Postface
« L’histoire des sciences, une auberge espagnole ? »
p. 293-297
Texte intégral
1Pour conclure ce recueil de témoignages de chercheurs du domaine de l’histoire des sciences au sens large, en France, des années 1960 aux années 2020, il nous paraît essentiel de revenir, en y insistant, sur l’hétérogénéité des formations initiales ou des rattachements disciplinaires revendiqués par les contributeurs du présent volume. Certains viennent des mathématiques (Michel Serres, Roshdi Rashed, Hourya Sinaceur, Jean Dhombres) ou des sciences physiques (Jean-Marc Lévy-Leblond, Jean-Pierre Dupuy), et ont même parfois continué à y inscrire une partie de leurs activités de recherche (Jean-Marc Lévy-Leblond, Jean Dhombres). D’autres viennent de la philosophie : Bertrand Saint-Sernin, Anne Fagot-Largeault, Hourya Sinaceur. Certains se définissent avant tout comme philosophe (Michel Serres), philosophes des sciences (Bertrand Saint-Sernin, Jean-Pierre Dupuy), ou historiennes et philosophes des sciences (Anne Fagot-Largeault, Hourya Sinaceur). Certains se voient plutôt en sociologues et historiens des sciences sociales (Viktor Karady, Christian Topalov), en historien des techniques et de l’industrie (Denis Woronoff), ou en historien, sans qualificatif supplémentaire (Daniel Roche), voire en physicien, critique de sciences et éditeur (Jean-Marc Lévy-Leblond). Finalement, très peu nombreux sont les contributeurs de l’ouvrage qui se reconnaissent pleinement dans l’étiquette d’historien des sciences, sans autre précision (Roshdi Rashed, Jean Dhombres). Certains ressentent même le besoin d’affirmer explicitement qu’ils ne se considèrent pas du tout comme historiens des sciences (Daniel Roche, Jean-Marc Lévy-Leblond, Jean-Pierre Dupuy). Cela nous semble particulièrement révélateur des évolutions de ce domaine de recherche au cours des dernières décennies. Alors que de nombreux chercheurs de l’histoire des sciences revendiquent aujourd’hui, très souvent, et parfois au sein même des institutions académiques, le caractère interdisciplinaire du domaine, voire son caractère d’« auberge espagnole », la plupart des chercheurs que nous avons sollicités pour ce volume semblent avoir conservé une définition beaucoup moins englobante de l’histoire des sciences, assumant des découpages quasi étanches entre les différentes manières disciplinaires d’aborder l’étude de l’objet « sciences ». En outre, pour ces chercheurs, la science se réduit souvent aux sciences physico-mathématiques et biologiques.
2Malgré la grande diversité des témoignages recueillis, il est possible de dégager de grandes tendances ou des lignes de fracture parmi les différentes contributions. On note d’abord une certaine variété dans le style littéraire des textes du volume. La plupart des contributeurs adoptent un style narratif explicitement autobiographique, mais avec un net contraste entre les autobiographies strictement intellectuelles ou institutionnelles, se voulant le reflet des tendances à l’œuvre dans le monde académique (Daniel Roche, Roshdi Rashed, Denis Woronoff, Jean Dhombres, Christian Topalov), et les récits autobiographiques plus personnels, voire intimes, où les auteurs n’hésitent pas à convoquer leurs engagements politiques ou leurs parcours de vie (Michel Serres, Bertrand Saint-Sernin, Viktor Karady, Jean-Marc Lévy-Leblond, Hourya Sinaceur). L’une des contributions présente un récit nettement moins incarné et beaucoup plus factuel (Anne Fagot-Largeault). D’autres auteurs, enfin, ont choisi une forme se rapprochant davantage, au moins pour une partie de leur contribution, de l’essai épistémologique, à propos des sciences de la nature (Jean-Pierre Dupuy) ou des sciences sociales (Christian Topalov).
3Pour poursuivre l’analyse de la dimension formelle des contributions, remarquons que les auteurs ont fait des choix variés en ce qui concerne la place attribuée à nos quatre questions initiales. La moitié d’entre eux reprennent intégralement ces questions, de façon tout à fait explicite (Bertrand Saint-Sernin, Daniel Roche, Roshdi Rashed, Denis Woronoff, Jean-Marc Lévy-Leblond, Michel Serres – même si ce dernier cas est particulier, car il correspond à un entretien, au cours duquel nous avons complété ces questions initiales par d’autres interrogations plus précises). Une contributrice a repris ces quatre questions, mais en fusionnant explicitement les deux dernières (Anne Fagot-Largeault). Certains auteurs ont fait le choix de ne pas reprendre explicitement nos quatre questions, mais de s’en tenir malgré tout au déroulement chronologique qu’elles induisaient (Viktor Karady, Hourya Sinaceur, Jean Dhombres). Enfin, deux auteurs ont choisi de ne quasiment pas se référer à nos questions, et même de se détacher de la forme du récit chronologique, pour développer une réflexion de type épistémologique (Jean-Pierre Dupuy, Christian Topalov).
