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Corps, littérature, société (1789-1900)

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Jean-Marie Roulin

Première partie. Le discours politique du corps

L’enfermement et la métamorphose. La politique au miroir du corps dans Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas

Sarah Mombert

Texte intégral

  • 1 Voir mon article « Action politique et fiction romanesque. La révolution impossible d'Alexandre Dum (...)

1En 1844, lorsqu'il publie Le Comte de Monte-Cristo, Dumas tient une position politique que l'on peut qualifier de libérale critique. Ancien employé du duc d'Orléans devenu Louis-Philippe, ami du fils du roi, il a participé activement à la révolution de juillet 1830 qui a porté le roi bourgeois sur le trône. Mais Dumas ne peut pas s'empêcher d'être déçu : sans être un républicain forcené, il se rend compte que le roi des Français n'est pas l'homme providentiel dont il attendait qu'il remette en marche le progrès de la nation vers la liberté politique. La société louis-philipparde favorise certes l'esprit d'entreprise qui anime les travaux littéraires et commerciaux de Dumas, du feuilleton aux journaux périodiques, en passant par le Théâtre Historique. Pourtant, non seulement, en négligeant de donner voix au peuple, le régime du roi bourgeois bafoue les promesses de Juillet, qui ambitionnait d'achever l'œuvre libératrice de 1789, mais surtout, il se révèle foncièrement anti-poétique et ami-artistique. Cette frustration qu'exprimera la révolution « lyrique » de février 1848 et que Dumas partage avec les artistes libéraux fonde sa position politique jusqu'à l'invasion de l'assemblée nationale, le 15 mai, date d'un traumatisme qui jette Dumas dans les bras de Louis-Napoléon Bonaparte, l'homme providentiel1.

2Le discours du roman, tel que l'incarnent les corps mis en scène dans Le Comte de Monte-Cristo, fait écho à cette déception du romancier, qui porte un regard critique sur la société, ainsi qu'à son espérance en un homme providentiel. La sagesse de Monte-Cristo, « attendre et espérer » formule cet attentisme libéral, qui place tous les espoirs de régénération sociale dans un héros vengeur, héritier de Napoléon, c'est-à-dire fantôme de la Révolution française venu pour rétablir le droit dans une société reprise en main par les puissances de l'argent, du politique et du judiciaire. Les trois termes de la dialectique romanesque de la vengeance illustrent trois aspects de cette politique apparemment un peu simpliste, comme la morale du héros. Dans un premier temps, que l'on pourrait appeler le « cycle des prisons », le roman met en scène la façon dont la Restauration a tenté d'étouffer par l'enfermement du corps, tel celui d'Edmond Dantès au château d'If, ou dans les corps, à l'instar de Noirtier le girondin enfermé par la paralysie, l'affirmation de soi permise par la Révolution française. Dans le « cycle des vengeances », le héros, en exprimant superlativement sa liberté par la métamorphose, va se venger en enfermant à leur tour les acteurs de cette oppression. Enfin, cette alternance d'enfermement et de métamorphose se trouve dépassée à la fin du roman, dessinant la possibilité d'une libération à venir des individus.

*

  • 2 Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Le Livre de Poche, 3 vol., 1973, II, p. 486.
  • 3 Ibid., III, p. 277.
  • 4 Ibid., II, p. 274.

3La critique socio-politique s'appuie dans Le Comte de Monte-Cristo sur le réseau des métaphores de l'oppression, qui inscrivent dans les corps la contrainte imposée aux individus par la société. L'amputation, telle celle qui punit le serviteur Ali de s'être approché de trop près du sérail du bey de Tunis, réprime l'affirmation sexuelle de l'individu. La pétrification signifie l'interdiction d'aimer hors de sa caste ; Valentine de Villefort et Maximilien Morrel, auxquels les prétentions sociales des Villefort interdisent de s'aimer, se transforment ainsi en « deux statues vivantes2 »lorsqu'ils se rencontrent au bal des Morcerf. Enfin la métaphore récurrente de la chaîne désigne toutes les contraintes physiques, celle de Noirtier enfermé dans son corps (« Le cri de terreur que Dieu enchaînait aux lèvres de Noirtier jaillit de son regard3 »), comme celle d'Eugénie Danglars devant l'obligation du mariage (« ma vocation, à moi, n'était pas de m'enchaîner aux soins d'un ménage ou aux caprices d'un homme4 »).

  • 5 Ibid., I, p. 167.
  • 6 Noinier souffre de ce que l'on appelle aujourd'hui le lock-in syndrom, qui laisse intactes les facu (...)

