1On sait que la crise est profonde dans les vingt dernières années du siècle, et ce depuis Baudelaire, depuis Flaubert, entre les producteurs artistes et le grand public. À coup sûr, aux temps décadents, cette crise touche à son paroxysme dans des formules du type : « le poète décadent n’écrit pas pour les masses », voire il écrit « pour lui seul1 ». En termes d’analyse du champ littéraire, on connaît les interprétations de Rémy Ponton, Christophe Charle ou Pierre Bourdieu, prenant acte d’une rupture décisive entre « la production pure, destinée à un marché restreint de producteurs, et la grande production, orientée vers la satisfaction des attentes du grand public2. » S’il y a lieu d’écrire, ce sera, au sein d’une publicité restreinte, pour quelque « idéal lecteur », ressemblant fort à Des Esseintes comme l’a montré Pierre Citti3. Or, les petites revues, et plus particulièrement la critique qui s’y développe, pourraient être tenues pour des outils précieux et des témoins privilégiés du développement d’un espace para-institutionnel dédié à un public limité de producteurs. Il semble judicieux toutefois de ne pas tenir pour acquis ce transfert, dans la critique des revues, d’une représentation du grand public propre aux auteurs. Il y a, en effet, une différence entre proclamer, en tant qu’écrivain (producteur), la rupture avec le public dans sa correspondance, ses conversations de salon, de café, et inscrire cette rupture, en tant que critique (médiateur) dans l’espace de la revue. À moins que la revue et la critique qui s’y exprime ne redéfinissent leur portée en se calquant sur ces modèles discursifs privés ou à publicité hyper-restreinte que sont la conversation, la lettre ou l’obscure « prose à Des Esseintes ». En partant de l’exemple d’une chronique critique extraite de La Pléiade4, nous tenterons de mettre en lumière que la représentation du lectorat ne se règle pas mécaniquement et simplement sur une rupture avec une foule essentiellement stupide, mais sur une attitude double, faisant du public un ennemi et un enjeu dont on doit comprendre la représentation au sein d’un travail d’ensemble sur le règlement du rapport du public au littéraire5.

La critique au cœur des contradictions

2Pour éclairer les termes de la réflexion, partons du cas exemplaire de la rubrique « Calendrier » du numéro de septembre 1889 de La Pléiade, où Louis-Pilate de Brinn’Gaubast assume le rôle de critique des productions du mois sous forme de notices courtes. Ce qui retient l’attention dans cette chronique tout à fait représentative de ce que peut offrir la jeune critique, est la confrontation des commentaires de L’Art en exil de Georges Rodenbach, Les Premières armes du symbolisme de Jean Moréas, Le Bouc émissaire de Saint-Pol Roux, et l’annonce de la mort de Villiers de l’Isle-Adam6. Dans ces quelques notices, se dégagent, en effet, deux attitudes opposées quant au lectorat.

3L’Art en exil de Rodenbach, selon Brinn’Gaubast, « endormira Monsieur Public », ce qui est heureux puisque le critique ne sait pas « de plus bel éloge. » De même, le critique supplie Saint-Pol Roux de « laisser paraître l’un, au moins, des recueils inédits auxquels appartient le Bouc émissaire », assurant l’auteur qu’il serait « nié, injurié », mais aussi que quelques-uns pourront le « comprendre », le « soutenir ». À propos de la disparition de Villiers, enfin, Brinn’Gaubast s’emporte contre les exploitations indignes du glorieux nom du Maître, qu’elle soit le fait des « mêmes chroniqueurs qui avaient organisé la conspiration du silence » autour de lui, ou de « tels petits jeunes gens » qui voulurent profiter de l’événement pour placer de la copie en hâte dans les grands journaux. À ces deux attitudes méprisables, le jeune critique oppose la promesse de rendre un hommage digne, de relire les œuvres afin de composer une « étude » consolant peut-être le défunt de « l’exploitation de son nom par le zèle inopportun d’articliers bâcleurs, intéressés ou fanfarons. » Face à ces trois premiers exemples, il semble bien que Louis-Pilate de Brinn’Gaubast reprenne, dans la critique, le désormais traditionnel (nous sommes en 1889) mépris du public, des masses illettrées, qui s’est développé depuis le Second Empire. Cependant, la notice concernant le recueil d’articles critiques que Jean Moréas a réunis sous le titre Les Premières Armes du symbolisme, remet en perspective cette impression. De fait, louant Moréas de ses passes d’armes avec Anatole France ou Bourde, Brinn’Gaubast tient aussi à « dire avec lui » : « Nous irons au grand public tout comme les manouvriers littéraires, mais par une autre voie... Et nous n’avons pas de concession importante à faire. » Confronté aux remarques précédentes, cet alignement de Brinn’Gaubast sur la position de Moréas permet de poser nettement trois orientations distinctes qu’il faudra articuler :

