Chapitre 12. Entretien avec Michel Serres1
« De cinq à cinq milliards d’épistémologues »
p. 269-292
Texte intégral
1Michel Serres est né à Agen en 1930 et mort à Paris en 2019. Après une classe préparatoire scientifique, il est reçu en 1949 à l’École navale, dont il démissionne peu après afin de préparer le concours de l’École normale supérieure, dans une classe préparatoire littéraire parisienne. Il y est admis en 1952. Il soutient ensuite un diplôme d’études supérieures (DES) au sujet des structures algébriques et topologiques, avec Gaston Bachelard, puis obtient l’agrégation de philosophie en 1955. Il enseigne d’abord à l’Université Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, où il fréquente Michel Foucault et Jules Vuillemin, puis à l’Université Paris VIII, au sein de laquelle il fonde le département de philosophie de Vincennes, avec M. Foucault. En 1968, il soutient une thèse de doctorat ès lettres, publiée la même année sous le titre Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, aux Presses universitaires de France. Il est nommé en 1969 Professeur des universités d’Histoire des sciences à l’Université Paris I. Il enseigne également aux États-Unis, d’abord à l’Université Johns-Hopkins, à Baltimore, à l’invitation de René Girard, puis il suit ce dernier à l’Université Stanford, où il est nommé professeur en 1984. La même année, il fonde et dirige le Corpus des œuvres de philosophie en langue française aux éditions Fayard, collection achevée en 2005, et qui compte 139 volumes. En 1989, il dirige l’ouvrage encyclopédique Éléments d’histoire des sciences, publié aux éditions Bordas. En 1990, il est élu à l’Académie française, où il occupe le fauteuil précédemment occupé par l’homme d’État Edgar Faure (1908-1988). De 2004 à 2018, il participe chaque dimanche à la chronique hebdomadaire de France Info « Le Sens de l’info », avec le journaliste français Michel Polacco (né en 1948). Auteur de plus de soixante livres, on lui doit notamment la série Hermès, aux éditions de Minuit : Hermès I. La communication en 1969, Hermès II. L’interférence en 1972, Hermès III. La traduction en 1974, Hermès IV. La distribution en 1977, et enfin Hermès V. Le passage du Nord-ouest en 1980. Il est également l’auteur, entre autres, de La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, publié aux Éditions de Minuit en 1977, Le Contrat naturel, aux éditions François Bourin en 1990, et d’un grand nombre de livres aux éditions Le Pommier, parmi lesquels Hominescence en 2001, Jules Verne, la science et l’homme contemporain (Conversations avec Jean-Paul Dekiss) en 2003, ou encore Petite Poucette en 2012.
Comment êtes-vous entré dans le domaine de l’histoire des sciences ? Quel avait été votre parcours antérieur ?
2Personnellement, j’ai fait de l’histoire des sciences simplement parce que je n’ai jamais voulu quitter ni le domaine littéraire ni le domaine scientifique. Et cela a commencé quand j’étais très jeune puisque, pour parler un langage qui a disparu, j’ai fait les deux baccalauréats. J’ai passé le bac Mathématiques élémentaires et le bac Philosophie. Ensuite, je suis entré en classe de Mathématiques supérieures, et j’ai fait une grande école scientifique, l’École Navale. J’ai ensuite suivi une licence de mathématiques, et puis j’ai bifurqué : je suis entré à l’École normale supérieure, en section de Lettres. Malgré tout, quand j’étais à l’École normale supérieure, en lettres, mes meilleurs amis étaient les mathématiciens, les physiciens, etc. Pourquoi ? Pour une raison très importante : tout ce que j’avais appris en mathématiques dans les années 1950-1953 a été complètement bouleversé par l’arrivée des mathématiques dites « modernes », symbolisées notamment par le « groupe Bourbaki. » J’ai donc dû apprendre une nouvelle langue. Et, pour moi, changer de langue mathématique a constitué une expérience décisive. Ainsi, j’ai vécu une première révolution, dans les mathématiques, qui a été le passage des mathématiques « classiques » aux mathématiques « modernes. » Par exemple, je suivais les séminaires Bourbaki.
3La deuxième chose qui a beaucoup importé, dans ma formation, concerne la physique. J’ai été très fortement influencé par le livre de Léon Brillouin, qui a été publié en anglais en 1956 puis traduit en français en 1959, La science et la théorie de l’information2. Cela a été pour moi fondamental, car cela m’a permis d’envisager la physique d’un point de vue complètement original. À l’époque, je donnais beaucoup de cours sur l’histoire de la thermodynamique, où j’insistais notamment sur les travaux de Carnot, et, tout d’un coup, voir l’entropie complétée par la notion de néguentropie3, cela a constitué pour moi une vraie découverte. Et une découverte d’autant plus importante que, par la suite, un peu plus tard, j’ai enseigné à l’Université Stanford, dans la Silicon Valley, de 1980 à 2013. Tout d’un coup, le monde de l’informatique est arrivé, et j’ai vu cela de très près. J’ai été aux premières loges de ce qui s’est passé du point de vue de la naissance, du développement, de l’effondrement, puis du redémarrage de toutes les techniques de l’informatique, de toutes les start-ups, que je connaissais. J’ai même participé à beaucoup de start-ups. Tout ça est à ranger, dans mon parcours, du côté physique-technique.
4Par ailleurs, il m’est arrivé une troisième aventure, qui a pour moi été aussi décisive. Alors que j’étais professeur de philosophie, il y a un vieux monsieur qui suivait mon cours, et que je ne reconnaissais pas, parce que je n’avais pas la télévision. Au bout de six ou sept cours, il s’est présenté à moi et m’a dit : « j’ai un petit manuscrit à vous faire lire ». Je me suis dit, en mon for intérieur : « encore un emmerdeur ! ». Puis il a ajouté : « je me présente, Jacques Monod. » Évidemment, le ciel m’est tombé sur la tête ! Je me suis demandé si je n’avais pas dit trop de bêtises pendant les derniers cours. Et c’est ainsi que j’ai été amené à lire, en manuscrit, Le hasard et la nécessité4. Et il m’a demandé de le corriger. Je lui ai alors dit : « écoutez, je ne corrige pas vos choix philosophiques parce que cela vous regarde. » Et, finalement, j’ai surtout corrigé la biochimie ! Et, surtout, nous sommes restés amis jusqu’à sa mort. C’est pratiquement moi qui ai reçu son dernier soupir.