4Mais le roman ne s'en tient pas aux images, il délivre aussi un discours idéologique sur la nature politique de l'enfermement. Contraindre le corps, le priver de sa liberté, c'est avant tout chercher à étouffer des idées, comme on le voit à travers le triple exemple de Dantès, Faria et Noirtier, tous trois persécutés car ils représentent l'idée de la liberté politique. Edmond Dantès, homme de liberté par son métier de marin et ses choix de vie indépendante, accusé de complot bonapartiste, rencontre en prison l'abbé Faria. Militant de l'unité italienne, l'abbé croit encore, sous la Restauration, au projet napoléonien de « faire de l'Italie un État fort, indépendant et heureux5 »en soutenant le roi de Rome. Il écrit en prison un Traité sur la possibilité d'une monarchie générale en Italie que Dantès se fera offrir par son ancien geôlier lors de sa visite du château d'If. Enfin Noirtier, le vieux conventionnel, l'homme de la Révolution française, apparaît dans l'époque parisienne du roman enfermé dans son propre corps par une apoplexie6. Le lien entre ses activités politiques passées et son inactivité forcée d'aujourd'hui n'est pas fortuit ; au contraire, la paralysie est le pendant de l'action politique, selon Villefort lui-même :

  • 7 Ibid., II, p. 198-199.

Je vous montrerai mon père, M. Noirtier de Villefort, un des plus fougueux jacobins de la Révolution française, c'est-à-dire la plus brillante audace mise au service de la plus vigoureuse organisation ; un homme qui, comme vous, n'avait peut-être pas vu tous les royaumes de la terre, mais avait aidé à bouleverser un des plus puissants; un homme qui, comme vous, se prétendait un des envoyés, non pas de Dieu, mais de l'Être suprême, non pas de la Providence, mais de la Fatalité ; et bien monsieur, la rupture d'un vaisseau sanguin dans un lobe du cerveau a brisé tout cela, non pas en un jour, non pas en une heure, mais en une seconde. La veille, M. Noirtier, ancien jacobin, ancien sénateur, ancien carbonaro, riant de la guillotine, riant du canon, riant du poignard, M. Noirtier, jouant avec les révolutions, M. Noirtier, pour qui la France n'était qu'un vaste échiquier duquel pions, tours, cavaliers et reine devaient disparaître pourvu que le roi fût mat, M. Noirtier, si redoutable, était le lendemain ce pauvre monsieur Noirtier, vieillard immobile7.

5Dans chacun de ces trois destins d'homme est à l'œuvre le même principe : l'ordre politique de la Restauration, puis de la Monarchie de Juillet, brise l'élan de ceux qui croient à la diffusion des idées de la Révolution française et à un nouvel ordre européen. L'enfermement est l'instrument politique des dictatures molles, où l'on cherche à cacher les opposants au lieu de les affronter, comme l'a fait Noirtier, pendant la Terreur, en se battant en duel avec le Général Quesnel, père de Franz d'Epinay. Les idées opprimées deviennent donc, à l'instar de Monte-Cristo, des idées mort­vivantes, toujours prêtes à se réveiller de leur mort apparente. C'est ce qu'affirme Noirtier à Napoléon en lui conseillant de donner à la France une constitution :

  • 8 Ibid., II, p. 554.

Les idées ne meurent pas, sire, elles sommeillent quelquefois, mais elles se réveillent plus fortes qu'avant de s'endormir8.

6C'est bien sûr aussi tout le sens du message politique du roman : bien que les révolutions se succèdent sans apporter la liberté tant attendue par les peuples, il faut « attendre et espérer » que les idées démocratiques se réveillent et, telles un Monte-Cristo, redeviennent agissantes, au moment où la providence l'aura décidé.

7Face à ces victimes de l'oppression sociale se dresse Villefort, le procureur du roi, l'homme de l'enfermement. Dans l'univers de pansémie patronymique du roman populaire, il est l'homme de la ville forte, de la forteresse, celui qui enferme Dantès au château d'If, son propre père dans une chambre et dans son corps paralysé, celui que sa force, consolidée par les révolutions successives, transforme en homme de pierre :

  • 9 Ibid., II, p. 187.

C'était la statue de la loi faite homme : abord hautain, physionomie impassible, regard terne et dépoli ou insolemment perçant et scrutateur, tel était l'homme dont quatre révolutions habilement entassées l'une sur l'autre avaient d'abord construit, puis cimenté le piédestal9.

8Villefort incarne un système social qui transforme l'humanité en prison, comme il est dit du geôlier d'Edmond Dantès au château d'If :

  • 10 Ibid., I, p. 191.

Pour le prisonnier, le geôlier n'est pas un homme : c'est une porte vivante ajoutée à sa porte de chêne, c'est un barreau de chair ajouté à des barreaux de fer10.

