1Depuis une quinzaine d’années, l’étude de la vie théâtrale1 au xix^e siècle a connu un essor sans précédent qui s’est traduit par de nombreux travaux universitaires, des publications d’ouvrages, des colloques2. Une génération de chercheurs est apparue, aussi bien en histoire qu’en lettres et en musicologie3. Dans sa première phase, cet essor dut peu, à vrai dire, aux spécialistes de lettres modernes – à de notables exceptions près – et fut plutôt le fruit des recherches menées par des musicologues et des historiens du culturel, sans doute moins contraints par des critères esthétiques parfois très inhibants. Il s’agissait, en effet, moins de classer les œuvres selon l’appréciation de leur valeur littéraire que de réfléchir sur les conditions matérielles de la création théâtrale au xix^e siècle. Le développement de l’histoire théâtrale a ainsi surtout consisté à replacer l’étude des textes, c’est-à-dire de la production immatérielle, dans le contexte social, économique et politique qui aide à en comprendre les formes. Ce travail de recontextualisation – affranchi des jugements de valeur – a amené, avant tout, les chercheurs à prendre en compte le cadre législatif dans lequel s’inscrivait l’activité théâtrale au xix^e siècle, c’est-à-dire, pour les deux premiers tiers du siècle, le système du privilège. Cette prise en compte du système du privilège est sans nul doute à la base du nouvel essor de l’histoire théâtrale du xix^e siècle ; elle en est le socle.

2Bien sûr, ce système était déjà connu. La génération spontanée n’existe pas plus en sciences humaines qu’ailleurs. Jack Lang écrivait ainsi en 1968 dans sa thèse de droit public, L’État et le Théâtre :

Le recours à un tel système s’accommode mal des exigences artistiques qui réclament plus de souplesse. C’est pourquoi il subira parfois, malgré sa moindre intransigeance, le même sort que son prédécesseur [i. e. le système de monopole en place sous l’ancien régime]. [...] Il ne donnera cependant pas lieu à des litiges aussi nombreux que ceux provoqués par l’ordonnance de Louis XIV. L’autorité publique en atténuera d’ailleurs progressivement la portée. Il est définitivement aboli en 1864, au moment où précisément le Second Empire tend à se libéraliser4.

3Ces lignes, au demeurant fort contestables5, montrent toutefois que, si le système du privilège n’était pas ignoré, on avait coutume d’en minimiser les effets. En cela, le discours de Jack Lang reflète bien l’attitude des spécialistes d’histoire théâtrale vers 1970. Au contraire, la recherche plus contemporaine a bien compris que ce système, en vigueur en France de 1806-1807 à 1864, est le cadre dans lequel doit s’inscrire toute étude sur le théâtre au xix^e siècle. Ce cadre est certes législatif, mais son importance apparaît encore plus considérable quand on considère comment il a imprégné les esprits, même après son abolition en 1864. Le système du privilège repose sur une hiérarchie des théâtres et des genres qui s’impose à tous6. Il est inscrit, de façon pourrait-on dire structurelle, dans l’esprit des auteurs, des directeurs de théâtre, des interprètes, des critiques et du public. On pourrait même ajouter qu’il est d’autant plus omniprésent que, dans la pratique, il fonctionne très mal, exhibant en quelque sorte son inadéquation aux réalités qu’il prétend encadrer. Dès son instauration, le système s’avère obsolète et incapable de contenir l’extraordinaire vitalité de l’activité théâtrale. Du coup, il ne cesse d’être combattu ou, mieux, contourné, perverti. Chacun, en tout cas, se définit par rapport à lui.

4Le but de cette contribution – qui n’ambitionne pas d’être autre chose qu’un simple survol – est de rappeler les étapes qui ont marqué l’application du système du privilège, en d’autres mots d’en préciser la chronologie et l’évolution. Ces étapes étant tributaires des changements politiques qui ont marqué l’histoire du xix^e siècle français, on étudiera d’abord la période de l’Empire et de la Restauration, puis la monarchie de Juillet, et enfin la Seconde République et le Second Empire.

