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La Jeune critique des petites revues symbolistes

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Yoan Vérilhac

Conclusion

Texte intégral

  • 1 Teodor de Wyzewa, « Les Livres », La Revue indépendante, mai 1887.

1Entre novembre 1886 et décembre 1888, Teodor de Wyzewa* tient la chronique des « Livres » à la Revue indépendante. Il y observe les productions du jour, déplorant périodiquement la surproduction stérile, proclamant la mort de la littérature, convaincu que ceci, le journal, tuera cela, le livre. Sous les traits d’un double engueulant nommé Scipione Beccafumi, il se fait « historiographe de la littérature agonisante1 », lisant et causant de livres par une habitude désuète. Cependant, de façon assez programmatique et encore peu nette, se dégage de ses chroniques une intuition forte de ce que la jeune critique s’efforcera de réaliser. Il ne s’agit pas seulement de déplorer ni de moquer l’évolution littéraire, mais de la penser, d’en travailler les contradictions, et surtout de forger un outil nouveau et fécond. Dans sa diatribe contre les poètes contemporains, Scipione Beccafumi propose une image intéressante pour décrire la situation des écrivains et de la critique :

  • 2 Teodor de Wyzewa, « Les Livres », La Revue indépendante, décembre 1886.

À moi, ils apparaissent tous comme des élèves abstraits, travaillant ensemble dans une classe, avec chacun seulement des plumes un peu différentes ; et le professeur, qui devrait corriger ces compositions, rappeler ces élèves au souci de leur personnalité, il est sorti de la classe pour s’en aller boire en quelque cabaret, abusant sans doute des licences introduites dans l’enseignement par les dernières circulaires de M. Goblet. Tous ces poètes démarquent en liberté, sans personne pour les en avertir – ce qui pourrait avoir son utilité – et pour en avertir le public – ce qui serait précieux, si le public se souciait encore des poètes2.

2 La désertion du critique de la place littéraire et médiatique joue un rôle fondamental dans les errements contemporains, et le retour du professeur dans sa classe est nécessaire. Alors, certes, en 1886, on craint bien que ceci ne tue cela, mais pas sans avoir vu s’il était impossible que ceci sauvât cela.

3En 1905, Gustave Kahn donne à la Nouvelle Revue un article intitulé « La jeune critique ». Il ouvre son texte sur le lieu commun de la mort du genre et le remet en cause en avançant que la critique est sujette à une modification profonde dont on n’a pas encore saisi la portée ni les modalités précises :

  • 3 Gustave Kahn, « La jeune critique », La Nouvelle Revue, 15 avril 1905.

La critique se meurt, la critique est morte ! Ainsi se lamentent sans cesse écrivains et critiques. […] Au vrai, est-elle morte ? Est-elle malade ? Est-elle simplement en état d’absence, de voyage, de villégiature, de retraite méditative ? C’est plutôt là la vérité ; la critique n’est pas morte, elle n’est pas malade, elle ne sommeille pas, elle existe, seulement on ne l’aperçoit pas dans toute la clarté quelle mérite parce qu’elle a changé d’aspect, et qu’on n’est pas encore habitué à sa forme nouvelle, à la forme qui s’indique comme devant être son mode futur3.

4Après le constat de la vitalité toujours très grande de la critique universitaire et le regret de son caractère exclusivement historique, de sa spécialisation et de son indifférence aux productions contemporaines, Kahn propose de voir en Ernest-Charles le représentant d’une « jeune critique » incarnant le nouveau mode d’existence du genre. De façon nette, Ernest-Charles réunit toutes les qualités que la génération de Gustave Kahn a essayé de donner au critique : son activité se développe dans l’espace périodique de la revue, il s’occupe prioritairement des productions contemporaines, il juge avec quelque « dogmatisme » et un certain « parti-pris », il refuse de faire de la critique aussi bien un livre d’érudit qu’une causerie d’agrément vide d’idées, il fonde son approche sur une idée élargie de la littérature, ce qui lui permet d’appréhender l’ensemble de l’évolution des idées. Kahn s’applique à faire du travail d’Ernest-Charles, et à travers lui de l’ensemble de la « jeune critique », la continuation véritable de l’œuvre de Sainte-Beuve.