5J’ai donc vécu trois révolutions. La double révolution mathématique des maths modernes et de l’informatique, la révolution physique de la théorie de l’information, et la révolution de la biologie. Mais je n’ai pas été très bon dans ce qu’on appelle la mécanique quantique. Heureusement pour moi, Claude Cohen-Tannoudji, qui était de ma promotion, s’est quand même chargé de me déniaiser un peu dans ce domaine. En ce qui concerne la troisième révolution, et la philosophie de la biologie, nous étions sous le règne du philosophe des sciences Georges Canguilhem, c’est-à-dire de la « biologie de papa. » J’ai d’ailleurs provoqué une grande colère chez monsieur Canguilhem, qui m’a expulsé du domaine de la philosophie des sciences aussitôt après ma thèse complémentaire, que j’ai effectuée sous sa direction, et qui a constitué le noyau de mon livre Hermès II. L’Interférence5. Je suis alors passé brutalement de la philosophie des sciences à l’histoire des sciences. Puis, ensuite, de l’histoire des sciences à l’enseignement aux États-Unis, parce qu’on m’a mis dehors. Dans mes travaux, j’ai toujours essayé de tenir les deux côtés, littéraire et scientifique, mais, du point de vue scientifique, ce qui est le plus important pour moi est d’avoir assisté à trois révolutions, voire même quatre : deux dans les mathématiques, une dans la physique et une dans la biologie. Cela m’a donné, en profondeur, le sens de ce qu’est un changement de monde, ou plutôt un changement de langage. Après ces révolutions, on n’a plus la même langue mathématique, on n’a plus la même langue en biologie…
6Finalement, ma formation peut se résumer à cela. Je n’en ai pas tiré grand-chose, d’un point de vue technique, pour la pratique de l’histoire des sciences, mais cela a constitué une formidable ouverture personnelle, je le répète, concernant les changements de langue. Ce sont tous ces changements de langue qui ont été réellement importants pour moi. Par exemple, c’est ce qui m’a amené à travailler sur le thème de la traduction, qui est au centre de mon livre Hermès III. La traduction6.
Pourriez-vous caractériser le domaine de l’histoire des sciences au moment où vous y entrez ?
7À la fin des années 1960 et au début des années 1970, j’ai connu le monde un peu néolithique de l’histoire des sciences. À cette époque, j’ai fait une authentique gaffe : j’ai amené Jacques Monod au cours de Canguilhem, ce qui a évidemment provoqué un clash terrible, et m’a valu les foudres de Canguilhem. Mais, surtout, à cette époque, l’atmosphère à l’École normale supérieure était purement marxiste. Louis Althusser et ses disciples assénaient des jugements sur toutes les théories scientifiques. Ils affirmaient notamment qu’il ne fallait pas croire au principe d’incertitude de Heisenberg, aux probabilités… Et puis il y a eu Mitchourine et Lyssenko7. Je ne pouvais pas avaler ça ! Et lorsque j’ai écrit mon premier Hermès, La communication8, Althusser m’a convoqué et il m’a dit : « tu deviens d’extrême droite, puisque tu parles de la communication, alors que c’est la production qui est importante. » Je lui ai alors répondu : « non, c’est fini, le monde n’est plus le même, c’est plutôt la communication qui aura de l’importance. » À cette époque-là, il y a donc eu deux déchirements. D’un côté, un bouleversement de la biologie. De l’autre, le marxisme dominant, qui disait pas mal d’inepties. Par exemple, je me souviens encore d’une séance qui m’a absolument ébloui. J’avais fait inviter Louis de Broglie pour qu’il nous explique un peu ce qu’était le dualisme onde-corpuscule. Et le directeur de l’École normale lui avait dit : « je ne garantis pas votre intégrité physique. » Cela voulait dire que les marxistes entendaient s’en prendre à lui physiquement, parce que, pour eux, c’était un « physicien bourgeois. » Ainsi, je peux dire que j’ai bien connu l’évangile science bourgeoise / science prolétarienne. D’ailleurs, un ami de ma promotion en est mort. Cet ami était scientifique, plus précisément naturaliste, et son directeur de thèse était Marcel Prenant. Ce dernier faisait partie du comité central du Parti communiste, et donc, à la Sorbonne, il enseignait Mitchourine et Lyssenko. Un jour, les naturalistes ont invité mon ami doctorant à manger à l’École normale, puis ils l’ont fait boire. Quand il a eu bu, il a dit : « tout ça ce sont des conneries, et je suis obligé par le comité central à dire ça. » Et ce copain s’est suicidé. On est allé à son enterrement. Oui, c’était une période difficile. Évidemment, ceux qui condamnaient Louis de Broglie n’avaient rien compris à son exposé. Même moi qui étais un peu au courant de cette physique, au bout d’un quart d’heure, une demi-heure, j’étais paumé. Mais, pour eux, l’essentiel était que c’était un ennemi. Pour tout dire, ce ne sont pas des souvenirs très agréables.
8Cela est à rapprocher de l’expérience de Vincennes, pour laquelle mon souvenir est double. Le premier aspect, c’est qu’on a pu tenter des innovations pédagogiques formidables, parce qu’on avait beaucoup de liberté. Par exemple, il m’arrivait de faire cours pendant toute la journée. Alors, avec les étudiants, on déjeunait ensemble, puis on s’y remettait, et ça donnait des manières de travailler très intéressantes. J’en ai d’assez bons souvenirs. Mais l’autre côté de cette expérience de Vincennes, c’était le poids épouvantable de ce couple terrible psychanalyse-marxisme. On était littéralement écrasé sous le poids stalino-lacanien ou lacano-stalinien. On était en plein règne des idéologies. Quand on pense qu’il y a des gens qui regrettent l’époque des idéologies… Merci bien ! Il y avait même dans mon cours des représentants du marxisme-léninisme avec des matraques et qui n’hésitaient pas à m’apostropher avec des formules du type : « si tu continues à dire ça, on te fera la peau ! » C’était très intéressant ! Heureusement, j’avais joué au rugby dans ma jeunesse, et donc ça allait bien pour moi. Il s’agissait de représentants d’Alain Badiou9, qui maniaient la matraque. J’ai donc quitté l’Université de Vincennes avec grand plaisir. C’est Gilles Deleuze qui m’a remplacé. J’étais assez copain avec lui, je le voyais assez souvent. Il y a des choses que j’aimais bien chez lui. Il avait eu des idées dont j’étais content. Mais c’est surtout Michel Foucault que j’ai bien connu. On a fondé ensemble, tous les deux, le département de philosophie de l’Université de Vincennes. Et on est partis tous les deux de Vincennes pour les mêmes raisons.
9En fait, quand je suis entré dans le domaine de l’histoire des sciences, il y avait deux écoles. Et d’ailleurs ce partage était dramatique. Il y avait d’un côté les historiens et les philosophes, dont la formation scientifique était plus que légère : peut-être savaient-ils ce qu’était une parabole, mais cela n’allait guère plus loin. Et, de l’autre côté, il y avait des scientifiques qui prétendaient faire de l’histoire des sciences, mais qui ne comprenaient rien à l’histoire. Finalement, la seule chose que j’ai voulu faire dans ma vie, dans ce métier, c’est de réunir les deux. Réunir les deux à la fois dans mon corps et dans la société. Mais je crois que j’ai échoué. Oui, à cette époque, j’ai échoué. Une autre de mes luttes a été d’essayer d’implanter l’histoire des sciences dans les facultés de sciences. Là aussi, j’ai échoué – ma vie a été une succession d’échecs ! J’ai pourtant fait beaucoup d’efforts sur ce point-là : j’ai notamment participé à de nombreuses réunions des directeurs des grandes écoles. Mais ça n’a pas marché : nous sommes restés dans notre coin. Quand on annonçait un cours d’histoire des sciences, il y avait deux étudiants inscrits. Et, en général, c’était un philosophe qui ne connaissait rien aux sciences et un scientifique qui ne connaissait rien à la philosophie. Donc c’était absolument un métier perdu.