1. le lectorat est représenté comme un M. Public essentiellement endormi par l’Art, ce qui définit, par le négatif, à la fois la valeur de la création, et la figure d’un lectorat restreint qui comprend ;

2. à l’inverse, le lectorat est tenu pour un « grand public » que touchent les manouvriers, les Daudet et les Zola, grand public auquel on peut aller sans se compromettre ;

3. le problème de l’opposition entre deux lectorats (l’un qui dort, l’autre qui comprend) est intégré dans une opposition entre deux types de médiatisation de la littérature : d’un côté une critique qui induit un rapport méprisable au littéraire, incarnée dans notre exemple par Anatole France, Bourde, les exploitants de la mémoire villiérienne, jeunes et vieux ; de l’autre, une critique tâchant de tracer une voie inédite de mise en relation du public et des œuvres que le travail promis sur Villiers a pour fonction d’illustrer.

4Ces trois orientations nous conduisent au cœur d’une contradiction, c’est évident, mais aussi peut-être d’une évolution dans la représentation du grand public, tenu à la fois pour ennemi naturel et pour enjeu. On voit bien qu’une sorte de dialectique confuse et ambiguë s’exprime ici, et « l’autre voie » de Moréas, troisième terme encore vide de cette dialectique, réclame un contenu. Essayons donc de comprendre comment se joue l’articulation de ces trois orientations dans la jeune critique, en observant comment se développe la représentation du lectorat en un M. Public méprisé.

La critique, spéculation de fumoir ou spectacle public ?

5La première représentation, disons même le lieu commun faisant du grand public une foule nécessairement hermétique à tout art, est répandue massivement dans les petites revues et repose le plus souvent sur l’opposition entre l’individu créateur et la foule vouée aux instincts et à l’incompréhension par le fait même qu’elle est un Nombre. Ouvrons le premier tome des Entretiens politiques et littéraires7 et nous trouverons le raisonnement sous la plume de Bernard Lazare :

Vous pourrez raisonner, citer des cas particuliers, rien ne tiendra contre les faits et les faits démontrent que toujours le mépris des foules et l’indifférence des pouvoirs publics, qui en sont le reflet, s’unirent pour traquer ceux que leur nature et la qualité de leur essence différenciaient du troupeau8.

6Plus loin, l’inévitable référence à l’auteur des Fleurs du mal vient renforcer la métaphore animale :

Voyez-vous, poursuit Lazare, l’éternelle vérité, c’est que le public est semblable au chien dont parle Baudelaire : « Il ne faut jamais lui présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent mais des ordures soigneusement choisies9. »

7Le mépris du lectorat abêti pour la chose littéraire est ici formulé comme essentiel, universel et intemporel et se fonde sur les quatre faces par lesquelles se définit la foule – faces qu’il suffit de connaître et d’exploiter pour être lu : « Si nous considérons la foule comme un animal, poursuit Lazare, si nous la supposons douée d’une âme […] nous pouvons grossièrement attribuer à cette âme quatre faces principales et caractéristiques » : à savoir « la joie ressentie à voir bafouer le saint et le beau », le « sentimentalisme », « l’affection pour l’ordure », « le désir des sensations charnelles10 ». Le grand public étant une foule et la foule étant un animal, on comprendra que les distinctions sociologiques ont peu d’importance et demeurent floues. Si la jeune critique s’attache à différencier des publics, sous les étiquettes de bourgeois, femme, snob, peuple, ce n’est que pour dégager une typologie d’instincts propres à ces sous-ensembles. Les femmes, nombre sensuel, cherchent dans les romans de Bourget des frissons immoraux, les bourgeois trouvent à satisfaire en Coppée leur besoin de s’attendrir faussement sur la misère, le grand nombre populaire nourrit ses appétits bas aux lectures des feuilletons ou des romans naturalistes tenus pour plus ou moins pornographiques.