5La première vertu d’Ernest-Charles est de faire œuvre périodique, doublement, d’ailleurs, en faisant jouer la double temporalité de la revue et du recueil :

  • 4 Ibid.

Un écrivain encore jeune, à qui ne manque ni le talent, ni la fermeté dans l’appréciation, ni la hardiesse des opinions nouvelles sur des livres nouveaux, M. Ernest-Charles, a tenté de réagir contre ces vices d’information de la critique contemporaine. Tous les ans, il réunit en volumes ses articles de la Revue Bleue. Il a pleinement conscience de ceci : que l’autorité des Lundis de Sainte-Beuve a tenu et tient encore à ce que l’on peut les lire commodément et qu’il n’est point besoin d’une recherche bibliographique et de travaux à la Bibliothèque nationale pour savoir ce que Sainte-Beuve pensait d’un auteur ou d’un livre. Il a parfaitement raison de nous donner tous les ans la réunion de ces instantanés de critique qui forment ainsi, dans la cohésion du livre, l’analyse de l’année littéraire, telle qu’il l’a vue4.

  • 5 Ibid.
  • 6 Ibid.
  • 7 Ibid.

6Gustave Kahn complète sa valorisation de la « jeune critique » en la situant non seulement en réaction contre l’université, mais encore contre la tendance impressionniste qui a conduit à une « déperdition d’influence5 ». La critique s’est d’abord limitée à l’analyse des « œuvres d’imagination : poèmes, un peu, romans surtout. »6 Ensuite, du fait de l’« engouement dont elle a joui », la critique « se fit coquette, se para d’artifices, de grâces, se farda » et finit par offrir « quelque chose d’un peu creux7 ». Ce sont donc les jeunes critiques qui, à l’exemple d’Ernest-Charles, prolongent l’effort de Sainte-Beuve et s’efforcent de faire de la critique une activité périodique influente et universelle. Tout d’abord, cela passe par une redéfinition de l’idée de littérature :

  • 8 Ibid.

La qualité principale de la critique de M. Ernest-Charles, c’est l’étendue de son examen. […]
M. Ernest-Charles, avec raison, a adopté comme base que tout ce qui n’est pas science et philosophie pure, ou politique militante ou science morale est lettres, est littérature, et ressort [sic] de la critique littéraire ; cela constitue un vif intérêt à son livre, ainsi que sa franche inclination à reconnaître le talent chez les jeunes écrivains et même chez les débutants8.

7Au bout de ce travail, se dit une relative restauration de l’ancienne conception des belles-lettres. Mise en rapport avec l’élection transversale de modèles (Voltaire, Goethe, Sainte-Beuve) dont on fait la dernière incarnation de la lignée de philosophes-critiques, la période se lit de façon nouvelle comme un mouvement de remise en cause des « étanchéités » des discours… La période symboliste est nettement le théâtre d’une double crise que le travail de l’écriture périodique prétend résoudre ou tempérer : crise de la littérature, crise de la critique. De part et d’autre, un mouvement de spécialisation, de restriction : vers les cénacles indépendants et vers l’université, salons clos profondément rétifs à la publicité. Dans la construction de la figure du critique de revue, dont la parole se dépose doublement dans la périodicité (de la revue et du recueil annuel), se résolvent les crises et se conjurent les risques de spécialisation radicale qui coupe de l’heure et de la polyphonie collective. La rupture entre littérature et discours qui fonde l’idée symboliste de l’écriture se trouve remise en perspective : l’invention médiatique de la revue, en prise avec la production contemporaine et l’évolution par la périodicité, l’invention du critique intellectuel permettent de penser non une remise en cause de l’autonomie du discours littéraire mais une médiatisation de ce discours.

  • 9 André Beaunier (1869-1925) : « normalien qui a mal tourné » selon sa formule, romancier et critique (...)
  • 10 Fernand Gregh (1873-1960) : passé par La Revue blanche, Fernand Gregh est surtout lié à La Revue de (...)