Quelles étaient les références canoniques, les thématiques principales, et l’étendue de la communauté de chercheurs relevant du domaine de l’histoire des sciences ?
10La référence principale du domaine, à l’époque, c’était Gaston Bachelard. La structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn n’avait pas encore paru. Karl Popper n’était pas connu. C’était donc Bachelard côté sciences dures, et Canguilhem côté sciences de la vie. Les thématiques de l’histoire des sciences étaient très diverses. Il y avait par exemple beaucoup de spécialistes des sciences de la Grèce antique, des mathématiques grecques. D’autres étaient spécialistes de l’histoire des techniques au Moyen-Âge. J’ai un peu réuni ces gens-là dans le livre qui s’appelle Éléments d’histoire des sciences10. Ce livre n’est pas construit chronologiquement, avec des chapitres relatifs à des périodes historiques. Chaque chapitre présente un point de vue sur les sciences. Il y a un historien des techniques du Moyen-Âge, un spécialiste de la biologie, etc. J’ai essayé de rassembler des gens qui appréhendaient l’histoire des sciences de différents points de vue. La moitié de mes anciens étudiants faisait partie des contributeurs : Isabelle Stengers, Bruno Latour, etc. Il y avait un historien pur et dur, un sociologue, un anthropologue, un linguiste… Ils ne se comprenaient presque pas, et se disputaient tous copieusement. Là, ce qui m’intéressait était d’avoir sur l’histoire des sciences des angles d’attaque complètement différents. L’entreprise était issue d’une expérience pédagogique : à mon cours d’histoire des sciences, ce n’était plus moi qui officiais, c’était les étudiants. L’un faisait un cours sur un certain sujet, un autre sur autre chose, et, moi, je faisais la synthèse, à la fin de chaque séance. Mais ce n’était pas un cours très suivi. Il y avait très peu de gens.
11Pour ce qui est de l’étendue de la communauté des chercheurs en histoire des sciences, j’ai coutume de dire que ceux qui faisaient de l’histoire des sciences faisaient aussi de l’épistémologie, et qu’à cette époque-là, des épistémologues, il y en avait cinq ou six dans le monde. Il y en avait un en Amérique, un en Russie... Et on se connaissait tous, on correspondait. Et cinquante ans après, c’est-à-dire aujourd’hui, combien y a-t-il d’épistémologues dans le monde ? À mon avis, il y en a entre quatre et cinq milliards. En effet, si vous faites un micro-trottoir et que vous demandez aux gens de la rue ce qu’ils pensent des résidus nucléaires, ce qu’ils pensent des OGM, tout le monde a une idée, tout le monde a un jugement sur la question. Donc on est passé, du point de vue de l’épistémologie, ou de l’histoire des sciences, de cinq pratiquants dans le monde à cinq milliards. Et cette évolution est très intéressante, et m’a beaucoup intéressé. Désormais, les problèmes de sciences sont investis par la société, et on en discute dans l’espace public. Aujourd’hui, parmi les gens les plus importants comme épistémologues, il y a incontestablement Nicolas Hulot ! C’est lui maintenant que tout le monde écoute. Je peux donner un exemple concret pour appuyer cette idée. Yves Coppens a présidé, pendant trois à six mois, un comité de savants, exclusivement composé d’académiciens des sciences, pour présenter au Président de la République un rapport sur la question suivante : faut-il introduire le principe de précaution dans la Constitution ? Au terme de leurs travaux, ils ont rendu, en avril 2003, un rapport défavorable à cette introduction. Nicolas Hulot est alors passé derrière eux voir Jacques Chirac pour lui dire qu’il fallait l’introduire. Et Jacques Chirac a suivi le conseil de Nicolas Hulot, et non pas celui du comité scientifique, ce qui prouve bien que celui qui compte en épistémologie, c’est Hulot, et pas les autres. Nicolas Hulot est bien plus connu comme épistémologue que moi. Mais cette transformation est très intéressante.
Comment caractériseriez-vous les développements ultérieurs du domaine académique de l’histoire des sciences ?
12Avant tout, je dois préciser que j’ai certes été historien des sciences un certain temps, mais que j’ai ensuite plus ou moins dérivé par rapport à ce domaine. Par conséquent, il me serait difficile de faire un bilan de ce champ, de dire comment il a évolué. Je me contenterai donc de témoigner de mon propre parcours. Je me souviens néanmoins que La structure des révolutions scientifiques de Kuhn a eu beaucoup de succès, mais pas auprès de moi. Je ne considère pas ce livre comme très important. Bergson avait déjà dit ça. Il avait parlé des sociétés ouvertes, des sociétés closes, des changements de paradigme, des changements d’ouverture, etc. Il y a des pages de Bergson qui sont absolument du Kuhn tout pur. Le changement de paradigme, tout le monde le savait ça, non ? Kant avait bien décrit la révolution copernicienne, que je sache ! Et le « miracle grec »11, qu’est-ce que c’était, sinon un changement de paradigme ? Qu’est-ce qu’il y a de nouveau chez Kuhn ? Ça ne me paraît pas être une invention majeure. Tout le monde a crié au miracle. Pourquoi pas ? Mais il n’y a rien de bien miraculeux chez Kuhn. Pour résumer, Kuhn n’a pas beaucoup compté dans ma vie. Popper a compté un peu. Le principe de falsification, c’est quand même intéressant mais, là aussi, Pierre Duhem l’avait dit. Il avait parlé du faux et des expériences ratées. Je trouve que ceux qui ont eu le plus de succès dans le domaine de l’histoire des sciences, c’était des gens qui proposaient un peu du recuit. Mais il est certain que ça a eu beaucoup de succès : ils ont été les deux Hulot de l’époque. A contrario, Duhem n’était pas connu du tout. Il a été jeté hors de l’Université, avant d’être ramené à Bordeaux, alors que son œuvre est monumentale, sans aucun doute. Mais je ne peux pas en dire beaucoup plus sur les évolutions de l’histoire des sciences parce que j’ai quitté cette discipline relativement tôt, et ne suis plus historien des sciences depuis assez longtemps. Pour moi, le fait de réfléchir à la fois comme un philosophe et comme un scientifique – que je suis quand même un peu – m’a amené sur d’autres terrains que l’histoire des sciences. C’est pourquoi j’ai plutôt étudié d’autres objets, et je me suis senti peu à peu dériver et n’être plus vraiment un historien des sciences. Il est indéniable que, depuis longtemps, je suis ailleurs. Certes, l’histoire des sciences n’est pas une discipline étroite. C’est même une discipline synthétique, et mon goût de la synthèse est ancien. J’étais bien là-dedans, sans aucun doute. Dans ce champ de l’histoire des sciences, si on voulait, on pouvait être à la fois littéraire, philosophe, sociologue, etc. Tout était possible, ce qui était formidable. Mais, peu à peu, j’ai eu envie d’aller me promener ailleurs, tout simplement.
