin 1595, Henri IV entre en triomphateur dans sa bonne ville de Lyon trois mois plus tard, ralliant à lui les derniers irréductibles.

19Dans le contexte politique lyonnais des années 1814-1820, marqué par l’indifférence de la population envers la monarchie restaurée, voire une sourde hostilité générale que révèlent quelques explosions sporadiques d’opposition radicale, la représentation de l’entrée d’Henri IV pour illustrer le paysage de Pierre-Scise participe donc, dans ce guide touristique, d’un effort de conquête de l’opinion publique pour la rallier à la cause des Bourbons. Sous couvert d’un rappel historique, elle est la projection d’un avenir attendu et désiré, celui d’une adhésion – d’une soumission – pleine et entière de la capitale rhodanienne à l’autorité de Louis XVIII. Elle est le vœu d’un accomplissement mimétique appelant les Lyonnais à rejouer la scène primitive et à se montrer les dignes héritiers de leurs glorieux ancêtres qui surent déchirer les illusions, percer les ténèbres et rejeter les vains prétextes qui les éloignaient de leur prince naturel. Œuvre propitiatoire, d’exhortation et d’anticipation, elle est d’abord une fiction qui distord la réalité historique dans le sens d’un discours normatif par le biais de l’émerveillement, du spectacle et de l’affectif34. L’entrée d’Henri IV à Lyon est certes d’abord un événement local, mais ses résonances sont à l’échelle du royaume par le biais des relations imprimées qu’elle a suscitées dans le contexte de l’affirmation spectaculaire de l’autorité du souverain. La plus importante d’entre elles est due à l’avocat Pierre Matthieu, chargé alors de la définition du programme par le consulat lyonnais35. Une gravure, probablement de Perrissin et Maignan, accompagne son récit et l’on peut mesurer l’écart tant topographique que politique qui distingue la représentation de l’Entrée telle qu’elle a été pensée et voulue en 1595 de celle imaginée en 1820, telle que les échevins ont voulu la comprendre et la remémorer et celle interprétée plus de deux cents ans plus tard. Là où de Fortis choisit de représenter la première partie de la cérémonie – l’accueil du roi devant la porte de la ville –, figeant dès lors la mémoire de l’Entrée dans la soumission de la cité à la puissance du souverain, dans le spectacle de deux entités qui se rencontrent mais qui ne se confondent pas, dans la mise en scène de la toute puissance d’un roi devant lequel la ville s’humilie, c’est la seconde partie de l’événement solennel que les échevins de 1595 ont voulu laisser à la postérité, le moment durant lequel il n’y a plus alors ni vainqueur ni vaincu, ni puissant ni humilié, mais l’évidence d’un même corps, le spectacle d’une unité retrouvée, l’essence d’une communauté authentique abolissant dans cette apocalypse le temps comme durée et l’espace comme limite. Toute la politique d’Henri IV, en ces années 1594-1598, est de réduire l’écart entre le souverain et son peuple à travers lequel s’étaient infiltrées la défiance, l’infidélité puis la révolte régicide. Il soutient ainsi à travers différents gestes et décisions la politique du consulat lyonnais dans la constitution d’un imaginaire fondateur : celui d’une nécessaire réciprocité, l’incorporation du roi et de sa cité sans laquelle la légitimité du premier demeure inachevée et l’identité de la seconde précaire.