L’instauration du système du privilège

5L’un des aspects les plus intéressants de l’histoire du système du privilège est à coup sûr l’étude de son instauration et des liens qui le relient au système du monopole mis en place sous l’Ancien Régime par Louis XIV et aboli par la Révolution française, en 1791. Le théâtre révolutionnaire a été étudié7, mais il manque encore un travail de fond sur les conditions d’exercice de l’activité théâtrale sous la Révolution et sur les débats suscités alors par la place du théâtre dans la société et par le degré de liberté à lui accorder. Une histoire de la liberté théâtrale, de 1791 à 1806-1807, reste à écrire. En attendant cette étude, on peut rappeler ici que c’est la loi des 13-19 janvier 1791 qui proclame l’abolition des privilèges dramatiques et la liberté des théâtres, conséquence du principe de la liberté d’industrie. La philosophie de la loi de 1791 annonce celle du décret du 6 janvier 1864 pris par Napoléon III. La loi, comme plus tard le décret, instaure une situation où le nombre des théâtres n’est pas limité, où ceux-ci n’ont pas besoin d’autorisation du pouvoir pour ouvrir, et où ils sont libres d’adopter n’importe quel répertoire8. À Paris9, la loi de 1791 permet la brusque multiplication du nombre des théâtres... et des faillites ! Très vite cependant, dès 1793, l’esprit de la loi est faussé par toute une série de décrets, arrêtés et autres textes qui cherchent à contrôler le répertoire des théâtres et à éviter les troubles à l’ordre public dans les salles de spectacle. Citons, à titre d’exemple, cet arrêté du Directoire exécutif daté du 18 nivôse an IV, soit le 4 janvier 1796 :

Le ministre de la police générale donnera les ordres les plus précis pour faire arrêter tous ceux qui, dans les spectacles, appelleraient par leurs discours le retour de la royauté, provoqueraient l’anéantissement du Corps législatif ou du pouvoir exécutif, exciteraient le peuple à la révolte, troubleraient l’ordre et la tranquillité publique, et attenteraient aux bonnes mœurs10.

6Le pouvoir révolutionnaire ne se sent pas en mesure de laisser une totale liberté aux théâtres qui représentent à ses yeux un trop grand danger de sédition politique ; la politique de reprise en main des théâtres par Napoléon I^er est donc déjà largement esquissée par la Révolution.

7Il revient à Napoléon I^er, soucieux de ne pas laisser l’opinion publique s’exprimer librement, d’avoir poussé cette logique de méfiance jusqu’à son terme en instaurant le système du privilège, par les décrets des 8 juin 1806, 25 avril 1807 et 29 juillet 1807. Ces décrets mettent fin à la liberté des théâtres. L’ouverture d’une salle est soumise à autorisation préalable, son directeur doit être agréé par le pouvoir11 et chaque salle doit se limiter à un genre particulier. L’aspect le plus spectaculaire de la réforme est la brutale limitation du nombre des théâtres parisiens dont un grand nombre12 est contraint de fermer leurs portes. Seuls huit théâtres sont autorisés : quatre théâtres impériaux ou « grands théâtres » et quatre théâtres « secondaires » ou « petits théâtres ». Les théâtres impériaux sont nettement placés dans une position de domination, comme l’étaient l’Opéra et la Comédie-Française avant 1789. À ces deux salles s’ajoutent désormais l’Opéra-Comique et le Théâtre de l’Impératrice (qui regroupe l’Odéon et le Théâtre-Italien). Ces quatre théâtres impériaux forment la vitrine théâtrale du régime. Eux seuls ont droit à des subventions d’État. Les quatre théâtres secondaires sont à la fois les héritiers des théâtres de la Foire installés sur le Boulevard du Temple vers 1760-1770 et ceux des scènes créées pendant la Révolution. Ils proposent les deux genres dont le public du xix^e siècle est le plus friand : le mélodrame (Gaîté, Ambigu-Comique) et le vaudeville (Variétés, Vaudeville). À ces deux catégories de théâtres s’ajoutent les spectacles de curiosités – auxquels est refusée la dénomination « théâtre » – dont l’autorisation et la surveillance dépendent directement du préfet de police.