13Bien qu’ayant quitté l’histoire des sciences, j’ai constaté, de loin, que ce champ avait vécu de puissantes transformations. Je crois qu’il s’agit en fait d’un mouvement de fond, qui n’a pas concerné seulement les historiens des sciences au sens strict, mais qui a touché la totalité de la société. Par exemple, prenons la dictée de Mérimée, en 1857. Il y a un grand nombre de gens très cultivés qui font plus de quarante fautes. Pourquoi ? Parce que le vocabulaire est médical. Aujourd’hui, il n’y a pas une seule concierge qui ne sache pas ce que c’est que le cholestérol. La culture médicale est désormais répandue partout. Et c’est la même chose pour la physique. Les gens ne savent pas ce que c’est que les ondes gravitationnelles, mais ils en parlent parce que le journal télévisé en a parlé. Aujourd’hui, la science est devenue un fait social total. Et le mouvement est ample. Par conséquent, il emporte toute la société, y compris la politique, y compris la culture, etc. L’histoire des sciences a été, elle aussi, emportée par cette vague, par ce tsunami, et elle est devenue plus globale, et même plus intelligente. Parce que, quand même, à l’époque de Mérimée, combien de gens savaient de la science ? Très peu ! Aujourd’hui, la plupart des gens n’en savent toujours pas, mais ils vivent dedans.
14Mais le développement de l’histoire des sciences est intimement lié à l’évolution de l’Université. Le problème de l’Université, c’est que chacun considère que sa spécialité est centrale et que, par conséquent, c’est elle qui illumine tout le reste. Et, en plus, cela donne des succès mondiaux. Par exemple, quelqu’un va dire, à un moment, que la folie n’existe pas, et que ce n’est qu’une construction que l’on peut expliquer par l’histoire et la société. Cela a un succès mondial, mais cela engendre des catastrophes énormes puisque, maintenant, parmi les SDF, il y a quand même environ 70 % de malades mentaux, à cause de l’antipsychiatrie. C’est terrifiant. « Le flot qui l’apporta recule épouvanté. »12 Moi, j’étais dans ce flot-là, et je recule épouvanté ! Dans le même sens, évidemment, certains vont écrire que la physique, l’expérience scientifique, cela ne porte pas sur le réel, et que ce sont simplement des effets de débats entre des acteurs. Il ne faut pas exagérer ! Finalement, cette démarche est tout simplement une tentative d’OPA des sciences humaines sur les sciences dures. À ce moment-là, je me retire, et je décide de ne plus être historien des sciences. Dès qu’il y a des OPA de ce type, ça ne m’intéresse plus. Personnellement, je n’ai pas eu de disciples, et je ne tenais pas à en avoir. Le rapport maître-disciple me faisait vomir. On n’a pas le droit d’imposer sa pensée à quelqu’un : chacun est libre. Si vous pensez le contraire de moi, tant mieux. Sinon, vous n’êtes pas un vrai professeur. Donc mes anciens étudiants sont libres, ce ne sont en aucun cas mes héritiers. En ce sens, je n’ai pas d’héritier. Mais je trouve que, dans l’œuvre de certains sociologues des sciences, il y a aussi une tentative d’OPA, un peu comme celle que j’évoquais pour la folie. Les sciences humaines et sociales se mettent à essayer de dévorer les sciences. Pour ces sociologues, ce n’est pas seulement que, dans l’expérience, il n’y a pas de réel mais uniquement des rapports de force. Surtout, cela implique aussi que la science humaine des rapports de force est la discipline qui dit la vérité sur le réel. Mais ce n’est pas vrai, tout simplement. C’est de l’idéalisme, qui consiste à affirmer : « le réel est ma représentation ! »
15Je crois profondément qu’aujourd’hui, aucun grand problème ne peut plus être résolu de manière purement analytique. Par conséquent, je crois que le plus important est maintenant de tenter des synthèses. Et la division de l’Université en disciplines est un peu la même chose que la division du gouvernement en ministères. Quand je vois un problème comme le chômage, ça touche à la fois les jeunes, l’éducation, la finance, l’industrie… et finalement tous les ministères. Et on s’attend à ce qu’un seul tranche. Comment pourrait-il y arriver ? Le problème est exactement le même pour l’écologie. Oui, il faut évidemment sauver les ours, mais ce n’est pas la question. La question écologique est synthétique. Donc, dès qu’il y a une analyse étroitement disciplinaire, elle est vouée à échouer. L’Université est aujourd’hui corporatiste, et le corporatisme donne des catastrophes. Même intellectuellement, ce n’est pas pertinent pour rendre intelligible le monde contemporain. Aujourd’hui, je suis convaincu qu’on n’est plus à l’âge de l’analyse, mais qu’on est à l’âge de la synthèse. Mais je ne suis pas dans une posture de critique du corporatisme, je ne veux pas être critique. Je suis fondamentalement acritique. Le débat et la critique, ça ne m’intéresse pas. Je suis plutôt dans un souci de synthèse.
Quels rapports vos recherches récentes entretiennent-elles avec l’histoire des sciences ?