20« Faire voir, c’est faire croire », affirme l’adage depuis Machiavel. Le consulat de 1595 comme le comte de Fortis en 1820 ont recours tous deux à l’image pour immortaliser le même événement ; simplement, il ne s’agit plus alors de croire et de faire croire en la même chose. Quand l’un suggère l’union, l’autre commande la soumission. Quand l’un s’adresse d’abord au roi pour qu’il se souvienne de cette rencontre fondatrice et qu’il soit fidèle à l’union célébrée, l’autre se tourne vers le peuple pour qu’il se conforme à un modèle et qu’il se range à l’ordre établi. Pour de Fortis domine donc l’idée que le corps urbain, énervé et aphasique, doit être revitalisé par son roi, proprement réensemencé pour suivre la métaphore érotique et séminale de l’Entrée royale, quand les Lyonnais, au-delà de cette interprétation exclusive, faisaient se rencontrer, se retrouver, deux corps pareillement animés et nécessaires l’un à l’autre. Toutefois, à manipuler ainsi l’histoire sous couvert de la mémoire, le comte de Fortis s’expose en retour à un effort d’érudition qui emporte avec lui la fiction politique ainsi montrée. Davantage, c’est la figure libérale – et par là même populaire – d’Henri IV qui est dangereusement menacée, cette curiosité érudite amenant nécessairement les historiens à étudier une décision du monarque prise deux mois après son Entrée qui, faisant brèche aux privilèges immémoriaux de la cité, détruisit son autonomie municipale et substitua au collège de douze consuls un système prévôtal, subordonnant quatre échevins à l’autorité d’un prévôt des marchands, lui-même dans la main du roi36.

21Puisant généreusement dans le mythe henricien l’affirmation d’une légitimité chancelante, la monarchie de la Restauration entretient avec l’histoire une relation ambiguë dans laquelle la trahison mémorielle cohabite avec l’emprunt exemplaire et se nourrit de la référence édifiante. Manifeste à Paris, cette concordance volontaire des temps vécus et imaginés imprègne ainsi l’idéologie des panégyristes de la royauté. Le jeu est cependant délicat et à multiplier les maladresses, l’uchronie vertueuse de la Restauration peut alors dégénérer dans le spectacle disqualifiant de son anachronisme politique. La mémoire de l’Entrée solennelle, à Lyon comme à Amiens, montre combien la rhétorique mimétique peut instruire le procès de son objet et faire basculer l’admiration légitimante dans la dérision critique. La volonté obstinée de la Restauration à articuler l’époque contemporaine et un passé pensé inachevé use du ressort rhétorique allié à une éphéméride curieuse. Toutefois, le pont jeté entre les temps ne trouve pas toujours la pile qui assurerait sa stabilité et lui donnerait sens ; le tablier ainsi lancé mord dans le vide, ripe sur un chapiteau inadéquat, et, basculant dans l’absurde ou l’illusion dissonante, c’est l’idéologie légitimiste qu’il ébranle toute entière en mettant en évidence son impuissance à accorder des temps distincts, à renouer des maillons à jamais rompus et disjoints. Alors que l’œuvre de mémoire veut faire croire à l’immédiateté des temps, c’est l’histoire, l’écart et la distance qui surgissent dans son imperfection. Destinée à affirmer la force du régime des Bourbons, la mémoire de l’Entrée royale alimente a contrario la conscience de son échec à travers le dévoiement de son imaginaire d’éternité ramené à son caractère proprement intempestif. Comme le claironne alors en décembre 1819 l’ironique chansonnier, Achille ne vit pas deux fois : sa disparition laisse seulement derrière lui de pâles et fanfarons « Myrmidons » que l’Histoire doit emporter dans son progrès et la Caricature ramener à leur simple vérité37.

Illustration n° 1 : Eugène Devéria, « La naissance d’Henri IV ».

Illustration n° 2 : « La famille royale ».

Illustration n° 3 : Gérard, « Portrait en pied de Charles-Ferdinand d’Artois, duc de Berry ».

Illustration n° 4 : Estampe représentant l’entrée de Louis XVIII à Paris, le 3 mai 1814, passant devant la statue équestre d’Henri IV.

Illustration n° 5 : Médaille de 1814 frappée à l’occasion de l’entrée de Louis XVIII dans Paris.

Illustration n° 6 : Médaille de 1825 frappée à l’occasion du rétablissement de la statue équestre d’Henri IV au Pont-Neuf.

Illustration n° 7 : « Vue du Fort de Pierre Cise et de l’entrée solennelle de Henri IV à Lyon, par la porte de Vaize, en 1595 ».

Illustration n° 8 : Gravure de l’entrée d’Henri IV à Lyon en 1595.

Illustration n° 9 : Détail de la « Vue du Fort de Pierre Cise et de l’entrée solennelle de Henri IV à Lyon, par la porte de Vaize, en 1595 ».

Illustration n° 10 : « Les Mirmidons ».