L’affiliation religieuse en Europe
|Troisième partie. Droits internes des religions
L’affiliation religieuse en droit ecclésial protestant
Texte intégral
- 1 La sensibilité évangélique, présente également au sein des églises réformées et luthériennes, insi (...)
1Tous les sociologues et statisticiens qui cherchent à chiffrer l’affiliation des populations au protestantisme sont confrontés à la difficulté de définir les limites de ce monde religieux chrétien très diversifié. Selon que l’on adopte une délimitation étroite : les Églises et leurs membres ayant un lien avec les réformes du xvie siècle (mais nombre d’anglicans ne se qualifient pas de « protestants ») ou une délimitation large : les christianismes non catholique romain et non orthodoxe (mais peut-on qualifier de protestantes toutes les Églises indépendantes africaines ? et nombre de pentecôtistes ne refusent-ils pas eux-mêmes d’être inclus dans le protestantisme ?), on aboutira à des chiffres très différents d’appartenance au protestantisme. Cette dernière n’est donc pas facile à définir en général et c’est un défi pour la statistique religieuse. Mais s’il n’y a pas d’autorité centrale délimitant les frontières du monde protestant, reste que toutes sortes de régulations s’exercent à travers des organisations nationales (comme la Fédération protestante de France) ou internationales (comme la Fédération luthérienne mondiale ou l’Alliance baptiste mondiale), qui tissent des liens entre toutes les Églises qui, d’une façon ou d’une autre, sont issues des réformes protestantes du xvie siècle et se réfèrent à la Bible comme unique source d’autorité en matière de comportement chrétien et de vie ecclésiale. La Réformation du xvie siècle ayant désacralisé l’institution ecclésiastique en lui retirant tout pouvoir de salut, l’univers protestant, dans chaque pays, se manifeste à travers une pluralité d’Églises. Ainsi, en France, la Fédération protestante de France, qui n’a pas en elle-même de statut ecclésial, fédère pour des missions d’intérêts communs des églises luthériennes, réformées, baptistes, pentecôtistes et évangéliques. Seules des églises et des « œuvres et mouvements » protestants peuvent être membres de cette fédération, non les individus eux-mêmes (ceux-ci sont membres de l’une des Églises que la Fédération protestante de France fédère). Quant au Conseil national des évangéliques de France, instance créée en 2010 qui rassemble diverses églises et organisations para-ecclésiastiques de sensibilité évangélique1 (certaines de ces églises sont également membres de la Fédération protestante de France), il n’accueille lui aussi comme membres que des églises et des organisations, pas des individus. À travers le Conseil national des évangéliques de France, on doit notamment être attentif au fait que diverses églises qui, théologiquement et historiquement, font incontestablement partie de l’univers protestant, ne se dénomment pas protestantes pour autant. Ce faisant, ces églises évangéliques tiennent à se démarquer du protestantisme luthéro-réformé. Dans cet univers diversifié qu’est le protestantisme, on distingue deux grandes conceptions du membership, la conception luthéro-réformée et la conception évangélique. Toutes deux définissent ce que l’affiliation religieuse en régime protestant.
2Dans le protestantisme, la notion d’appartenance à une résonance particulière en raison même d’une conception ecclésiologique qui distingue l’Église invisible dont Dieu seul connaît les limites et l’Église visible ou, plus exactement, les Églises visibles comme des institutions ecclésiastiques particulières composées de membres plus ou moins fidèles. Les églises protestantes d’Alsace-Moselle définissent l’Église et ses membres comme « une communauté de croyants ». Faisant implicitement référence à l’article 7 de la Confession d’Augsbourg (1530), elles affirment :
« l’Église, corps du Christ, est l’assemblée des croyants où l’Évangile est annoncé et les sacrements célébrés. Tous les baptisés sont responsables et ont part au “sacerdoce universel”, par leur engagement personnel et le témoignage qu’ils rendent à l’Évangile ».
3Quant à l’Église protestante unie de France qui, en 2013, a uni l’Église réformée de France et l’Église luthérienne de France, elle indique significativement, au début de sa « Constitution » (article 1 paragraphe 1) :
« l’Église protestante unie de France – Communion luthérienne et réformée professe qu’aucune Église particulière ne peut prétendre délimiter l’Église de Jésus-Christ, car Dieu seul connaît ceux qui lui appartiennent ».