8Cette analyse du travail d’Ernest-Charles par Gustave Kahn, sous le titre de « La jeune critique » doit être comprise dans toute son étendue. Il est étrange, certainement, que Gustave Kahn, en avril 1905, ne fasse pas de lien explicite entre la « jeune critique » d’Ernest-Charles et celle des petites revues dont il a été l’un des meilleurs représentants. Kahn mentionne, en passant, Gourmont, André Beaunier9 et Fernand Gregh10, comme rares représentants d’une critique solide des œuvres contemporaines. Mais il ne fait aucune allusion au travail des jeunes revues, pas même au sien. Sa lecture de l’évolution des vingt dernières années est pourtant claire : l’héritage de Sainte-Beuve a été mis en sommeil par les dérives impressionnistes, et à partir de 1880, un mouvement de réaction s’est développé, qui trouve aujourd’hui toute sa visibilité en tête des grandes revues. Ce que Kahn vise à mettre en valeur, en réalité, est la façon dont la « jeune critique » des petites revues s’impose en 1905 comme le régime dominant de la critique littéraire des grands médias comme la Revue bleue dans laquelle officie Ernest-Charles, mais encore La Nouvelle Revue où Kahn écrit, et tous les titres majeurs qui accueillent les contributions de Camille Mauclair ou Remy de Gourmont.

9Entre le vœu de Teodor de Wyzewa que le professeur réintègre la salle de classe et le constat de Gustave Kahn que la « jeune critique » est la « forme nouvelle » de la critique littéraire, il y a eu le travail des petites revues. Un support médiatique s’est inventé, structuré et imposé comme une institution : la revue a supplanté le recueil et a permis que le discours des marges se développe collectivement et périodiquement. Une forme inédite de critique a été élaborée, en complément de valeurs éthiques et esthétiques, afin d’assurer une existence événementielle à une littérature que ses principes et le monde nouveau vouaient au silence ou au retranchement ; afin, par ailleurs, de permettre une appréhension spécifique de la création, fondée sur le mouvement permanent de l’originalité et de l’innovation ; afin, en dernier lieu, d’assurer une participation particulière des écrivains et des œuvres au mouvement général de la civilisation.

  • 11 Autour de 1904, on constate la disparition de revues majeures : La Plume, La Revue blanche, L’Ermit (...)
  • 12 Bruno Curatolo et Jacques Poirier, « Avant-Propos », in Les Revues littéraires au xxe siècle, Éditi (...)

10 La jeune critique est cet outil et cette institution neuve qui règlent les rapports de l’autonomie et imposent un nouveau système de production qui n’est pas annexé aux valeurs décadentes et symbolistes : l’avant-garde, appréhension du temps littéraire selon la pensée de l’évolution permanente, d’une vie littéraire intégrant la dimension médiatique à ses stratégies et à sa propre représentation (parfois carnavalisation). Ce que la jeune critique a donc eu pour vocation d’imposer est indépendant du symbolisme. Elle n’a pas pour fonction restreinte de remplacer l’ordre naturaliste par l’ordre symboliste. Le symbolisme, en tant que mouvement littéraire, est la première réalisation de ce qu’on nommera l’avant-garde : non pas par sa vision de l’œuvre, de l’artiste ni ses théories, mais par la construction d’un système de production et de médiatisation qui se fonde sur le mouvement. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, lorsque les « grandes petites revues » symbolistes s’écroulent autour de 190411, le système de production ne soit pas remis en cause. Qu’un ensemble de positions éthiques ou esthétiques proprement héritées des efforts décadents et symbolistes soit révisé n’entraîne pas la dissolution des outils qui ont permis de les porter. Au contraire, les attaques naturistes ou néo-classiques se forment dans les moules rhétoriques inventés par la génération précédente : de petites revues, des bibliographies assassines, des portraits dithyrambiques, des manifestes sonores. Jusqu’à l’entre-deux-guerres, la revue s’impose largement comme une institution essentielle de la vie littéraire. Les trente premières années du nouveau siècle sont marquées par une éclosion de titres encore plus spectaculaire que les trente dernières du siècle précédent. Ainsi que le notent Bruno Curatolo et Jacques Poirier, « leur âge d’or, les revues littéraires l’ont sans doute connu dans l’entre-deux-guerres et jusque dans les années cinquante12 ». La critique littéraire des avant-gardes continue de se structurer autour de pratiques d’une part sensationnelles, d’autre part réfléchies. Les places laissées vacantes par La Plume, L’Ermitage, ou La Revue blanche sont occupées par les Cahiers de la Quinzaine ou la Nouvelle Revue Française, et les manifestes futuristes, dadaïstes, surréalistes, complètent et portent à son apogée la veine tapageuse de la jeune critique. La reconfiguration des pratiques éditoriales impulsée par des revues comme le Mercure de France, La Plume ou La Revue blanche participent au premier chef de la transformation majeure qui se produira dans ce secteur, dans le premier tiers du siècle suivant. Et, s’il faut, pour finir, un instant jeter un regard sur la postérité et sur « l’œuvre » de cette jeune critique au sens de legs à la pratique littéraire, au-delà des phénomènes bien balisés (promotion de techniques neuves, d’auteurs méconnus, de principes, etc.), c’est peut-être vers la place de la notion de « critique » dans la littérature du xxe siècle qu’il faut nous tourner.