4Un élément précis a par ailleurs suscité chez nous un réel étonnement. Alors que nous avions choisi la date de 1962 comme seul critère pour sélectionner les contributeurs à ce volume, en faisant l’hypothèse (sans soumettre celle-ci à nos interlocuteurs) que la sortie (en anglais) de l’ouvrage canonique de Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, constituait une date pivot pour les chercheurs français du domaine, il apparaît qu’un grand nombre de nos contributeurs ne mentionnent même pas ce livre (Bertrand Saint-Sernin, Viktor Karady, Denis Woronoff, Hourya Sinaceur, Jean-Pierre Dupuy, Jean Dhombres, Christian Topalov). Anne Fagot-Largeault précise même que les travaux de Kuhn ne faisaient pas partie des enseignements en histoire et philosophie des sciences à Stanford (États-Unis), dans la période où elle y séjourna (1967-1971). Finalement, seules quatre contributions font explicitement référence à l’ouvrage de Kuhn, soit pour affirmer son caractère canonique, en France comme dans le monde anglophone (Jean-Marc Lévy-Leblond), ou essentiellement aux États-Unis (Daniel Roche), soit pour insister sur les nombreux débats auxquels il a donné lieu en France (Roshdi Rashed), soit encore pour mentionner son grand succès mais en minimiser fortement l’originalité (Michel Serres).
5Une autre ligne de clivage apparaît au sein de l’ensemble des contributions du volume, en ce qui concerne l’importance attribuée ou le jugement porté à l’égard des Science and technology studies (STS). Premier constat, la moitié des contributions ne font aucune allusion à ce courant émergeant d’abord principalement en Grande-Bretagne, au début des années 1970, puis massivement importé en France à partir du début des années 1980 (Bertrand Saint-Sernin, Viktor Karady, Anne Fagot-Largeault, Denis Woronoff, Hourya Sinaceur, Jean-Pierre Dupuy). Parmi ceux qui mentionnent les STS, le partage se fait entre les chercheurs qui leur accordent une grande importance et soulignent l’influence qu’elles ont eue sur leur propre travail (Jean-Marc Lévy-Leblond, Christian Topalov), ou n’y font qu’une rapide allusion plutôt favorable (Daniel Roche), et ceux qui portent sur ce courant un jugement clairement négatif (Roshdi Rashed, Jean Dhombres). Le cas de Michel Serres est nettement plus ambigu car il reconnaît qu’il en a d’abord été un fervent partisan, avant de s’en désolidariser nettement, avec un regard très critique sur la notion de construction sociale des sciences, qu’il estime être à l’origine de son propre éloignement de l’histoire des sciences.
6Enfin, on décèle dans le présent volume un autre partage, entre les contributeurs qui n’abordent absolument pas (Anne Fagot-Largeault) ou très peu (Michel Serres, Hourya Sinaceur) les enjeux politiques, et ceux chez qui ils occupent une place notable (Roshdi Rashed, Viktor Karady, Denis Woronoff, Jean-Pierre Dupuy, Jean Dhombres), voire centrale (Bertrand Saint-Sernin, Daniel Roche, Jean-Marc Lévy-Leblond, Christian Topalov). Parmi les engagements considérés comme essentiels chez ces derniers, on note particulièrement les questions de politiques publiques de la recherche, de l’enseignement supérieur ou de l’éducation en général (Bertrand Saint-Sernin, Daniel Roche, Roshdi Rashed, Jean-Marc Lévy-Leblond, Jean-Pierre Dupuy, Jean Dhombres), les enjeux de politiques sociales (Jean-Marc Lévy-Leblond, Christian Topalov), ainsi que la guerre d’Algérie (Bertrand Saint-Sernin) ou la guerre du Vietnam (Jean-Marc Lévy-Leblond).
7Finalement, à travers leurs singularités, les parcours académiques et les débats présentés dans ce volume témoignent de l’importance acquise par les sciences et les techniques dans notre monde contemporain. Le fait qu’elles laissent aussi peu indifférent, ne fassent pas consensus sur la manière de les étudier confirme qu’elles représentent un enjeu majeur pour les sociétés actuelles. Nous espérons vivement que ces traversées situées de soixante ans de recherches françaises en histoire des sciences donneront, malgré leur hétérogénéité – ou plutôt grâce à celle-ci –, aux lecteurs curieux une idée fidèle des enjeux et des débats qui animent ce domaine depuis des décennies et suscitera chez eux l’envie de se plonger dans cette littérature foisonnante, pourquoi pas en commençant par les ouvrages des auteurs ici considérés ?
Auteurs

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