4Elle a pour raison d’être d’annoncer au monde l’Évangile. Elle est donc ouverte à toute personne qu’elle appelle à croire en Jésus-Christ, à approfondir sa foi par la lecture de la Bible et l’écoute de la prédication, à recevoir le baptême s’il ne lui a pas déjà été donné et à participer à la Sainte Cène. Cette Église précise ensuite dans son article 1 paragraphe 2 que
« l’Église locale ou paroisse accueille comme membres, avec leur accord, ceux qui reconnaissent que “Jésus-Christ est le Seigneur”. Elle (l’Église locale) participe à la mission de l’Église, notamment par la proclamation de la Parole de Dieu, l’administration des sacrements, la catéchèse, la diaconie et les différents services et activités de la communauté et elle en assure les besoins financiers ».
5En se déclarant « ouverte à toute personne qu’elle appelle à croire en Jésus-Christ […] », l’Église protestante unie de France manifeste une compréhension large du membership : elle est ouverte à toute personne intéressée sans qu’il y ait des conditions spéciales à remplir en dehors de cette manifestation d’intérêt. La personne est appelée à croire, on ne requiert pas d’elle un quelconque credo. Si elle est déjà baptisée, l’Église protestante unie de France, qui reconnaît le baptême effectué dans une autre Église (catholique, protestante ou orthodoxe), ne la rebaptisera pas. Si la personne n’a pas encore été baptisée, elle est invitée à recevoir le baptême, mais celui-ci n’est pas une condition sine qua non. Si le baptême est exigé pour être membre dans certaines églises protestantes, il n’est pas une condition sine qua non dans d’autres. L’Église protestante unie de France distingue entre les membres tels qu’ils viennent d’être définis et les membres de l’Église qui désirent être membres de l’association cultuelle (loi de 1905). Les membres tels qu’ils sont définis théologiquement dans l’article 1, sont invités, selon l’article 2 de la Constitution qui est consacré à l’association cultuelle, à devenir membres de l’association cultuelle. Ils doivent « en faire la demande écrite au conseil presbytéral », le nom adopté dans l’Église protestante unie de France pour désigner le comité directeur de l’association cultuelle. Le « conseil presbytéral », renouvelé tous les quatre ans, est constitué du ou des ministres du culte et d’au moins six laïcs élus par l’assemblée générale de l’association. La liste des membres de l’association, qui ouvre droit à participer avec voix délibérative à l’assemblée générale annuelle, est tenue à jour par le conseil presbytéral. Les refus éventuels d’inscription ou les radiations de la liste des inscrits peuvent faire l’objet d’un recours devant le conseil régional de l’Église protestante unie de France. Outre le droit de vote à l’assemblée générale annuelle, les membres inscrits de l’association cultuelle, article 2 paragraphe 2 « sont appelés à participer fidèlement au service de l’Évangile et à la vie matérielle et financière de l’Église ainsi qu’à son gouvernement » (en se faisant par exemple élire dans les instances régionales ou nationales de l’Église). On peut donc être membre de l’Église et participer à ses activités sans pour autant être officiellement membre de l’association cultuelle. Les églises protestantes n’exigent pas la qualité de membre pour recevoir le pain et le vin de la Sainte Cène, elles pratiquent « table ouverte » pour l’accès à ce sacrement. L’Église protestante unie de France précise dans l’article 32 paragraphe 3 de sa Constitution : « Par leur baptême, tous les chrétiens sont invités au repas du Seigneur. Jésus-Christ se donne lui-même sans restriction à tous ceux qui reçoivent le pain et le vin ».
6Concernant l’appartenance et la définition de ce qu’est un membre d’Église, une grande différence existe entre les églises protestantes dites « multitudinistes » qui, telles les églises réformées et luthériennes, admettent comme membres les personnes quelles que soient leur degré d’adhésion aux vérités croyantes et leur degré de pratiques et d’engagements et les églises de la mouvance protestante évangélique qui insistent sur le fait qu’être chrétien est un engagement personnel consécutif à une démarche de conversion. Ces églises n’admettent en conséquence comme membres que les personnes qui ont reçu, après leur conversion, le baptême d’adulte. On qualifie quelquefois ces églises d’« Églises de professant » dans la mesure où elles ne comptent comme membres que les personnes ayant professé personnellement leur foi. Dans ce type d’églises (baptistes, méthodistes, pentecôtistes, évangéliques…), on ne compte comme membres ni les enfants, ni les adultes n’ayant pas encore demandé le baptême. Résultat : contrairement aux églises réformées et luthériennes dont le nombre de membres est largement supérieur au nombre de pratiquants, il y a dans ce type d’églises incarnant un protestantisme de conversion, plus de pratiquants que de membres. Dans ces églises en effet, les enfants, les adolescents et des adultes n’ayant pas encore fait le pas de la profession personnelle de foi et du baptême, participent néanmoins aux activités. Si on appliquait d’autres critères d’appartenances, on les qualifierait de membres, même si, selon l’auto-compréhension de ces églises, ils ne le sont pas. Sébastien Fath remarque à juste titre :
- 2 Voir Fath S., Une autre manière d’être chrétien en France. Socio-histoire de l’implantation baptis (...)