  • 13 Antoine Compagnon, La littérature française : dynamique et histoire, tome II, sous la direction de (...)
  • 14 En particulier, Antoine Compagnon met en valeur l’œuvre de Mallarmé ou La Soirée avec Monsieur Test (...)
  • 15 Antoine Compagnon, propose plusieurs « notions héroïques » à même de livrer des clés de lecture syn (...)

11On s’accorde généralement pour voir, entre autres traits distinctifs, dans la littérature de ce siècle une propension particulière à intégrer son propre commentaire, à se questionner elle-même. Pour Antoine Compagnon, l’histoire littéraire du xxe siècle (et celle de la modernité) s’appréhende efficacement et synthétiquement par cette caractéristique : « la Littérature elle-même13 » devient un « enjeu majeur pour la littérature du xxe siècle », et suivre les développements de ce questionnement, depuis le romantisme en passant par le point de bascule du moment symboliste14, serait faire « l’histoire même de la modernité15 ». Ironie, crise, soupçon, questionnement, doute… en somme, l’aventure de la modernité tient à l’inclusion dans le texte littéraire de son propre commentaire. En complément et peut-être à l’initiative de cette dynamique autoréflexive des œuvres, dans la part critique des revues, de façon massive et spectaculaire, le symbolisme met en branle cette manie de parler de littérature tout en en faisant. Nous l’avons assez dit, toutefois, dans les pages qui précèdent, la critique relève du périodique et n’est pas le fait du poète lorsqu’il « poétise ». La critique est justement conçue comme un moyen de conclure et d’affirmer la présence et la valeur de la littérature, provisoirement, peut-être, mais fermement et radicalement, certainement pas de douter de la littérature. Questionner la littérature aux temps symbolistes s’impose, certes, mais dans le but de résoudre ce questionnement, non d’en faire l’objet même de la pratique créatrice. Par ailleurs, le commentaire relève de l’outil médiatique, en large part, parce qu’il a pour vocation d’assurer le fonctionnement de la communication littéraire alors même que les œuvres reposent sur une rupture avec la communication. Ainsi, voir en la période symboliste un temps déterminant dans le processus de questionnement de la littérature par elle-même mérite quelque examen et nuance. De fait l’effort symboliste pourrait entièrement être interprété comme une façon de prendre à bras-le-corps une question qui ne peut être remise à plus tard. Cette question semble justement être celle de la communication littéraire, du moins qu’il y ait encore possibilité d’un tel mode de communication. De façon rapide, nous suggérions au début de cette étude, que le legs des maîtres est d’abord critique pour la génération symboliste. Mais il apparaît justement que la particularité du symbolisme sur ce point ne soit pas de reprendre le flambeau critique au plan de la création (en écrivant des œuvres allégoriques d’elles-mêmes en permanence) mais au plan médiatique, d’abord, et peut-être à tous les autres plans de la réalité qui ne sont justement pas ceux de la création (conversations, rituels sociaux, vie collective…), ou qu’on fait entrer dans la création, faisant ainsi de la réalité de la vie littéraire l’objet du discours sur la littérature (romans à clés, romans mettant en scène les jeunes écrivains, poèmes satiriques du monde des « gensdelettres », etc.). Les symbolistes tendent justement par le truchement de la critique, version séculière, prosaïque, impure de la littérature allégorique d’elle-même, à extraire de l’abstraction du livre le questionnement de la littérature pour le porter dans la réalité des discours sociaux, dans la réalité du temps de la modernité. Ainsi la critique n’a pas pour vocation d’interroger la littérature comme « écriture », « texte » ni même l’œuvre littéraire comme « livre », mais comme ensemble de pratiques, de discours, de valeurs constituant ce que l’on appelle dans les grands journaux : « la vie littéraire ».