8Il s’avère assez vite que la restriction de l’offre théâtrale apportée par les décrets napoléoniens a été trop drastique et que le pouvoir doit lâcher du lest, notamment en ce qui concerne les spectacles de curiosités. Dès 1811, le Cirque-Olympique situé près des Tuileries passe de cette dernière catégorie à celle, bien plus valorisante, de théâtre secondaire13. En 1813, le Spectacle des Funambules est autorisé Boulevard du Temple. L’Empire ne parvient pas à s’en tenir aux règles qu’il a fixées. L’année 1814 correspond à la réouverture du Théâtre de la Porte Saint-Martin, l’une des plus importantes salles fermées en 1807 et dont l’Opéra craignait beaucoup la concurrence, en particulier en matière de ballets. La Restauration débute donc alors que le nombre des théâtres secondaires est passé de quatre à six. Le système du privilège, a priori, convient parfaitement à la monarchie restaurée, désireuse avant tout de privilégier les théâtres royaux placés sous la tutelle du ministère de la Maison du Roi14. L’idéologie officielle est favorable au maintien du statu quo, tant pour le nombre de salles que pour le respect du genre attribué à chacune d’entre elles. En juillet 1820, le comte de Pradel, directeur général de la Maison du Roi écrit ainsi au ministre de l’Intérieur :

Je crois devoir prier Votre Excellence de considérer que l’un des plus grands inconvénients de la multiplicité des théâtres est la confusion des divers genres de spectacles sur chacun d’eux et qu’il est de l’intérêt de l’art non moins que de celui des entreprises scéniques elles-mêmes, que chacune de celles-ci se renferme strictement dans le genre de représentations qui lui a été d’abord assigné15.

9Le système mis en place par Napoléon I^er trouve donc, paradoxalement, ses meilleurs défenseurs parmi les monarchistes au pouvoir après 1814.

10La Restauration ne se contente pas d’imiter l’Empire en théorie : elle en est réduite à faire de même dans la pratique, c’est-à-dire qu’elle est obligée – malgré les discours officiels – de multiplier les dérogations et les autorisations, chacune étant présentée comme exceptionnelle et la dernière. Les propriétaires des salles fermées en 1807 ont beau protester contre chaque nouvelle création (il est vrai qu’ils n’ont pas été indemnisés), les directeurs des théâtres déjà autorisés (théâtres royaux et secondaires confondus) ont beau considérer que leur privilège leur donne de fait le monopole de l’activité théâtrale à Paris, la pression exercée par la demande est trop forte : le pouvoir autorise de nouveaux théâtres. Nicole Wild a recensé quatorze créations de théâtres sous la Restauration, la plupart en banlieue. À Paris intra-muros, trois théâtres secondaires sont créés : le Gymnase-Dramatique (1820), le Panorama-Dramatique (1821) et les Nouveautés (1827). L’événement le plus important – et de loin – est la création du Gymnase-Dramatique car, fondé pour être un théâtre-école (d’où son nom), il va vite se placer au premier rang des salles parisiennes, tant par ses recettes que par sa capacité d’innovation. C’est au Gymnase, boulevard Bonne-Nouvelle, que naît la comédie moderne, à savoir la comédie-vaudeville inventée par Eugène Scribe. Les partisans du système du privilège et les théâtres déjà existants sont bien conscients de l’enjeu majeur que représente la création de ce théâtre et, avant sa création comme durant ses premières années d’exercice, le Gymnase doit faire face à de très nombreuses et très violentes attaques16.