« Entre une paroisse réformée de 1 200 membres qui verra 60 personnes régulières au culte dominical, et une église baptiste comptant 50 membres baptisés, mais comptant régulièrement entre 80 et 100 personnes présentes au culte dominical, on mesure l’abîme entre les chiffres officiels des membres d’église et la réalité que l’on découvre derrière »2.
7L’établissement et la compilation des statistiques constituent donc un problème dans le protestantisme car les statistiques ne sont pas établies selon les mêmes critères d’une église à l’autre. Dans ses travaux sur le baptisme, Sébastien Fath estime ainsi qu’il faut multiplier par trois une statistique baptiste afin de la rendre comparable à une statistique luthéro-réformée ou catholique.
- 3 Voir également Fath S et Willaime J.-P (dir.), La nouvelle France protestante. Essor et recomposit (...)
8Cette auto-compréhension différente de l’appartenance ecclésiale dans le protestantisme n’évacue pas pour autant une tendance générale qui touche les affiliations religieuses, en particulier chrétiennes, dans les sociétés sécularisées. Dans ces sociétés en effet, la culture chrétienne, qu’elle soit protestante ou catholique, ne constitue plus un cadre culturel commun et allant de soi des populations. En conséquence, même les églises qui étaient majoritaires dans un territoire donné, deviennent des institutions minoritaires. Cette transformation des cultures religieuses en cultures minoritaires dans des sociétés sécularisées et pluralistes modifie les conditions de l’affiliation religieuse. Si la société englobant n’est plus attestataire de l’appartenance à telle ou telle religion, celle-ci devient un choix, un engagement personnel plus consciemment assumé. Autrement dit, le passage d’une religion par héritage à une religion par choix transforme l’affiliation religieuse, elle l’a rend plus volontaire. Même si la condition minoritaire des protestants en France leur avait déjà appris à décliner leur appartenance en cultivant leur différence par rapport à la religion majoritaire, aujourd’hui, dans les régions plus marquées par le protestantisme comme l’Alsace ou les Cévennes, les luthéro-réformés découvrent que l’affiliation religieuse ne faisant plus partie des évidences culturelles du moment, afficher une affiliation protestante constitue de plus en plus un choix personnel qu’il faut assumer consciemment et dont il faut pouvoir rendre compte. À certains égards, la pression sociologique tend donc à donner raison aux évangéliques qui ne conçoivent l’affiliation religieuse que comme un acte volontaire. Ce qui, pour autant, n’annihile pas la différence importante, en régime protestant, entre les églises conçues comme des associations de croyants convertis et vertueux (le membership étant dans ce cas subordonné à l’orthodoxie et l’orthopraxie des personnes) et les églises conçues comme des institutions de salut ouvertes à tous rassemblant aussi bien les plus dévots que des protestants nominaux qui, l’heure ultime venue, ne manifesteront leur affiliation au protestantisme qu’en demandant à ce que leurs obsèques soient, d’une façon ou d’une autre, prises en charge par une église protestante3.
Notes
1 La sensibilité évangélique, présente également au sein des églises réformées et luthériennes, insiste sur la conversion personnelle et le prosélytisme et sur l’orthodoxie biblique. On peut le qualifier de protestantisme de conversion.
2 Voir Fath S., Une autre manière d’être chrétien en France. Socio-histoire de l’implantation baptiste (1810-1950), Genève, Labor et Fides, 2001, p. 494.
3 Voir également Fath S et Willaime J.-P (dir.), La nouvelle France protestante. Essor et recomposition au xxie siècle, Genève, Labor et Fides, 2011 ; Johnson T. M. and Barrett D.B., « Statistics », in Hillerbrand Hans J. (ed.), The Encyclopedia of Protestantism, vol. 4, New York – London, Routledge, 2004, p. 1809-1816 ; Reymond B, « L’Église et ses membres », in Entre la grâce et la Loi. Introduction au droit ecclésial protestant, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 101-117.
© Presses universitaires de Strasbourg, 2017