  • 16 Pour Bertrand Marchai, son volume réunissant l’ensemble des textes en prose de Mallarmé, de ses poè (...)

12Si paradoxal que peut sembler le recours à ce mot de « vie », mot-clé de la contestation des « valeurs symbolistes » autour de 1895, il s’impose malgré tout, pour les jeunes disciples de Mallarmé mais aussi, peut-être, pour toute la période fin-de-siècle qui envisage, par le biais de la presse, la littérature comme vie. L’idée que, pour la jeunesse symboliste, la littérature s’adosse à la notion de « vie » explique en partie les représentations de la période, caractéristique singulière si souvent mise en avant par les observateurs, comme aventure collective, joyeuse, désintéressée… C’est que la littérature désigne, au tournant du siècle, chose plus banale (et plus fondamentale ?) qu’un rapport à la langue : tout un quotidien, toute une vie sociale, amicale, amoureuse, intellectuelle, artistique… Les manifestations, réunions, soirées et regroupements qui informent cette image radieuse d’enthousiasme juvénile sont des formes d’expression, parmi d’autres de ce que Bertrand Marchall nomme à propos de Mallarmé, « une vie littéralement littéraire16 ». Et il ne s’agit pas d’une formule sans contenu, la réactivation rêveuse d’une sorte de lieu commun sur ce moment où, épris de Des Esseintes, l’on prétendait confondre l’art et la vie. Ici, le dandysme raffiné de Wilde est un piètre modèle : il n’est pas question de se donner les allures d’une création ou de transporter dans le réel les éléments de la fiction mais d’investir l’ensemble du réel comme littéraire. Citons simplement ce mot, en apparence limpide, au fond obscur à nos consciences de modernes, d’Harold Swan, double fictif et railleur, à son créateur, Adolphe Retté :

  • 17 Adolphe Retté, op. cit., 1903, p. 168. Cette mystification d’Harold Swan est parue dans L’Ermitage (...)

J’avisai M. Retté que j’étais fixé sur La Plume et que je désirais fort faire plus ample connaissance avec cette revue.
 – Très bien, me dit-il, c’est justement aujourd’hui samedi, nous allons y aller17.

  • 18 Nous faisons l’hypothèse de la féminisation de cette personnification car tout lecteur de ce texte (...)

13Au fond, un tel échange n’a de sens que dans un imaginaire collectif acceptant que la réalité littéraire d’une revue s’appréhende sur le même mode que la réalité de l’existence. Convoquant le titre d’une revue littéraire et artistique, ce ne sont pas des vers, des mots, des pages, ni même des collaborateurs qui apparaissent, mais des situations : rencontrer un être18 qui nous a séduit, se rendre à un rendez-vous, gagner un lieu. Dans cet échange, on ne mentionne même pas l’opération évidente qui permettrait à Swan de prendre contact avec ce que désigne d’abord le titre de Plume : la lecture. Et tout cela prend corps à la fois, certes, dans le texte de Retté, à l’état de « littérature », mais aussi dans la réalité, puisqu’il s’agit de se rendre à une de ces fameuses « soirées de La Plume ». Là, Swan pourra entendre écrivains et artistes déclamer des vers, chanter et deviser d’art, de littérature, un peu de politique. Reproduction assez exacte de ce qu’on trouve en ouvrant un numéro de La Plume. Est-ce un rapport de réversibilité, la réalité textuelle et sociale se répondent-elles, en miroir, simplement parce que l’une serait à l’image de l’autre ? Il semble plus judicieux de considérer qu’il n’y a pas de séparation, qu’il n’y a pas deux réalités distinctes dont l’une serait la représentation ou l’incarnation de l’autre, qu’il y a, au fond, une seule et même vie, ici, « littéralement littéraire ».