16Il me faut en effet préciser où j’en suis, aujourd’hui, avec l’histoire des sciences. Quand on dit « histoire des sciences », il faut évidemment interroger le mot « histoire » : qu’est-ce que c’est que l’histoire ? C’est assurément une question très difficile, mais on peut a minima dire que l’histoire commence avec l’écriture. C’est une définition possible de l’histoire. Mais, avec une telle définition, l’histoire écarte complètement les peuples sans écriture, ce qui est une bonne définition du racisme ! Les peuples sans écriture seraient « préhistoriques. » Mais il n’en est rien : ce sont aussi nos contemporains. Alors, heureusement, il y a une science qui pallie cet oubli : l’ethnologie. L’ethnologie va donc prendre le relais et ainsi compléter l’histoire en étudiant les peuples sans écriture, notamment à travers leurs mythes. Il est donc intéressant de regarder du côté des ethnologues, depuis Durkheim et Lévy-Bruhl jusqu’à Lévi-Strauss. Mais, deuxièmement, l’histoire oublie aussi complètement ce qui se passait avant l’écriture. Il s’agit là d’un domaine temporel qui va de l’apparition de l’Homo sapiens jusqu’à l’invention de l’écriture. Les dates ne sont pas précisément fixées, mais il y a quand même une discipline qui pallie cet oubli : la préhistoire. Il est donc pertinent de se tourner vers les préhistoriens. Et nous avons là une science qui s’ajoute à l’histoire. Mais, une fois qu’on en est à la naissance d’Homo sapiens, on se demande comment il est advenu. Il est certainement advenu par l’intermédiaire d’évolutions biologiques, et, dans ce cas-là, il faut plonger dans les théories de l’évolution, au sens de Lamarck ou Darwin. Et, là aussi, il y a une histoire : une histoire du vivant. Voilà donc une science qui va pallier un autre oubli de l’histoire. Les différentes sciences se mettent alors à s’aligner comme ça, comme des compléments indispensables à l’histoire. Et une fois qu’on est dans l’évolution au sens darwinien, on va se demander comment la vie est apparue. Alors, on sait déterminer qu’il y a plus de quatre milliards d’années, il y a une molécule qui s’est mise à se répliquer. Comment ? On n’en sait rien, mais on entre dans une autre science, qui s’appelle la biochimie. Mais on se demande alors où a commencé la vie. Sur une planète qui a certaines particularités, et qu’il va donc falloir étudier. On appelle alors cette nouvelle science « physique du globe », et ça recommence. Et si vous allez jusqu’au bout de ce raisonnement, vous allez vous apercevoir que, si vous voulez parler d’histoire, vous êtes obligé de parler de toutes les sciences. Mais pas du tout comme un historien des sciences : comme quelqu’un qui propose des synthèses. À ce propos, j’ai un souvenir inoubliable et terrifiant. Quand j’ai été élu à l’Académie française, un des meilleurs amis, qui s’appelait Jean Hamburger et était secrétaire perpétuel à l’Académie des Sciences, m’a dit : « il faut que tu viennes faire un exposé à l’Académie des sciences. ». Je n’avais pas un poil de sec, évidemment ! Finalement, je ne leur ai dit qu’une chose à ces braves gens. Je les ai d’abord remerciés de m’avoir enseigné ce qu’ils avaient découvert, et je leur ai dit que j’étais vraiment très reconnaissant envers eux. Mais j’ai ajouté : « vous ne m’avez enseigné au fond qu’une seule chose, c’est que vous savez, depuis quelque temps, dater vos objets. Vous, les scientifiques, vous savez dater les maladies, dater les microbes, dater le vivant, dater le globe, dater le big bang, jusqu’à quinze milliards d’années avant nous. » Donc, tout d’un coup, il y a quelque chose que j’appelle « le grand récit », qui se met en place, et qui est une histoire, puisqu’on peut dire désormais que tout a une histoire, dans la mesure où tout laisse des traces qu’on peut lire. Toutes les entités écrivent : le vivant écrit sur les choses, les choses écrivent sur les choses, les choses écrivent sur le vivant, etc. Et c’est à nous de déchiffrer. Donc, si on conserve cette idée que l’histoire commence avec l’écriture, alors il faut la faire commencer au big bang, et toutes les sciences sont dans le coup. De fait, l’histoire est rentrée dans toutes les sciences, et, réciproquement, toutes les sciences sont rentrées dans l’histoire. Nous y sommes !
17Et c’est cela que j’appelle désormais « histoire des sciences », mais ce n’est plus la discipline que je pratiquais il y a longtemps : c’est tout à fait autre chose. Cela s’apparente à une synthèse, où l’on comprend tout d’un coup le rôle des sciences dans l’histoire et le rôle de l’histoire dans les sciences. La temporalité a pénétré toutes les sciences. Ensuite, évidemment, la théorie du chaos13 permet que ce grand récit soit parfaitement imprévisible en amont, et explicable aussi rationnellement qu’on le souhaite, lorsqu’il est vu d’aval. Mais tout cela, Bergson l’avait dit aussi : c’est le « mouvement rétrograde du vrai. » Et c’est cela qui m’intéresse aujourd’hui. Je me dis qu’il y a là un angle d’attaque sur l’histoire, grâce aux sciences, et un angle d’attaque sur les sciences, grâce à l’histoire. Mais cela n’est pas la discipline qu’on appelle usuellement « histoire des sciences. » Et, du coup, si je vois Alexandre passer, comme Diogène, je peux me dire qu’il me cache le soleil, mais le soleil a une histoire. Et puis Alexandre est à cheval, et le cheval a une histoire. Et il a une lance à la main, et le bois a une histoire, et le fer de lance aussi a une histoire. Ainsi, il n’y a pas qu’Alexandre qui a une histoire. Mais, pour pouvoir savoir quelle est cette histoire-là, j’ai besoin de passer par toute l’encyclopédie, c’est-à-dire par toutes les sciences. Alors j’appelle ça « le grand récit », un peu pour me moquer des postmodernes, évidemment, parce que cette fois-ci, c’est un vrai grand récit, sans aucun doute. Et c’est une vraie histoire, qui a d’ailleurs toutes les caractéristiques du récit : on ne sait pas où ça va. D’amont, on ne sait pas où ça va, et, d’aval, on peut expliquer vaguement certaines choses. Et donc ma dérive, c’est que j’ai quitté l’histoire des sciences comme métier pour m’intéresser à cette espèce de « grand récit », équivalent à une réunion temporelle et synthétique des sciences. Pour moi, l’histoire des sciences, maintenant, ce serait ça. Mais l’histoire des sciences comme discipline académique, je l’avais quittée avant même de m’intéresser à ces grands récits. Un des grands malheurs de ma vie, c’est d’avoir fait un livre sur Lucrèce, et d’avoir montré que le clinamen n’était pas ce qu’on croyait14. Et je crois encore que ce que j’ai écrit à l’époque est vrai, puisque toutes les métaphores de Lucrèce dans le De natura rerum sont de type hydraulique. Mais les philosophes se sont mis en colère parce que, disaient-ils : « les épicuriens ne savaient pas de science, n’est-ce pas ? » Pour les philosophes, il n’y avait plus de liberté, rendez-vous compte, puisque le clinamen c’était la liberté, messieurs-dames ! Et, d’autre part, les latinistes se sont mis dans une colère folle et se sont écriés : « qu’est-ce que c’est que cette affaire-là ? »
Pourriez-vous revenir sur cette idée de récit et expliquer comment vous l’articulez avec la « fin des grands récits » postulée par Jean-François Lyotard en 197915 ?