8En réalité, c’est la notion du nombre dans un premier temps qui définit le mieux le lectorat pour la jeune critique, nombre tendant à l’absolu dans la mesure où, ainsi que l’écrit Francis Vielé-Griffin,

aujourd’hui, [...] tout le monde sait lire et écrire et [...] tout le monde lit ce que tout le monde écrit ; aujourd’hui [...] l’homme est, universellement, apte [...] à tous les bavardages et à toutes les polygraphies11.

9Ce refus de la démocratisation de la lecture génère logiquement l’image d’un lectorat lettré composé de ceux qui n’injurient pas mais comprennent. Et c’est grâce à ce lectorat que pourra se réaliser le vœu que formule Anatole Baju en 1886 de deux littératures distinguées par leurs publics :

Dans 20 ans, écrit-il, tout le monde saura lire.[...] On ne comprendra pas, c’est égal. [...] Il faudra deux sortes de littératures12, celle du peuple et celle de l’aristocratie.

10Arrivé à ce point, on croira aisément que la critique des jeunes revues, fondant son discours sur une représentation du lectorat en foule inapte à comprendre ce qu’elle lit, s’attache à restreindre sa médiatisation aux seuls lettrés. Et, en effet, lorsque la jeune critique interpelle son destinataire, elle a recours aux substantifs « lettrés », voire plus spécifiquement « poètes », « artistes », ou évidemment « jeunes » ; substantifs auxquels s’ajoutent des périphrases du type « lecteur sachant lire », « respectant l’art » ou « capable d’attention ». Autrement dit, la critique des revues ne se destine qu’à ceux qui doublent l’aptitude à lire d’une compétence (savoir lire), d’une solidarité générationnelle (être jeune) ou d’une posture éthique (être capable de respect, d’attention). À partir de cette image d’un lectorat scindé en deux, la critique littéraire roule sur une connivence et une solidarité, matérialisée par un « nous », intégrant en une communauté de lettrés les auteurs, les critiques et les lecteurs qui finissent par s’identifier tout à fait, symboliquement et souvent réellement. Dans une certaine mesure, ce refus d’une médiatisation ample du littéraire conditionne une critique conçue comme causerie entre esthètes, lettre à un confrère, et fait de la revue un espace privé, une extension du salon de la rue de Rome ou du café Voltaire. Francis Vielé-Griffin dit-il autre chose lorsqu’il déclare à propos des Entretiens politiques et littéraires :

Cette feuille mensuelle n’a aucun droit [...] au titre de revue. [...] Non, ces Entretiens n’ont eu souci que de justifier leur titre même : on y cause avec agrément, persuasion ou ironie ; on y parle Belles-Lettres, Beaux-Arts, musique ou démonologie ; on n’y déclame ni vers ni profession de foi. [...] Appellerons-nous ce léger in-16 carré un fumoir spéculatif, où se donnent rendez-vous quelques esthètes pour deviser des choses qui les sollicitent, au hasard des circonstances13 ?

11En apparence, en effet, nous sommes face à la formulation radicale d’une parole critique réduite à une sphère privée. Lisons toutefois jusqu’au bout : Francis Vielé-Griffin conclut par une analogie frappante :

Au cours d’une conversation [...] M. Mallarmé parlait d’un ménage britannique qui, chaque soir, sur une scène et devant un public fort assidu, vivait sa soirée familiale, lisant le journal, causant jardinage et domestiques. On ne nous accusera pas d’outrecuidance si, toutes proportions gardées, nous comparons nos Entretiens mensuels à cette tentative intéressante : [...] Notre public, puisque c’est au succès qu’on doit juger les essais de cette sorte est assidu et même approbateur14.

12De fumoir amical, la revue devient spectacle public, voire, sans restriction de qualité, succès public. Mais ne simplifions pas, ce succès public se définit bien comme un essai, une tentative, une voie inédite de médiatisation. Si le lectorat est nombreux et approbateur, il l’est non d’une revue conventionnelle faite de chroniques politiques ou sociales, mais d’une représentation (au sens même théâtral) nouvelle de la parole journalistique. La rédaction des Entretiens est bien un espace clos unissant une élite d’esthètes, mais le discours est ouvert sur l’espace public voire s’offre théâtralement aux regards de tous les curieux.