11L’obtention, en septembre 1824, du titre de « Théâtre de S.A.R. Madame la Duchesse de Berry », abrégé par l’usage en « Théâtre de Madame », fait du Gymnase-Dramatique l’équivalent des théâtres royaux. Ce coup de génie du directeur du Gymnase, Delestre-Poirson, témoigne avec éclat de la faillite du système du privilège dès les années 1820. Qu’un théâtre fraîchement créé, jouant de surcroît un répertoire de vaudevilles, puisse être placé sous la protection de la mère du dauphin, voilà qui remet profondément en cause, pour ne pas dire discrédite totalement, la hiérarchie des théâtres et des genres sur laquelle repose le système du privilège. Celui-ci ne semble plus servir qu’à maintenir les théâtres dans un rapport de dépendance, sans correspondre à aucune réalité dramatique. Un fervent partisan de la liberté des théâtres s’écrie ainsi en 1819, avant même la création du Gymnase-Dramatique :

Qui pourrait donc militer encore en faveur du système actuel d’administration des théâtres ? Des considérations qu’on n’oserait pas avouer : le désir de maintenir des hommes dans les habitudes de l’obéissance, en les tenant le plus possible sous le régime des règlements, fussent-ils même inutiles ; le but de faire des partisans à l’autorité, ou des créatures aux administrateurs, en donnant des places17.

12Au moment où sont écrites ces lignes, le système du privilège a malgré tout encore près d’un demi-siècle de fonctionnement devant lui.

Un système de plus en plus dépassé

13Avec la Révolution de 1830, le système du privilège est un instant menacé de disparition. Après la chute des Bourbons, une commission est formée pour élaborer une nouvelle législation théâtrale, un projet de loi est même déposé, mais il n’est pas discuté : le nouveau pouvoir n’a pas tardé à comprendre qu’il n’avait pas intérêt à supprimer un système qui pouvait lui être fort utile. Le système du privilège est maintenu, du moins en théorie. Dans la pratique pourtant, l’explosion créatrice provoquée par l’abolition de facto de la censure théâtrale en juillet 1830 s’accompagne de l’ouverture d’un grand nombre de théâtres à Paris. En janvier 1831 est ouvert le Théâtre des Folies-Dramatiques, boulevard du Temple. L’autorisation n’avait été donnée en 1829 que pour un spectacle de curiosités. Celui-ci avait été concédé à Pierre-Noël Allaux pour le dédommager de la trop courte existence du Panorama-Dramatique. La Révolution de 1830 permet aux Folies-Dramatiques18 de se hisser au rang de théâtre secondaire et de jouer des mélodrames. La création du Théâtre du Panthéon, autre théâtre secondaire, est également directement liée au changement de régime, puisque le privilège est accordé, à titre de récompense, à un directeur ayant participé activement aux Trois Glorieuses. Un troisième théâtre secondaire est créé dans les premières années du règne de Louis-Philippe : le Théâtre de la Porte Saint-Antoine, autorisé à l’automne 1830 mais dont le projet n’aboutit que cinq ans plus tard. La principale scène ouverte durant cette période illustre bien toutefois le fait que ces multiples ouvertures répondent avant tout à une logique économique et à une intensification de la concurrence. Le Théâtre du Palais-Royal, ouvert en juin 1831, est en effet clairement destiné par ses promoteurs à prendre la succession du Gymnase, que ses liens avec les Bourbons ont discrédité, et à s’assurer ainsi la suprématie dans le genre le plus en vogue, le vaudeville. Les stratégies commerciales parasitent donc totalement le système du privilège et son échelle de valeurs.