18Lyotard entendait éliminer les « métarécits », mais il ne savait pas ce que c’est qu’un récit. Un récit c’est : « je vais vous raconter un coup fumant, mais vous ne savez pas ce que je vais dire. » Donc un récit, c’est absolument imprévisible, et, disons, au hasard. La théorie du chaos allie le hasard à la nécessité : le hasard vu d’amont et la nécessité vue d’aval. C’est cela un récit. C’est un récit littéraire. Ah, mais c’est encore plus extraordinaire : tout d’un coup, on voit les fiançailles, les noces des sciences et de la littérature. Même l’évolution est un récit, car on ne peut pas prévoir si les dinosaures deviendront des oiseaux. Mais une fois que les oiseaux sont apparus, on peut expliquer comment les dinosaures sont devenus des oiseaux. Et il en va de même pour l’univers, ou pour la formation de la terre, l’accrétion. Et c’est un vrai récit. Et si vous l’analysez comme un récit, vous allez avoir vraiment une histoire au sens de l’Histoire. Mais je dois reconnaître qu’il existe des scientifiques qui disent avoir été libérés par cette « fin des grands récits » défendue par les philosophes postmodernes. Je pense au récent livre d’un biologiste, qui est très intéressant et s’intitule : De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne. L’auteur, Didier Raoult16, est le directeur du plus gros laboratoire français de recherche sur les maladies infectieuses. Il est très bon sur les microbes, les virus, et il a fait des découvertes fondamentales. J’en ai parlé à mon collègue de l’Académie, Jules Hoffmann, qui est Prix Nobel de physiologie (2011), et il m’a dit qu’il estimait beaucoup son travail de biologiste, mais beaucoup moins sa philosophie… Eh bien, ce Raoult dit que ce qui l’a le plus inspiré dans sa vie, ce sont les philosophes postmodernes. Il considère en effet que l’idée de Deleuze des rhizomes est très intéressante pour penser Darwin autrement que dans une perspective linéaire. Il estime que la fin des grands récits lui a permis de s’affranchir du grand récit de Darwin. Par exemple, il a découvert qu’il y avait des échanges de gènes entre les parasites humains et le génome humain. Et donc il y a dans son livre une critique de Darwin, et surtout des néo-darwiniens. Il défend donc l’idée d’une « science postmoderne » et revendique l’influence de ces philosophes. C’est intéressant, même si je ne suis pas d’accord avec lui sur la fin des grands récits, évidemment.
19Aujourd’hui, un certain nombre de chercheurs proposent un grand récit qui tourne autour de la figure de Gaïa, c’est-à-dire autour de l’idée que notre planète serait un être vivant. À mon sens, le problème est qu’un être vivant, ça se reproduit. Or, je n’ai pas beaucoup vu la planète se reproduire. En revanche, ce qui est intéressant dans le concept de Gaïa, c’est tout ce que ça recouvre en dessous : le problème des équilibres, des transformations. Mais Gaïa, c’est un mythe. Quant à la pertinence de réintroduire de la transcendance dans la description du monde, je dirais : « hypotheses non fingo »17. Et puis ça m’est égal. Il y a des gens qui introduisent la transcendance et qui font des découvertes formidables, comme l’abbé Georges Lemaître18. Donc le fait d’introduire une transcendance n’est pas décisif. Ce serait décisif si on optait pour le créationnisme. Mais le créationnisme c’est le mouvement perpétuel. C’est très facile de se prendre au départ une raison transcendante, qui sera là tout le temps, perpétuelle. Mais il n’y a alors même pas de quoi discuter. Cela dit, il y a d’autres gens qui admettent une transcendance et qui font des découvertes superbes. Einstein, par exemple, était quand même un peu panthéiste. Et Schrödinger ! La fin de son livre What is life ?19 est une véritable invocation. Mais c’est Schrödinger, et je respecte son œuvre scientifique. Il arrive souvent que les choix philosophiques ne soient pas si importants en ce qui concerne les découvertes scientifiques.
20D’ailleurs, à propos de ces rapports entre sciences et religion, il y a quelque chose qui m’avait frappé quand j’étais jeune. Je m’étais beaucoup disputé sur la notion de « révolution copernicienne. » On dit que Copernic a découvert que le Soleil était au centre de notre système de planètes. Mais il ne faut quand même pas plaisanter : la plupart des astronomes Grecs le savaient ! Ils disposaient du principe de l’équivalence des hypothèses. Et comme ils avaient ce principe, ils savaient qu’on pouvait prendre comme référence la Terre ou le Soleil, et que, dans les deux cas, ça sauvait les phénomènes : « sozein ta phainomena. »20 Ce n’est donc pas Copernic qui a inventé l’héliocentrisme. D’ailleurs, si vous étudiez Leibniz et Pascal, ils ne croient pas à la révolution copernicienne. Alors tout le monde dit : « c’est l’Église qui leur faisait peur ». Mais pas du tout, puisque, alors que Giordano Bruno avait été brûlé, ils étaient tous les deux ouvertement infinitistes. Le fait est qu’il n’y avait que de la mécanique, de la cinématique, et, par conséquent, l’équivalence des hypothèses continuait à fonctionner. Mais, au début du xviiie siècle, un astronome et physicien anglais, James Bradley, obtient des résultats significatifs sur l’aberration de la lumière. Et, dès ce moment-là, il n’y a plus de doute : le Soleil est au centre. Il s’agit donc là d’une expérience décisive. Et, quelque temps après, Kant introduit la « révolution copernicienne. » Il n’y a pas un seul mot sur la révolution copernicienne avant Kant. Donc Kant s’inspire de Bradley, et absolument pas de Copernic. C’est très intéressant du point de vue des chronologies en histoire des sciences : la révolution copernicienne n’a pas lieu avec Copernic, elle a lieu avec Bradley. C’est Auguste Comte, lorsque je travaillais en vue de publier un volume sur la science d’Auguste Comte21, qui m’a appris l’existence de cette expérience de Bradley, que je ne connaissais pas.
Qu’en est-il de la dimension internationale de votre parcours et de vos réflexions sur les sciences ?