*

9Dans la succession du cycle des prisons et du cycle des vengeances, le roman met en scène la victoire du principe d'oppression puis de son contraire exact, la métamorphose, outil de la vengeance. L'oppression génère en effet la violence en retour, en conférant au corps opprimé des moyens surhumains. L'hyperesthésie, dont Monte-Cristo va faire un outil dans son action vengeresse, relève précisément de cet effet de réaction, puisque le corps enfermé, privé de sa liberté de mouvement, empêché de se développer vers l'extérieur, va renforcer ses facultés intérieures, intellectuelles et sensorielles. Le corps devient ainsi le prolongement d'un esprit pénétrant, c'est-à-dire que sa capacité d'exploration du monde, des savoirs et des sociétés, amputée par l'enfermement, est remplacée par la puissance déductive. Le corps instrumentalisé par l'esprit devient tout­ puissant, telle est, confirmée par l'expérience similaire de l'abbé Faria, la leçon des quatorze ans que Dantès passe dans son cachot, enfermé dans le noir et dans le silence. L'instrumentalisation du corps dans la lutte en retour contre la société est parfaitement figurée par l'image de la lutte qu'utilise le narrateur au moment où Dantès, presque mort dans son cachot, décide de vivre et de se venger. Edmond Dantès reprend vie,

  • 11 Ibid., I, p. 184.

[...] faisant dix ou douze lieues dans son cachot, ébranlant pendant des heures entières les barreaux de fer de son soupirail, rendant l'élasticité et la vigueur à ses membres par un exercice désappris depuis longtemps, se destinant enfin à reprendre corps à corps sa destinée à venir, comme fait, en étendant ses bras et en frottant son corps d'huile, le lutteur qui va entrer dans l'arène11.

10Cette préparation est destinée à compenser la violence subie par une violence exercée en retour, conformément à la loi du talion que, selon Monte-Cristo, Dieu l'a chargé d'appliquer. Sa mission, qu'il décrit dans le chapitre « Idéologie », consiste d'abord à infliger à ses ennemis l'exact équivalent de ce qu'ils lui ont fait. Villefort qui l'a traité en criminel se verra reprocher son propre crime d'infanticide, et assistera à l'extermination de sa famille par sa femme empoisonneuse ; symétriquement à Dantès et Noirtier, il finira fou, c'est-à-dire libre de corps, mais enfermé dans son esprit. Morcerf, le militaire traître, sera déshonoré en public et abandonné par Mercedes, à qui il avait fait abandonner son fiancé emprisonné. Danglars le banquier, rançonné par les bandits romains se ruinera pour ne pas mourir de faim, vengeant ainsi le père Dantès, mort de faim faute du soutien financier de son fils.

11Mais la mission vengeresse de Monte-Cristo passe aussi par la création d'un double expiatoire, Benedetto, l'enfant du crime, marqué par la fatalité. Enterré vivant par son père Villefort lorsqu'il était nouveau-né, enchaîné au bagne, incapable, même après son élargissement, de se libérer de son compagnon de chaîne Caderousse autrement qu'en le criblant de coups de couteau, enfin, poursuivi et rattrapé par les gendarmes, Benedetto est le double négatif de Monte-Cristo. Éternel prisonnier là où Dantès se libère, marqué par la fatalité atavique du crime tandis que Monte-Cristo est choisi par la Providence, instrumentalisé par un vengeur manipulateur, il est aussi son opposé physiquement, blond et de teint vermeil, tandis que Monte-Cristo est pâle aux cheveux noirs. C'est enfin par la mise en place d'un système d'échanges symboliques que se réalise la vengeance, par exemple par le projet de Mercedes de se retirer dans un couvent, avec l'argent que Dantès avait enterré, avant son incarcération, dans le jardin de la maison de son père à Marseille. Au-delà de l'usage, qui identifie la vie religieuse à un mariage, l'échange symbolique conforte le principe de compensation de la vengeance : Dantès, enfermé alors qu'il espérait se marier, devient riche et fait enfermer Mercedes dans un mariage mystique dont son argent paie la dot.

  • 12 Ibid., I, p. 200.