  • 19 Antoine Compagnon, La littérature, pour quoi faire ?, leçon inaugurale n° 188, Collège de France/ F (...)

14Il est, visiblement, en ce début de xxie siècle, particulièrement urgent de penser la crise de la littérature sinon sa mort : entre autres, des ouvrages récents de Dominique Maingueneau, William Marx, Antoine Compagnon ou Tzvetan Todorov signalent cette urgence avec force et dessinent des voies fécondes pour penser à la fois la permanence de cette urgence et la singularité du jour19. Et, de façon très générale, le diagnostic tend à porter précisément sur l’impasse dans laquelle se trouve désormais l’idée de littérature close sur elle-même, soucieuse de se sonder elle-même, quand, dans le même temps, la critique littéraire (et l’école) prétend l’approcher selon une idéologie similaire. Le regard restreint que nous avons porté sur la période symboliste nous renseigne peut-être sur la façon précise dont se pense la crise de la littérature à la fin du xixe siècle. La fin de siècle est bien à lire comme un temps de crise de la littérature et de crise de la critique mais la façon dont les contemporains conçoivent la conjonction de ces crises et la réponse (concrète, pratique) que le personnel symboliste envisage, collectivement, ne se donne pas vraiment à lire comme une plongée dans l’atermoiement du doute, et certainement pas comme un quelconque : « A quoi bon la littérature ? ». Car, aussi étrange, excessif, maladroit qu’il ait été dans cette entreprise, le symbolisme équivaut, au fond, sur ce sujet, à l’œuvre critique affirmant la littérature comme vie.

Notes

1 Teodor de Wyzewa, « Les Livres », La Revue indépendante, mai 1887.

2 Teodor de Wyzewa, « Les Livres », La Revue indépendante, décembre 1886.

3 Gustave Kahn, « La jeune critique », La Nouvelle Revue, 15 avril 1905.

4 Ibid.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 André Beaunier (1869-1925) : « normalien qui a mal tourné » selon sa formule, romancier et critique au Journal des débats, au Figaro, à La Revue des deux mondes puis à L’Écho de Paris (critique dramatique). Ses romans connurent un certain succès et il occupe peu à peu une position de critique influent dans les années qui précèdent la guerre. Homme généralement décrit comme timide, il est aussi distingué pour son indépendance d’esprit et sa conscience professionnelle.

10 Fernand Gregh (1873-1960) : passé par La Revue blanche, Fernand Gregh est surtout lié à La Revue de Paris sont il est secrétaire de rédaction depuis sa fondation en 1894. Très bien introduit, dès ses débuts, dans les cercles littéraires consacrés, il est aussi proche des avant-gardes. Auteur principalement de recueils de poésie et d’essais critiques, il fonde sa propre école en 1902, « l’humanisme » réagissant contre le symbolisme. Élu à l’Académie française en 1953.

11 Autour de 1904, on constate la disparition de revues majeures : La Plume, La Revue blanche, L’Ermitage.

12 Bruno Curatolo et Jacques Poirier, « Avant-Propos », in Les Revues littéraires au xxe siècle, Éditions universitaires de Dijon, 2002, p. 3.

13 Antoine Compagnon, La littérature française : dynamique et histoire, tome II, sous la direction de J.-Y. Tadié, Gallimard, coll. « folio essais », 2007, p. 555-556.