21Je ne suis pas linguiste, mais je m’intéresse beaucoup aux problèmes linguistiques. Je suis absolument certain, maintenant, toute expérience faite, que chaque langue est un point de vue oblique sur le monde. Par exemple, j’ai pu constater que ce que vous dites en cinq minutes à la Sorbonne, il faut trente minutes pour le dire à Stanford, et ce que vous dites en une minute à Stanford, il faut peut-être trente minutes pour le dire à la Sorbonne. Parce que la langue anglaise vous donne un angle d’attaque si différent que la manière d’expliquer change totalement par rapport au français. Je suis donc maintenant à peu près sûr que si vous formez les étudiants, les professeurs et les chercheurs en langue anglaise uniquement, vous allez tuer la recherche en France. Parce que la langue donne au chercheur cet angle d’attaque absolument inestimable, c’est-à-dire original. Pour ma part, je suis bien dans ma langue, et je sais qu’elle me permet d’attaquer les objets d’une certaine façon. Si je change de langue, je ne vois plus le même monde, alors autant creuser la mienne. Ce qui ne m’empêche pas de lire des auteurs étrangers, évidemment. Qu’il soit nécessaire, par ailleurs, de disposer d’une langue de communication internationale, c’est évident. Cela a toujours eu lieu : la langue grecque a servi à ça, le latin a servi à ça jusqu’à récemment. Je comprends le besoin d’une telle langue de communication. Mais aller jusqu’à faire, en France, les enseignements en langue anglaise, c’est une vraie catastrophe, pour des raisons de découvertes, de recherches. Il n’y a pas un seul mot dans une langue qui puisse être véritablement traduit dans une autre. Ce n’est pas possible. Je peux en donner un exemple très concret. Il y a, à Lyon, un institut – qui d’ailleurs porte mon nom, mais ça n’a pas d’importance – spécialisé dans les études sur les ressources. Et ils font tout en anglais. Ils m’ont demandé de faire la synthèse, à la fin de l’une de leurs réunions. Je leur ai alors dit que j’étais gêné parce qu’ils avaient parlé de « resources », et que le mot « resources », en anglais, ça veut dire ce que vous avez dans votre compte en banque, ce que vous avez à votre disposition. Mais, en français, ça ne veut pas seulement dire ça, ça permet par exemple de qualifier une personne en disant qu’elle « a de la ressource. » Autrement dit, en français, c’est à la fois objectif et subjectif. La preuve, c’est qu’en anglais, il faut un autre mot pour dire ça. Et aussitôt, en changeant de langue, on ne mobilise plus la même discipline, parce qu’elle ne couvre pas le même champ. Et donc l’expérience internationale vous apprend la mosaïque des langues, ce qui, du point de vue scientifique, est vraiment capital. On voit alors très bien que quand un Croate parle du ciel, il ne parle pas tout à fait du même ciel, avec sa langue, que moi en dialecte gascon. Cela est passionnant, et l’enseignement vous le découvre en grand : il y a des choses qui sont évidentes pour certaines langues, et pas du tout évidentes pour d’autres langues. Moi qui ai commencé à enseigner aux États-Unis en 1968, j’ai pu constater que notre culture n’est pas du tout la culture américaine. Il faut y vivre longtemps pour s’apercevoir que cela n’a absolument rien à voir. Dans les actions les plus communes, les plus quotidiennes, et encore plus du côté de la manière de voir les choses. Du coup, cette importation massive de la langue anglaise, notamment dans l’enseignement, me paraît très dangereuse pour l’inventivité de nos concitoyens. Néanmoins, ce constat des différences de culture liées aux différences de langues est partiellement tempéré par une autre expérience : au fond, tous les systèmes du monde entier sont quand même les mêmes, d’une certaine manière. Il n’y a pas de meilleur système ici ou là. Je crois qu’ils sont tous équivalents.
22Lors de mes nombreux séjours comme professeur aux États-Unis, de 1968 à 2013, statutairement, j’étais une sorte de monstre, puisque j’étais officiellement « permanent visiting professor », un véritable oxymore. Je n’ai pas eu beaucoup de contacts avec les professeurs américains. Les rapports que j’avais, surtout à Palo Alto et à Stanford, étaient extérieurs à l’Université. Il s’agissait d’industriels, de patrons de start-ups, etc. C’était d’ailleurs souvent mes anciens élèves, qui se lançaient dans l’industrie de l’informatique. J’ai vécu la Silicon Valley dans les bonnes années, les années du démarrage. J’ai assisté à un véritablement changement. J’ai vu Google commencer, Steve Jobs se lancer… Mais, en ce qui concerne le milieu universitaire américain, le cloisonnement disciplinaire, cette sorte de corporatisme que je décrivais, est encore pire qu’en France. À ce sujet, il me vient une anecdote édifiante. Il y avait quelques étudiants de sciences qui suivaient mon cours de philosophie. Et il se trouve que j’avais un péché mignon : j’ai fait beaucoup d’alpinisme de très haute montagne. Et, un jour, me voilà parti à l’assaut d’un glacier avec un copain universitaire. La semaine suivante, à la fin de mon cours, un étudiant, décomposé, vient me voir et me dit : « vous avez fait, paraît-il, de l’alpinisme avec monsieur untel. Il faut que je vous dise qu’il est mon professeur de robotique. » Il ajoute aussitôt : « s’il vous plaît, pourriez-vous ne pas lui dire que je suis votre cours de philosophie ? ». Je lui réponds : « Ah, très bien, si vous voulez, je ne le lui dirai pas ». D’ailleurs je ne lui ai pas dit. Et l’étudiant conclut : « si je lui disais que j’allais au bordel, ça n’aurait pas d’importance, mais si je lui disais que je suivais des cours de philosophie… Alors là ! » Autrement dit, les universitaires américains sont encore dix fois plus scolastiques que nous, absolument scolastiques. Peut-être les Américains sont-ils plus pragmatiques, c’est leur culture. Mais cela ne se voit pas beaucoup dans les universités. Les universités américaines sont des universités avec les mêmes corporatismes que chez nous, avec des luttes intestines encore plus fortes que partout ailleurs. Nos médias nous décrivent une image des États-Unis qui relève du mythe. Et ce mythe américain est très répandu, en France, parmi les élites. Même le niveau universitaire américain est très surévalué. Être en tête du classement de Shanghai est très simple : vous achetez des Prix Nobel, et puis vous ne faites pas d’enseignement, mais vous êtes le premier du classement. Franchement, je ne crois pas du tout au classement de Shanghai. Et la science américaine est en mauvaise santé. La courbe des PhD est plate depuis 1955 ou 1960. Tous leurs inventeurs sont des immigrés : des Russes, des Français… Les bons élèves, aux États-Unis, ils ne font pas de la science, ils font une Law school ou une Business school. D’ailleurs, en France, maintenant, c’est pareil. Et ça, c’est dramatique : faire de la recherche ou de la science, ça ne paye plus ! Il vaut mieux être avocat ou faire HEC.
Quelle place accorderiez-vous aux facteurs politiques dans les évolutions françaises des rapports entre sciences et société ?