12Cette dialectique de l'enfermement subi et provoqué trouve son prolongement dans tout le réseau métaphorique de l'extériorisation et de l'intériorisation. La façon dont on absorbe, retient ou produit les paroles, les aliments et les signes contribue à déterminer le degré de maîtrise du corps de chacun des personnages. Ainsi le comte de Monte-Cristo, lorsqu'il apparaît dans les salons parisiens, est précédé par sa réputation d'homme mystérieux qui, en véritable spécialiste de la rétention d'information, parle aussi peu qu'il fait abondamment parler les autres. Comme son double Noirtier, condamné au cri muet, il contient ses émotions au plus profond de lui-même et se contente de pousser des « rugissement(s) du fond du cœur12 ». Lorsqu'il cherche à faire des talents d'empoisonneuse de Mme de Villefort l'instrument de sa vengeance, il lui conseille de ne se fier qu'au poison le plus discret, celui qui ne perturbe ni le calme de l'assassin ni celui de la victime, ne provoquant ni effusion de sang, ni hurlement, ni convulsion. La mission vengeresse détourne à son profit la discrétion des corps imposée par l'ordre social, comme elle le fait de la contention alimentaire. Si Monte-Cristo mange aussi peu qu'il parle, c'est que parler et manger sont des actes qui dévoilent l'individu et le lient au reste de la société. Mercedes, inquiète de ce que Monte-Cristo refuse d'avaler quoi que ce soit lors du bal qu'elle offre, lui rappelle la coutume arabe selon laquelle ceux qui ont partagé le pain et le sel sont amis pour la vie et, ce faisant, traduit l'hostilité secrète de son invité dans le vocabulaire social des civilités. Au contraire, la dilapidation ostentatoire des richesses n'engage ni ne dévoile, mais interpose un écran entre l'homme et la société, éblouie par ces signes affichés. C'est ce prestige de l'apparence qu'utilise Monte-Cristo lorsqu'il fait de la métamorphose l'outil de sa vengeance.

13Tout le roman l'affirme, la société louis-philipparde vit dans le faux et le culte généralisé des apparences fait d'elle un vaste théâtre. Si l'image de la société comme spectacle, que Monte-Cristo exploite abondamment en programmant ses apparitions dans les loges de théâtre et dans les salons parisiens, est loin d'être nouvelle, elle prend dans Le Comte de Monte­Cristo une rare diversité de formes. Ainsi chez les Danglars, la fille veut faire carrière sur scène, mais c'est le père qui est le plus habile comédien, parvenant à façonner son corps, ses attitudes, sa physionomie, en fonction du rôle qu'il s'est choisi :

  • 13 Ibid., III, p. 295-296.

Danglars, vis-à-vis du monde et même vis-à-vis de ses gens, affectait le bonhomme et le père faible : c'était une face du rôle qu'il s'était imposé dans la comédie populaire qu'il jouait ; c'était une physionomie qu'il avait adoptée13.

14Face à un comédien de cette force, Eugénie tente de devenir maîtresse de son propre destin en menant la comédie du mariage mais, comme le montre la suite du récit, elle sera obligée de fuir la scène familiale pour pouvoir enfin choisir elle-même son rôle. À travers elle, le roman condamne la société qui, mettant chacun sous le regard de tous, enchaîne l'individu à un rôle imposé et fait régner le primat du paraître sur l'être.

15Dans les pratiques sociales quotidiennes que le roman met en scène, l'apparence physique est dévaluée par cet usage superficiel du corps. C'est ainsi que l'apparente dignité des prétendus major et comte Cavalcanti, soigneusement entretenue par les conseils vestimentaires de Monte-Cristo, prend la société parisienne au piège de sa propre superficialité : l'apparence physique et les signes ostentatoires de la richesse séduisent les puissants, au point que Danglars projette de faire épouser sa fille au prétendu prince Andrea, qui n'est autre que le criminel Benedetto.

16Dans l'usage essentiel du corps qu'invente Monte-Cristo, l'apparence acquiert donc un rôle primordial, puisqu'elle peut défaire les situations les mieux établies, telle celle du banquier Danglars, voire tuer les individus. C'est en effet après avoir découvert le corps de Dantès, reconstitué par la métamorphose de Monte-Cristo, que Morcerf se suicide :

  • 14 Ibid., III, p. 266.

[Monte-Cristo] fit un bond vers le cabinet attenant à sa chambre, et en moins d'une seconde, arrachant sa cravate, sa redingote et son gilet, il endossa une petite veste de marin et se coiffa d'un chapeau de matelot, sous lequel se déroulèrent ses longs cheveux noirs. Il revint ainsi, effrayant, implacable14

  • 15 Ibid., II, p. 89.

17Au contraire de tous les autres protagonistes du drame initial, aveuglés par leur rôle dans la société, Mercedes a reconnu Dantès à sa voix, avant même de le voir. C'est parce qu'elle a ainsi percé les apparences qu'il est primordial pour elle de répondre à cette question, qu'elle pose à plusieurs reprises à Albert : « Croyez-vous que le comte soit ce qu'il paraît réellement être15 ? » Savoir qui il est vraiment permettrait d'imaginer ce qu'il est capable de faire, et donc de prévenir sa vengeance ; au contraire, le laisser paraître qui il veut sembler être interdit tout lien avec le passé, et donc ôte toute prise sur lui.