14Si la censure théâtrale est rétablie en 1835 par les « lois de Septembre », mettant ainsi fin à une période d’exceptionnelle liberté, le système du privilège ne retrouve jamais la force qui avait été la sienne avant 1830. Le décalage est trop grand avec les réalités de la vie théâtrale. La monarchie de Juillet, de surcroît, est marquée par une profonde remise en cause, théorique cette fois, du système du privilège par les créateurs, tant musiciens qu’écrivains. Les auteurs dramatiques désirent la création d’un « Second Théâtre-Français » qui pourrait leur offrir un débouché littéraire, ce à quoi ne parvient pas vraiment l’Odéon – trop mal situé. Ce sont surtout les auteurs romantiques qui réclament cette création car, selon eux, « entre le Théâtre-Français, voué aux morts, et la Porte-Saint-Martin, voué aux bêtes, l’art moderne [est] sur le pavé19. » Le soutien du duc d’Orléans permet l’obtention d’un privilège en novembre 1836, accordé à Anténor Joly. La Comédie-Française se fait alors octroyer le droit d’exploiter l’Odéon comme « Second Théâtre-Français », ce qui oblige Joly à changer la nature de son projet. Il décide de faire de son théâtre une scène mi-dramatique, mi-lyrique : un nouveau privilège lui concède, en septembre 1837, l’exploitation du drame, de la comédie, du vaudeville et de l’opéra-comique. Le Théâtre de la Renaissance, installé salle Ventadour, ouvre le 8 novembre 1838, avec la création de Ruy Blas. Une troupe de drame et de comédie y alterne avec une troupe d’opéra-comique. Les difficultés financières forcent Joly à fermer son théâtre en mai 1840. Il parvient à le rouvrir en janvier 1841, mais cette seconde période d’activité ne dure que jusqu’en mai. Par la suite, Joly cherche à exploiter son privilège dans diverses salles (la salle Ventadour ayant été récupérée par le Théâtre-Italien), sans y parvenir. L’aventure du Théâtre de la Renaissance aura été brève, mais elle constitue une brillante protestation contre les hiérarchies littéraires qui sous-tendent le système du privilège.

15À la fin de la monarchie de Juillet, le théâtre romantique va de nouveau tenter de disposer d’une salle pour lui seul. En 1846, Alexandre Dumas obtient la permission d’ouvrir un nouveau théâtre. Le Théâtre-Historique est inauguré boulevard du Temple en février 1847. Comme pour la Renaissance, le privilège, d’abord purement dramatique, comprend également des ouvrages lyriques. Le théâtre, dirigé par Hippolyte Hostein pour le compte de Dumas, puis repris par d’autres directeurs, fait faillite à la fin de 1850. Dès le mois de décembre 1847, le pouvoir lui avait retiré la possibilité de jouer le répertoire lyrique car il avait fini par accéder aux vœux, maintes fois répétés, des musiciens désirant faire carrière au théâtre, à savoir créer un troisième théâtre lyrique à Paris. C’est le compositeur Adolphe Adam, brouillé avec le directeur de l’Opéra-Comique, qui est à l’origine de cette création, grave entorse au système du privilège. L’Opéra-National ouvre ses portes en novembre 1847, dans l’ancienne salle du Cirque-Olympique boulevard du Temple. Opéras et opéras-comiques forment son répertoire. La Révolution de 1848 provoque la fermeture du théâtre à la fin du mois de mars 1848 mais le privilège passe entre les mains d’Edmond puis de Jules Seveste (Adam étant ruiné) ; les représentations reprennent en septembre 1851, dans la salle laissée vacante par le Théâtre-Historique. En avril 1851, l’Opéra-National prend le nom de Théâtre-Lyrique, nom qu’il gardera jusqu’à sa fermeture définitive en 1870. Sous le Second Empire, le Théâtre-Lyrique est la première scène lyrique de Paris (on y crée aussi bien Faust que Les Troyens à Carthage) et son dynamisme porte ombrage à l’Opéra. La Renaissance, le Théâtre-Historique et le Théâtre-Lyrique remettent donc profondément en cause les bases du système du privilège. Celui-ci est en outre ébranlé par d’autres créations de salles (Théâtre Nautique en 183420, Théâtre des Délassements-Comiques en 1841) et par l’ouverture de scènes de banlieue (Théâtres Saint-Marcel et Saint-Laurent en 1838).