13Ainsi la prédiction de Jean Moréas, « nous irons au grand public mais par une autre voie », semble ici reformulée, dépliée dans cette nuance définitionnelle de l’objet médiatique que sont les Entretiens : ni exploitation des voies conventionnelles et instituées de la revue, ni, non plus, causerie privée, la petite revue vise à inscrire une parole sur le littéraire au cœur de l’espace public selon des modalités inédites.

L’autre voie, tentative de définition

14L’apparent paradoxe entre le mépris de « Monsieur Public » et l’ambition d’aller à lui se résout donc dans un essai d’une autre voie de médiatisation du littéraire. Comment se construit cette voie autre ? Une première tentation serait de chercher un rapport immédiat au public, à la foule. On trouvera cette orientation, autour de 1895, de façon massive, dans les textes de l’école naturiste appelant à une communion directe, par le chant poétique, du poète et du peuple, mais cette voie n’est pas privilégiée au tournant de 1890. Il n’est au contraire pas question de se passer de l’outil périodique ni de la critique littéraire15. « Le livre ne va au public que par l’intermédiaire de la critique16 », constate sans appel Francis Vielé-Griffin, en 1893. Le problème n’est donc pas qu’il est définitivement impossible d’aller au public étant donnée sa nature, mais qu’il est structurellement difficile de l’atteindre étant donné que la critique littéraire est « à cette heure sous la raison sociale, Sarcey, Gille et C^ie17 ». Autrement dit, les moyens de médiatisation du littéraire sont en des mains inadaptées réglant ici le rapport aux livres sur le modèle économique. La prolifération vertigineuse des revues et des textes critiques indique d’ailleurs bien qu’il n’est pas question de renoncer au journal, à la revue.

15Lorsqu’Alphonse Germain se demande comment « se donner la peine d’aller » au public, étant donné qu’il ne faut pas selon lui « exagérer la sottise du collectif ambiant » puisqu’en « toute foule sont des individus désnobisables », son raisonnement porte sur les journalistes, non sur le journal :

l’ennemi, c’est moins le bourgeois que le journaliste, non parce que journaliste, mais parce que fomentant des passions, au lieu d’historiographier fidèlement, il manque à sa mission. Le journaliste fauteur de modes absurdes et entreteneur du mauvais goût [...] voilà l’intermédiaire dont il faut arriver à se passer18.

16À l’opposition frontale d’individus lettrés intelligents à une foule animale de lecteurs, se substitue un travail, c’est le mot consacré par les jeunes pour désigner leurs efforts périodiques, un travail d’analyse et de démontage d’un système médiatique qui produit cette opposition à des fins idéologiques ou mercantiles. La foule des lecteurs semble ainsi moins apparaître comme figée dans une nature que conditionnée dans son rapport au littéraire par un système médiatique soumis à la solidarité des mondes économiques, politiques et scolaires.

17La synonymie instaurée de façon réflexe dans la jeune critique entre : foule de lecteurs et foule d’électeurs, troupeau de lecteurs et masse de clients, est sur ce point éclairante. Elle pourrait signifier simplement un refus de la démocratisation et de l’industrialisation du littéraire – refus d’une littérature rendue méprisable par sa soumission aux exigences vulgaires d’un nombre qui a appris à déchiffrer à l’école mais ne sait pas lire. Mais la représentation en clients, en électeurs, en élèves, ne se comprend qu’en regard de l’assimilation du critique littéraire aux figures du publicitaire, du publiciste ou du normalien. Le publicitaire soumet sa critique aux logiques de réclame, ne s’intéresse qu’aux auteurs ayant un nom et aux œuvres susceptibles de vente. Le publiciste est celui qui mêle aux considérations esthétiques des exigences politiques et morales, que ce soit comme Sarcey en réglant son jugement sur l’opinion publique et les suffrages collectifs, ou comme Fouquier, en prenant prétexte des œuvres pour exalter des valeurs patriotiques. Le normalien, dont Jules Lemaître est le type le plus achevé, est une figure récurrente dont la fonction est de révéler la solidarité entre le monde scolaire et le monde journalistique. L’École normale est désignée comme un réservoir à journalistes, ce qui conduit à la reproduction, dans l’espace médiatique, de modes de lecture refusés par les jeunes. Ce travail massif sur la critique de la grande presse vise à une révélation et une prise de conscience des mécanismes réglant – ou plutôt déréglant – les rapports du public au littéraire, au profit, on s’en doute, de la conservation de l’ordre bourgeois.