18Les rôles de composition acceptés par la société sont donc l'avers banal des métamorphoses vengeresses de Noirtier, puis de Monte-Cristo. Capables tous deux de changer de costume et de physionomie en un instant, ils narguent les représentants de l'ordre social. Déjà en 1815, Noirtier, recherché par la police comme l'assassin supposé du général Quesnel, opérait sa métamorphose sous les yeux de Villefort, le représentant de la loi du roi. En empruntant à son fils ses marques vestimentaires, il se faisait le négatif exact de son propre signalement de police :

  • 16 Ibid., I, p. 142.

– [...] Ce signalement, quel est-il ?
– Teint brun, cheveux, favoris et yeux noirs, redingote bleue boutonnée jusqu'au menton, rosette d'officier de la Légion d'honneur à la boutonnière, chapeau à larges bords et canne de jonc16.

19Noirtier rasait ses favoris, endossait la redingote marron et évasée de son fils, son chapeau à bords retroussés et lui empruntait sa badine de bambou, tout cela sous ses yeux ébahis de fils admiratif et de magistrat bafoué.

  • 17 Ibid., I, p. 291.

20Pour Monte-Cristo, les métamorphoses sont beaucoup plus essentielles, plus vitales. Sa « première métamorphose17 », annonciatrice de nombreuses autres, donne le modèle de la transformation du personnage : celui qu'on a tenté de faire disparaître sort du château d'If transformé en surhomme. Comme pour Noirtier, le récit juxtapose terme à terme deux portraits complémentaires (avant/après), mais il est évident que la transformation touche plus profondément à l'identité de l'homme que pour Noirtier, qui se contentait de changer de costume :

  • 18 Idem.

Il avait trente-trois ans, comme nous l'avons dit, et ces quatorze années de prison avaient pour ainsi dire apporté un grand changement moral dans sa figure [...] Sa figure ovale s'était allongée, sa bouche rieuse avait pris ces lignes fermes et arrêtées qui indiquent la résolution ; ses sourcils s'étaient arqués sous une ride unique, pensive, ses yeux s'étaient empreints d'une profonde tristesse, de laquelle jaillissaient de temps en temps de sombres éclairs, de la misanthropie et de la haine [...] ; cette science profonde qu'il avait acquise avait, en outre, reflété sur tout son visage une auréole d'intelligente sécurité ; en outre il avait, quoique naturellement d'une taille assez haute, acquis cette vigueur trapue d'un corps toujours concentrant ses forces en lui.
À l'élégance des formes nerveuses et grêles avait succédé la solidité des formes arrondies et musculeuses18.

21Dans cette métamorphose fondatrice, qui transforme un homme ordinaire en surhomme, le corps devient l'instrument docile et efficace d'un esprit supérieur ; à la mécanisation du corps par la société répond donc le machinisme volontaire, qui fait du corps l'outil le plus perfectionné de l'intelligence.

22Le récit pousse à son terme logique le principe, universel dans le roman populaire, de la correspondance entre l'extérieur et l'intérieur, entre le corps et l'esprit, par exemple par l'application romanesque de la physiognomonie ou du codage ethnique et culturel des traits physiques. Ainsi le portrait de Haydée, le type de la femme grecque, chargée de représenter tout l'orient dans le roman, se signale par son caractère hyperboliquement conventionnel. Comme l'exige le type de la beauté grecque, Haydée a des yeux de velours, des lèvres de corail, des dents de perle et le nez droit : aucun des clichés ne manque, car le corps n'est jamais dans le roman l'objet d'un travail esthétique de l'écriture, mais uniquement le porteur de signes à décoder.

  • 19 Ibid., II, p. 486.

23Le comte de Monte-Cristo résume et maîtrise cette fonction sémiotique du corps. Celui que le narrateur qualifie d'« homme significatif » chez qui tout « voulait dire quelque chose et avait sa valeur19 », manipule, à l'instar du romancier, les signes corporels des autres personnages comme les siens propres. Tout le savoir que les autres personnages croient détenir sur lui est en réalité fabriqué par les doubles qu'il s'est inventés. Villefort, cherchant à enquêter sur lui, va ainsi se renseigner successivement chez l'ami de Monte-Cristo, l'abbé Busoni, puis chez son ennemi, Lord Wilmore, qui ne sont bien sûr, sous des apparences physiques opposées, que des avatars du comte. Puisque le procureur du roi croit aux apparences, Monte-Cristo lui en donne, jusqu'à construire un personnage qui n'existe pas. Pour passer du néant, dans le cycle des prisons, à l'existence, dans le cycle des vengeances, le comte de Monte-Cristo ne fait donc pas autre chose que s'approprier magistralement les usages sociaux du corps et les détourner au profit de son œuvre vengeresse, tel le romancier qui tue successivement tous ses personnages.