La faillite du système

16Faisant suite à cette période de remise en cause, la révolution de 1848 aurait dû, en bonne logique, mettre fin au système du privilège. Elle n’a pas eu le temps de traiter ce dossier et, en matière théâtrale, a dû surtout gérer en urgence la situation catastrophique provoquée par les journées de juin 1848. Celles-ci obligent les théâtres à fermer plusieurs semaines. Quelques salles sont en partie occupées par les forces armées qui bivouaquent dans la capitale et tous les lieux de spectacle sont désertés, les Parisiens ayant bien d’autres soucis en tête que d’aller au théâtre. La Chambre doit voter durant l’été 1848 une indemnité de 680 000 francs pour permettre aux salles de rouvrir sans craindre la faillite. Cette somme est répartie entre vingt théâtres, les salles de la banlieue recevant collectivement la somme de 10 000 francs. De cette somme, 58 % sont versés aux quatre théâtres officiels : Théâtre de la Nation (ex-Opéra), Théâtre de la République (ex-Comédie-Française), Opéra-Comique et Odéon (le Théâtre-Italien ne touchant rien). Même si l’argent va ainsi majoritairement aux salles officielles, on remarque que la République est obligée d’aider tous les théâtres parisiens, ce qui est en contradiction avec l’esprit du système du privilège. Du reste, l’idée d’une vaste réforme de l’encadrement administratif des théâtres n’est pas totalement abandonnée. En 1849, une enquête est menée sur le sujet par le Conseil d’État, qui procède à de nombreuses auditions. Les débats portent principalement sur la liberté des théâtres et sur la question de la censure21. Parallèlement, ainsi que le rappelle Odile Krakovitch22, une commission nationale des théâtres est créée au ministère de l’Intérieur et reste en place jusqu’en décembre 1851. Elle est favorable à la liberté des théâtres. Mais ses travaux ne sont pas plus pris en compte que ceux du Conseil d’État. Tandis que la loi du 30 juillet 1850 rétablit la censure théâtrale abolie en mars 1848, la perspective d’une suppression du système du privilège disparaît tout à fait.

17Le caractère très autoritaire du Second Empire à ses débuts favorise, comme on le devine, un renforcement du système du privilège. De façon significative, le Bureau des théâtres est détaché du ministère de l’Intérieur pour être rattaché au ministère d’État, de 1853 ou 1854 selon les théâtres à 1863 (date à laquelle il est rattaché au ministère de la Maison de l’Empereur). Mais cette volonté affirmée de contrôle ne saurait résister à la demande de spectacles toujours plus forte des Parisiens. Face à la pression du marché théâtral, le régime n’a d’abord comme seul recours que de forcer les nouveaux théâtres qu’il tolère à s’installer dans des salles déjà existantes et désaffectées. Tel est le cas, on l’a vu, de l’Opéra-National qui renaît en 1851 car il a pu s’installer dans l’ancienne salle du Théâtre-Historique, juste à côté de la salle qu’il occupait en 1847-1848 et que le Cirque-Olympique, devenu Théâtre Impérial du Cirque, a réinvestie. Tel est surtout le cas des deux théâtres où naît un genre promis à un immense succès, à savoir l’opérette, dont les Folies-Nouvelles et les Bouffes-Parisiens constituent le berceau. D’abord appelées Folies-Concertantes, les Folies-Nouvelles sont ouvertes en 1854 dans une ancienne salle de spectacles-concerts, boulevard du Temple. Le compositeur Hervé a joué de l’appui du comte de Morny pour ouvrir son établissement et obtenir le droit de jouer des pantomimes à trois personnages et des chansonnettes à deux exécutants. Offenbach, en ouvrant le Théâtre des Bouffes-Parisiens au Carré Marigny en juillet 1855, obtient d’emblée le droit aux « scènes comiques et musicales dialoguées à deux ou trois personnages23 ». Lorsqu’il déplace, en décembre 1855, son théâtre au passage Choiseul, dans l’ancien Théâtre Comte (qui donnait des spectacles pour enfants), son privilège comprend désormais « des pièces comiques et musicales en un acte à quatre personnages au plus24 ». De spectacle de curiosités, les Bouffes-Parisiens sont devenus en quelques mois un « petit théâtre » dépendant du ministère et non plus de la préfecture de police. La migration géographique du théâtre correspond à une progression dans la hiérarchie.