14 En particulier, Antoine Compagnon met en valeur l’œuvre de Mallarmé ou La Soirée avec Monsieur Teste de Valéry (1896), « véritable charte de la littérature du xxe siècle ». Antoine Compagnon, op. cit., 2007, p. 556.

15 Antoine Compagnon, propose plusieurs « notions héroïques » à même de livrer des clés de lecture synthétiques et performantes pour raconter l’histoire littéraire du xxe siècle. La première est celle de « Crise », la seconde celle du « Nouveau » (décliné en Moderne, Révolution ou Avant-Gardé), la troisième est celle que nous citons, la « Littérature elle-même », la quatrième est la « Difficulté ». C’est ainsi qu’il conclut cette présentation en prévenant le lecteur que son « histoire sera une histoire théorique de la littérature – une histoire de la catégorie de littérature, cherchant à répondre à ces questions : Qu’est-ce que la littérature ? Qu’est-ce qu’être écrivain au xxe siècle ? ». Antoine Compagnon, La littérature française : dynamique et histoire, sous la direction de J.-Y. Tadié, Gallimard, coll. « folio essais », 2007, p. 554-559.

16 Pour Bertrand Marchai, son volume réunissant l’ensemble des textes en prose de Mallarmé, de ses poèmes critiques aux travaux pédagogiques en passant par les articles de mode, « témoigne au moins que nulle existence n’aura été plus pleinement, et plus littéralement littéraire que celle de Mallarmé. » Bertrand Marchal, « Avant propos » au tome II des Œuvres complètes de Stéphane Mallarmé, Gallimard, bibl. de la Pléiade, 2003, p. XIV.

17 Adolphe Retté, op. cit., 1903, p. 168. Cette mystification d’Harold Swan est parue dans L’Ermitage sous le titre « Propos épars ». Dès sa descente du train, en provenance d’Angleterre, à la gare Saint-Lazare, la première chose qu’Harold Swan voit est « une affiche jaune sur laquelle on devait lire ceci : La Plume ! La Plume !! La Plume !!! ».

18 Nous faisons l’hypothèse de la féminisation de cette personnification car tout lecteur de ce texte connait la couverture de la revue La Plume qui est une belle jeune femme.

19 Antoine Compagnon, La littérature, pour quoi faire ?, leçon inaugurale n° 188, Collège de France/ Fayard, 2007 ; Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Belin, 2006 ; William Marx, L’Adieu à la littérature : histoire d’une dévalorisation (xviiie-xxe siècle), Éditions de Minuit, 2005 ; Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Flammarion, 2007. Si les formes, objectifs et approches différent radicalement dans ces textes, ce qui les réunit est un effort pour penser d’une part le phénomène historique de la crise de la littérature et d’autre part de livrer un diagnostic et une réflexion sur l’état de la crise (donc de l’idée de littérature) en notre début de xxie siècle. Pour Antoine Compagnon, il s’agit de répondre à la question « La littérature, pour quoi faire ? », au risque de paraître « naïf ou démodé », « car l’esquive serait irresponsable alors qu’un “Adieu à la littérature” se publie chaque saison » (p. 32). Dominique Maingueneau, à partir du constat que l’opposition issue de Proust entre étude « interne » et « externe » des œuvres « ne peut mener qu’à une impasse », met en lumière la « singularité de la crise actuelle » qui impose de prendre conscience que se produit une « transformation du régime même de toute communication » et qu’il faut, pour la littérature, « en tirer les conséquences » (p. 175-177). William Marx fait le constat, depuis le sacre de la littérature au xviiie siècle et jusqu’au milieu du xixe siècle, du divorce entre le monde et la littérature engagé depuis les procès de Flaubert et de Baudelaire et consommé par le repli sur soi opéré entre 1890 et 1940. Tzvetan Todorov, enfin, engage la réflexion sur le terrain de l’enseignement et des héritages de la théorie littéraire : le péril, pour la littérature, est que l’on continue à l’envisager comme coupée du monde, son salut (sa transmission) passe par la réinscription des « œuvres dans le grand dialogue entre les hommes » (p. 90).

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