24Il y a pourtant un troisième terme, moins évident, à cette dialectique puisque, pour sortir du cycle de la vengeance, Monte-Cristo va mettre sa puissance au service de la génération des fils. Le pardon permet seul de transformer la vengeance en libération et donc, de sortir du miroir dans lequel la métamorphose répondrait éternellement à l'enfermement.

*

25Dans Le Comte de Monte-Cristo, c'est le passage temporaire ou symbolique par la mort qui permet la libération du corps. La symbolique initiatique est évidente dans le passage pivot du roman, où Dantès au château d'If prend la place de l'abbé Faria mort pour renaître sous une nouvelle identité. Passé par le boyau primordial, le souterrain qui relie leurs cellules, et par l'eau régénératrice de la mer dans laquelle il est jeté, le héros renaît, sans pourtant perdre la mémoire de sa mort civile et symbolique, puisqu'il gardera pour toujours les caractéristiques physiques du mort­vivant :

  • 20 Ibid., I, p. 431.

On eût dit un homme enfermé depuis longtemps dans un tombeau et qui n'eût pas pu reprendre la carnation des vivants20.

26Le paradigme vampirique est complété par l'association à Lord Ruthwen, le vampire de la nouvelle Le Vampire de Polidori, que l'on attribuait à l'époque à lord Byron. La comtesse G., amie de Byron, « reconnaît » en Monte-Cristo lord Ruthwen, dont il a le teint pâle, la moustache noire, les dents blanches et aiguisées et la nyctalopie.

  • 21 Ibid., III, p. 587.

27En plus de cet épisode fondateur, le roman met en scène plusieurs états d'approche de la mort, annonciateurs de la libération des corps. Connaissant une expérience similaire à celle de l'agonie de Dantès qui se laisse mourir de faim dans son cachot, perd les facultés sensorielles de la vue et de l'ouïe, se trouve peu à peu coupé du monde, jusqu'à ce que le bruit des coups portés par l'abbé Faria dans la paroi de la cellule vienne interrompre cet engourdissement, Franz d'Epinay puis Maximilien Morrel sont par lui plongés dans l'état d'engourdissement narcotique dû au haschich. Mais surtout, la fin du roman récrit le mythe de Roméo et Juliette : Valentine, interdite de mariage avec Maximilien par les antagonismes politiques des Morrel, famille bonapartiste, et des Villefort, royalistes, et en outre empoisonnée par sa belle-mère, se trouve soumise par Monte-Cristo à un sommeil léthargique, déclarée morte et bientôt enterrée. Monte-Cristo demande à Maximilien d'avoir foi en lui, et de survivre un mois à son désespoir ; le mois écoulé, il plonge à son tour Maximilien dans un état second et lui rend Valentine vivante. Notons que, pour voir réapparaître celle qu'il croit morte, Maximilien doit surmonter lui aussi l'épreuve de l'enfermement dans son propre corps : sous l'effet du haschich, il voit Valentine, cherche à l'appeler mais, terrassé par la drogue, ne parvient pas à proférer le moindre son21. La fin heureuse du drame sanctionne la puissance de Monte-Cristo sur la mort : il maîtrise la vie d'autrui parce que lui-même a vaincu la mort comme il a vaincu le temps.

28Le signe le plus manifeste de l'élection divine de Monte-Cristo est en effet son pouvoir sur le temps, souvent souligné dans le roman par le contraste entre ses cheveux noirs et les cheveux blanchis de ses contemporains. Ainsi Mercedes, qui exprime à plusieurs reprises son étonnement de le revoir si jeune, souligne par contraste les effets du temps et du doute sur son propre corps. La culpabilité, le péché de doute, qui lui a fait croire à la mort de Dantès et épouser Fernand, l'a soumise au temps :

  • 22 Ibid., III, p. 521.

Vous m'avez épargnée, et cependant, de tous ceux que vous avez frappés, j'étais la plus coupable [...] Eux désiraient, moi j'ai eu peur[...] Voyez... (elle découvrit tout à fait son visage), voyez, le malheur a fait mes cheveux gris ; mes yeux ont tant versé de larmes qu'ils sont cerclés de veines violettes ; mon front se ride. Vous, au contraire, Edmond, vous êtes toujours jeune, toujours beau, toujours fier. C'est que vous avez eu la foi, vous22.

29En se coupant de son passé, dans lequel s'enracine le projet vengeur, Monte-Cristo remet le temps en marche et, parvenant enfin à arrêter le cycle de la vengeance, entre dans le temps linéaire et dynamique du progrès. C'est pourquoi, malgré son idée d'origine, qui consiste à appliquer à la lettre le principe biblique de la loi du talion, selon lequel les crimes des pères doivent retomber sur la tête de leurs enfants, il épargne finalement la génération des fils. À la demande de Mercedes, il s'apprête à se faire tuer en duel par Albert de Morcerf plutôt que de blesser celui-ci et, à la demande de Maximilien Morrel, il protège Valentine des talents d'empoisonneuse – soigneusement entretenus par lui-même – de Mme de Villefort. Enfin, avant même que la mort d'Édouard de Villefort l'amène à douter de la légitimité de sa mission vengeresse, il favorise l'évasion d'Eugénie Danglars, en fournissant à son amie Louise d'Armilly les lettres de recommandation pour les théâtres italiens qui vont leur permettre de fuir Paris.