18Le pouvoir n’est toutefois pas décidé à élargir encore le privilège d’Offenbach. Un cinquième personnage n’est toléré qu’en février 1857, après qu’il a été introduit sans permission dans Croquefer25. Il est à noter que cette tolérance de fait ne s’accompagne pas d’une modification du privilège qui peut donc à tout moment être de nouveau appliqué strictement. En mars 1858, le pouvoir accepte – là encore tacitement – que les ouvrages joués aux Bouffes-Parisiens comportent des chœurs et un nombre illimité de personnages. Offenbach inaugure brillamment cette nouvelle période de l’histoire des Bouffes en donnant Mesdames de la Halle. La critique mesure toute l’importance de cette extension et, dans L’Illlustration, Georges Héquet écrit, non sans ironie : « Je constate avec joie ce grand progrès qui, coïncidant avec l’abolition du système du monopole de la boucherie, prouve que l’ère féconde de la liberté industrielle va s’ouvrir enfin pour nous26. » L’heure de la liberté des théâtres n’a pas encore sonné néanmoins, même si Offenbach poursuit sur sa lancée et présente en octobre 1858, Orphée aux Enfers, « opéra-bouffon en deux actes et quatre tableaux », c’est-à-dire en quatre actes. Avec cette dernière pièce, les Bouffes-Parisiens jouissent, de facto, d’un privilège aussi étendu que celui d’un véritable théâtre lyrique. Mais le chemin a été long et laborieux et les contraintes qui ont été imposées aux Bouffes ont même donné son nom au nouveau genre. Le mot opérette signifie en effet tout simplement « petit opéra », ce qui revient à inscrire dans l’appellation du genre les limitations imposées par le système du privilège27. Dans son identité comme dans ses premières manifestations, l’opérette est fille des décrets de 1806-1807. Mais, comme jadis la comédie-vaudeville du Gymnase, elle souligne leur obsolescence en montrant que la vitalité et la création échappent aux scènes officielles.

19Tout aussi contraire au système du privilège est la modification de la géographie théâtrale parisienne à laquelle procède Napoléon III, en 1862, en détruisant la partie nord du boulevard du Temple, le fameux boulevard du Crime28. Cette opération d’urbanisme conduit à détruire sept salles de théâtre (Théâtre-Lyrique, Cirque, Folies-Dramatiques, Gaîté, Funambules, Délassements-Comiques, Petit-Lazari). On a souvent interprété cette destruction comme un moyen de se débarrasser des théâtres populaires et d’instaurer une ségrégation des publics, ce qui n’est vrai que jusqu’à un certain point. En effet, seuls deux théâtres, ouverts comme spectacles de curiosités, l’un en 1813 et l’autre en 1821, disparaissent véritablement : le Petit-Lazari et les Funambules29. Deux autres théâtres s’installent ailleurs dans Paris : rue de Bondy pour les Folies-Dramatiques, rue de Provence puis boulevard du Prince-Eugène pour les Délassements-Comiques. Trois théâtres, enfin, sont reconstruits aux frais de la ville de Paris : la Gaîté au square des Arts-et-Métiers, le Cirque (qui devient à cette occasion Théâtre impérial du Châtelet) et le Théâtre-Lyrique, place du Châtelet. Ces trois salles, modernes et luxueuses, sont donc construites pour des théâtres secondaires alors que, dans la logique du système du privilège, l’argent public devrait être réservé aux théâtres officiels. Autant dire que la fin de ce système est déjà amorcée par la manière dont sont gérées les dépouilles du boulevard du Temple.