23Formuler la question en termes de rapports entre la politique et les sciences serait trop binaire. Aujourd’hui, le rapport de la science à la société implique un nombre très important de personnes. En particulier, les médias ont une place très importante. J’ai fait récemment une expérience très amusante, avec un grand journaliste, très célèbre. Je lui ai demandé de me citer cinq ou six chanteurs de rock. Aussitôt Michael Jackson et bien d’autres sont convoqués. Puis je lui pose la même question à propos de joueurs de football célèbres. Tout de suite, Zidane et d’autres viennent répondre à ma question. Je lui demande enfin de me donner le nom des cinq derniers Prix Nobel français de sciences. Il n’a pas pu en citer un seul. Alors qu’au début du siècle, Marie Curie était l’héroïne nationale. On ne parlait que d’elle. Aujourd’hui, qui connaît les derniers Prix Nobel scientifiques ? Ce ne sont plus des héros nationaux. Donc la politique les ignore également. La politique est beaucoup plus branchée sur la science telle qu’elle est vue dans les médias que sur les scientifiques. Je crois qu’il y a eu une sorte de perte totale de contact : il n’y a plus de rapports sociaux entre les politiques et les scientifiques. C’est un vrai souci. Et, du coup, il y a un problème de perception des sciences par l’opinion publique. C’est en fait un problème d’histoire de la littérature. L’opinion publique est désormais formée par les médias. Et, comme les médias adorent les débats, ils vont mettre face à face un académicien des sciences, qui a eu le Prix Nobel, et une sorte de bateleur comme Hulot. Et tout le monde, en les écoutant, pense que c’est la même chose, que les arguments échangés sont équivalents. Et, du coup, l’opinion publique ne fait plus la différence. Il nous manque un Jules Verne. Voilà. Il nous manque un Jules Verne. Cela rejoint mes propos sur l’importance des récits : il nous manque des gens qui feraient des récits. Jules Verne et Camille Flammarion, qui a tant fait pour l’astronomie populaire, ont joué un rôle considérable, dont on ne se rend plus compte. Par exemple, c’est grâce à eux qu’a été construit le Palais de la Découverte. Jules Verne était même un bon épistémologue22, puisque, à la fin de sa vie, il a écrit trois romans mettant en scène une catastrophe nucléaire, pratiquement. Oui, vraiment, il nous manque un Jules Verne. Personne ne joue ce rôle aujourd’hui. Et c’est dans la littérature que j’irais chercher, moi, la solution. Jules Verne a joué un rôle extraordinaire de ce point de vue. Cela dit, la révolution de la numération décimale date de la Révolution française, et, en 1880, alors qu’il est scientifique, Jules Verne écrit Vingt mille lieues sous les mers. Ça, vraiment, ça prouve l’hystérésis complète entre la nouveauté et son application. Même Jules Verne écrit « vingt mille lieues » en 1880. Et mon père, qui était paysan, disait « quintal » pour désigner une masse de cinquante kilos. Et, à la ville, on disait « quintal métrique » pour désigner une masse de cent kilos. Mais quintus, ça veut bien dire cinquante, que je sache. Donc c’est mon père qui avait raison ! Rendez-vous compte : on disait encore « quintal métrique » alors que le système décimal avait plus d’un siècle d’existence. C’est une inertie extraordinaire.
Avez-vous été mis à contribution par les pouvoirs politiques à propos de questions relatives aux sciences ou aux technologies ?
24Oui, j’ai souvent été sollicité pour rédiger des rapports, mais cela ne sert à rien. J’ai une histoire significative à raconter à ce sujet. Je suis appelé par le Premier ministre, il y a de cela un certain nombre d’années. Je lui expose quelques idées sur les nouvelles technologies, je lui dis qu’il faudrait peut-être se remuer un peu, en France. Il me dit alors : « c’est passionnant, vous devriez faire un exposé là-dessus au Conseil des ministres ». J’accepte le principe, et j’y vais. Mais le gouvernement est tombé quatre jours après. Il faut donc tout recommencer. Les gouvernements changent tout le temps. Comment voulez-vous qu’on ait la moindre influence ? D’ailleurs, ce n’est pas une particularité française : c’est pareil dans tous les pays.
Notes de bas de page
1 Entretien réalisé le 7 mars 2016 par Emanuel Bertrand et Wolf Feuerhahn.
2 Note des éditeurs (NdE) : Brillouin Léon, Science and Information Theory, New York, Academic Press, 1956 ; sa traduction française : La science et la théorie de l'information, Paris, Masson, 1959.
3 NdE : Le terme de « néguentropie » a été créé par plusieurs physiciens, dont, en 1944, l’autrichien Erwin Schrödinger, pour expliquer la présence d’« ordre » à l’intérieur des êtres vivants, et la tendance de ceux-ci à s’opposer à la désorganisation caractéristique des systèmes physiques. Cette notion est ensuite développée, à partir des travaux du mathématicien Claude Shannon sur la théorie de l’information, par le physicien français Léon Brillouin.
4 NdE : Monod Jacques, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1970.
5 NdE : Serres Michel, Hermès II. L’interférence, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
6 NdE : Serres Michel, Hermès III. La traduction, Paris, Éditions de Minuit, 1974.
7 NdE : Lyssenko est à l’origine d’une théorie génétique alternative à celle du généticien autrichien Gregor Mendel et qu’il nomme « génétique mitchourinienne ». En 1948, la génétique de Lyssenko accède au rang de théorie officielle exclusive de l’URSS en matière de génétique.
8 NdE : Serres Michel, Hermès I. La communication, Paris, Éditions de Minuit, 1984 [1969].
9 NdE : Alain Badiou était et est encore aujourd’hui un défenseur du maoïsme.
10 NdE : Serres Michel (dir.), Éléments d’histoire des sciences, Paris, Bordas, 1989.
11 NdE : originellement, cette expression est d’Ernest Renan, dans son ouvrage Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Calmann-Lévy, 1883.
12 NdE : Racine Jean, Phèdre, 1677, acte V, scène 6.
13 NdE : la théorie du chaos est une théorie physico-mathématique qui étudie le comportement des systèmes matériels sensibles aux conditions initiales ; on parle généralement de « chaos déterministe » car les lois physiques qui régissent ces comportements sont parfaitement déterministes, l’imprévisibilité correspondante ne reposant que sur la sensibilité aux conditions initiales, qu’il est évidemment impossible de connaître avec une précision infinie.
14 NdE : Serres Michel, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, Éditions de Minuit, 1977.
15 NdE : Jean-François Lyotard est notamment l’auteur de La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
16 NdE : Didier Raoult est notamment l’auteur de De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2015 ; précisons qu’au moment de cet entretien avec Michel Serres, en 2016, Didier Raoult n’avait pas du tout la couverture médiatique qui sera la sienne en 2020, à la faveur de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19.
17 NdE : il s’agit d’une phrase latine célèbre, employée par Isaac Newton dans la seconde édition (1713) de son œuvre maîtresse, Philosophiae naturalis principia mathematica, publiée à Londres en 1687, et que l’on peut traduire par : « je n’avance pas d’hypothèse ».
18 NdE : Georges Lemaître forge en 1927 le concept de big bang.
19 NdE : Erwin Schrödinger est notamment l’auteur du livre What is life ?, Londres, Macmillan, 1946.
20 NdE : expression grecque attribuée à Aristote, et signifiant « sauver les phénomènes » ; c’est également le titre d’un livre de Pierre Duhem, Sozein ta phainomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, paru en 1908 à Paris aux éditions Hermann.
21 NdE : Comte Auguste, Cours de philosophie positive I. Présentation et notes par Michel Serres, François Dagognet, Allal Sinaceur, Paris, Hermann, 1975.
22 NdE : voir Serres Michel, Jules Verne, la science et l’homme contemporain, Paris, Le Pommier, 2003.

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