  • 23 Ibid., II, p. 297.
  • 24 Ibid., III, p. 329.
  • 25 Ibid., III, p. 328.

30Monte-Cristo est donc l'adjuvant de la libération, exemplaire dans le roman, d'Eugénie Danglars. Personnage passionnant, extrêmement atypique dans cet univers romanesque de femmes angéliques (Mercedes, Valentine, Julie) ou perverses (Mme Danglars, Mme de Villefort), Eugénie représente à elle seule un autre mode d'existence féminine, plus original et plus complexe. Femme d'énergie, elle décide de son propre destin et refuse la retenue imposée au corps féminin, en s'adressant à son père avec un « aplomb tout masculin » du geste et de la parole23. Eugénie veut être chanteuse, et sa voix de contralto, « presque masculine24 », extériorise le choix de son identité générique. En conformité avec cette masculinité assumée, elle endosse le costume masculin, qui lui autorise une plus grande liberté de mouvement, de décision et d'action. En tant qu'amoureuse et en tant qu'artiste, Eugénie est chargée d'affirmer dans le roman la valeur esthétique de la transgression : nouvelle Dalila, à qui elle est comparée explicitement, elle coupe ses cheveux longs, et demande à son amie : « Ne suis-je as cent fois mieux ainsi [...] et ne me trouves-tu donc pas plus belle ainsi25 ? »

31Eugénie Danglars refuse aussi la contrainte familiale du mariage ou, si elle l'accepte, c'est pour acheter sa liberté en adoptant les méthodes capitalistes de son père et en acceptant, à condition qu'on lui laisse la liberté d'action dans le mariage, d'épouser celui qui relèvera le crédit de la banque et de la famille Danglars. Plus radicalement, elle refuse la contrainte sociale qui interdit à une jeune fille de bonne famille la vie d'artiste. Son choix de faire coïncider son apparence sociale à ses inclinations et à son identité réelle lui permet d'affirmer, bien plus librement que les autres personnages du roman, une sexualité épanouie. On remarquera en effet que, si l'on aime, dans Le Comte de Monte-Cristo, on consomme en revanche fort peu : Valentine et Maximilien s'aiment chastement, Monte-Cristo a du mal à voir Haydée autrement que comme sa fille adoptive, Julie Morrel et son mari Emmanuel n'ont pas d'enfant. La sexualité et la génération sont marquées du sceau de la fatalité et du crime : Fernand trahit Edmond Dantès pour posséder Mercedes, les amours adultérines de Mme Danglars et de Villefort aboutissent à un infanticide raté et à une descendance criminelle, etc. Dans cet attristant tableau, Eugénie semble seule assumer une sexualité épanouie, qui imprime son reflet à l'énergie de son chant et au plaisir musical qu'elle partage avec sa maîtresse de chant Louise d'Armilly. Si elle sacrifie aux convenances, par exemple en s'habillant de blanc le jour de ses fiançailles, le narrateur ne nous cache rien de sa réelle liberté :

  • 26 Ibid., III, p. 314.

Mlle Eugénie était vêtue avec la simplicité la plus élégante : une robe de soie blanche brochée de blanc, une rose blanche à moitié perdue dans ses cheveux d'un noir de jais, composaient toute sa parure que ne venait pas enrichir le plus petit bijou.
Seulement, on pouvait lire dans ses yeux cette assurance parfaite destinée à démentir ce que cette candide toilette avait de vulgairement virginal à ses propres yeux26.

32Le narrateur, habile déchiffreur des physionomies, nous montre une jeune fille qui, malgré les apparences affichées par l'omniprésence du blanc, méprise la virginité que toute héritière de bonne famille en espérance de mariage doit tenir pour une valeur supérieure. Sa fuite, avec Louise, après l'accusation de meurtre portée contre Benedetto/Andrea, lui donnera l'occasion, douloureuse mais sans doute libératrice, d'assumer publiquement son homosexualité face à son ancien fiancé qui, lui aussi en fuite, tente de se réfugier dans une chambre de l'hôtellerie de Compiègne où, nous dit le narrateur, « deux femmes dormaient dans un lit ». Leur chambre est envahie par la police et par une foule de curieux qui suivent la poursuite du criminel. Tout le monde voit bien que le prétendu jeune homme qui accompagne Louise d'Armilly n'est ni un homme ni son frère :

  • 27 Ibid., III, p. 346-347.