20Un peu plus d’un an après la mort du boulevard du Crime, Napoléon III annonce, en novembre 1863, sa volonté de mettre fin au système mis en place en 1806-1807. Le décret sur la « liberté des théâtres » est pris le 6 janvier 1864 et prend effet le 1^er juillet de la même année. Son article premier prévoit que « tout individu peut faire construire et exploiter un théâtre ». L’État n’a plus à donner son autorisation, mais il peut, tout comme les communes, subventionner les théâtres de son choix. La censure n’est pas abolie, mais « les ouvrages dramatiques de tous les genres, y compris les pièces entrées dans le domaine public, pourront être représentées sur tous les théâtres » (article 4)30. Par cette mesure de bon sens, l’Empire adapte la législation à la situation réelle des théâtres, après avoir expérimenté durant la décennie 1850 l’impossibilité d’appliquer à la lettre le système du privilège. Comme il l’a fait dans bien d’autres domaines à partir de 1861, l’empereur a la sagesse d’adopter une attitude libérale en renonçant de lui-même à un système depuis longtemps dépassé. Le décret de 1864 légalise ainsi un état de fait beaucoup plus qu’il ne représente un bouleversement. Du reste, il ne provoque pas de grands changements. En matière de liberté des genres, il permet principalement l’introduction de l’opérette sur des scènes auparavant non musicales. « Cette liberté a surtout profité à la musique. Son invasion croissante dans le théâtre contemporain est un caractère essentiel qu’il faut noter31. » La liberté de créer de nouvelles salles, quant à elle, n’a pas beaucoup d’effets. Si une douzaine de salles ouvrent à Paris de 1864 à 1870, beaucoup ont une existence brève (par exemple le Grand Théâtre Parisien, rue de Lyon), et rares sont celles destinées à perdurer : Théâtre de Cluny, Théâtre des Menus-Plaisirs (actuel Théâtre Antoine), Théâtre du Château-d’Eau. Cette absence d’augmentation significative et durable du nombre des salles parisiennes montre bien qu’avant même la liberté des théâtres, les entreprises de spectacle parisiennes étaient parvenues à proposer une offre cohérente avec la demande du public. Le système du privilège n’avait pas empêché les lois du marché de s’appliquer.

21Ce rapide survol de l’histoire du système du privilège tel qu’il s’est appliqué à Paris jusqu’en 1864 semble donc conforter l’approche des chercheurs actuels qui lui accordent une place prépondérante dans leurs travaux d’histoire théâtrale. Finalement, c’est à la fois parce qu’il a échoué et parce qu’il a réussi, que ce système mérite d’être étudié. L’échec, c’est celui de ce contrôle qu’il entend instaurer et qui, dans les faits, n’empêche pas plus la création de nouveaux théâtres que les empiétements de genre entre les différentes salles. On peut même supposer que l’accent mis sur ces « barrières ridicules32 » a, par effet inverse, accéléré ce « métissage des genres » qui est la grande évolution littéraire de l’histoire du théâtre au xix^e siècle. Dans ce rôle de limitation et de contrôle, le système échoue. Mais, du fait de sa seule existence durant une soixantaine d’années, il oblige auteurs, directeurs et acteurs à adopter des stratégies de contournement qui sont passionnantes à étudier33. De même, on peut dire que le système du privilège est également une réussite par le fait – déjà signalé – qu’il imprègne de manière extrêmement profonde les esprits. Même les créateurs dont la carrière a contribué le plus à dynamiter le système (au premier chef, Eugène Scribe34) ne peuvent penser leur activité dramatique qu’à l’intérieur du système du privilège. Ce cadre continue d’ailleurs à s’imposer à tous les esprits même après 1864. Aussi – et bien qu’il ne soit bien sûr pas question de tout ramener à lui –, le système du privilège demeure-t-il, pour tous ceux qui s’intéressent au théâtre en France entre la Révolution et la Grande Guerre, un formidable outil de compréhension de la vie théâtrale et de ses mécanismes.