18Cette mission confiée à la critique des petites revues nous indique d’abord à quel point les jeunes ne conçoivent pas leur travail « en dehors » de l’espace public mais en son sein et en interaction avec les grands médias. De plus, c’est une voie bel et bien autre de critique littéraire qui se définit en conséquence de ce travail de démontage : le littéraire ne devant plus aller au grand public selon les voies instituées, il faut proposer et imposer au lectorat un nouveau rapport à l’art. Dans cet ordre d’idée, le lectorat, représenté comme potentiellement acquis ou au moins modifiable dans son rapport au littéraire, doit être intégré au sein d’une médiatisation critique redéfinie à tout point de vue sur des bases communes éthiques et non plus idéologiques ou économiques. C’est ainsi que la jeune critique structure sa pratique, quand bien même elle est déclinée en diverses formes ou tendances, autour d’exigences éthiques réglant la médiatisation des productions immatérielles. Exigence non seulement d’un lectorat sachant lire, respectant l’art, l’indépendance du producteur, mais exigence aussi de producteurs sincères tenant leur travail en dehors de toute tentative de manipulation ou de sélection du public, et exigence enfin, d’une critique littéraire elle-même sincère faisant œuvre de promotion de l’art, mais refusant la réclame ou la censure.

19La critique littéraire a en outre à charge de conserver cette éthique, après l’avoir promue et définie, en assumant une fonction de vigie. Et c’est, peut-être, comme répondant à une telle fonction qu’il faut comprendre bon nombre d’attitudes assimilées à des poses, à des réflexes sectaires ou à un double jeu d’arriviste. Relèvent par exemple de cette fonction de vigie : les reprises très véhémentes et rhétoriques des anathèmes contre la prostitution au vulgaire ; les insultes lancées aux écrivains qui choisissent un lectorat populaire snob, féminin, etc., comme on choisit une clientèle ; les dénonciations systématiques des poses trop tapageuses et trop évidemment publicitaires de certains jeunes ; le travail de réajustement constant du rapport au snob conçu comme relais inadapté entre grand public et monde littéraire ; le soin apporté aussi, par exemple, à distinguer, au début des années 1890, Ferdinand Brunetière des autres critiques officiels, non seulement par stratégie mais aussi parce qu’il a, contrairement à France ou à Lemaître, abstrait sa critique des symbolistes de soucis de salon, et ce pour être sincère, si dogmatique et conservatrice que soit cette sincérité. Le mot jeune lui-même tend moins à définir une solidarité générationnelle qu’une connivence éthique entre lecteurs et producteurs ouverts à l’originalité et à l’innovation esthétique. Le pronom nous, par conséquent, utilisé par la jeune critique pour confondre comme nous le disions en une même représentation de lettrés, le lectorat, les producteurs et les critiques, doit être compris comme un « nous » en expansion, expansion qui se fera fatalement mais par la voie d’une médiatisation réglée sur un modèle éthique plutôt qu’économique ou politique.

20Concluons en précisant qu’il est plus question, aux alentours de 1890, de faire advenir un autre lectorat plutôt que simplement se faire remarquer d’un public existant. Il faut noter cependant, et non comme une simple posture ou méthode Coué, que les jeunes critiques ne doutent pas que les idées et les œuvres pour lesquelles ils recherchent une large médiatisation finissent par être diffusées. Fondant leur certitude et leur confiance sur les expériences antérieures, romantiques ou naturalistes, ils savent que, comme l’écrit Francis Vielé-Griffin, un « matin rougira où tout le monde s’éveillera de [leur] avis »19. Ayant pris acte, simplement, au tournant de 1890, de l’entrée dans une ère industrielle, démocratique mais aussi médiatique, la jeune littérature, de façon certes contradictoire et ambiguë, s’efforce de forger un outil adéquat de médiatisation du littéraire – ce sera la jeune critique.