On avait fermé la porte de l'hôtel pour les soustraire aux premiers regards, mais il n'en fallut pas moins, quand cette porte fut ouverte, passer au milieu d'une double haie de curieux, aux yeux flamboyants, aux lèvres murmurantes.
Eugénie baissa les stores [de leur calèche] ; mais si elle ne voyait plus, elle entendait encore, et le bruit des ricanements arrivait jusqu'à elle.
« Oh ! pourquoi le monde n'est-il pas un désert ? » s'écria-t-elle [...] Le lendemain, elles descendaient à l'hôtel de Flandres, à Bruxelles27.

33Paradoxalement, celle qui dans le roman assume une sexualité heureuse, en pleine complémentarité physique et psychologique avec sa compagne, celle qui est le plus elle-même, a choisi la vie d'artiste contre la « carrière » domestique imposée aux femmes par la bonne société. Le théâtre, qui met en marge de la société, favoriserait-il l'adéquation de soi à soi, tandis que le prix de l'intégration sociale serait d'accepter de porter éternellement le masque, au risque de ne jamais être soi-même ?

*

34La complexité de l'image théâtrale, qui se révèle si l'on accepte de dépasser le caractère apparemment conventionnel et simpliste du cliché de la société comme théâtre, donne une bonne indication de la richesse du Comte de Monte-Cristo. Malgré la simplicité apparente de la maxime de son héros, « attendre et espérer », il ne s'agit nullement d'un roman à thèse, mais bien d'une œuvre au complexe discours idéologique. S'il ne prône pas directement la révolution, le discours du roman est plus progressiste qu'on ne le pense généralement lorsqu'on y lit une utopie régressive, qui ferait retourner la société humaine au règne pré-chrétien de la loi du talion. La vengeance y fonctionne avant tout comme un principe, d'une extraordinaire efficacité narrative, de génération du romanesque. L'analyse des rapports du corps et de la société l'a montré, l'organisation de la société prônée par le roman ne se réduit pas à un tribal « œil pour œil, dent pour dent » ; au contraire, le roman illustre le dépassement de la vengeance, la confiance dans le progrès moral représenté par la génération des fils, et donne sa chance à ceux qui, dans l'avenir, se libéreront des contraintes sociales.

35Loin de nous conseiller d'accepter le monde social et politique tel qu'il est, le roman propose donc une critique de l'oppression et situe l'héroïsme du côté des hommes d'idées comme Faria ou d'action comme Noirtier, tandis que ceux qui s'accommodent de l'ordre établi sont condamnés comme opportunistes, corrompus et veules. La contention des corps le montre, l'action est difficile et périlleuse dans l'univers politique moderne, c'est sans doute pourquoi Dumas fait souvent évoluer ses héros politiques dans le passé, par exemple pendant la Révolution française, mais le corps, sa maîtrise et ses symptômes sont toujours là pour nous rappeler leur vérité : que le progrès est possible à ceux qui croient en lui.

Notes

1 Voir mon article « Action politique et fiction romanesque. La révolution impossible d'Alexandre Dumas », 1848, une révolution du discours, sous la direction de Hélène Millot et Corinne Saminadayar­ Perrin, Saint-Étienne, Les Cahiers intempestifs (coll. « Lieux littéraires »), 2001, p. 171-189.

2 Le Comte de Monte-Cristo, Paris, Le Livre de Poche, 3 vol., 1973, II, p. 486.

3 Ibid., III, p. 277.

4 Ibid., II, p. 274.

5 Ibid., I, p. 167.

6 Noinier souffre de ce que l'on appelle aujourd'hui le lock-in syndrom, qui laisse intactes les facultés intellectuelles mais limite les mouvements du corps à quelques traces, en l'occurrence, la seule mobilité des paupières.

7 Ibid., II, p. 198-199.

8 Ibid., II, p. 554.

9 Ibid., II, p. 187.

10 Ibid., I, p. 191.

11 Ibid., I, p. 184.

12 Ibid., I, p. 200.

13 Ibid., III, p. 295-296.

14 Ibid., III, p. 266.

15 Ibid., II, p. 89.

16 Ibid., I, p. 142.

17 Ibid., I, p. 291.

18 Idem.

19 Ibid., II, p. 486.

20 Ibid., I, p. 431.

21 Ibid., III, p. 587.

22 Ibid., III, p. 521.

23 Ibid., II, p. 297.

24 Ibid., III, p. 329.

25 Ibid., III, p. 328.

26 Ibid., III, p. 314.

27 Ibid., III, p. 346-347.

© Presses universitaires de Saint-Étienne, 2005

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